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Classiques Garnier

Jean de Largentaye, l’ardent traducteur de The General Theory

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2021 – 2, n° 12
    . varia
  • Auteur : Largentaye (Armand de)
  • Résumé : La traduction française de The General Theory de J.M. Keynes fut l’œuvre spontanée de Jean de Largentaye, jeune inspecteur des Finances, qui lui-même avait connu le chômage. Sa liberté d’esprit lui fit immédiatement apprécier le caractère salutaire de l’ouvrage pour les démocraties en crise. Comme Keynes, Largentaye était attaché aux libertés individuelles. Il embrassa l’analyse du rôle de la monnaie fiduciaire et comprit que la libre circulation des capitaux contraignait les politiques de l’emploi.
  • Pages : 33 à 55
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406126157
  • ISBN : 978-2-406-12615-7
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12615-7.p.0033
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/12/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Largentaye, traduction française, Keynes, The General Theory, Fizaine
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Jean de Largentaye, lArdent TRADUCTEUR de The General Theory

Armand de Largentaye

La composition de cet ouvrage a été pour lauteur un long effort dévasion, une lutte pour échapper aux formes habituelles de pensée et dexpression ; et la plupart des lecteurs devront simposer un effort analogue pour que lauteur parvienne à les convaincre [] La difficulté nest pas de comprendre les idées nouvelles, elle est déchapper aux idées anciennes qui ont poussé leurs ramifications dans tous les recoins de lesprit des personnes…

Préface de la première édition anglaise, décembre 1935, Keynes, [1942] 2017, p. 24.

Le point de départ de lanalyse des circonstances qui vont nourrir le désir de Jean de Largentaye de traduire The General Theory of Employment, Interest and Money de J.M. Keynes est le mot « éblouissement » quemployait le traducteur pour décrire à ses proches limpression que produisit chez lui la découverte de The General Theory. Quel est donc ce bouleversement intellectuel et moral ? Comment sexplique cette brusque révélation, entraînant chez le jeune inspecteur des Finances le zèle du nouveau converti ?

Publiée en février 1936, The General Theory lui fut signalée par un camarade polytechnicien alors quil sefforçait en 1937, au Mouvement 34général des fonds (devenu la direction du Trésor et des entreprises au ministère de lÉconomie, des Finances et de la Relance), dapporter des éléments de réponse au ministre des Finances, Vincent Auriol. Celui-ci avait été interpellé par Gaston Bergery, député du Front populaire, qui faisait valoir que la France souffrait « dasphyxie monétaire ». The General Theory lui permit de comprendre pourquoi lanalyse statistique de cette question, telle quon la pratiquait jusque-là, nétait pas satisfaisante.

Dès lors, le bouleversement que produit The General Theory dans lesprit du jeune inspecteur des Finances est tel que celui-ci se mettra, pendant tout le reste de lannée 1937, à analyser, décrypter, diffuser le produit de ses études au ministère des Finances. En janvier 1938, Jean de Largentaye décidera de proposer à Keynes, quil ne connaît pas, de traduire son ouvrage de 400 pages. Il faut donc apprécier, dans le présent article, lampleur et la nature de lillumination que connaît le candidat traducteur.

Jean de Largentaye trouve dans louvrage de Keynes non seulement la réponse aux affirmations de Gaston Bergery mais aussi la clef du dilemme qui empoisonne la vie politique en France et le tourmente personnellement dans ses interrogations morales et politiques. La première partie du présent article expliquera lévolution intellectuelle de Jean de Largentaye, issu dun milieu aristocratique fortuné, monarchiste et hostile à la République. Dans lexercice de ses fonctions, Jean de Largentaye est lui-même témoin et même victime de ce dilemme – cette difficulté à concilier démocratie, équité sociale et plein emploi – que la IIIe République française, pour son malheur, se montre incapable de surmonter.

La deuxième partie décrira le contexte factuel débouchant sur deux notes révélatrices qui ont précédé et sans doute stimulé son désir de traduire The General Theory.

La troisième partie rappellera les cadres du raisonnement économique qui guidaient laction politique. Ces cadres, qui reposaient sur le postulat libéral de la libre circulation des capitaux associé à la théorie de létalon-or, simposaient aux milieux daffaires, à la classe politique et à la haute fonction publique.

Tandis que la France élit en 1932 une Chambre des députés à gauche mais prisonnière de ses dogmes et dune politique de déflation contraire à sa couleur politique, à létranger le dilemme est résolu dès 1933. En 35Allemagne, à la faveur de la crise, le parti nazi devient le plus grand parti politique aux élections de 1932, et accède au pouvoir en 1933. Aux États-Unis, le pouvoir bascule à gauche, aux mains de Franklin Delano Roosevelt, homme politique à la fois iconoclaste et pragmatique, élu président le 8 novembre 1932.

La Théorie générale constituera pour Jean de Largentaye, ce fils de famille exceptionnellement diplômé, la clef qui donnera accès à une pensée économique et philosophique progressiste, à la fois réaliste et cohérente. Les convictions acquises en cette période critique – les années 1930 – seront celles dont il ne sécartera plus.

I. PREMIERS PAS

Le milieu social monarchiste de Jean de Largentaye reflète les tensions politiques qui persistent et empoisonnent la IIIe République depuis sa naissance. Jean de Largentaye est né en 1903, dernier des trois enfants de Jacques Rioust de Largentaye (1863-1946) et de Marguerite de Langle (1872-1947), grands propriétaires fonciers en Bretagne. Laïeul des Largentaye, Jacques Rioust des Villes-Audrains, sétait illustré en 1758 dans un épisode breton de la guerre de Sept Ans, ce qui avait valu à son fils dêtre anobli sous la Restauration en 1816 en relevant le nom de son épouse Agathe Éléonore Lesquen de Largentaye. En 1830, le confortable château de Largentaye, fief de la famille, dans la commune de Saint-Lormel, démembrement de celle de Pluduno, près de Plancoët (Côtes dArmor), sera agrandi et mis au goût du jour.

