Skip to content

Classiques Garnier

System against System The Opposition between Turgot and Necker

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
    2021 – 1, n° 11
    . varia
  • Author: Ravix (Joël Thomas)
  • Abstract: The object of the article is to show that the opposition between Turgot and Necker is expressed less in their respective economic discourses than in the divergence of the systems they develop to explain the organization and the economic functioning of society. More precisely, the difference between the Turgot system and that of Necker manifests itself mainly in three areas which will be addressed in turn. First, they base their analysis on the idea of inequality, to which, however, they offer radically different approaches. Then, if they agree in denouncing the spirit of system, they offer contradictory interpretations. Finally, they do not justify state action in the same terms because they mobilize different approaches to knowledge.
  • Pages: 147 to 172
  • Journal: Journal of the History of Economic Thought
  • CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN: 9782406118862
  • ISBN: 978-2-406-11886-2
  • ISSN: 2495-8670
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11886-2.p.0147
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-23-2021
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Turgot, Necker, Freedom of Trade, Inequality, Spirit of System
147

SystÈme contre systÈme

Lopposition entre Turgot et Necker

Joël Thomas Ravix

Université Côte dAzur

G.R.E.D.E.G. –
U.M.R. C.N.R.S. 7321

Introduction1

Traditionnellement, Turgot et Necker sont présentés comme deux personnalités différentes, « deux hommes en compétition, deux hommes que tout oppose et qui se détestent » ; mais surtout comme deux grands ministres réformateurs, dont les principes et les méthodes sont diamétralement opposés : « le physiocrate et lanti-physiocrate, le libéral et le partisan de lintervention de lÉtat, le dogmatique, défenseur du “système”, et le partisan de la raison et de la sagesse, (…) ladministrateur établi et le parvenu, lintellectuel et le praticien » (Monnier, 2006, p. 353). Il est effectivement tentant de faire de Turgot le défenseur du libéralisme économique et de ranger au contraire Necker parmi les partisans de linterventionnisme étatique. Cette tentation est dautant plus forte que lun et lautre se sont essayés à lexercice de léloge : celui de Vincent de Gournay rédigé par Turgot en 1759 ; celui de Colbert publié par Necker en 1773. Or, cest à Gournay quest souvent attribué linvention de la célèbre maxime libérale laisser faire, laisser passer, visant à confier au seul marché le soin 148de réguler les relations économiques ; tandis que Colbert personnifie encore aujourdhui lidée que lÉtat doit nécessairement agir pour assurer le bon fonctionnement de léconomie.

Pourtant, en réduisant le clivage entre Turgot et Necker à une opposition entre libéralisme et interventionnisme, on prend « le risque de lanachronisme ». En effet, comme nous le rappelle Loïc Charles (2006, p. 279), « le “libéralisme” fait partie de ces mots que lusage répété dans des contextes largement différents (politique, économique, philosophique) a rendu si familiers quils paraissent avoir traversé lhistoire sans avoir subi les stigmates du temps. Or ce nest bien évidemment pas le cas. Pour mémoire, le terme même de “libéralisme” nexiste pas au siècle des Lumières, il apparaît entre 1815 et 1820 ». Pour éviter cet écueil, il semblerait donc plus approprié de resituer cette opposition dans la querelle entre physiocrates et anti-physiocrates. Ainsi, John Shovlin montre que, aux yeux de leurs contemporains, « le conflit entre Necker et Turgot pouvait apparaître comme faisant partie de la lutte incessante opposant les défenseurs du luxe et ceux qui voyaient dans lagriculture un moyen de régénérer la patrie » (Shovlin, 2006, p. 142). Son constat se fonde sur un ouvrage intitulé Entretiens de Périclès et de Sully aux Champs Élisées, sur leur administration, publié en 1776, dans lequel il est aisé de reconnaitre respectivement Necker et Turgot derrière les personnages de Périclès et de Sully. Bien quune telle interprétation reprenne un point de vue certainement partagé à lépoque, elle rencontre néanmoins une difficulté dans sa manière de positionner les protagonistes. Sil ne fait aucun doute que Necker construit son discours contre celui des disciples de Quesnay, Turgot adopte une démarche différente puisque, dune part, contrairement à Condorcet, Baudeau et Morellet (Burnand, 2009), il ne produit aucun texte contre Necker ou ses écrits et que, dautre part, il se démarque volontairement des thèses physiocratiques (Ravix, 2017).

La mise en perspective historique plus récente opérée par Steven L. Kaplan (2017) permet de replacer lopposition Turgot-Necker au sein du débat plus large sur la liberté du commerce ; ce qui présente la particularité de confronter des analyses très diverses et de mettre en lumière des points de vue qui ne sont pas nécessairement alternatifs. Ainsi, lapproche de Necker ne soppose pas réellement au principe de la liberté du commerce, mais vient sinscrire dans une analyse qui 149sapparente à celle développée par François Véron de Forbonnais2 ou encore à celle de Ferdinando Galiani3. De même, lorsque Turgot défend le principe de la liberté du commerce, il mobilise des arguments qui ne seront pas ceux du libéralisme économique moderne. En fait, Turgot et Necker partagent une même ambition : parvenir à corriger les défauts et les excès propres à lorganisation économique de la société dAncien Régime. Dans cette perspective, il apparait alors que « le qualificatif de “réformateur” est plus approprié ici que celui trop fréquent de “libéral” » (Faccarello, 1998, p. 121), pour désigner non seulement Turgot mais aussi Necker. Cependant en montrant que, sur certains points, la pensée de Necker nest pas très différente de celle de Turgot (ibid.), un nouveau « risque » apparaît : celui de gommer le clivage pourtant bien réel entre ces deux auteurs.

Plus pertinente est semble-t-il lapproche de Philippe Steiner (1998) qui interprète le débat Turgot-Necker comme lopposition entre deux formes de rationalisation de la connaissance économique, où dun côté Turgot se placerait « parmi les champions de la rationalisation formelle de la connaissance économique du moment » (Steiner, 1998, p. 107), tandis que Necker serait un représentant de la rationalité matérielle ou encore de léconomie morale du peuple au sens dEdward P. Thomson (1971). Néanmoins et en dépit de son intérêt épistémologique, cette interprétation reste fondamentalement normative et rétrospective puisquelle est élaborée non seulement en référence à la théorie de léconomie de marché moderne, mais aussi en inscrivant implicitement les analyses de Turgot et de Necker dans un cadre conceptuel commun : celui de lindividualisme méthodologique4.

150

Lobjet de cet article nest pas de contester les analyses précédentes, mais plus modestement dexplorer une direction différente en proposant une autre lecture du désaccord qui oppose Necker à Turgot. Il sagit en effet de montrer que ce désaccord sexprime moins dans leurs discours économiques respectifs que dans la divergence des systèmes quils élaborent pour expliquer lorganisation et le fonctionnement économique de la société. Plus précisément, lécart entre le système de Turgot et celui de Necker se manifeste principalement dans trois domaines qui seront abordés successivement. Tout dabord, ils fondent, lun comme lautre, leur analyse de la richesse sur lidée dinégalité, dont ils proposent cependant des approches radicalement différentes. Ensuite, si Turgot et Necker saccordent pour dénoncer « lesprit de système », ils en proposent des interprétations contradictoires, ce qui les conduit à des visions contrastées de ce que doit être, selon eux, « lesprit de réforme ». Enfin, ils ne justifient pas dans les mêmes termes laction de lÉtat parce quils mobilisent des approches différentes de la connaissance.

