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Classiques Garnier

Book Reviews

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Marc Laudet, Charles Fourier, émergence dune théorie sociale, Paris, Classique Garnier, collection « Bibliothèque de léconomiste », 2020, 450 p. ; Thomas Bouchet & Patrick Samzun (dir.), Libertaire ! Essais sur lécriture, la pensée et la vie de Joseph Déjacque (1821-1865), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, collection « Les Cahiers de la MSHE Ledoux », 2019, 272 p.

Michel Herland

Université des Antilles

MÉMIAD EA-2440

En ces temps de déclin accéléré de la pensée socialiste, après le naufrage du collectivisme soviétique, après lacceptation par les partis de gauche de labsence dalternative au capitalisme, il est rafraîchissant de revenir vers des auteurs qui croyaient encore tout possible. Seuls les hasards des calendriers éditoriaux incitent cependant à rapprocher Fourier, véritable défricheur de limaginaire et Déjacque qui ne fut quun anarchiste parmi dautres et dont les mérites sont dabord littéraires.

Le livre de Laudet est lémanation de sa thèse, Émergence dune théorie sociale dans le système productif de la Révolution Industrielle, sous la direction de Ramón Tortajada. Un titre qui aurait mieux convenu que celui finalement retenu car si Fourier y est évidemment très présent, on chercherait vainement dans ce gros livre de 450 pages à la typographie serrée lexposé systématique de la pensée de Fourier et du fouriérisme. Certes ce travail a déjà été fait maintes fois et Laudet sadresse visiblement à des lecteurs avertis. Il demeure quil aurait pu mieux justifier son titre (et moins dérouter ses lecteurs) en ne faisant pas léconomie dun tel exposé. Car il est pour le moins surprenant de voir la liste des huit stades qui caractérisent la philosophie de lhistoire de Fourier (de lEden primitif à lHarmonie finale) reléguée dans une note au bas de la page 318. Quant à liste des douze passions, si elle figure bien dans le texte (p. 290), elle ne saccompagne pas de davantage dexplications. Ainsi le compte rendu détaillé du système de répartition (extrêmement 358complexe) des revenus du phalanstère imaginé par Fourier dans Le Nouveau monde industriel et sociétaire apparaît-il comme une divine surprise (p. 399-402).

Cet exemple illustre mieux quaucun discours la caractéristique du fouriérisme telle que résumée par Laudet : « doute absolu, écart absolu ». Comme la conclusion de ce même passage : « Le Nouveau Monde nappartiendra jamais à notre monde, il se désire ». Quelle pourrait être, alors, sa vertu opératoire ? À en croire Daudet, un modèle idéal – quel quil soit ? – serait la condition de tout discours scientifique sur le social. Au-delà de lanalyse, il semble compter, comme Vaneigem (dont le Traité de savoir-vivre à lusage des jeunes générations est souvent cité), sur lespoir que notre énergie créative, aujourdhui dévoyée, récupérée, se libère enfin.

On laura compris, cet ouvrage nest pas quune œuvre académique. Il est tout autant manifeste en faveur dun socialisme renouvelé inspiré par Fourier comme par Proudhon également très présent. Cest ainsi en se référant à Proudhon – le mutuelliste ! – que Laudet appuie sa démonstration contre les associations ouvrières (chères à Walras qui napparaît quant à lui nulle part). Car Proudhon se méfiait en effet des associations qui lui paraissaient « cacher une arrière-pensée dexploitation et de despotisme » et il les réservait à la grande industrie (Idée générale de la révolution au xixe siècle cité p. 304 et curieusement référencé sous le titre Idées générales… au pluriel).

Il faut surtout saluer la richesse de louvrage de Laudet. Parmi maints points de vue intéressants, la forte distinction entre un socialisme gestionnaire, matérialiste, réaliste, sinscrivant dans la tradition de Smith et finalement empêché datteindre son idéal et un socialisme romantique qui serait le seul véritablement révolutionnaire parce quaffrontant directement « le rapport du désir et de la production » (cf. Scherer et Hocquengheim cités p. 339 à propos de Fourier).