Au xixe siècle, les aînés des générations successives sont députés monarchistes des Côtes du Nord, jusquà Frédéric, frère aîné de Jacques Rioust de Largentaye. Député de 1883 à 1910, Frédéric Rioust de Largentaye était royaliste légitimiste, antidreyfusard, et siégeait avec lUnion des droites.

Jean de Largentaye restera toute sa vie attaché à sa famille et à son milieu social, ce qui nempêchera pas une liberté desprit qui lui fit, dès la sortie de lÉcole polytechnique (1923), refuser la carrière militaire à laquelle ses parents le destinaient. Il découvre sans doute la liberté de 36sa vie détudiant et de jeune diplômé avec dautant plus denthousiasme que sa vie scolaire sest déroulée entièrement en pension religieuse à St-Brieuc, à Jersey et à Versailles, notamment chez les jésuites. Ceux-ci, en voulant lorienter contre son gré vers des études littéraires, ne sen firent pas un ami et lui inspirèrent une certaine ingratitude nourrissant un esprit laïque bien marqué.

Jean de Largentaye na pas laissé beaucoup de traces de sa vie des années 1920-1930. On sait quil mit un certain temps pour prendre ses distances par rapport à lidéologie politique qui lentourait. Pourtant, son mépris pour la guerre et son antimilitarisme durent tôt le mettre en porte-à-faux par rapport à son milieu familial.

Il rencontre Louise Bernheim, jeune mère de famille, épouse dHenri Dimier, proche de lAction française en 1927. Le caractère affirmé de Louise ne cache pas son origine juive. Le ménage Dimier-Bernheim ne tarde pas à se déchirer. Louise divorcera et épousera en 1936 Gabriel Ardant, proche collègue de Jean de Largentaye à lInspection des Finances.

Licencié dAir Liquide le 30 septembre 1929 après moins de quatre ans demploi dans les Asturies (Espagne), Jean de Largentaye subit une période pénible de chômage en vivant dexpédients à Paris. Il décide de suivre la suggestion de son ami Henry Bizot, inspecteur des Finances (concours 1925), et décide de préparer le concours de lInspection.

On peut penser que cest à lépoque où Jean de Largentaye prépare le concours de lInspection (1930) et où il rencontre Louise Bernheim et Gabriel Ardant, quil prend définitivement ses distances par rapport à lidéologie monarchiste, antirépublicaine et antidreyfusarde de son milieu social. Cette évolution est essentiellement intellectuelle car, comme on la dit, Jean de Largentaye reste attaché à ses relations de jeunesse, notamment familiales. Cependant, ses convictions profondes lui font considérer les libertés individuelles et leur épanouissement comme les valeurs suprêmes de sa philosophie politique, et le chômage comme lobstacle majeur.

Dans lhommage quil prononce en 1970 à lInspection des Finances, Gabriel Ardant décrit son ami comme suit :

Jean de Largentaye possédait à un degré éminent trois qualités – dailleurs voisines : le non-conformisme, la lucidité, la rigueur [] Lorsque surgit la grande crise de 1929 et son prolongement en France, il se refusa à considérer que les analyses classiques, orthodoxes, celles des bien-pensants du Ministère 37des Finances, étaient valables parce que les autorités consacrées les maintenaient envers et contre tous les démentis prodigués par les faits. Il comprit que cette gigantesque inutilisation des hommes et des machines ne pouvait provenir des seules exigences syndicales et quil ne fallait pas hésiter à remettre en cause toutes les thèses sur lesquelles reposaient la doctrine économique et la politique financière. Il fallait sattaquer au mécanisme même des échanges, au système monétaire.

II. Les notes de 1937 et 1938 et leur contexte

Jean de Largentaye découvre The General Theory en mai 1937 à loccasion de la réponse écrite à linterpellation de Gaston Bergery à la Chambre des députés (voir infra, Note pour le ministre). Une autre note (voir infra, Note pour le sous-directeur), quil signera le 26 mars 1938, analyse le financement des dépenses extraordinaires de lAllemagne et répond à linterrogation des autorités du Front populaire au moment de lAnschluss (12 mars 1938). Les dirigeants du Front populaire se demandaient alors comment lAllemagne parvenait à relancer léconomie « sans une tonne dor dans ses réserves » (infra, dans le même article). Voyons comment ces deux notes éclairent la découverte « éblouissante » de The General Theory.

II.1. Inspirations initiales

À lInspection, Jean de Largentaye se familiarise avec les mécanismes monétaires dans louvrage de Hartley Withers, The Meaning of Money (1909), qui explique les mécanismes de la monnaie de crédit, fondée sur la seule confiance quinspirent les banques, et les techniques requises pour entretenir le leurre de la solidité du système. La réputation de louvrage est fondée sur sa démonstration, devenue un adage, que « les crédits font les dépôts » (loans make deposits).

Louvrage explique la nature de la monnaie de crédit comme un endettement réciproque. Lorsquun crédit est signé, lemprunteur sendette auprès de la banque mais celle-ci, en sengageant à honorer les tirages de lemprunteur, contracte aussi une dette envers celui-ci. La monnaie de crédit représente donc bien un échange de dettes entre lemprunteur et la banque. Elle est créée sans être adossée à la moindre ressource de 38valeur. Elle est simplement le signe dune dette, résultant du contrat dendettement mutuel décrit par Withers. Pour circuler, pour être accepté en guise de paiement par les porteurs, ce signe doit porter la reconnaissance de lautorité de la banque et afficher sa réputation de solidité.

En 1933, Jean de Largentaye prend connaissance de Crise et monnaie de Louis Fizaine (Fizaine, 1933). Dans cet ouvrage, lauteur propose, au lieu de gager la monnaie uniquement sur lor, métal précieux de production limitée, de prendre comme terme de comparaison la valeur dun ensemble de marchandises, en choisissant celles-ci en assez grand nombre pour obtenir une compensation et un amortissement des fluctuations inévitables de leurs valeurs.