I. Richesses et inÉgalitÉs

Depuis Élie Halévy (1901), deux réponses différentes sont généralement apportées à la question de savoir comment appréhender les relations entre individus et société5. La première consiste à admettre que « les égoïsmes sharmonisent deux-mêmes et produisent mécaniquement le bien de lespèce » (Halévy, 1901, I, p. 25) ; elle débouche sur ce quon appelle le principe de « lidentité naturelle des intérêts » (ibid.). La seconde réponse est en quelque sorte symétrique puisquelle suppose que, « dans lintérêt des individus, il faut identifier lintérêt de lindividu avec lintérêt général, et quil appartient au législateur 151dopérer cette identification : et cest ce que lon peut appeler le principe de lindentification artificielle des intérêts » (ibid., p. 27). Bien quil paraisse possible de ranger Necker parmi les auteurs qui partagent lidée dune harmonisation artificielle des intérêts, Turgot nadopte aucune des deux solutions distinguées par Halévy. La raison de cette position originale est quune telle dichotomie nest pertinente quà la condition de se situer explicitement ou implicitement dans une approche strictement individualiste de la société, découlant directement du droit naturel moderne. Or, en inscrivant sa réflexion dans une conception historique de lévolution des sociétés, Turgot ne réduit pas les relations entre individus et société à un problème de compatibilité entre intérêts individuels et intérêt général. Il construit au contraire une analyse qui repose sur larticulation de deux notions essentielles : celle dinégalité et celle de liberté daction.

Dans ses travaux sur lhistoire des progrès des sociétés humaines, Turgot part de lidée quil nexiste a priori aucune différence physique entre les individus ou du moins que ces dernières sont tellement minimes quil savère impossible de les prendre en compte6. Il remarque également que « les mêmes sens, les mêmes organes, le spectacle du même univers ont partout donné aux hommes les mêmes idées, comme les mêmes besoins et les mêmes penchants leur ont partout enseigné les mêmes arts » (Turgot, 1750b, p. 216). Si donc à lorigine tous les hommes sont égaux, comment expliquer la diversité observable du genre humain ?

Sans doute lesprit humain renferme partout le principe des mêmes progrès ; mais la nature, inégale en ses dons, a donné à certains esprits une abondance de talents quelle a refusée à dautres ; les circonstances développent ces talents ou les laissent enfouis dans lobscurité ; et, de la variété infinie de ces circonstances, naît linégalité du progrès des nations (ibid.).

La variété des circonstances dont parle Turgot relèvent principalement des hasards de léducation et en particulier de « léducation qui résulte de toutes les sensations, de toutes les idées que nous avons pu acquérir dès le berceau, à laquelle tous les objets qui nous environnent contribuent, et dont les instructions de nos parents et de nos maîtres ne sont quune 152très petite partie » (Turgot, 1748, p. 139). À travers léducation, cest donc en réalité à lensemble des influences exercées par la vie en société que Turgot fait référence. Or, cette forme déducation ne peut produire ses effets tant que les hommes ne sont pas sortis de cet état de « barbarie » dans lequel ils se trouvaient à lorigine, car « la barbarie égale tous les hommes » (Turgot, 1750b, p. 217). En revanche, ajoute Turgot, « aussitôt que le genre humain fut parvenu à sortir de létroite sphère de ces premiers besoins, les circonstances qui mirent tel génie à portée de se développer, combinées avec celles qui lui offrirent tel fait, telle expérience que mille autres auraient vue sans en profiter, introduisirent bientôt une inégalité quelconque » (Turgot, 1751b, p. 303).

Ce caractère inéluctable de linégalité des individus engendre forcément une inégalité des conditions, car Turgot précise que : « Linégalité naîtrait et saugmenterait même chez les peuples les plus vertueux et les plus moraux » (Turgot, 1751a, p. 243). Pour lui, linégalité des conditions accompagne nécessairement la division du travail, dont il fait à la fois le lien constitutif de la société et la modalité indispensable au progrès de lhumanité. Turgot considère en effet que « le partage des terres est une suite nécessaire de la nature de la société ; les inclinations particulières y conduisaient nécessairement (…) pour établir dans les sociétés cette inégalité de richesses doù naît cet ordre, cette subordination, cette échelle détats différents qui se distribuent entre les différents emplois, les différents arts nécessaires au bonheur de tous et qui nauraient jamais pu être exercés par des hommes toujours occupés des premiers besoins inséparables de la pauvreté et de légale distribution des richesses » (Turgot, 1753-1754b, p. 439).

Mais si ce principe dinégalité permet à Turgot de rendre compte de la dynamique de la division du travail et du développement de la richesse, il nest pas suffisant pour expliquer pourquoi les hommes parviennent à sortir de leur « état de barbarie » des origines. Cette explication, il la trouve dans la liberté daction qui caractérise lhomme et qui, avec la raison, permet de le distinguer de lanimal. En effet, nous dit Turgot, « lhomme, comme les animaux, succède à dautres hommes dont il tient lexistence, et il voit, comme eux, ses pareils répandus sur la surface du globe quil habite. Mais, doué dune raison plus étendue et dune liberté plus active, ses rapports avec eux sont beaucoup plus nombreux et plus variés » (Turgot, 1751b, p. 276). Toutefois, bien quils soient libres dagir 153et de poursuivre leurs propres fins, « les hommes ne sont pas nés égaux ; parce que leurs forces, leur esprit, leurs passions rompraient toujours entre eux léquilibre momentané que les lois pourraient y mettre » (Turgot, 1751a, p. 242). Cest donc en quelque sorte cette dialectique entre inégalité et liberté daction qui provoque le mouvement et anime lévolution permanente de la société.

Comme Turgot, Necker place la notion dinégalité au centre de son analyse, mais larticule avec une conception des fondements de la société complètement différente. En effet, dès son Éloge de Colbert et en particulier dans les notes qui laccompagnent, il ne retient pas la notion de liberté daction utilisée par Turgot, mais développe une autre idée selon laquelle toute société repose sur une contradiction entre « le bonheur des particuliers et la force publique » (Necker, 1773, p. 72). Cette contradiction trouve sa source dans les principes quil place à lorigine de la société.

Le plaisir daimer aurait pu réunir autour de lhomme quelques-uns de ses semblables ; mais la haine et le désir de la vengeance formèrent les grandes associations. La nécessité de se nourrir dans un plus petit espace les contraignit à ensemencer la terre et à la cultiver. On établit ou lon assura les propriétés, pour exciter au travail, et pour prévenir des disputes éternelles. Le souverain devint le garant de toutes ces conventions : il dut veiller au bonheur des particuliers, et à la force nationale qui assure la conservation de ce bonheur (ibid., p. 71-72).

Cette présentation succincte suffit à Necker pour montrer que « la malheureuse nécessité de consacrer à la force une partie des citoyens, sous le nom de soldats, a diminué le bonheur général, en exposant les uns à des dangers, et en contraignant à une augmentation de travail ceux qui devaient les nourrir » (ibid., p. 72). Dès lors que la société est traversée par une telle nécessité, ce ne peut être quà ladministration quincombe le soin de la gérer : « Augmenter la force publique sans nuire au bonheur des particuliers, voilà peut-être le but de ladministration des finances. Ce but est grand, sans doute, mais il est difficile à remplir ; car les moyens qui constituent la puissance de la société contrarient souvent le bonheur de ses membres ; lune demande des sacrifices, lautre ne veut que des jouissances » (ibid., p. 23). Mais, face à ces difficultés, « ladministrateur tempère ces oppositions sans pouvoir les détruire, et ses succès sont annoncés par laccroissement de la population ; car elle naît du bonheur, et cest elle qui produit la force » (ibid.). Necker admet donc quil est 154possible de rendre compatible la poursuite du bonheur et la recherche de la puissance ou de la force, car il existe « des sources de puissance qui concourent au bonheur : cest la population et la richesse » (ibid., p. 72). Cette notion de force, Necker lemprunte peut-être à Giovanni Botero qui, dans son ouvrage De la raison dÉtat (1589), désigne par ce terme la richesse et la population. Cependant, si Botero réduisait les « vrais forces » à la population parce que labondance des hommes engendre la richesse (Botero, 1589, Liv. vii), Necker explique que « la richesse et la population sont deux sources de puissance, mais la population est une force bien plus certaine » (Necker, 1775, p. 18). Il est ainsi conduit à souligner que « la population devient, en économie politique, le gage le plus certain de lunion du bonheur et de la force » (ibid., p. 14). Son idée est que labondance des richesses, tout en contribuant à accroitre le bonheur des membres de la société, favorise laugmentation de la population qui, à son tour, permet de renforcer la puissance de la nation.