Autre idée, celle suivant laquelle les zélateurs de la lutte de classe ne saffranchissent pas de la volonté de pouvoir puisquil sagit simplement de remplacer la domination dune classe par une autre, tandis que le socialisme authentique viserait à lanéantissement de cette volonté de pouvoir. Quels seraient alors les liens entre fouriérisme et anarchisme ? On regrette que la question ne soit pas posée et le mot anarchie ne figure dailleurs pas dans lindex des matières. Concernant lindex 359nominum, il se limite aux « personnes citées », à lexclusion des auteurs de commentaires comme Vaneigem, Foucault, Rosanvallon, etc., lesquels apparaissent néanmoins dans la bibliographie.

Daudet reproduit les textes de plusieurs chansons de propagande (de Béranger, Maurice Boukay, le Chant de canuts, la Marseillaise). Il semble méconnaître le poète révolutionnaire Joseph Déjacque, lauteur de LHumanisphère, utopie anarchique (sic – 1858), crédité de linvention du mot « libertaire ». Un anarchiste aussi original quinventif et que lon découvre avec intérêt dans les études rassemblées sous la direction de T. Bouchet et P. Samzun. Contrairement aux autres auteurs socialistes, il demeura toute sa vie durant un ouvrier à lexistence aventureuse. Colleur de papiers peints, emprisonné en 1848-1849, puis exilé misérable à Londres et à Jersey, de nouveau colleur de papiers peints à New York puis à la Nouvelle Orléans, auteur-éditeur du journal Le Libertaire, et pendant tout ce temps poète prolétarien.

Si Fourier et Proudhon sont les principaux auteurs figurant dans lindex nominum, sils apparaissent comme des références incontournables pour Déjacque, il nen suit pas quil fut à légard de lun ou lautre disciple fidèle. Cest par ce qui la sépare deux que sa pensée nous intéresse. Il récuse Proudhon comme plus libéral que libertaire, Fourier parce quil tolère des capitalistes dans son système. Dans De lêtre humain mâle et femelle, texte adressé à Proudhon, il défend à la fois lidée dune différence de nature radicale entre les deux sexes et la revendication dune rigoureuse égalité de traitement. Sa théorie politique est moins originale, aussi bien sur le plan de lorganisation de lÉtat que celui de la justice pénale. Quant à lorganisation de la production quil a en tête, elle est calquée sur Fourier concernant les séries et le travail attrayant, mais il sen sépare en prônant une répartition conforme à la formule de Louis Blanc : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ». À noter encore quil se déclarait partisan du machinisme (« tous les progrès sont solidaires »).

Le Déjacque littérateur est celui qui risque de retenir le plus lattention. Poète « strident, hargneux, qui sortait ses crocs », selon les contemporains, il est lauteur dun recueil, Les Lazaréennes, qui connut deux éditions de son vivant. Tandis que la première (1851) est lœuvre dun ouvrier en 360colère qui a connu la révolution de 1848, la prison, lexil et la misère, la deuxième (1857) est enrichie par lexpérience américaine, la proximité avec la société créole esclavagiste (férocement dénoncée), lamour pour des femmes, « brunes ou blondes », inaccessibles. La collection darticles réunie par T. Bouchet et P. Samzun contient également des inédits de Déjacque dont trois poèmes inédits qui permettent de se faire une bonne idée de son talent. Soit par exemple les quatre derniers vers du sixième verset du poème La Misère :

Cest la haine à vingt sous qui nous saisit le cœur

La haine de ce monde en proie à légoïsme

Où le riche sendort dans son lâche optimisme

En niant le malheur !

Le poème Février et juin est un exemple de la virtuosité du poète : onze strophes de onze vers alternant octosyllabes et alexandrins avec rimes embrassées. La huitième strophe contraste lopulence des conservateurs et la misère du peuple :

Lordre !… Ce mot sur votre lèvre

Conservateurs des vieux abus

Cest la débauche des écus

Aussitôt votre âme à la fièvre

Quand aux lueurs dun bal sous de riches lambris

La misère qui rôde et murmure à la porte

Attend pour le flétrir que votre faste en sorte

La plainte de la faim se change-t-elle en cris

Allons soldats, debout ! Tonnez artillerie !