Louis Fizaine na guère laissé de traces à part ses écrits. Il devait être dune génération à peine plus âgée que celle de Jean de Largentaye. Dans les années 1930, Fizaine jouit dune certaine notoriété et correspond avec de nombreuses personnalités internationales, notamment James P. Warburg, banquier américain et conseiller du président Roosevelt, fils de Paul Warburg, promoteur en 1907 de la Réserve Fédérale américaine. Fizaine multiplie les conférences dans les années 1930, y compris avec des personnalités politiques comme Paul Reynaud et François de Menthon. Il est cité dans la presse française et étrangère, notamment dans le New York Herald.

Fizaine observe que lor na pas les qualités dun bon étalon monétaire principalement parce quil ne peut pas être produit rapidement en grande quantité (sa production nest pas « élastique »). Cest pourquoi il préconise un étalon comprenant un panier de plusieurs métaux répondant aux exigences dune marchandise monétaire, lidéal étant de disposer dun étalon monétaire qui soit le reflet de la production du pays.

Cette « monnaie complexe », selon Louis Fizaine, aurait le pouvoir de réguler léconomie automatiquement. En situation de baisse des prix, le secteur des marchandises monétaires serait stimulé par le prix garanti de la banque démission. « Linflation », selon lexpression de Fizaine, cest-à-dire lémission monétaire générée par lachat des marchandises monétaires, créerait le pouvoir dachat qui stimulerait le reste de léconomie. À linverse, en période de prospérité, « linflation » (lémission ayant accru la circulation monétaire) aurait tendance à faire monter les prix et les coûts de la production des marchandises monétaires. Lindustrie fabriquant ces marchandises serait ainsi découragée, puisque 39son débouché resterait bloqué au prix immuable fixé par la banque démission. Léconomie consommerait alors les stocks de marchandises monétaires accumulés à la banque démission en remettant à celle-ci la monnaie en circulation, dont la quantité serait ainsi progressivement réduite.

Les idées de Louis Fizaine séduiront durablement Jean de Largentaye, au-delà de la traduction de The General Theory. Elles influenceront les écrits de ce dernier trente ans plus tard et seront au cœur de sa critique de la Théorie générale, telle quil la formulera dans la seconde note du traducteur, rédigée à loccasion de la réédition de la Théorie générale en 1968. Mais pour ce qui concerne le sujet de cet article, on retient simplement lintérêt précoce de Jean de Largentaye pour les questions monétaires.

Les années 1932-1934 sont chargées dévénements politiques. Après la dévaluation de la livre sterling en septembre 1931, la crise économique internationale atteint la France. En mai 1932, les élections législatives sont remportées par la gauche mais le « deuxième Cartel » (référence au Cartel des gauches au pouvoir après les élections législatives de 1924) a pour seule politique économique la « déflation » qui, pourtant, se révèle partout inefficace.

En Allemagne, où les effets de la crise économique mondiale sont brutaux, cette politique, appliquée par le chancelier catholique Heinrich Brüning, favorise la montée des extrémismes, notamment celle du parti nazi NSDAP (Nazionalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei). Son dirigeant Adolf Hitler est appelé à la chancellerie par le président von Hindenburg en janvier 1933.

Daoût 1935 à juin 1936, Jean de Largentaye est chargé de mission au cabinet de Marcel Régnier, le ministre des Finances de la déflation du gouvernement de Pierre Laval. Il est aux premières loges de laction politique avant de rejoindre le Mouvement général des fonds.

Pour les élections législatives de 1936, les partis de gauche, après lalerte du 6 février 1934 (coup de force manqué des anciens combattants et des milieux royalistes et conservateurs sur le régime parlementaire), décident de se coordonner, notamment en matière de désistements. Malgré lagression dont est victime Léon Blum le 17 février 1936 et qui le met hors détat de faire campagne, le scrutin des 26 avril et 3 mai 1936 donne la majorité au Front populaire : 369 sur 610 sièges, avec 149 socialistes, 110 radicaux, 72 communistes et 38 divers gauche. Ce 40résultat est obtenu sans basculement important de lélectorat et grâce à la seule discipline des désistements.

II.2. La Note du 27 mai 1937 sur « lasphyxie monÉtaire »

En mai 1937, Vincent Auriol, ministre des Finances, demande au Mouvement général des fonds de préparer une réponse à linterpellation du 7 mai de Gaston Bergery à la Chambre des députés, évoquant, selon ses termes, « lasphyxie monétaire » de la France. Gaston Bergery est assez représentatif dune pensée sociale frustrée en France. Éminente personnalité de la gauche, classé parmi les « jeunes turcs » du parti Radical, il a été directeur de cabinet dÉdouard Herriot, président du conseil en 1924-1925. Il a participé avec son ministre et Vincent Auriol, président de la Commission des Finances de la Chambre des députés, à la négociation de la mise en place du plan Dawes sur le financement des réparations de la guerre. Bergery reproche aux gouvernements de gauche leur capitulation devant les puissances dargent.

Élu en 1936 comme représentant du Parti frontiste quil a fondé, Gaston Bergery soutiendra le Front populaire mais, désenchanté par celui-ci, son discours intégrera peu à peu les thèmes dautorité et de Révolution nationale, avec un relent perceptible dantisémitisme. Le 10 juillet 1940 il votera les pleins pouvoirs au maréchal Pétain.

En mai 1937, Vincent Auriol veut répondre en démontrant que le gouvernement nest nullement soumis au contrôle de lémission monétaire par le « mur dargent », comme linsinue le député frontiste. Il demande donc au Mouvement général des fonds de lui dire si la quantité de monnaie est inférieure à ce quelle était dans les périodes antérieures. La rédaction de la réponse est confiée au jeune chargé de mission Jean de Largentaye. La réponse, datée du 27 mai 1937 est signée de Jacques Rueff, directeur du Mouvement général des fonds, sans mention de son rédacteur (voir infra, Note pour le ministre).

