Aller au contenu

Classiques Garnier

Thorstein Veblen face à la première guerre mondiale Patriotisme, propriété absentéiste et impérialisme

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2020 – 2, n° 10
    . varia
  • Auteurs : Brette (Olivier), Chirat (Alexandre)
  • Résumé : L’article analyse les fondements et implications de la lecture que Thorstein Veblen a produite de la Première Guerre mondiale, à la lumière de son projet d’économie institutionnaliste et évolutionniste. Il identifie d’abord les fondements anthropologiques et institutionnels du fait belliqueux que Veblen étudie en le resituant dans l’histoire longue des sociétés. Il met ensuite en évidence les conditions institutionnelles, d’ordre technologique, économique et politique qui ont, selon lui, constitué le creuset de la Grande Guerre. Celle-ci apparaît comme le produit d’une situation historique caractérisée par la conjonction du machinisme, de la grande entreprise actionnariale et de l’impérialisme. Enfin, cette lecture permet d’éclairer son analyse des conditions qu’il juge indispensables à l’établissement d’une paix durable et les critiques qu’il adresse à l’essai de Keynes (1920).
  • Pages : 141 à 175
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406110644
  • ISBN : 978-2-406-11064-4
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11064-4.p.0141
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/12/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Veblen, Première Guerre mondiale, institutions, entreprise, impérialisme, patriotisme
141

Thorstein Veblen
face à la PremiÈre Guerre Mondiale

Patriotisme, propriété absentéiste et impérialisme

Olivier Brette

INSA Lyon

Triangle – UMR CNRS 5206

Alexandre Chirat

Université Lumière Lyon 2

Triangle – UMR CNRS 5206

Thorstein Veblen (1857-1929) est reconnu pour être un économiste iconoclaste. Parmi ses prises de position en tant quintellectuel public, par le média darticles de presse, on a régulièrement souligné son prétendu pacifisme. Toutefois, Capozzola (1999) a montré que la posture de Veblen au cours de la première guerre mondiale ne pouvait se résoudre dans la dichotomie simpliste entre « pro-guerre » et « anti-guerre1 ». Une telle vision ne suffit notamment pas à rendre compte de son appréhension des causes et des conséquences de la Grande Guerre, dont il fut un contemporain attentif. Lobjet de cet article est de montrer comment cet évènement sinscrit dans le cadre de son analyse institutionnaliste-historique de la dynamique du capitalisme, en particulier des mutations de lentreprise. Nous soutenons la thèse selon laquelle lanalyse que Veblen développe du conflit est indissociable de son ambition de renouveler profondément lobjet et la méthode de la science économique. Ainsi, la 142mise en évidence des fondements méthodologiques et anthropologiques de son projet déconomie « évolutionniste » ou « post-darwinienne » permet de mieux saisir sa lecture de la première guerre mondiale et sa vision des suites du conflit. Elle conduit notamment à relativiser laffirmation de Plotkin et Tilman selon laquelle, pour Veblen, la guerre serait « militaire et politique, non capitaliste » (2011, p. 135). Selon nous, lenjeu de léconomie véblénienne est moins de catégoriser les causes du conflit que de retracer le processus de « causalité cumulative » qui la rendue possible. Or, lanalyse que Veblen produit de ce processus le conduit à mettre en évidence des origines anthropologiques et historiques communes aux activités guerrières et aux pratiques commerciales et financières. Par ailleurs, les fortes réticences que manifeste Veblen lorsquil sagit de formuler des prédictions quant à lévolution des penchants belliqueux au sein des sociétés modernes et, partant, quant à la probabilité de survenue de nouveaux conflits, dérivent directement de sa conception « post-darwinienne » de lévolution institutionnelle. Les fondements institutionnalistes et évolutionnistes de lanalyse véblénienne de la première guerre mondiale et de ses suites ont déjà été relevés (Coulomb, 2004, p. 147 ; Coulomb & al., 2008, p. 376-377 ; Mampaey, 2009, p. 58-59). Cependant, la pleine compréhension de ces fondements et des implications quen tire Veblen exige dy revenir à partir dune lecture globale de son œuvre et notamment de son maître-ouvrage, The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts (1914), qui contient la version la plus aboutie de sa théorie de lévolution institutionnelle sur longue période (Brette, 2003, 2004a)2.