Comme à Naples, Milan, Tarnow et Varsovie

Lordre règne à PARIS ! ! !…

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Christophe Reffait, Les lois de léconomie selon les romanciers du xixe siècle, Paris, Classiques Garnier, collection « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2020, 558 p.

Justine Loulergue

UNIL (Centre Walras-Pareto)

Université de Paris 1

(Centre déconomie de la Sorbonne)

Lintimité du roman réaliste avec léconomie consiste en une délibération sur la validité de lois naturelles quil ne sagirait pas dignorer, si elles peuvent servir le romanesque.

Christophe Reffait, 2020, p. 155.

Les lois de léconomie selon les romanciers du xixe siècle, de Christophe Reffait, est un ouvrage qui se savoure. Très documenté, il a aussi pour qualité dêtre particulièrement bien écrit.

Cest que Christophe Reffait est un spécialiste de littérature française, discipline quil articule de manière passionnante avec lhistoire de la pensée économique. Le résultat ne tire que des avantages de cette interdisciplinarité.

Louvrage est divisé en quatre parties, « Les passions et les intérêts », « La division du travail », « La loi des débouchés », et « La loi de Malthus ». Dans chacune delle, lauteur examine le rapport quont eu Stendhal (1783-1842), Honoré de Balzac (1799-1850), Gustave Flaubert (1821-1880), Jules Verne (1828-1905), ou encore Émile Zola (1840-1902), à ces problématiques économiques. On traverse ainsi tout le siècle, ce que malheureusement M. Reffait relève peu. Pourtant, le discours économique change considérablement de statut et daudience durant toute cette période, et lon peut difficilement supposer que le rapport des romanciers à léconomie politique est homogène. Il va sans dire que par ailleurs, le monde auquel est confronté un Stendhal au début du 362siècle est fort différent de celui quexpérimente Zola. Une perspective plus historique aurait permis dinterroger autrement la diversité des rapports quentretiennent ces auteurs à lidée quil existe des « lois de léconomie ».

Stendhal (Henri Beyle) sert de fil directeur à louvrage, notamment parce quil est « le plus économiste de tous » (Reffait, 2020, p. 30). Dès 1805, et en particulier dans les années 1810 avec son ami Louis Crozet, il étudie de manière intensive les principaux économistes de son temps, et va jusquà écrire un début de traité pour répondre à J.B. Say. M. Reffait recoupe cette ébauche de traité et les notes prises par les deux amis en marge de leurs lectures de Smith, de Say ou de Malthus, afin de reconstruire lévolution de la pensée économique de Stendhal. Il suit alors le fil de leur curiosité pour choisir les quatre thèmes de son ouvrage. Les autres romanciers sont rattachés aux thématiques pertinentes, et seul Stendhal apparaît dans chacune des parties.

Louvrage de M. Reffait fourmille dinformations étonnantes. On apprend par exemple que Zola a lu Schäffle, Kropotkine, Laveleye, et divers fouriéristes, comme Hippolyte Renaud ou Émile Faguet. Il en tire les nombreuses nuances quil applique à son libéralisme darwiniste, et M. Reffait insiste tout particulièrement sur les hésitations de Zola quant au progrès. Dans le roman zolien, ces hésitations se traduisent notamment par des scènes ambigües sur le statut à donner à la division du travail, ou au machinisme. Dans Germinal (1885), les ouvriers sattaquent directement aux machines ; dans LAssommoir (1877), Goujet les contemple, résigné. Sa vigueur et sa dextérité douvrier spécialisé, magnifiées dans la scène du duel des forgerons, dont Reffait propose une savoureuse analyse, paraissent dérisoires à côté des machines qui exécutent sans effort le même travail que lui dans la pièce attenante. Le personnage oscille entre admiration et crainte, et voit dans les machines tantôt sa perte, tantôt la promesse dune libération potentielle. Zola explore ces tensions, et pioche dans ses lectures économiques et politiques pour proposer, dans Travail (1901), une organisation alternative, inspirée du « travail attrayant » de Fourier. Il relève malgré tout les limites de ce concept, notamment le manque de motivation des ouvriers pour changer fréquemment de tâche.