Celle-ci comporte deux parties. La première, sur une base statistique, conclut à la réponse négative, voulue par le ministre : la France ne manque pas de monnaie. Mais la seconde partie indique quun problème demeure. En effet, si linsuffisance de la quantité de monnaie pour les besoins de la production courante nest pas avérée, pour autant lasphyxie se manifeste quand même par un manque dune autre nature. 41Ce manque témoigne de la demande insuffisante de crédits, elle-même due à linsuffisance de débouchés pour les entreprises.

Selon ce quil a indiqué à ses proches, Jean de Largentaye a rédigé la « Note pour le ministre » sous linfluence de The General Theory, que son camarade polytechnicien Stéphane Leven lui a signalée et qui lui a permis de trouver la bonne conclusion. Le délai de la rédaction est pourtant court ; le ministre devait être pressé ! Mais le fait que la Note se trouve en plusieurs exemplaires dans les papiers de Jean de Largentaye confirme le fait quelle a été rédigée par lui. Pourtant, même dans sa deuxième partie, la Note ne paraît pas dinspiration keynésienne. La théorie classique ne considère-t-elle pas que la quantité de monnaie est déterminée, dans son offre comme dans sa demande, par lactivité économique ? Aujourdhui on dirait que lévolution de la quantité de monnaie est « endogène ». Sous la signature de Jacques Rueff, son supérieur hiérarchique qui deviendra son adversaire idéologique, Jean de Largentaye devait avancer masqué.

Sous-jacente à la demande de crédits, il faut sans doute deviner la référence à lincitation à investir, titre du livre IV de The General Theory. En effet, la Note observe en conclusion que, « dans le système économique de forme capitaliste fondé sur la liberté de produire et dacheter », lespoir de réaliser des bénéfices est affaibli. Dans ces conditions, « il importe avant tout de le restaurer ».

Or, le chapitre xi, « Lefficacité marginale du capital », premier chapitre du livre IV, évoque dans ses premières lignes « la série de revenus escomptés quil (lentrepreneur ou le financier qui investit) espère tirer pendant la durée de ce capital de la vente de sa production ». Le chapitre xi est celui par lequel Jean de Largentaye commencera la traduction de The General Theory. Il importe de le souligner ici.

Par ailleurs, il est vraisemblable quà loccasion de la rédaction de cette note, Jean de Largentaye ait pris connaissance du chapitre xxi « La théorie des prix ». Ce chapitre analyse le concept de linflation, terme aux acceptions différentes mais qui, à lépoque – on la vu chez Fizaine –, signifiait le plus souvent émission monétaire, cest-à-dire lexact inverse de « lasphyxie monétaire » de Bergery.

Écartant la théorie quantitative de la monnaie, le chapitre xxi de The General Theory montre la complexité de la relation entre lémission monétaire et ses effets sur les prix et la production, ce quévoquait 42jusque-là imparfaitement la notion dinflation. Keynes considère que « linflation véritable » se manifeste en situation de plein emploi exclusivement par la hausse des prix dès lors que la production ne peut plus augmenter sinon au rythme lent des gains de productivité. Jean de Largentaye reviendra sur ces questions dans sa note du 26 mars 1938, examinée plus loin.

La dernière phrase de la Note du 27 mai 1937 sur lasphyxie monétaire, « Certaines réformes juridiques et fiscales et même monétaires pourraient y contribuer utilement » (cest-à-dire contribuer utilement à restaurer lespoir des investisseurs de réaliser des bénéfices), annonce le programme de relance qui sera préparé quelques mois plus tard dans le second et éphémère gouvernement Blum (13 mars 1938 – 8 avril 1938). Une annotation manuscrite en marge de la Note (certainement du signataire Jacques Rueff) demande, à propos des réformes : « Lesquelles dans les circonstances présentes » ? Parmi les réformes à préconiser, il y aurait certainement eu létablissement dun contrôle des changes, hérésie pour les adeptes de létalon-or, dont fait partie Jacques Rueff, mais non pour Gaston Bergery. Le programme économique du second gouvernement Blum prévoira les mesures de protection de la monnaie quon peut lire dans lexposé des motifs :

Il est indispensable aujourdhui détablir un système monétaire qui arrête les sorties dor et empêche que loctroi de crédits nouveaux naboutisse à faciliter lévasion des capitaux []

Il est indispensable que les banques françaises sastreignent au même effort de discipline (que les banques anglaises et américaines).

La Banque de France centralisera les opérations sur devises.

Elle demandera communication des pièces justifiant les besoins de change et sassurera de leur valeur (Mendès France, 1984).

Gaston Cusin (1903-1993), à lépoque sous-chef de cabinet du ministre Auriol, racontera quelques décennies plus tard, dans un colloque consacré à Léon Blum :

La première personne qui se soit préoccupée de lire Keynes, en dehors de Georges Boris, était mon ami Jean Saltes, alors sous-directeur du Mouvement des fonds. À ses instants de loisir, il diffusait la traduction du livre de Keynes faite par un de ses amis de lInspection, M. de Largentaye. Il nous passait les bonnes feuilles au fur et à mesure quelles sortaient (Renouvin & Rémond, 1967).

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La découverte de The General Theory par Jean de Largentaye et sa lecture par Georges Boris, le conseiller économique de Léon Blum considéré comme lun de ses premiers lecteurs en France, sont presque simultanées, puisque Georges Boris a indiqué quil avait lu louvrage pendant lété 1937, sans doute après la mise en minorité de Léon Blum par le Sénat le 21 juin. Mobilisé auprès de Blum pour la préparation des élections du Front populaire en 1936, Boris a certainement manqué de temps auparavant. Les notes de Jean de Largentaye lui parviendront peut-être dans la deuxième moitié de 1937 mais les convictions de Boris sont formées depuis une dizaine dannées et il est familier des écrits de Keynes. Il est un des économistes français les plus talentueux parmi ceux qui sécartent de lorthodoxie dominante. Dans son hebdomadaire, La Lumière (fondé en 1927), Georges Boris sen prenait à lorthodoxie financière française et déplorait le mépris de la presse française pour lexpérience de ladministration Roosevelt aux États-Unis.