Si labondance produit la multiplication des hommes ; si un heureux climat et de bonnes lois les attachent à leur société, et si le nombre des soldats est en raison du nombre des citoyens, il paraît que la population annonce le bonheur et la puissance (Necker, 1773, p. 73).

Necker reconnait ainsi sans difficulté que « nous avons appris de bonne heure que la base essentielle de la population était lagriculture », il souligne également le rôle fondamental du commerce et « le service important que rendent les métiers, les arts et les manufactures » (ibid., p. 23-24) dans laugmentation des jouissances qui contribuent au bonheur des hommes7. Dès lors, sinterroge Necker, « ne vaudrait-il pas mieux, pour le bonheur, quil y eût moins dhommes dans chaque société ? » (ibid., p. 73). Sil prend la précaution de commencer par signaler que « cette question est de pure spéculation : quel quen fût le résultat, toute loi qui limiterait la population serait une loi barbare » (ibid.), il reconnaît néanmoins que, dans ce domaine, la situation des propriétaires nest pas la même que celle des salariés.

Tous les fruits que la terre donne à son propriétaire au-delà de ses besoins, tournent à son bonheur quautant quil peut les échanger contre les services 155de ses semblables. Or, dans létat de société, nul homme, hormis le propriétaire, nétant nourri quen échange dun travail agréable à quelquun, la multiplicité des hommes annonce toujours celle des jouissances ; et la population sarrête delle-même, lorsquelle excède la somme des subsistances (ibid., p. 74-75).

Au contraire, les salariés ont intérêt à ce que la population soit moins nombreuse, car « tout ce quils ont, cest de la force ; tout ce quils peuvent vendre cest du travail. Ainsi, plus leur nombre serait petit, plus les propriétaires seraient obligés de les ménager » (ibid.). Cependant, ajoute Necker, « ces mêmes salariés désirent davoir des enfants et de les nourrir ; ainsi, en même temps que la population nuit à leur aisance, chacun deux met son plus grand bonheur à concourir à cette même population » (ibid.).

Si lopposition dintérêt entre les propriétaires et les salariés ne concerne pas directement la question de la population, en revanche elle sexprime pleinement à propos de la question de la richesse. Dans son ouvrage Sur la législation et le commerce des grains (1775), Necker oppose dun côté les propriétaires et de lautre les non-propriétaires qui composent ce quil nomme le « peuple ». À ce propos, Arnault Skornicki (2011, p. 332) remarque que « le mode neckerien de classification sociale ne recouvre pas la partition en ordres, mais réactualise lopposition machiavélienne entre les “grands” et le “peuple”, au-dessus desquels se trouve le monarque ». Toutefois, plus que de Machiavel, cest en fait encore une fois de Botero que sinspire semble-t-il Necker. En effet, contrairement à lapproche agonistique de la politique développée par Machiavel, qui repose sur lidée que ces deux groupes sont en perpétuel conflit parce que « le peuple désire nêtre ni commandé ni opprimé par les grands », tandis que « les grands désirent commander et opprimer le peuple » (Machiavel, 1531, p. 133), Botero considère que « dans tout État, il y a trois sortes de personnes : les opulents, les miséreux et les gens moyens » (Botero, 1589, p. 183), dont la diversité de comportement obéit à une même logique qui est celle de lintérêt. Or, cest à une tripartition équivalente, fondée également sur une divergence dintérêts, que procède Necker dès le début de son ouvrage Sur la législation et le commerce des grains.

Si lon jette un coup dœil sur lintérieur de la société, lon y voit les diverses classes qui la composent, envisager cet important objet [le commerce des grains] dune manière absolument différente, parce que lattention des hommes, 156dominés par lhabitude, est presque toujours fixée par leur intérêt, sans quils aient la volonté dêtre injustes.

Le propriétaire ne voit dans les blés quun fruit de ses soins et un produit de la terre qui lui appartient ; il veut en disposer comme de ses autres revenus.

Le négociant naperçoit dans cette denrée quune marchandise qui se vend et sachète ; il veut pouvoir lacquérir et la vendre au gré de son intérêt. Il demande que cette circulation soit soumise aux lois générales du commerce.

Le peuple, sans réfléchir, mais éclairé par son instinct, commandé par ses besoins, envisage le blé comme un élément nécessaire à sa conservation (Necker, 1775, p. 4-5).

Ce nest que dans un second temps, lorsquil sinterroge sur le sens quil convient dattribuer au mot « peuple », que Necker propose de le définir comme « la partie de la nation née sans propriété, de parents à peu près dans le même état, et qui nayant pu recevoir deux aucune éducation, est réduit à ses facultés naturelles, et na dautre possession que sa force, ou quelque art grossier et facile ». Et il ajoute : « Cest la classe la plus nombreuse de la société et la plus misérable par conséquent, puisque sa subsistance dépend uniquement de son travail journalier » (Necker, 1775, p. 137). En assimilant ainsi le peuple aux non-propriétaires, Necker met laccent sur le pouvoir que les propriétaires exercent sur le salaire du peuple.

Cest le pouvoir quont les propriétaires de ne donner en échange dun travail qui leur est agréable, que le plus petit salaire possible, cest-à-dire, celui qui représente le plus étroit nécessaire. Or, ce pouvoir entre les mains des propriétaires est fondé sur leur très petit nombre, en comparaison de celui des hommes sans propriété ; sur la grande concurrence de ces derniers, et principalement sur la prodigieuse inégalité quil y a entre les hommes qui vendent leur travail pour vivre aujourdhui, et ceux qui lachètent pour augmenter simplement leur luxe ou leurs commodités (Necker, 1775, p. 137-138).

Ce pouvoir des propriétaires sur les non-propriétaires se traduit par une « pure et simple dépossession du plus faible par le plus fort » (Grange, 1974, p. 96) dont Necker est parfaitement conscient puisquil affirme que « ce nest point en raison de leurs richesses, ni en raison daucun principe déquité, que les propriétaires fixent le prix de leurs denrées et celui du travail que lon consacre à leur usage ; cest en raison de leur force, cest en raison de la puissance invincible que les possesseurs des subsistances ont sur les hommes sans propriété » (Necker, 1775, p. 311).

157

Il est alors possible de constater que linégalité, dont parle Necker, est intrinsèque à lorganisation de la société en classes. Elle découle directement de linstauration du principe de la propriété et des lois qui la garantissent, que Necker associe aux « prérogatives attachées à la noblesse » (ibid., p. 138). Dans ces conditions, et « à moins donc de détruire ces lois, et de troubler sans cesse lordre public par le partage des terres (méthode aussi injuste quimpossible à réaliser) », il en résulte que « le peuple est condamné, par leffet des lois de propriété, à nobtenir jamais que le nécessaire en échange de son travail » (ibid., p. 140). Or, comme nous lavons vu, cette démarche ne correspond pas à celle retenue par Turgot. Pour ce dernier, en effet, ce sont les inégalités issues de la variété des « circonstances » qui, en donnant naissance au processus cumulatif dinégalité des conditions, engendrent le développement de la division du travail et la transformation progressive de lorganisation sociale. Linégalité nest donc pas directement imputable au droit de propriété, mais découle de ce processus cumulatif de division du travail ; raison pour laquelle Turgot peut en faire le moteur de lévolution de la société. Il apparaît ainsi que dans leur manière de concevoir le fonctionnement de la société, les points de vue de Turgot et Necker sont suffisamment différents pour permettre de comprendre pourquoi ils adoptent des positions divergentes dans leur manière de concevoir lesprit de réforme qui doit animer lÉtat.