Stendhal, lui, fait une lecture de Smith et Malthus à travers le prisme de son admiration pour Helvétius et Bentham. Il cherche également à 363réfuter la loi des débouchés, en mettant laccent sur la consommation et le bonheur. Pour ce faire, il propose déduquer les classes ouvrières au goût du luxe, leur donnant ainsi un désir qui motive leur travail et stimule leur consommation. M. Reffait relève une tension chez Stendhal entre, dun côté, une vision mécaniste de lêtre humain qui lui permet de se plonger dans le calcul hédoniste, et de lautre côté, la constatation dune instabilité et dune irrationalité des passions, et un recul ironique par rapport à la raison calculante. Zola reproche dailleurs à son contemporain de raisonner différemment de la manière dont il écrit ses romans. Dans ses écrits économiques, on remarque alors avec délice la manière dont Stendhal teinte ses raisonnements dhumanité, en donnant un nom propre aux agents quil met en scène (voir, par exemple, p. 279 : « soit un manufacturier Thomas qui produise 1000 paires de bas », je souligne).

Ce ne sont là que des exemples parmi une foule danalyses, tantôt économiques tantôt littéraires, que M. Reffait conduit avec rigueur. Souvent, les romanciers étudiés font plus preuve de doutes et de nuances quant aux lois économiques, que de positions tranchées. Ils se servent du roman pour pousser jusquau bout leurs positions, et en montrer de manière sensible les difficultés et apories. Étudiant LAssommoir et Travail, M. Reffait écrit que « le roman se retrouve pris dans lantinomie de la loi de la division du travail, entre reconnaissance de la dextérité et écueil de la déqualification. Et plus on aura montré lincarnation du métier, plus cette transition sera difficile à décrire » (p. 205). Et le roman poussera bien sûr les deux éléments de lantinomie à leur paroxysme. Il nous semble que tel quil est utilisé là, le roman, traversé par le doute, pourrait presque servir doutil maïeutique à léconomiste. En découle létonnante richesse du travail de M. Reffait, que quelques rares longueurs ne parviennent pas à éclipser.

Dans un tel ouvrage, lhistorien de la pensée économique cherche la manière dont étaient perçues les théories du xixe dans les milieux intellectuels non-économistes ou politiques, autrement dit lambiance de leur contexte de réception. Quoi de mieux que les grands auteurs de la littérature pour nous renseigner sur ce point ? Louvrage de M. Reffait satisfait en partie cette curiosité, mais il cherche parfois un peu trop la pensée économique chez les auteurs quil aborde – certains lecteurs historiens regretteront dailleurs les incursions dans le propos de références 364à Piketty, Hayek ou Keynes –, au lieu de nous donner ces romanciers comme simples témoins de leur temps. Par exemple, rapprocher Jules Verne de Malthus alors que Verne na pas lu ce dernier, seulement parce quon y trouve une interrogation sur la rareté des ressources, peut paraître exagéré. De même, il nous paraît quelque peu excessif détudier Flaubert dans le chapitre sur la loi des débouchés pour la simple raison que lon trouve dans certains de ses romans, comme Bouvard et Pécuchet (1881), une certaine profusion de termes industriels et de références aux objets manufacturés. Lentreprise de réécriture dune histoire de la pensée économique du point de vue des romanciers est justement fascinante parce quelle permet de nous faire goûter l« air du temps », le contexte direct de réception de leurs écrits en dehors des cercles économistes. Il pourrait être opportun de mieux distinguer la réception effective des écrits économiques, de lambiance de révolution industrielle qui traversait tout le xixe.

Par ailleurs, on aurait aimé voir retracer les liens entretenus par ces auteurs avec les milieux de léconomie politique du xixe, quil sagisse des diverses sociétés et groupes de réflexion florissants dès le 1er quart du siècle, des journaux, des cercles, ou simplement des relations intimes. Il serait également passionnant den apprendre plus sur leurs expériences personnelles dans le domaine. Lauteur explique quHenri Beyle prend parfois les ouvriers de Louis Crozet comme exemple dans ses réflexions. Quen est-il des Zola, Balzac, etc. ? Quels liens concrets entretenaient-ils avec les milieux ouvriers et patronaux, voyaient-ils au quotidien les effets de ces lois dont il est question ? Lisaient-ils la presse spécialisée de lépoque ?