Par ailleurs, La révolution Roosevelt, que Georges Boris publie en avril 1934, rend compte de son voyage détude aux États-Unis (février 1934). Le contraste est grand, dans ce court ouvrage, entre dune part lintérêt de lauteur pour la dure réalité sociale et les initiatives du président américain pour la soulager, dautre part les raisonnements théoriques des économistes français tels que Rueff, plus proches des intérêts de la finance que de ceux des classes défavorisées.

Malgré les réserves de Georges Boris à légard de létalon-or, le gouvernement du Front populaire restera attaché à la liberté de circulation des capitaux et au refus du contrôle des changes. Cest pourquoi la dévaluation de la monnaie sera retardée jusquen septembre 1936, dautant quelle devait être opérée en coordination avec les autorités monétaires des États-Unis et de lAngleterre, sinon sous leur contrôle (Alsop & Kintner, 1949).

II.3. La Note du 26 mars 1938

Jean de Largentaye signe le 26 mars 1938, pendant le second gouvernement Blum, une Note sur le financement des dépenses extraordinaires de lAllemagne. La conversion économique de Jean de Largentaye est alors patente ; il a passé huit mois à étudier, résumer et commenter louvrage de Keynes pour ses collègues aux Finances. Le 31 janvier 1938, il offre ses services à Keynes pour la traduction de The General Theory.

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Linfluence keynésienne dans la Note pour le sous-directeur (voir infra) du 26 mars 1938 est visible dans linterprétation de la notion dinflation. Elle se trouve aussi dans la justification du déficit budgétaire – le financement des « dépenses extraordinaires » par la création monétaire et par lemprunt –, qui génère un excédent du budget ordinaire. The General Theory propose enfin que lobjectif de la politique monétaire ne soit pas laccumulation de réserves dor ou la libre circulation des capitaux son corollaire, mais en priorité la stimulation de lactivité et latteinte du plein emploi.

La Note du 26 mars 1938 résout lénigme de la relance de léconomie allemande qui faisait dire à Gaston Cusin :

[O]n na trouvé dans certaines industries que des limes et des marteaux pour fabriquer des chars dassaut. Il est donc certain que léconomie française nétait pas en mesure de bénéficier de ses rentrées dor, cependant que, sans une tonne dor, Schacht réalisait lexpansion miraculeuse de léconomie allemande (Renouvin & Rémond, 1967, p. 291-292).

La Note de Jean de Largentaye a trois objectifs : comprendre les mécanismes de financement du programme nazi, analyser son impact sur les prix et tirer des conclusions générales. En ce qui concerne les mécanismes de financement, ils sont au nombre de trois : (i) les « traites de travail » pour les travaux publics et autres systèmes demploi, (ii) les emprunts dÉtat et (iii) lexcédent du budget ordinaire. Les « traites de travail », dont la définition et le mécanisme sont précisés dans la Note, sont émises par des institutions financières spécialisées et sont garanties par lÉtat. Les emprunts dÉtat, de moins grande ampleur, apparaissent comme un complément aux « traites de travail », celles-ci générant de la circulation monétaire tandis que les emprunts dÉtat la réduisent.

Quant à lexcédent budgétaire, il est le résultat des meilleures conditions économiques. Afflux de recettes fiscales et recul des postes de dépenses (dont laide aux chômeurs) donnent de la marge pour les dépenses extraordinaires. La Note conclut que le financement de ces dépenses est composé de 20 milliards de reichsmarks de circulation monétaire supplémentaire, 17 milliards demprunts et 23 milliards dexcédent budgétaire, soit un total de 60 milliards (équivalent à lépoque à 800 milliards de francs au taux de change officiel, selon la Note) qui est lampleur du programme allemand de dépenses extraordinaires pour la période quinquennale de 1933 à 1937.

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En dépit de la circulation monétaire accrue, lAllemagne ne connaît pas « dinflation véritable » (au sens du chapitre xxi de The General Theory) tant redoutée depuis 1923. La raison est que léconomie est mise en capacité de produire suffisamment pour que loffre réponde à la demande en expansion. Tant que la demande solvable nexcède pas loffre, cest-à-dire la capacité de production utilisée, il ny a pas dinflation véritable. Le gouvernement veille cependant à décourager léchange des « traites de travail » contre des liquidités.

La Note conclut que le contrôle des changes était nécessaire pour permettre à lAllemagne nazie de financer ses dépenses extraordinaires alors quelle na pas de réserves de change. Les banques sont désormais assujetties aux priorités gouvernementales. De surcroît, la stricte discipline de la main dœuvre, consentie ou forcée, a contribué à maîtriser linflation. Mais la main dœuvre peut, sans que les salaires augmentent, améliorer son revenu en répondant à la demande soutenue et en percevant la rémunération des heures supplémentaires. À lapproche du plein emploi, lauteur estime que la croissance allemande cessera daccélérer mais maintiendra une performance élevée.

La Note contredit la théorie quantitative de la monnaie selon laquelle, si lon se réfère à la fameuse équation dIrving Fisher (MV = PQ) qui prend pour hypothèse que la monnaie est neutre, laccroissement de la circulation monétaire ne se traduit que par laugmentation des prix en proportion du volume M de la quantité de monnaie en circulation. On voit en effet, en Allemagne nazie dans les années 1930, que laugmentation de la circulation monétaire M augmente la quantité Q de biens et de services réels, plutôt que les prix P. Qui plus est, létonnante performance nazie seffectue en labsence de réserves de change.

Ainsi, la Note montre comment une politique monétaire bien conçue et bien mise en œuvre peut contredire les principes traditionnels de la théorie monétaire et relancer lactivité et lemploi. Il faut cependant que :

1. le contrôle des changes mette la politique autarcique à labri de la fuite des capitaux,

2. les banques soient soumises à la politique gouvernementale.

Tandis que lAllemagne nazie remplit ces deux conditions au détriment des libertés du marché, un grand nombre de démocraties occidentales, 46dont la France, considéraient alors ces conditions comme inacceptables. Dans les années 1930, les exceptions étaient la politique du New Deal de Roosevelt et les programmes économiques des pays scandinaves.