Nous commençons par rendre compte de lanalyse que Veblen fait des causes profondes de la guerre à partir dune double mise en perspective historique et anthropologique des sociétés occidentales (Section I). Pour Veblen (1914), la guerre doit être pensée comme un phénomène institutionnel dont il convient danalyser lémergence et lévolution dans le temps long de lhistoire des sociétés. Linstitutionnalisation de la guerre a constitué lune des principales manifestations des instincts de rivalité de lhomme, au même titre que celle de la propriété privée qui lui serait concomitante. En outre, Veblen affirme que les pratiques belliqueuses se sont développées à partir dun champ de connaissances 143particulier dans lequel il place également les compétences commerciales et financières. Au total, cette section a pour but de mettre en évidence les liens étroits que Veblen établit entre la guerre et les affaires.

La Section II nous conduit à resserrer la focale sur lanalyse que Veblen propose des causes propres à la première guerre mondiale. Celles-ci résident, selon lui, dans une conjonction historique particulière de conditions techniques (« lère de la machine »), juridiques (la distribution des droits de propriété et de contrôle sur les moyens de production) et politiques (limpérialisme des grandes puissances). La Grande Guerre se présente alors comme le produit dun « Nouvel Ordre » technico-politico-économique qui émerge au tournant du xxe siècle et qui se caractérise par le développement simultané du machinisme, du patriotisme et des sociétés par actions, fondées sur linstitution de la « propriété absentéiste » (Veblen, 1917, 1923). Cette approche de la guerre le conduit à développer une analyse de la symbiose des intérêts qui unit les grandes entreprises à lappareil dÉtat dans le cadre de ce quil nomme « limpérialisme démocratique » américain (Veblen, 1923)3. Nous soutenons que si Veblen met en évidence des différences entre les « États démocratiques » et les « États dynastiques », tels que lAllemagne et le Japon, celles-ci sont de degrés plutôt que de nature. Conformément à son projet évolutionniste, son objectif est moins de produire une typologie des formes dÉtats contemporains que de rendre compte des processus dévolution des structures institutionnelles à lœuvre parmi les pays engagés dans le conflit.

La troisième Section de larticle sattache à expliciter les conditions que Veblen juge nécessaires afin détablir une paix durable. La Grande Guerre lamène en effet à publier un traité sur La Nature de la paix au cours même du conflit (Veblen, 1917), ainsi quune recension éminemment critique de lanalyse menée par Keynes (1920) dans Les Conséquences économiques de la paix (Veblen, 1920). En cohérence avec son analyse des causes de la guerre, Veblen considère quun renversement de lordre politico-économique prévalent est un prérequis indispensable à lendiguement 144de nouveaux conflits entre les grandes puissances. Notre lecture visant à resituer son analyse de la Grande Guerre dans le cadre global de son économie institutionnaliste et évolutionniste permet de comprendre les liens unissant ses écrits sur la paix à sa vision de lexpérience bolchévique.

I. Aux origines du phénomène belliqueux :
les fondements anthropologiques
et institutionnels de la guerre

Lanalyse de la guerre développée par Veblen doit être resituée dans le cadre du projet scientifique dampleur que celui-ci souhaite mettre en œuvre dans le champ de léconomie. Veblen, en effet, entend rompre avec lapproche « statique » et « taxinomique » qui caractérise, selon lui, léconomie marginaliste ou « néoclassique4 », pour jeter les bases dune économie « évolutionniste » ou « post-darwinienne », quil définit en ces termes :

Une économie évolutionniste doit être la théorie dun processus de croissance culturelle telle quelle est déterminée par lintérêt économique, une théorie dune séquence cumulative dinstitutions économiques formulée en termes de son propre processus (Veblen, 1898c, p. 77)5.