Pour les historiens de la pensée économique, ces informations, peut-être bien connues des spécialistes de littérature française, manquent. Cest bien sûr la difficulté de linterdisciplinarité : ce qui est évident aux uns ne lest pas aux autres, et réciproquement. On ne peut éviter cet écueil, et certains trouveront lauteur un peu prolixe sur les questions déconomie politique. Cependant, lintérêt dun ouvrage comme celui-ci est justement cette interdisciplinarité qui nous interroge sur les affinités entre auteurs et penseurs dhorizons très divers, que les barrières disciplinaires nous empêchent de relever lorsquon les croise au détour dune biographie ou bien darchives.

Ainsi, une approche par les réseaux de sociabilité pourrait prolonger avantageusement cet ouvrage déjà très riche et passionnant ; elle 365constituerait un autre pont entre littérature et économie politique, durant un siècle où la difficile professionnalisation de cette dernière saccompagne dun bouillonnement de croyances contradictoires quant à lexistence de lois naturelles auxquelles seraient soumises les sociétés humaines. Ce bouillonnement est certainement alimenté par des discussions avec les romanciers, tout comme il est traversé par les sciences naturelles. Bien sûr, il était impossible à M. Reffait dajouter cet aspect au présent ouvrage, car il sagit dun tout autre travail. Mais il nous a donné lenvie den savoir plus.

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Semion Anissimovitch Falkner, Le papier-monnaie dans la Révolution française [1919], édité par Serge Aberdam, Laure Després et Alexis Berelowitch, Paris, Classiques Garnier, Collection « Écrits sur léconomie », 2021, 529 p.

Gilles Jacoud

Université Jean Monnet Saint-Étienne

GATE LSE – UMR CNRS 5824

Lempire tsariste, en passe dêtre emporté par la première guerre mondiale, finance ses efforts militaires par une émission monétaire que le pouvoir révolutionnaire qui lui succède accentue considérablement, générant une telle hyperinflation quun krach privant lÉtat de ressources semble inévitable. Cest dans ce contexte quun jeune économiste russe, Semion Anissimovitch Falkner, qui après des études universitaires à Saint-Pétersbourg mène ses recherches scientifiques dans les instances administratives soviétiques, entreprend la rédaction dun ouvrage sur Le papier-monnaie dans la Révolution française.

Lenjeu est considérable, et il évolue entre 1916, année où Falkner commence le livre, et 1919, date de sa publication. Les similarités entre les expériences monétaires française et russe permettent de tirer des 366enseignements susceptibles dêtre utiles aux décideurs soviétiques. Il sagit certes de comprendre comment, pendant huit années, les assignats français, frappés dune dépréciation accélérée au fil de leurs mises en circulation, ont pu, dans un contexte chaotique de révolution conjuguée à une guerre civile et extérieure, remplir des fonctions monétaires et assurer le financement de lÉtat. Mais, au-delà, il sagit de découvrir les mécanismes de ce que Falkner appelle une économie démission, den tirer des lois générales, et de mettre à profit cette connaissance pour ne pas reproduire les erreurs des assemblées parlementaires françaises successives qui ont largement piloté à vue dans la tourmente des crises politiques, économiques, financières et militaires.

Publié en russe, louvrage de Falkner a été quasiment ignoré en Occident. Un siècle après sa parution, historiens et économistes ont continué à écrire sur les problèmes monétaires et financiers de la fin de lAncien régime, de la Convention et du Directoire sans accorder la moindre référence à ce qui constitue pourtant une solide étude sur le fonctionnement des assignats. Il est vrai que lœuvre nétait guère accessible. Une première version parue dès 1917 a été perdue. Celle de 1919, plus complète, est restée réservée aux seuls russophones. Certes, une version abrégée sort en allemand en 1924 mais elle est très succincte : la plus grande partie du texte est délaissée et des quatorze chapitres de lédition russe, seulement quatre subsistent dans la version allemande. Lexécution de lauteur pour activités antisoviétiques en 1938 finit même par le faire passer sous silence dans son propre pays.