Curieusement, alors que Gaston Cusin sétonnait du paradoxe de la pauvreté des infrastructures dans labondance dor, Georges Boris lavait expliqué. Dans La révolution Roosevelt (1934), il avait notamment analysé les mécanismes inflationnistes (création de liquidités) mis en œuvre par lintermédiaire dinstitutions publiques comme la Reconstruction Finance Corporation (RFC). Dans sa Note de 1938, Jean de Largentaye sinscrivait dans la même ligne de pensée que Georges Boris, sachant que les États-Unis quant à eux, préservèrent la libre circulation des capitaux en laissant le dollar se dévaluer en 1933.

La Science économique et laction (Mendès France & Ardant, 1954) fait le récit de la période qui sest écoulée entre les deux guerres mondiales, période qui « présente un intérêt exceptionnel pour lhomme dÉtat comme pour le particulier soucieux de son avenir » (chapitre vi, p. 51). Dune certaine manière, cet ouvrage reflète « léblouissement » que ressentit Jean de Largentaye. Il explique en effet, sous la plume de deux proches amis de Jean de Largentaye, les enjeux de la découverte de The General Theory. Les pages consacrées à lAllemagne ont pu être inspirées de la note de Jean de Largentaye du 26 mars 1938. Dix-huit ans plus tard, la réédition de louvrage (Mendès France & Ardant, 1972) sous le titre Science économique et lucidité politique est dédiée à Jean de Largentaye, disparu deux ans plus tôt.

II.4. Programme de relance du Front populaire

Linfluence de Georges Boris sur le programme économique du second gouvernement Blum (1938) est incontestable. Son opposition aux politiques économiques orthodoxes, notamment monétaires, sexprime depuis plus de dix ans notamment dans les pages de son hebdomadaire La Lumière (Boris, 1963). Son analyse de La révolution Roosevelt (Boris, 1934) est imprégnée didées que The General Theory validera à sa publication deux ans plus tard (1936).

Pierre Mendès France fut initié à The General Theory par Georges Boris lors du second gouvernement Blum en mars 1938 (Crémieux-Brilhac, 2010, p. 81). Jusquen 1936, il raisonnait en termes de budget équilibré. Le programme économique dont Boris et lui partageaient la 47responsabilité (Mendès France étant sous-secrétaire dÉtat au Trésor et Boris directeur de cabinet de Léon Blum qui cumulait le portefeuille des finances avec la présidence du Conseil) fut commenté par The Times, le quotidien de Londres, en des termes (6 avril 1938) qui rappellent lanalyse de Jean de Largentaye dans sa Note du 26 mars 1938 :

Pour la première fois depuis M. Poincaré, on tente dembrasser le problème économique dans son ensemble et de le résoudre non par de maigres expédients mais par un plan ambitieux et détaillé [] La vérité apparaît enfin : la France est devant lalternative du maintien dune économie libérale ou de lentrée dans une économie strictement réglementée. Si la confiance est rétablie, largent français sera rapatrié et le gouvernement disposera des ressources voulues mais si la confiance ne revient pas, ce qui est lhypothèse retenue dans le plan Blum, le gouvernement sera obligé de créer de la monnaie et de prendre les moyens pour lempêcher de quitter le pays. Cela signifie réglementer la finance1 (voir infra).

Gaston Cusin a fait valoir que le programme économique de 1938 avait été préparé en réalité par le Ministère des Finances. Cette version nest pas incompatible avec la paternité du programme attribuée à Georges Boris et à Pierre Mendès France. Au Ministère des Finances, une équipe était désormais ralliée aux idées de The General Theory, peut-être sous linfluence de Jean de Largentaye. Louvrage Science économique et lucidité politique (Mendès France & Ardant, 1972) paraît corroborer cette interprétation.

Jean de Largentaye est frappé par la pertinence de lanalyse économique de The General Theory par rapport aux errements politiques quil observe en France, tout comme Georges Boris a fait valoir trois ans plus tôt la pertinence de La révolution Roosevelt pour les États-Unis. En reconnaissant le problème du chômage involontaire et en proposant les clefs du plein emploi, The General Theory apporte, comme le programme de Roosevelt, la solution au dilemme des démocraties libérales et singulièrement des partis progressistes au sein de celles-ci, prisonnières du dogme de létalon-or et de la libre circulation des capitaux. Jean de Largentaye rejoint ainsi tardivement le combat que mène Georges Boris contre la déflation et le chômage (Boris, 1963) depuis au moins 1927.

À linstar de Keynes, Jean de Largentaye insistera désormais – notamment dans les années 1960 à loccasion de débats sur les liquidités 48internationales (Largentaye, 1966) – sur le fait que la santé dune économie, notamment le plein emploi, dépend dabord de la politique monétaire intérieure. Le drame de la période qui sest écoulée entre les deux guerres résulte du fait que, soumise à létalon-or, la politique monétaire devait plutôt sauvegarder la libre circulation des capitaux, assimilée par les milieux financiers à la liberté dentreprendre, fondement de lordre économique et valeur fondamentale des démocraties libérales aux antipodes des régimes totalitaires qui étaient alors ceux de lAllemagne nazie et de lU.R.S.S. communiste.

III. PensÉe Économique dominante,
dogme de lÉtalon-or et Économie libÉrale

III.1. France

La période de lentre-deux guerres est dominée par la question de létalon-or, cette « relique barbare » comme le qualifiait Keynes dans son ouvrage A Tract on Monetary Reform (1923, traduit en français en 1924 sous le titre La réforme monétaire). Roosevelt parlait, quant à lui, de « fétichisme » et de complot international des banquiers. Cest certainement lapparente solidité de la théorie de létalon-or qui permet aux milieux financiers et à leurs alliés politiques de leurrer les milieux républicains (radicaux français notamment), respectueux au point dêtre intimidés par cet apparent pilier des démocraties libérales.