Il sagit de renouveler profondément la méthode et lobjet de la théorie économique. Pour Veblen, toute « science moderne » se doit dappréhender les phénomènes quelle étudie dans une perspective « dynamique » et « non téléologique ». Cela signifie que la compréhension dun phénomène nécessite de prendre en compte sa place et son rôle dans un processus dévolution par nature ouvert, cest-à-dire dont lissue est a priori indéterminée et donc imprévisible. En outre, Veblen considère que 145léconomie doit se donner comme objet danalyse principal lévolution des « institutions », quil définit comme des « habitudes de pensée établies et communes à la généralité des hommes », dans une société donnée à une époque déterminée de son histoire (Veblen, 1909, p. 239). Ces modèles mentaux partagés sont un facteur essentiel de structuration des rapports sociaux. Selon Veblen, « lappareil institutionnel [est] le système habituel de règles et de principes qui régulent la vie de la communauté » (1914, p. 35). Si les institutions ont la force de lévidence pour les individus qui les suivent, la tâche principale des sciences sociales, et de léconomie en particulier, est de rendre compte du processus par lequel elles ont émergé, se sont reproduites et ont évolué au fil du temps. Faire de léconomie une science « post-darwinienne » implique donc que celle-ci sattache à étudier lévolution des institutions économiques en tant que processus de « causalité cumulative », sans préjuger de lorientation ni a fortiori de lissue de cette dynamique6.

Les institutions en vigueur dans une société névoluent pas indépendamment les unes des autres mais conjointement, dans la mesure où elles sont constitutives dun système qui présente une certaine cohérence cest-à-dire le « complexe culturel » (Veblen, 1909, p. 241). Pour Veblen, « le schème culturel est, en réalité, une seule et même entité faite de nombreux éléments imbriqués, dont aucun ne peut être grandement perturbé sans affecter le fonctionnement de tout le reste » (1904, p. 374). Dans The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts (1914), il jette les bases dune théorie de lévolution institutionnelle sur une très longue période qui le conduit à identifier quatre principaux « schèmes culturels » typiques dans lhistoire des sociétés humaines, dont la succession résumerait lévolution socio-économique du monde occidental : « lère sauvage », « lère barbare », dont il situe lapparition en Europe occidentale au milieu du néolithique, « lère artisanale », qui émerge au bas Moyen Âge et sétend jusquau 146xviiie siècle, et enfin « lère des machines » qui est aussi une « ère des affaires » (Brette, 2003).

Chacun de ces stades, à lexception du dernier, est caractérisé par une « logique institutionnelle » dominante – i.e. une orientation générale de pensée dominante, dans laquelle sinscrivent un certain nombre dinstitutions cohérentes entre elles et conformes à cette orientation – fondée sur des penchants instinctifs spécifiques. Sinspirant des travaux anthropologiques et psychologiques de son temps, Veblen considère que lêtre humain est mû par des instincts qui constituent autant de propensions fondamentales et héréditaires de laction humaine. Les instincts ont pour caractéristique première le fait de « suggérer, plus ou moins impérativement, une fin objective de leffort [an objective end of endeavour] » (Veblen, 1914, p. 3), mais sous une forme injonctive suffisamment vague pour permettre son adaptation au contexte dans lequel sinscrit lindividu7. Veblen distingue en particulier deux catégories dinstincts dont les manifestations sont largement antinomiques : linstinct du travail bien fait [instinct of workmanship] et linstinct de sympathie sociale [parental bent] dune part, les instincts de rivalité ou de prédation dautre part8.

Veblen affirme que le « stade primitif » des sociétés humaines a été caractérisé par la coexistence de petites communautés pacifiques dont le « schème culturel » était dominé par une « logique institutionnelle » fondée sur linstinct du travail bien fait et celui de sympathie sociale. Reprenant à son compte un argument darwinien, il considère que

[l]es principales conditions de la survie dans les circonstances [du stade originel de lhumanité] seraient une propension à tirer, de façon altruiste et 147impersonnelle, le maximum des moyens matériels disponibles et un penchant à mobiliser toutes les ressources de connaissances et de matière au service de la vie du groupe (Veblen, 1914, p. 36-37).