II. Esprit de rÉforme et esprit de systÈme

Si Turgot et Necker ont en commun la volonté de réformer la France de Louis xvi, il est généralement admis quils ne partageaient pas la même méthode. Ainsi, par exemple, Philippe Minard compare leurs pratiques politiques en remarquant que, « pour Turgot, la recherche des principes prime sur lobservation des faits : il sagit bien pour lui de refonder le système économique sur des principes justes, qui doivent triompher dune opinion ignorante ou aveugle. La politique de Necker est lexact opposé : le discours de la réforme fait appel à lopinion éclairée, au concours des opinions raisonnables en somme » (Minard, 1582009, p. 9). Et quelques lignes plus loin, il indique que : « Necker se démarque clairement de Turgot en proclamant son refus de tout “esprit de système”, son attachement à lexpérience et aux faits » (ibid.). La question soulevée ici nest pas celle de la pertinence dun tel jugement, mais celle de savoir si la notion desprit de système8 peut permettre de comprendre lopposition entre Turgot et Necker. Or, même sils ne lui donnent pas exactement le même sens, ils ont effectivement, lun comme lautre, recours à cette notion.

Dans le troisième tome de son ouvrage De ladministration des finances de la France (1784), Necker consacre le chapitre xxx à critiquer « lesprit de système » quil assimile à une sorte de paresse intellectuelle. Il y voit en effet une manière déconomiser du temps en évitant de se donner la peine détudier les problèmes dans toute leur complexité. Pour lui en effet « lesprit de système est sans doute un moyen dalléger sa pensée et dabréger ses occupations ; car en ramenant presque tout à quelque idée générale, il se dispense détudier, de comparer et de distinguer les nuances et les exceptions » (Necker, 1784, III, p. 376).

Dans son Éloge de Vincent de Gournay (1759), Turgot critique également lesprit de système, dès lors quon désigne par ce terme « ces suppositions arbitraires par lesquelles on sefforce dexpliquer tous les phénomènes, et qui effectivement les expliquent tous également, parce quils nen expliquent aucun » (Turgot, 1759, p. 618). Mais à la différence de Necker, Turgot oppose à ce premier sens du mot « système », quil qualifie de philosophique, un autre sens « populaire » dans lequel « un système signifie une opinion adoptée mûrement, appuyée sur des preuves et suivie dans ses conséquences » (ibid., p. 619). Dans cette dernière perspective, il est alors nécessaire de reconnaître que « tout homme qui pense à un système et quun système ne peut être un reproche, puisquun système ne peut être renversé que par un système contraire » (ibid.). Néanmoins, Turgot condamne bien lesprit de système en philosophie parce quil lassocie à « cette présomption aveugle qui rapporte tout ce quelle ignore au peu quelle connaît ; (…) qui veut tout connaître, tout expliquer, tout arranger, et qui, méconnaissant linépuisable variété de la nature, prétend lassujettir à ses méthodes arbitraires et bornées, et veut circonscrire linfini pour lembrasser » (ibid., p. 618).

159

Necker ne retient pas la distinction proposée par Turgot et préfère jouer sur une autre opposition : celle quil établit entre lesprit de système et le génie. Il constate en effet que « lon confond quelquefois lesprit de système avec le génie, parce que lun et lautre rappellent les idées détendue et de nouveauté ; mais leur marche est bien différente » (Necker, 1784, III, p. 376)9. La différence réside dans lampleur des connaissances mobilisées et articulées, car « le génie est cette faculté qui aide à rassembler une grande diversité dobjets, et à saisir la chaîne qui les lie ; lesprit de système en généralise un petit nombre, et cest par la domination dun ou deux principes, quil unit toutes les parties » (ibid., p. 376-377). En opposant ainsi le génie à lesprit de système, Necker renoue en partie avec les réflexions quil développait dans son Éloge de Colbert (1773) concernant les qualités qui font le bon administrateur des finances.

En méditant sur les qualités nécessaires à un administrateur des finances, voici les premières réflexions qui se présentent à mon esprit. La sensibilité lui donne le désir dêtre utile aux hommes ; la vertu lui en fait un devoir ; le génie lui en ouvre les moyens ; le caractère les met en usage, et la connaissance des hommes adapte ces moyens à leurs passions et à leurs faiblesses (Necker, 1773, p. 11).

Sagissant plus spécifiquement du génie, Necker considère quil mobilise des capacités hors normes que ne saurait posséder le commun des mortels, car « les facultés de lesprit qui doivent former le génie de ladministrateur sont tellement étendues et diversifiées, quelles semblent, pour ainsi dire, hors de la domination de la langue. Il faut, pour sen faire une idée, réunir létendue à la profondeur, la facilité à lexactitude, la rapidité à la justesse, la sagacité à la force, limmensité à la mesure » (ibid., p. 12). Il précise également que le génie ne se réduit pas à posséder les connaissances que procure « lesprit de méditation » parce quétant dune autre nature, il est la marque distinctive des grands hommes.

Lesprit de méditation (…) sétend fort loin, sans doute, et ses bornes ne sont pas connues ; mais il savance pas à pas ; cest de chaînons en chaînons quil atteint à la vérité. Le génie dadministration ne marche point ainsi : il faut quil embrasse à la fois tous les objets de son attention ; il faut quil découvre, 160dun seul regard, le but et les moyens, les rapports et les contrariétés, les ressources et les obstacles ; il faut, pour ainsi dire, que lunivers se déploie devant lui. Il est quelques principes qui senchaînent, mais ils fléchissent à lapplication : les circonstances, le temps, tout les modifie. Cest le coup dœil donné par la nature, qui en fixe la mesure ; et pour ce coup dœil, il nest point de leçons, il nest point de lois écrites ; elles naissent et meurent dans lâme des grands hommes (ibid., p. 13-14).

Dans ce domaine, lattitude de Turgot est radicalement différente puisquil regarde le génie en matière politique comme la marque dun esprit de système qui caractérise ce quil nomme le « législateur systématique ». Turgot considère en effet que « les premiers législateurs étaient hommes, et leurs lois portent lempreinte de leur faiblesse » (Turgot, 1750a, p. 206-207), de sorte que « les plus grands génies sont eux-mêmes entraînés par leur siècle, et les législateurs systématiques nont fait souvent quen fixer les erreurs en voulant fixer leurs lois » (ibid., p. 207-208). Or, il est impossible que le législateur systématique, « qui regarde ses lois comme son ouvrage, en qui lamour-propre et lamour du bien public confondus se fortifient lun lautre, ne veuille pas assurer à ses établissements une immortalité sur laquelle il fonde la sienne » (ibid., p. 208). Une telle posture a pour conséquence que « les lois acquièrent une immutabilité funeste, puisquelle ferme la porte aux corrections dont tous les ouvrages des hommes ont besoin » (ibid.).

Pour Turgot au contraire, les bonnes lois se construisent au fil du temps par un processus dessais et erreurs, car « les hommes en tout sont faits pour le tâtonnement de lexpérience » (ibid., p. 207). Cest ce processus qui, en faisant émerger progressivement un « esprit déquité et de modération » permet de rendre « en général les peuples plus heureux » (ibid., p. 213). Il nhésite donc pas à affirmer que « plus heureuses [sont] les nations dont les lois nont point été établies par de si grands génies ; elles se perfectionnent du moins, quoique lentement, et par mille détours, sans principes, sans vues, sans projet fixe ; le hasard, les circonstances ont souvent conduit à des lois plus sages que les recherches et les efforts de lesprit humain » (ibid., p. 208)10. Selon que la qualité 161principale du législateur est dêtre un génie ou de faire preuve déquité et de modération, deux justifications différentes de lintervention économique de lÉtat peuvent être distinguées, qui ne reposent pas sur la même approche de la connaissance.