La théorie de létalon-or fait valoir que lajustement des économies est automatique et tend toujours vers léquilibre stable. Un pays en déficit des paiements extérieurs règle ses créanciers étrangers en or, ce qui fait fondre ses réserves et diminuer la circulation monétaire.

En France, le grand défenseur de létalon-or est Jacques Rueff. Polytechnicien, Jacques Rueff est admis au concours de lInspection des Finances en 1923 et commence sa carrière au Mouvement général des fonds en 1925 comme chargé de mission. Il passe cinq mois au cabinet de Raymond Poincaré, président du Conseil et ministre des Finances (1926-1927) et sy distingue en juillet 1926, par une étude recommandant le cours déquilibre réaliste du franc. Sa formation économique 49est influencée par les écrits de Léon Walras, théoricien de léquilibre des marchés, et sa pensée est proche de celle de Charles Rist, influent professeur déconomie et expert monétaire partisan de létalon-or.

De 1930 à 1934, Jacques Rueff est attaché financier à Londres. En 1934 il est nommé sous-directeur du Mouvement général des fonds, puis directeur adjoint (1935-1936) et enfin directeur (1936-1939)2.

À Londres lorsque lAngleterre abandonne létalon-or (21 septembre 1931), Jacques Rueff endosse sans état dâme la théorie de létalon-or et, à linstar du chancelier Brüning en Allemagne, prône la flexibilité des salaires à la baisse, afin dajuster léconomie aux prix internationaux. Cest, selon lui, la condition du maintien du plein emploi. Il estime en effet quen Angleterre les indemnités de chômage et les salaires minimaux, contraires à la flexibilité des salaires, ne font quentretenir le chômage. La résorption du chômage demande la flexibilité des prix :

[D]ans les pays où le niveau des salaires nest pas maintenu immuable, léconomie peut sadapter aux conditions résultant de la baisse des prix. Par-là, ainsi quil est toujours advenu dans le passé, le chômage se résorbe peu à peu et la crise disparaît, dautant plus vite que ladaptation a été plus rapide (Flandreau, 1998).

Parce que le rendement de linvestissement est supposé décroissant, les travailleurs doivent accepter, en période de conjoncture défavorable, une rémunération réduite conforme aux conditions de travail résultant dinvestissements moins rémunérateurs. Cette vision est bien entendu mal acceptée dans le milieu des travailleurs désormais organisés en syndicats.

Soucieux de défendre la parité du franc après la dévaluation de la livre sterling en 1931 et celle du dollar en 1933, les gouvernements français devront recourir à des politiques de déflation pour tenter de faire baisser les coûts et maintenir la compétitivité internationale de léconomie. Sans la compréhension des mécanismes monétaires, la gauche est déroutée. Le parti radical se contente de gouvernements dunion nationale et participe aux politiques de déflation et de défense du franc affaibli. Les socialistes quant à eux, et jusquen 1934, sabstiennent de participer aux gouvernements pour ne pas prêter le flanc aux dissidents communistes qui considèrent le régime démocratique comme condamné à leffondrement.

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Dans ce contexte, la pensée de Georges Boris paraît aussi originale quignorée. Son journal La Lumière fut jusquen 1940, selon Pierre Mendès France, « lun des moyens dexpression les plus actifs et les plus dynamiques de la gauche ». Boris, toujours selon Pierre Mendès France,

[P]ose clairement le problème fondamental de la gauche et qui demeure dactualité : « savoir si la révolution économique et sociale est compatible avec le maintien du régime démocratique » (Boris, 1963, p. 13).

III.2. Allemagne

En Allemagne, la crise se manifeste dès le début de 1929 par le retrait des capitaux américains. Entre lété 1928 et avril 1930, le chômage en Allemagne passe de 355 000 à 3 336 000. Le 11 mai 1931, la faillite de la Kreditanstalt autrichienne précipite les événements en menaçant le Deutsche Mark. Sous pression américaine, une conférence organisée précipitamment à Londres en juillet 1931 décide linterdiction de la sortie des capitaux placés à court terme en Allemagne (doù lexpression stand still) et confie la mise en place du dispositif à un comité qui siège à Bâle, le comité dit du stand still (Jacques Rueff, 1963, p. 26).

Jacques Rueff ne craindra pas de percevoir dans le stand still une violation des contrats aux termes desquels les capitaux étaient entrés en Allemagne. En déplorant ce « tournant de la civilisation occidentale », il exprime lattachement viscéral des milieux conservateurs à la libre circulation des capitaux :

La décision qui créa le comité avait, sans quon sen rendît compte, une immense portée. Elle fut, véritablement, un tournant de la civilisation occidentale, fondée jusque-là sur le respect des contrats et sur la liberté monétaire. Elle devait aboutir, en effet, au système entièrement nouveau qui allait permettre la pratique dune politique dinflation interne sans dépréciation de la monnaie. Autrement dit, elle instituait en Allemagne, le contrôle des changes (Rueff, 1963, p. 28).

Selon Rueff, le contrôle des changes ainsi instauré fournit à Hitler le système tout monté, celui-là même que Jean de Largentaye analysait en mars 1938 :

Ce nest pas le docteur Schacht, contrairement à ce que lon croit, qui a inventé la politique monétaire caractéristique du régime hitlérien. Cette politique 51a été imaginée et instituée, presque complètement inconsciemment par les accords de « stand still » (Rueff, 1963, p. 29).

III.3. États-Unis

Aux États-Unis, le pragmatisme du démocrate Franklin Delano Roosevelt contraste avec les politiques européennes et le dogmatisme de la gauche. Au lendemain de son inauguration, le 4 mars 1933, il déclenche une avalanche de mesures, à commencer par la fermeture des banques. Le 12 mars, dans son premier « fireside chat », il convainc les déposants de remettre leur argent dans les banques. En quelques jours, par son contact direct avec lopinion, il réalise ce que son prédécesseur, le président Hoover, navait pu faire pendant des mois. En juin 1933, il soppose à tout engagement à la conférence de Londres appelée à réformer le système monétaire international et nhésite pas à faire capoter la conférence3. Il veut que lautorité sur la politique monétaire américaine soit ramenée de Wall Street à Washington.