La traduction en langue française et la publication aux éditions Classiques Garnier du Papier-monnaie dans la Révolution française est donc bienvenue. Ce résultat est le fruit dune collaboration entre Alexis Berelowitch, universitaire russe à la retraite qui en a effectué une première traduction méticuleuse en vérifiant les multiples références fournies par Falkner, Serge Aberdam, historien de la Révolution française, qui a réintégré tout le vocabulaire approprié en respectant les termes utilisés il y a deux siècles, et Laure Després, économiste spécialiste de la Russie, dont elle maîtrise la langue et qui connaît bien les problèmes démission monétaire et dhyperinflation dans les années qui ont suivi la révolution soviétique.

Il en ressort une œuvre dérudition qui tient autant à létendue des connaissances de Falkner quà celle de ceux qui le sortent aujourdhui de 367lombre. Léconomiste russe na pas de peine pour se documenter sur les aléas monétaires et financiers de la Révolution française puisque, outre le russe, il lit facilement le français, lallemand, langlais et litalien. Avant-guerre, il séjourne deux années en Allemagne où il étudie léconomie et la philosophie dans les universités de Fribourg et de Munich. Il poursuit des études déconomie et de statistiques à son retour en Russie. Il est donc particulièrement bien armé pour se lancer, après un mémoire sur Mercantilisme et physiocratie dans lévolution des idées économiques en 1916 et des réflexions sur les salaires, la répartition et la théorie de la valeur, dans létude dune économie où la circulation monétaire est assurée par le papier-monnaie.

Falkner, qui se veut économiste et non pas historien, ne mobilise pas des fonds darchives non exploités par ses prédécesseurs. Il passe en revanche au peigne fin les écrits des penseurs et acteurs de la période révolutionnaire, décortique la presse, suit rigoureusement le contenu des débats parlementaires, rassemble les informations statistiques disponibles et intègre ce que des générations dauteurs ont ensuite apporté sur la Révolution française.

Les quatorze chapitres de louvrage de Falkner sont organisés en quatre parties montrant successivement, sans que cela corresponde à une pure démarche chronologique, doù vient le système démission de papier-monnaie sur lequel vont sappuyer les pouvoirs publics dans le tumulte révolutionnaire, comment un papier ayant vocation à répondre au besoin de financement de lÉtat en vient à monopoliser la circulation monétaire, quels moyens les autorités qui se sont succédées jusquen 1797 ont employé pour tenter den défendre la valeur, et quels en ont été les effets déstabilisateurs sur léconomie.

Les premiers assignats sont des titres représentant une dette publique dont le remboursement est censé être garanti par la vente des biens nationaux. Falkner refuse de se laisser enfermer dans lune ou lautre des deux explications traditionnelles de celle-ci : la volonté de créer une catégorie de petits propriétaires fonciers intéressés au soutien de la Révolution, ou celle de renflouer les caisses de lÉtat en confisquant et vendant les possessions du clergé. Pour lui, le rôle social de lopération est intimement lié à son but économique : il sagit déteindre la dette léguée par la monarchie en faisant passer la richesse foncière dans les mains dune bourgeoisie qui devient créancière de lÉtat.

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Durant les années révolutionnaires, les assignats nont cessé de se transformer, avec une évolution aussi bien de leur statut juridique que de leur fonction économique. Leur histoire juridique, que Falkner stylise en quatre phases, est celle dinstruments de crédit qui, au fil des décrets parlementaires, prennent un caractère monétaire en cessant de rapporter un intérêt, en devenant au porteur, en étant imposés dans la circulation, en étant émis sous forme de petites coupures ou en subissant maintes autres transformations que les assemblées votent parfois dans lurgence sans avoir étudié toutes les implications de leurs décisions. Si leur circulation est initialement assimilable à celle deffets de commerce, elle se fait ensuite en concomitance et même en concurrence avec celle de la monnaie métallique avant que celle-ci ne finisse par disparaître sous les effets conjugués des mécanismes déviction chassant un métal considéré comme étant la meilleure monnaie, et des décisions politiques qui réservent les fonctions monétaires au seul papier.