III. Intervention de lÉtat et connaissance

À propos de lintervention des pouvoirs publics en matière de commerce, Turgot remarque : « Il fallait que ceux qui ont imaginé les premiers de taxer les denrées eussent bien peu réfléchi sur la manière dont les intérêts réciproques du vendeur et de lacheteur se balancent pour fixer le prix de chaque chose » (Turgot, 1753-1754a, p. 383). Il avance trois arguments principaux pour justifier que lÉtat doit défendre la liberté du commerce.

Le premier argument repose sur un critère de justice. Turgot considère en effet que le « prix courant », qui sétablit sur le marché, ne saurait traduire une quelconque inégalité dans léchange dès lors que la liberté des contractants est assurée. En dautres termes, cest la liberté qui vient garantir la justice. Par conséquent, vouloir « taxer le prix des denrées pour régler le prix courant lui-même, cest-à-dire pour le tenir bas en faveur des acheteurs, cest dabord commettre une injustice ; car pourquoi favoriser plutôt lacheteur que le vendeur ? Ne contractent-ils pas tous avec la même liberté, avec la même propriété, lun de sa marchandise, lautre de son argent : ne sont-ils pas égaux aux yeux de la loi et du magistrat ? » (ibid., p. 384). Ce critère de justice repose plus précisément sur lidée que « la propriété de part et dautre est la base de léchange » et que « sans elle, il ne peut y en avoir » (ibid., p. 379) ; de sorte que « cest attaquer le principe fondamental de toute société, en donnant atteinte au droit de propriété, dont la jouissance pleine et entière est le but de toute législation, le motif qui a engagé les hommes à quitter 162létat de sauvages pour se rassembler en sociétés et se soumettre à des lois » (ibid., p. 385)11.

Le second argument repose sur un critère dordre économique qui vient compléter le précédent puisque Turgot ajoute : « Cest de plus commettre une injustice imprudente, car si la politique pouvait ici faire pencher la balance inégalement, ce devrait être plutôt du côté du vendeur » (ibid.). Cette préférence attribuée au vendeur sexplique par le fait quen essayant de diminuer le prix pour favoriser le consommateur, le magistrat peut être conduit à placer le vendeur, et par extension le producteur, dans limpossibilité de renouveler et donc de poursuivre son activité. Ainsi, la volonté de mettre les denrées à la disposition du plus grand nombre, engendre le risque datteindre un but contraire à celui qui était visé en compromettant la reproduction économique.

Le débit et la consommation appellent de toutes parts les vendeurs et ceux-ci baissent le prix à lenvi les uns des autres pour déterminer les acheteurs à leur donner la préférence. Ils ne peuvent pas cependant baisser jusquà renoncer à tout profit puisquils vivent de leur trafic ; il faut quils gagnent leur subsistance, leurs déboursés et lintérêt des avances quexige leur commerce. Lorsque la concurrence a réduit le profit des vendeurs à ce point, les denrées sont au plus bas prix quil soit possible ; si elles baissaient davantage, le vendeur vendrait à perte et, par conséquent, il cesserait de vendre et le producteur de produire. Que fera le magistrat ? Tentera-t-il de régler le prix courant au-dessous de ce prix quon peut appeler le prix fondamental. Malheur à lui sil y pouvait réussir ! Bientôt le commerce cesserait : au lieu de la cherté quil veut éviter, il aurait la disette (ibid., p. 385).

Enfin, le troisième argument, qui se fonde sur un critère de connaissance, vient renforcer le critère de justice. Il permet de montrer quen cherchant à fixer le prix courant au prix fondamental, de manière à ne léser ni le producteur ni le consommateur, le magistrat se propose de faire, à tort selon Turgot, « ce que la concurrence ferait bien plus sûrement sans lui » (ibid.) puisque, ne disposant pas des connaissances nécessaires, il ne peut savoir avec précision à quel niveau fixer ce prix. En effet, remarque Turgot, « le magistrat ignore parfaitement cette valeur fondamentale de chaque chose. Pour la savoir, il faudrait quil sût tous les métiers, quil connût la valeur de chaque marchandise dans chaque lieu doù on la tire » (ibid., p. 386). À linverse, « chaque marchand le sait très bien, car il sait à quel point 163il peut baisser le prix sans entamer le profit nécessaire à sa subsistance et au soutien de son commerce ; et cest parce que chaque marchand fait, en particulier, ce calcul que la concurrence produit si sûrement leffet de baisser le prix et de limiter les gains, autant quils peuvent lêtre, sans nuire à la production » (ibid., p. 385-386). Deux implications découlent de ce constat : dune part, cest le défaut de connaissance précise du magistrat en matière de commerce qui vient justifier la nécessité de sen remettre à la liberté daction des individus, cest-à-dire à la concurrence des acheteurs et des vendeurs ; dautre part, cette liberté daction nacquiert de sens que si les individus disposent également dune liberté de jugement, cest-à-dire de la capacité de juger eux-mêmes de leurs intérêts. Or cest cette liberté de jugement qui vient empêcher que le magistrat puisse adopter une solution juste, alors même quil en aurait la volonté et quil serait de bonne foi. En effet, explique Turgot, « il [le magistrat] ne peut suppléer à son ignorance quen consultant quelques personnes du métier, intéressées à le tromper, et qui le peuvent bien plus aisément quelles ne pourraient tromper lintérêt de leurs concurrents », et il ajoute que, « si, pour vérifier leurs rapports, il fait faire sous ses yeux des expériences, quelque attention quil y donne, il sera encore trompé, parce quil est encore obligé, pour faire ces expériences, de sadresser à ces mêmes gens du métier » (ibid., p. 386).

Turgot précise ce dernier argument, quelques années plus tard, dans son Éloge de Vincent de Gournay où il revient sur le rôle de la connaissance. Il montre que sur les diverses questions relatives au commerce, lhomme dÉtat ne dispose au mieux que dune connaissance générale, tandis que le particulier « a seul les connaissances locales sans lesquelles lhomme le plus éclairé ne raisonne quà laveugle » (Turgot, 1759, p. 605). Ce décalage entre connaissance générale et connaissance locale sert de fondement à son principe de « liberté naturelle » (ibid., p. 603), que Turgot exprime à travers la maxime suivante : « Un homme connaît mieux son intérêt quun autre homme à qui cet intérêt est entièrement indifférent » (ibid., p. 602)12 . Grâce à ce principe de liberté naturelle, Turgot peut apporter une réponse précise à la question de savoir si lÉtat doit intervenir en matière de commerce. Il remarque en effet que « lÉtat 164ne peut sintéresser au commerce que sous deux points de vue : comme protecteur des particuliers qui le composent, il est intéressé à ce que personne ne puisse faire à un autre un tort considérable, et dont celui-ci ne puisse se garantir ; comme formant un corps politique obligé à se défendre contre des invasions extérieures, et à employer de grandes sommes dans des améliorations intérieures, il est intéressé à ce que la masse des richesses de lÉtat, et des productions annuelles de la terre et de lindustrie, soit la plus grande quil est possible » (ibid.).