Le 31 décembre 1933, Keynes fait publier sur une page entière du New York Times une lettre ouverte qui commence par un vibrant hommage au pragmatisme de Roosevelt :

Dear Mr President,

You have made yourself the trustee of those in every country who seek to mend the evils of our condition by reasoned experiment within the framework of the existing social system.

If you fail, rational change will be gravely prejudiced throughout the world, leaving unorthodoxy and revolution to fight it out.

But if you succeed, new and bolder methods will be tried everywhere, and we may date the first chapter of a new economic era from your accession to office4.

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En fait, après les propos dintroduction flatteurs, la lettre entreprend une évaluation critique de la politique de ladministration Roosevelt et suggère de mieux distinguer les mesures urgentes de relance des réformes de structure. Les mesures de relance doivent faire augmenter la dépense, ce qui est possible par la dépense budgétaire à condition de la financer par lemprunt et non par limpôt, autrement dit les mesures de relance supposent un déficit budgétaire. Fin 1933, Keynes reproche à ladministration Roosevelt davoir manqué de hardiesse dans laugmentation de la dépense publique et davoir ainsi subi une nouvelle récession à lautomne 1933. Keynes considère que la National Industrial Recovery Act relève des réformes de structure et navait donc pas la même urgence que laugmentation de la dépense publique. Enfin Keynes fait observer au Président des États-Unis que la théorie quantitative de la monnaie attribue par erreur à la quantité de monnaie la fonction de la dépense. Il salue la dépréciation du change dans la mesure où elle donne de la marge pour permettre aux prix daugmenter, et met en garde contre les effets délétères dun retour à létalon-or. Deux ans avant la publication de The General Theory, on voit que certaines idées de Keynes sont déjà bien en place, notamment la fonction de la demande par opposition à la théorie quantitative de la monnaie.

Ces idées inspirent également La révolution Roosevelt de Georges Boris et nourrissent la lutte contre les politiques déflationnistes. Jean de Largentaye écrira plus tard « La cause du chômage, cest lépargne » (Largentaye, 1944), sopposant à Jacques Rueff, convaincu que la propension à épargner ne soppose pas au maintien de lactivité économique (Rueff, 1947). Les propos de celui-ci, cités plus haut, concernant le comité du stand still de 1931 sont illustratifs de largumentaire offensif des milieux financiers niant résolument les dysfonctionnements du système libéral.

Conclusion

Léblouissement de Jean de Largentaye en mai 1937 révèle sa brusque prise de conscience de limportance de The General Theory. Il est paradoxal quun tel enthousiasme sexprime à ce propos chez quelquun de 53son milieu social. Mais Keynes naurait sans doute pas trouvé anormal quun esprit dégagé « des idées anciennes qui ont poussé leurs racines dans tous les recoins de lesprit » senthousiasmât pour des idées nouvelles qui nétaient pas selon Keynes difficiles à comprendre.

Alors quen France, on commençait à sintéresser à The General Theory (Stéphane Leven, séminaires de Pontigny, universitaires, syndicats, Georges Boris …), la curiosité naturelle de Jean de Largentaye, le non-conformisme quévoquait Gabriel Ardant, lui donnèrent la capacité de constater le vice flagrant des croyances économiques qui dévastaient son monde. Il observait son époque tumultueuse avec la perspicacité dérangeante dun Candide et navait que faire de lopinion générale si une idée lui paraissait fondée. Deux ans après la parution de The General Theory en Angleterre, il fut donc seul à éprouver la nécessité urgente de faire connaître louvrage en langue française.

La Science économique et laction (Mendès France & Ardant, 1954) peut se lire comme un hommage des auteurs à la diffusion des idées de la Théorie générale par Jean de Largentaye. Celui-ci et Gabriel Ardant côtoyèrent Pierre Mendès France à Alger en 1943 et 1944, et Jean de Largentaye accompagna ce dernier à la conférence de Bretton Woods en 1944.

Cependant, laction de Jean de Largentaye ne réussit pas à convertir la classe politique ni lopinion au-delà dun petit cercle de hauts fonctionnaires et de dirigeants du Front populaire qui disposait déjà, avec Georges Boris, dun conseiller économique clairvoyant et pleinement averti. Le second gouvernement Blum fut renversé le 8 avril 1938 au Sénat, sous linfluence notamment de Joseph Caillaux. Il faudra attendre la traduction de The General Theory, publiée tardivement en 1942, pour voir une certaine progression de la pensée économique française, sans toutefois que linfluence orthodoxe des milieux financiers ne soit jamais ébranlée ni le plein emploi durablement assuré.

Par ailleurs, lors de la réédition de la traduction de The General Theory en 1968, Jean de Largentaye constata dans la deuxième note du traducteur que louvrage navait pas décelé lincapacité de la monnaie de crédit à concilier plein emploi et stabilité des prix. Sa mise en cause de la nature de la monnaie peu de temps avant sa mort révèle linfluence durable quavait eue Louis Fizaine sur son esprit.

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1 Les traductions de langlais vers le français sont de lauteur de larticle.

2 Voir Cardoni & al., 2012, p. 911-913.

3 Le 12 juin 1933, la conférence de Londres réunit les représentants de 66 pays avec lobjectif de remettre en marche léconomie mondiale. La France se fait la championne de la déflation et de létalon-or. La conférence se clôt le 27 juillet 1933 sur un constat déchec, suite à lopposition de Roosevelt à un accord de stabilisation des taux de change.

4 « M. le Président, Votre expérimentation raisonnée dans le cadre du système social existant a fait de vous le mandataire de ceux qui, dans tous les pays, veulent remédier à nos mauvais penchants. Si vous échouez, la conduite rationnelle du changement sera, de par le monde, gravement compromise, permettant le libre affrontement entre hétérodoxie et révolution. Mais si vous réussissez, de nouvelles méthodes seront tentées partout et on pourra dater le premier chapitre dune nouvelle ère économique à partir de votre accession à la présidence » (AL).