Confronté à la chute de la valeur des assignats, que des émissions massives ne cessent de déprécier, le pouvoir politique semploie à les défendre. Falkner étudie en détail les mesures prises, en distinguant celles qui fixent les prix des marchandises en assignats et celles qui agissent sur les déterminants économiques de la valeur des assignats. Les premières ont consisté à fixer des rapports entre la monnaie métallique et lassignat mais aussi les prix monétaires des marchandises. Face à la hausse vertigineuse des prix, la Convention en est notamment venue à pratiquer un interventionnisme radical par la loi dite du Maximum. Les deuxièmes types de mesures, plus économico-financières que juridiques, ont passé par des emprunts forcés et des tentatives de rétablissement dun appareil fiscal. Mais elles ont surtout amené une régulation de léconomie nationale encadrant strictement lactivité commerciale, du recensement des marchandises disponibles, voire de leur production, jusquaux conditions de leur distribution.

Lexcellente connaissance des pratiques démission de papier-monnaie pendant la Révolution française et leur observation avec lœil de léconomiste permettent à Falkner danalyser la déstabilisation induite par léconomie démission. La dépréciation du papier-monnaie nest pas une simple conséquence mécanique de sa mise en circulation : elle peut au contraire la précéder. Et cette dépréciation nest pas une hausse uniforme des prix : elle provoque des distorsions qui affectent 369la répartition du revenu national, effets qui justifient pleinement une intervention publique pour les corriger dans le sens voulu. Quant à létude des résultats financiers de lémission, elle permet daffirmer que celle-ci a réussi à assurer le financement de la Révolution.

Les pages que Falkner consacre au papier-papier monnaie sous la Révolution française le conduisent à repérer des lois de la circulation monétaire qui, opérée dans des conditions particulières, nont pas été mises en exergue avant lui. Léconomie démission agit sur le comportement des acteurs qui sadaptent à leur environnement et font émerger un nouveau système socio-économique. Dans son ultime chapitre, Falkner en tire diverses conclusions théoriques et pratiques quil serait présomptueux de vouloir répertorier ici puisquelles sont au nombre de trente-six. Il en ressort que lémission peut être une source de financement efficace, à laquelle le pouvoir politique peut recourir prioritairement, et qui peut être mise au service dune politique économique visant une nouvelle répartition des revenus et des patrimoines.

Les enseignements tirés de lhistoire monétaire de la Révolution française ont, outre leur portée théorique, une dimension pratique qui justifie toute lattention que Falkner accorde aux assignats. Ils permettent de mieux appréhender le devenir possible du papier-monnaie russe et dessayer déviter, grâce à une meilleure compréhension des mécanismes liés à son émission, que sa dévalorisation ne dégénère en un effondrement aux conséquences politico-économiques redoutables.

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Ludovic Desmedt

Université de Bourgogne

LÉDI EA 7467

Pour ceux qui sintéressent aux crises monétaires, lédition de louvrage de Falkner en français rend disponible une pièce essentielle de la réflexion théorique et historique sur ce type de phénomène. Rédigé en 1916-1917 et publié en 1919 à Moscou, cet ouvrage était tombé dans loubli, en raison de la barrière linguistique, mais aussi de la destinée tragique de son auteur, déporté au goulag puis fusillé. À lexception de Seymour Edwin Harris (1930), qui avait eu accès à une traduction allemande largement tronquée, et de Laure Desprès, qui avait travaillé à partir 370de lédition russe (Desprès, 1980 et 2007), les travaux de Falkner sont restés largement négligés à lextérieur du monde soviétique pendant un siècle. Aujourdhui, ils deviennent enfin accessibles et constituent une pièce de choix parmi les explications de lhyperinflation.