Pour ce qui est du premier point de vue, « il suffit évidemment, nous dit Turgot, que le gouvernement protège toujours la liberté naturelle que lacheteur a dacheter et le vendeur de vendre » (ibid., p. 603). LÉtat doit sabstenir, car toute intervention de sa part ne peut que conduire à léser le vendeur ou lacheteur. Au contraire, la meilleure connaissance quont les individus de leurs intérêts respectifs constitue le moyen le plus sûr de protection des particuliers13. Pour ce qui est du second point de vue, qui concerne la richesse de lÉtat, Turgot mobilise également le principe de la liberté naturelle pour montrer que dans le cas où, « au lieu de sen rapporter là-dessus à lintérêt particulier, le gouvernement singère de prescrire à chacun ce quil doit faire, il est clair que tout ce que les particuliers perdront de bénéfices par la gêne qui leur sera imposée, sera autant retranché à la somme du revenu net produit dans lÉtat chaque année » (ibid., p. 605). Dans ce domaine, chaque particulier est ainsi le meilleur juge de lemploi le plus avantageux quil peut faire de sa terre, de son capital ou de son travail, « il a seul une expérience dautant plus sûre quelle est bornée à un seul objet. Il sinstruit par des essais réitérés, par ses succès, par ses pertes, et acquiert un tact dont la finesse, aiguisée par le sentiment du besoin, passe de bien loin la théorie du spéculateur indifférent » (ibid., p. 605-606). Le recours au principe de la liberté naturelle permet donc à Turgot de montrer que le législateur est a priori incompétent en matière économique et quil doit donc sabstenir dintervenir, car « lintérêt particulier abandonné à lui-même produira toujours plus sûrement le bien général que les opérations du gouvernement, toujours fautives et nécessairement dirigées par une théorie vague 165et incertaine » (ibid., p. 606). Cette référence à lintérêt et au bien général de la société ne doit pas être interprété comme un renvoi implicite au principe dharmonisation naturelle des intérêts, car la question nest pas celle de la socialisation dindividus indépendants et séparés, mais celle de la pertinence respective de laction individuelle et de laction publique en matière dexpérience et de connaissance. Le raisonnement de Turgot sinscrit toujours dans une approche historique dévolution des sociétés puisquil précise, en particulier dans la première de ses Lettres au Contrôleur Général, que le principe de la liberté naturelle ne doit être mis en œuvre que très progressivement, en particulier dans le commerce des grains.

Il faut non seulement que cette liberté soit établie sans contradiction et sans troubles, soit de la part des magistrats, soit même de la part des peuples, et que les préjugés des uns et des autres ne menacent plus, et la fortune, et lhonneur des négociants qui spéculent sur les grains ; il faut encore que ce changement soit assez affermi, assez notoire, assez ancien même, pour que les négociants y prennent une confiance entière et osent risquer leur fortune sur cette assurance. Il faut même que cette branche de commerce ait eu le temps de se monter en capitaux et en négociants expérimentés, que les magasins, les correspondances, les moyens de communication de toute espèce soient établis. Cest une révolution qui ne peut sopérer que lentement et par degrés ; elle doit commencer par les ports de mer et y être consommée avant de se faire sentir dans les provinces de lintérieur (Turgot, 1769, p. 119).

Turgot reconnait également que, dans ce domaine, « nous sommes malheureusement encore éloignés de ce moment et jusquà ce quil soit venu, lAdministration sera forcée de prendre des mesures pour assurer la subsistance des peuples pendant les années disetteuses » (ibid.). La prise en compte de cette contrainte de réalité pourrait laisser croire que la démarche de Turgot nest pas fondamentalement différente de celle de Necker puisquon y retrouve lidée que la connaissance ne serait pas également partagée au sein de la société.

Cependant une telle conclusion ne peut être retenue, car au lieu de différencier la connaissance de lindividu de celle de lhomme dÉtat, Necker en fait la conséquence de la distinction quil opère entre la classe des propriétaires et celle des non-propriétaires. Plus précisément, pour Necker, la connaissance ou « la faculté de savoir et dentendre est un don général de la nature, mais il nest développé que par linstruction » (Necker, 1775, p. 130). Or, dans ce domaine, la situation des propriétaires et celle du peuple nest bien évidemment pas la même.

166

Si les propriétés étaient égales, chacun travaillerait modérément, et chacun saurait un peu, parce quil resterait à chacun une portion de temps à donner à létude et à la pensée ; mais dans linégalité des fortunes, effet de lordre social, linstruction est interdite à tous les hommes nés sans propriétés (ibid.).

Dès lors que les hommes du peuple sont contraints de consacrer tout leur temps au travail qui doit assurer leur simple subsistance, « où est le moment quils ont pour sinstruire ? » (ibid.). Et Necker considère quune telle situation est finalement favorable aux intérêts de la classe des propriétaires puisquelle vient consolider leur domination. « Dailleurs, ajoute-t-il, si laveuglement du peuple pouvait être dissipé par la force de lévidence, effet de la science moderne, est-il bien sûr que cet accroissement de lumière fût un avantage pour les propriétaires ? Si le peuple était capable de se rendre aux vérités abstraites, naurait-il pas en même temps la faculté de réfléchir sur lorigine des rangs, sur la source des propriétés, et sur toutes les institutions qui lui sont contraires ? Est-il bien sûr enfin que cette inégalité de connaissances ne soit pas devenue nécessaire au maintien de toutes les inégalités sociales qui lont fait naître ? » (ibid.).

Cette inégalité de connaissance est donc lautre face de linégalité sociale, dont Necker est convaincu du caractère irrémédiable, car « toutes ces inégalités ne cesseront jamais, et le peuple de tout temps sera toujours le même » (ibid., p. 131) ; doù il découle que « tout doit lui être indifférent, hors le prix du pain » (ibid., p. 133). Aussi, cest à lÉtat que revient la charge de lui garantir quavec le prix de son travail il pourra assurer sa subsistance. Toutefois, précise Necker, « la puissance souveraine et législative ne peut exercer sa bienfaisance envers le peuple, quen lui assurant du moins ce nécessaire auquel il est réduit » (ibid., p. 133). Il sagit dès lors de le préserver de toute inquiétude à cet égard « en prévenant les commotions dans les prix, qui dérangent les rapports établis entre son travail et sa subsistance » (ibid.).

Il est donc indispensable que lÉtat intervienne pour éviter toute variation brutale du prix des grains afin de ne pas alarmer le peuple. Or, dans ce domaine, il ne fait aucun doute pour Necker que seule ladministration dispose de lensemble des connaissances nécessaires au maintien de ce rapport essentiel entre le salaire et le prix des grains. En effet, « le prix est le résultat dune infinité de circonstances ; en même temps quil est réglé par labondance ou la rareté de la denrée, il est 167aussi gouverné par labondance ou la rareté de largent, par les variations dans lintérêt, par les besoins plus ou moins pressants de nos voisins, par les erreurs et la cupidité des marchands ; enfin il est des circonstances importantes que le prix ne peut pas exprimer, parce quelles sont ignorées des acheteurs et des vendeurs, et que ladministration seule peut les apercevoir » (Necker, 1773, p. 35-36). Ces circonstances importantes recouvrent « [les] lois prohibitives concertées au-dehors, qui vont priver la nation des ressources auxquelles elle est habituée » ; mais « surtout les craintes dune guerre qui troublera les communications, et qui dévastera les pays agricoles » (ibid., p. 36). Le point de vue de Necker est donc diamétralement opposé à celui de Turgot puisquil considère que ladministration dispose dune connaissance plus étendue lui permettant, en quelque sorte, de faire mieux que la concurrence.