Ce qui rend cette étude particulièrement vivante, cest lattention que porte Falkner aux débats et atermoiements parmi les révolutionnaires, avec des décisions précipitées ou déventuels retours en arrière. Au début de lexpérience, par exemple, lauteur retrace les hésitations de Necker entre émissions publiques ou privées, en 1792, il revient sur le remplacement des assignats « à face royale » par les assignats « républicains », puis deux ans plus tard, alors que le rythme de linflation accélère, à la réadmission du métal dans les paiements… De fait, Falkner insiste beaucoup sur la concurrence entre moyens de paiements. Cette rivalité sexprime entre le papier et le métal, bien sûr, mais aussi entre les assignats « royaux » (« à face de tyran ») et ceux qui arborent les symboles républicains. De même, il évoque à plusieurs reprises les arbitrages possibles entre vraies et fausses coupures (on sait que les Anglais, en particulier, émettaient dimportantes quantités dassignats frauduleux) puis, à partir de 1796, les rapports entre assignats et mandats territoriaux. Cette insistance sur les comportements darbitrage par les utilisateurs indique bien la nature politique du medium utilisé dans les paiements. Laffrontement a lieu entre la monnaie métallique dancien régime et la monnaie-papier républicaine, mais aussi entre les divers types de papiers. Selon la classe à laquelle on appartient, et le degré dattachement ou de rejet vis-à-vis du projet révolutionnaire, tel ou tel moyen de paiement sera privilégié. Falkner évoque une « stratification de la masse de papier selon des critères politiques » (p. 465). Il décrit bien la fragmentation interne que provoque ces comportements, lorsquil met en lumière les « intérêts des divers groupes de la population » (p. 376). En dautres termes, dans ce tableau, la monnaie nest pas neutre, et lassignat apparaît comme fragilisé par les formes de paiements alternatives, notamment le métal.

Rappelons que Falkner travaille sur la hausse des prix au moment où Fisher vient de faire paraître aux États-Unis Le pouvoir dachat de la monnaie. Or, les crises inflationnistes deviendront progressivement un terrain particulièrement prisé par les quantitativistes, jusquà ce que le terme « hyperinflation » soit popularisé par Cagan, élève de Friedman dans les années 1950. À sa suite, la causalité entre masse monétaire 371et hausse des prix devient un des thèmes favoris des monétaristes. Or, Falkner est très éloigné de la posture quantitativiste : sil sintéresse aux anticipations (sans utiliser le terme) et évoque fréquemment les débats entre législateurs sur les options de politique monétaire, le jeune russe inscrit son interprétation du côté dune analyse réelle. Ainsi, selon lui, lévolution des prix relatifs, correspond selon lui à une « réorganisation sociale objective de la répartition » (p. 361). Il décrit très bien les effets de la hausse des prix sur les revenus réels des différentes classes sociales. Selon Falkner, en émettant des quantités abondantes de papier-monnaie, les autorités opèrent un prélèvement délibéré : « la plus grande part des assignats servit à confisquer définitivement, pour les besoins de lÉtat, des valeurs réelles ainsi extraites de la circulation marchande » (p. 443).

Ainsi, lanalyse de lhyperinflation proposée par Falkner est originale et peut être rapprochée sur certains points de celles des post-keynésiens Kaldor ou Kalecki, qui insisteront sur lexacerbation des conflits de répartition dans ces situations. Comme la Russie de Falkner, la Pologne de Kalecki et la Hongrie de Kaldor connurent des épisodes hyperinflationnistes, et la parution initiale de louvrage tombe en pleine crise. En effet, alors quil vient décrire sur le rejet des assignats, le jeune russe vit dans une société plongée dans « léconomie démission » quil vient de théoriser. « Les Russes ont profité des leçons de notre histoire. » écrivait Albert Mathiez en 1917 : cent trente ans après la révolution française, la révolution bolchévique vivait des convulsions comparables. Dans le domaine des prix, alors que la hausse était à peu près maitrisée, la dépréciation des sovnaks sintensifia à partir de 1918 (voir He, 2018). L« économie de papier-monnaie à létat pur » (p. 476) prend ainsi forme à Moscou et dans tout le pays. Et dans ces circonstances, les rapports conflictuels entre zones rurales et urbaines sont déterminants. Cest cette conflictualité, sur laquelle Falkner insiste à chaque phase de la crise, qui apparaît comme très éclairante (et peut faire évoquer certaines thèses développées par M. Aglietta et A. Orléan dans La violence de la monnaie).

En résumé, ce texte apparaît comme particulièrement éclairant sur une crise hyperinflationniste qui a jusquà présent attiré assez peu lattention. Ajoutons quune très bonne introduction, lappareil critique et une bibliographie exhaustive complètent cet ouvrage remarquable.

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RÉfÉrences bibliographiques

Aglietta, M. & Orléan, A., [1982], La violence de la monnaie, Paris, PUF.

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