Toutefois, en cas de variation des prix, Necker ne conteste pas lidée que la concurrence puisse finir par rétablir le rapport entre le prix du travail et le prix des subsistances. Il constate simplement que si « cette concurrence, à laquelle on accorde tant de pouvoir, rétablit tôt ou tard le niveau quelle a dérangé ; (…) elle ny parvient quau bout dun temps donné : intervalle indifférent et presque imperceptible, lorsquil sapplique à des marchandises de luxe ou de commodité ; mais intervalle terrible, lorsquil est question dune denrée dont on ne peut pas supporter la privation pendant un jour ; où le doute seul est un danger, où linquiétude dun moment peut agiter une province, affaiblir les ressorts de la confiance, et produire de plus grands maux encore » (ibid., p. 36-37). De même, Necker ne conteste pas les vertus de la liberté du commerce, mais saccorde avec Colbert, dont il affirme quil considérait que « cette liberté nétait pas un guide infaillible, et [qu]il nétait point effrayé de lui imposer une limite, quand le bien public demandait une exception » (ibid., p. 37). En dautres termes, cest parce que ladministration dispose dune connaissance complète de ce quest le bien public quelle doit intervenir, lorsque le besoin se fait sentir, pour mettre en place les mesures nécessaires à la réalisation de lintérêt général de la société. Necker est donc globalement favorable à la liberté du commerce puisquil pense « quil faut en France, envisager la liberté de lexportation comme létat habituel et fondamental », mais il ajoute immédiatement que « ladministration doit suspendre cette liberté dans certains lieux, dans certaines circonstances, ou même dune 168manière générale, lorsque les diverses connaissances, quelle est seule en état de rassembler, linvitent à cet acte de prudence : elle seule, en effet, a les moyens de discerner ou de présager avec sûreté, ce que peuvent exiger les besoins généraux du Royaume, la perspective des récoltes, les prohibitions des pays étrangers, les craintes de guerres, et tous les mouvements politiques » (Necker, 1784, III, p. 164). LÉtat aurait donc selon Necker la capacité de mieux évaluer lintérêt des individus que les individus eux-mêmes. Or, cest bien cette idée que récuse Turgot.

Conclusion

Le désaccord entre Turgot et Necker résulte des différences qui caractérisent leur système respectif. Dun côté, le système de « la liberté naturelle », élaboré par Turgot, ne vise en aucune manière à réduire linfluence des pouvoirs publics, mais à corriger progressivement les excès engendrés par les privilèges, les intérêts particuliers et par « la manie de tout conduire, de tout régler et de ne jamais sen rapporter aux hommes sur leur propre intérêt » (Turgot, 1757, p. 580). Aussi, pour y parvenir, Turgot nenvisage quune solution possible : faire appel à « une autorité établie sur des fondements solides, qui, réprimant lindépendance sans opprimer la liberté, assure à jamais, avec lobservation des lois, lordre et la tranquillité dans lÉtat » (ibid.). Cette distinction quil opère entre indépendance et liberté découle du fait quil considère que : « Tout homme est né libre, et il nest jamais permis de gêner cette liberté, à moins quelle ne dégénère en licence, cest-à-dire quelle cesse dêtre liberté en devenant usurpation. Les libertés, comme les propriétés, sont limitées les unes par les autres. La liberté de nuire na jamais existé devant la conscience. La loi doit linterdire, parce que la conscience ne la permet pas. La liberté dagir sans nuire ne peut, au contraire, être restreinte que par des lois tyranniques » (Turgot, 1778, p. 534). Turgot ne saurait donc être rattaché au libéralisme économique comme cest communément le cas. Pour lui en effet, il ny a que lautorité publique qui puisse garantir la liberté daction en rétablissant la justice et en réformant progressivement tous les abus et tous les privilèges que le 169temps et les intérêts particuliers ont favorisés, de sorte que lÉtat se présente finalement comme le seul véritable garant de la liberté. Doù lidée quil existe « une autorité établie sur des fondements solides, qui, réprimant lindépendance sans opprimer la liberté, assure à jamais, avec lobservation des lois, lordre et la tranquillité dans lÉtat » (Turgot, 1750a, p. 206). Cest pour cette raison que tout lart de gouverner réside selon Turgot dans la nécessité de veiller principalement à satisfaire « les deux points sur lesquels roule la perfection des sociétés politiques, la sagesse et léquité des lois, lautorité qui les appuie » (ibid.).

De lautre côté, le système de « la réunion du bonheur et de la force », développé par Necker, assimile au contraire la liberté à lindépendance et repose donc sur « lart de léquilibre » (Necker, 1775, p. 173) entre les intérêts des propriétaires et la protection du peuple, dont la finalité est la sauvegarde de lordre public. Lintervention de lÉtat se trouve dès lors justifiée par la nécessité de contenir dans certaines limites la liberté qua le propriétaire de poursuivre son intérêt particulier, car « il nest de liberté salutaire que celle qui ne contrarie pas le bien général » (ibid., p. 149-150). Necker considère en effet que « la chose publique nentre point dans les calculs de lintérêt particulier, et cest aux lois seules à lui apprendre les sacrifices quil doit faire » (ibid., p. 45). Doù son idée que « la science des lois consiste à fixer les degrés où la liberté individuelle blesse lordre public » (ibid., p. 150) et cest cette conception qui vient expliquer sa position en matière de liberté du commerce des grains. En effet, indique Necker, « plus un homme abonde en facultés dune ou dautre espèce, plus il désire de les exercer sans obstacles ; mais plus un homme en est privé, plus il lui convient que la puissance des autres soit tempérée par des lois équitables ; telles sont celles qui sopposent à la liberté constante dexporter les grains ; elles peuvent mettre quelques bornes aux volontés de lhomme riche et aux prérogatives de sa propriété ; mais elles protègent le pauvre et lhomme qui vit de son travail, en prévenant la rareté de la denrée nécessaire à leur vie ; en empêchant, autant quil est possible, les variations dans les prix dont ils sont toujours la victime » (ibid., p. 151-152).

Cette divergence de point de vue à propos de la liberté, couplée aux conceptions distinctes en matière dinégalité et de connaissance, permet ainsi de comprendre pourquoi le système de Turgot et celui de Necker ne peuvent conduire quà des justifications différentes de laction publique.

170

Bibliographie

Botero, Giovanni [1589], De la raison dÉtat, Paris, Gallimard, 2014.

Burnand, Léonard [2009], Les pamphlets contre Necker, Paris, Classiques Garnier.

Charles, Loïc [2006], « Léconomie politique française et le politique dans la seconde moitié du xviiie siècle », in Ph. Nemo et J. Petitot (dir.), Histoire du libéralisme en Europe, Paris, Presses universitaires de France, p. 279-303.

Faccarello, Gilbert [1998], “Galiani, Necker and Turgot. A debate on economic reform and policy in 18th Century France”, in G. Faccarello (ed.), Studies in the History of French Political Economy. From Bodin to Walras, London, Routledge, p. 120-185.

Forbonnais, François Véron Duverger de [2016], Elémens du commerce. Principes et observations œconomiques, présentation et transcription par Jean-Daniel Boyer, Genève, Slatkine Érudition.

Grange, Henri [1974], Les idées de Necker, Paris, Klincksieck.

Haakonssen, Knud [1981], Lart du législateur, Paris, Presses universitaires de France, 1998.

Halévy, Élie [1901], La formation du radicalisme philosophique, 3 volumes, Paris, Presses universitaires de France, 1995.

Kaplan, Steven L. [2017], Raisonner sur les blés. Essais sur les lumières économiques, Paris, Fayard.

Machiavel, Nicolas [1531], Discours sur la première décade de Tite-Live, in Machiavel, Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1996.

Melon, Jean-François [1736], Essai politique sur le commerce, in Eugène Daire (éd.), Collection des principaux économistes, tome 1, réimpression de lédition de 1843, Osnabrück, Otto Zeller, 1966.

Minard, Philippe [2009], « La “réforme” en France et en Angleterre au xviiie siècle : sens et fortunes dun mot dordre », Revue dhistoire moderne et contemporaine, vol. 56, no 4bis, p. 5-13.

Monnier, François [2006], « La réforme impossible : Turgot et Necker », La Revue administrative, 59e Année, no 353, septembre, p. 456-463.

Necker, Jacques [1773], Éloge de Jean-Baptiste Colbert, in Œuvres complètes de M. Necker, publiées par M. le Baron de Staël, tome 15, Paris, Treuttel et Würtz, 1821.

Necker, Jacques [1775], Sur la législation et le commerce des grains, in Œuvres complètes de M. Necker, publiées par M. le Baron de Staël, tome 1, Paris, Treuttel et Würtz, 1820.

171

Necker, Jacques [1784], De ladministration des finances de la France, Lausanne, J.-P. Heubach, 3 volumes.

Ravix, Joël-Thomas & Romani Paul-Marie [1997], « Le système économique de Turgot », dans A.R.J. Turgot, Formation et distribution des richesses, Paris, GF-Flammarion.

Ravix, Joël-Thomas [2017], « Turgot et la physiocratie : les raisons dun divorce », dans Les voies de la richesse ? La physiocratie en question (1760-1850), sous la direction de Gérard Klotz, Philippe Minard et Arnaud Orain, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 193-218.

Riskin, Jessica [2003], “The Spirit of System and the Fortunes of Physiocracy”, History of Political Economy, Volume 35, Annual Supplement, p. 42-73.

Saint Girons, Baldine [1997], « Génie », Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de Michel Delon, Paris, Presses universitaires de France, p. 573-576.

Schelle, Gustave [1913-1923], Œuvres de Turgot et documents le concernant, Paris, F. Alcan, 5 volumes.

Sénac de Meilhan, Gabriel [1790], Des principes et des causes de la Révolution en France, Londres.

Shovlin, John [2006], The Political Economy of Virtue, Ithaca, Cornell University Press.

Skornicki, Arnault [2011], Léconomiste, la cour et la patrie, Paris, CNRS Éditions.

Smith, Adam [1776], Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 2 volumes, Paris, GF-Flammarion, 1991.

Steiner, Philippe [1998], Sociologie de la connaissance économique. Essai sur les rationalisations de la connaissance économique (1750-1850), Paris, Presses universitaires de France.

Thomson, Edward P. [1971], “The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century”, Past and Present, no 50, February, p. 76-136.

Turgot, Anne Robert Jacques [1748], « Recherches sur les causes des progrès et de la décadence des sciences et des arts ou réflexions sur lhistoire des progrès de lesprit humain (fragments) », in Schelle [1913-1923], vol. I, p. 116-142.

Turgot, Anne Robert Jacques [1750a], « Discours sur les avantages que létablissement du christianisme a procurés au genre humain », in Schelle [1913-1923], vol. I, p. 194-214.

Turgot, Anne Robert Jacques [1750b], « Tableau philosophique des progrès successifs de lesprit humain », in Schelle [1913-1923], vol. I, p. 214-235.

Turgot, Anne Robert Jacques [1751a], « Lettre à Madame de Graffigny sur les Lettres dune Péruvienne », in Schelle [1913-1923], vol. I, p. 241-255.

Turgot, Anne Robert Jacques [1751b], « Plan de deux discours sur lhistoire universelle », in Schelle [1913-1923], vol. I, p. 275-323.

172

Turgot, Anne Robert Jacques [1753-1754a], « Plan dun ouvrage sur le commerce, la circulation et lintérêt de largent, la richesse des états », in G. Schelle [1913-1923], vol. I, p. 276-287.

Turgot, Anne Robert Jacques [1753-1754b], « Sur la géographie politique (Fragments) », in Schelle [1913-1923], vol. I, p. 436-441.

Turgot, Anne Robert Jacques [1757], « Foire », in Schelle [1913-1923], vol. I, p. 577-583.

Turgot, Anne Robert Jacques [1759], « Éloge de Vincent de Gournay », in Schelle [1913-1923], vol. I, p. 595-622.

Turgot, Anne Robert Jacques [1769], « Première lettre au Contrôleur Général », in Schelle [1913-1923], vol. III, p. 111-129.

Turgot, Anne Robert Jacques [1778], « Lettre au Docteur Price », in Schelle [1913-1923], vol. V, p. 532-540.

1 Lauteur remercie les deux rapporteurs anonymes pour leurs remarques et leurs suggestions, qui ont contribué à éclaircir et conforter largumentaire de larticle. Il reste bien évidemment seul responsable des insuffisances et des erreurs qui pourraient subsister.

2 Ainsi, à propos du livre de Necker intitulé De ladministration des finances de la France (1784), Gabriel Sénac de Meilhan (1790, p. 55) écrit : « Cet ouvrage était inférieur à celui de Forbonnais, dont Necker avait suivi la trace ». Sur Forbonnais, on pourra consulter la présentation de Jean-Daniel Boyer dans Forbonnais (2016).

3 « Comme Galiani, Necker considère les circonstances et la prudente observation de faits contingents comme la seule méthodologie viable à lusage dun administrateur public » (Kaplan, 2017, p. 667).

4 En effet, lhypothèse retenue est que, « à partir du xviiie siècle, la rationalisation de la connaissance économique procède en étudiant dune manière de plus en plus précise les comportements intéressés des agents et le résultat de lagrégation de tels comportements dans le cadre dun système de marchés. Les réflexions économiques matérielles et les représentations populaires ne portent pas leurs regards aussi loin et se contentent, le plus souvent, de considérer les relations marchandes en général avec les problèmes utilitaires ou éthiques quelles soulèvent, ou les comportements réels ou supposés de tel ou tel agent, concret ou typique » (Steiner, 1998, p. 56).

5 Halévy distingue en fait une troisième réponse possible qui nest jamais retenue : celle supposant que « lidentification de lintérêt privé et de lintérêt général se fait spontanément, à lintérieur de chaque conscience individuelle, par le fait du sentiment de sympathie qui nous intéresse immédiatement au bonheur de notre prochain : et cest ce quon peut appeler le principe de la fusion des intérêts » (Halévy, 1901, I, p. 22).

6 « Un arrangement heureux des fibres du cerveau, plus ou moins de force et de délicatesse dans les organes des sens et de la mémoire, un certain degré de vitesse dans le sang, voilà probablement la seule différence que la nature met entre les hommes » (Turgot, 1748, p. 139).

7 Contre les physiocrates, Necker affirme que « la culture des terres, les manufactures et le commerce ne sont point des fonctions rivales, mais quelles sentraident mutuellement et concourent au même but » (ibid., p. 26).

8 Sur les utilisations de la notion desprit de système dans les débats du xviiie, on peut se reporter à Jessica Riskin (2003).

9 Pour une analyse de la notion de génie au xviiie siècle, on peut se reporter à Baldine Saint Girons (1997).

10 Cest pour cette raison quil récuse lidée de liberté défendue par les anciens, parce quelle lui paraît contraire au bonheur des sociétés : « Dans les anciennes républiques, la liberté était moins fondée sur le sentiment de la noblesse naturelle des hommes que sur un équilibre dambition et de puissance entre les particuliers ; lamour de la patrie était moins lamour de ses concitoyens quune haine commune pour les étrangers. De là, les barbaries que les anciens exerçaient envers leurs esclaves (…) ; de là, la tyrannie des grands envers le peuple dans les aristocraties héréditaires, le profond abaissement et loppression des peuples soumis à dautres peuples ; enfin partout, les plus forts ont fait les lois et ont accablé les faibles, et si lon a quelquefois consulté les intérêts dune société, on a toujours oublié ceux de lhumanité » (ibid., p. 209).

11 Pour plus de précisions, on peut se reporter à Ravix & Romani (1997).

12 La même approche, fondée sur la distinction entre deux formes de connaissance, est également adoptée par Smith (Haakonssen, 1981, p. 126) pour justifier « le système simple et facile de la liberté naturelle » (Smith, 1776, II, p. 308).

13 Turgot précise : « Ce nest pas que, dans des cas particuliers, il ne puisse y avoir un marchand fripon et un consommateur dupe ; mais le consommateur trompé sinstruira, et cessera de sadresser au marchand fripon ; celui-ci sera décrédité et puni par là de sa fraude ; et cela narrivera jamais fréquemment, parce quen général les hommes seront toujours éclairés sur un intérêt évident et prochain » (ibid., p. 603).