« Lère sauvage » aurait ainsi offert un environnement institutionnel favorable à laccumulation des connaissances techniques, notamment dans le domaine de lagriculture et de lélevage. Ce progrès technique aurait engendré une amélioration des conditions matérielles dexistence, jusquà permettre lapparition dun surplus, cest-à-dire « une accumulation de richesses au-delà des biens couramment nécessaires à la subsistance et au-delà du modeste lot deffets personnels qui nont de valeur que pour lhomme sauvage qui les détient » (ibid., p. 150). Daprès Veblen, cette capacité des sociétés à dégager un surplus économique aurait ouvert la voie à laffirmation des instincts de rivalité et à linstitutionnalisation de la propriété privée. Progressivement, se serait imposée une nouvelle « logique institutionnelle » fondamentalement différente de celle qui prévalait dans les « sociétés sauvages ». Ainsi,

[l]es communautés [] passent des coutumes et du penchant pacifiques plus ou moins précaires qui caractérisent les cultures primitives, à une attitude plus ou moins habituelle relevant de lexploit prédateur. Avec lavènement de la guerre vient le chef de guerre entre les mains duquel saccumulent lautorité et les avantages pécuniaires, plus ou moins proportionnellement au degré selon lequel les exploits et les idéaux belliqueux deviennent habituels dans la communauté (Veblen, 1914, p. 157).

Les sociétés entrent alors dans une « ère barbare » caractérisée par une stratification sociale en deux classes principales : une classe laborieuse chargée des activités technico-industrielles dune part et une classe parasitaire qui sexonère elle-même de tout travail productif au profit dactivités belliqueuses, politiques, sportives ou religieuses (Veblen, 1898b, p. 361).

Il faut toutefois se garder dinterpréter ce basculement des sociétés dans « lère barbare » comme le fruit dun strict déterminisme technologique (Brette, 2003). Une telle analyse contreviendrait aux principes fondamentaux de léconomie « post-darwinienne » que Veblen entend développer. Si le progrès technique constitue une condition sine qua non de lapparition de la guerre, il ne suffit pas à rendre compte de son institutionnalisation dans le cadre dun nouveau « schème culturel ». 148Le changement de « logique institutionnelle » dominante suppose la généralisation des habitudes de pensée « prédatrices » et, parallèlement, de celles portant à la « soumission ». Pour Veblen, la principale cause de cette généralisation se situe dans la « contamination » progressive des instincts du travail bien fait et de sympathie sociale par les instincts de rivalité. Ainsi, dans des « conditions propices de friction et de jalousie », comme lest une situation dans laquelle certains individus tentent de sapproprier le surplus de la communauté, lémulation dans le travail, que soutient spontanément linstinct du travail bien fait, va progressivement être détournée vers une émulation dans laffrontement physique, cest-à-dire la démonstration de force (Veblen, 1914, p. 42-43). Par ailleurs, les instincts de rivalité vont, selon Veblen, orienter linstinct de sympathie sociale vers le « sens de lhonneur » de la communauté et le dévouement au chef – autant dhabitudes de pensée dont le patriotisme contemporain conserve lhéritage (cf. Section II). Ainsi,

[l]e sentiment de lintérêt commun, qui est lui-même, pour lessentiel, une manifestation diffuse de linstinct de sympathie sociale, en vient, au mieux, à se focaliser sur la gloire de létendard plutôt que sur la plénitude de la vie de la communauté dans son ensemble, ou, plus couramment, en vient à se concentrer dans la loyauté, cest-à-dire lasservissement au chef de guerre reconnu et à ses successeurs dynastiques (Veblen, 1914, p. 161).

Les instincts de rivalité vont donc progressivement neutraliser lexpression de la propension au travail bien fait et du penchant de sympathie sociale. Ce phénomène de « contamination » est croissant, dans la mesure où senclenche un processus de rétroactions positives entre les instincts de rivalité et la « logique institutionnelle prédatrice ». Enfin, cette « logique institutionnelle » qui donne sa spécificité au « complexe culturel » des « sociétés barbares » en vient à être verrouillée, si bien que « lintérêt personnel supplante le bien commun dans les idéaux et les aspirations des hommes » (ibid., p. 160)9.

Si les instincts de rivalité prennent le pas sur les instincts du travail bien fait et de sympathie sociale, ceux-ci ne disparaissent pas de la population. Ils y demeurent à létat latent, et continuent dêtre transmis de 149générations en générations. Cette transmission héréditaire des instincts a une importance capitale dans le système de Veblen, puisquelle lui permet dexpliquer que les instincts du travail bien fait et de sympathie sociale ont pu saffirmer de nouveau dans lhistoire de lhumanité, lorsque lévolution des conditions institutionnelles de la rivalité la permis (ibid., p. 200). Veblen affirme à cet égard que le développement de la « logique institutionnelle prédatrice » a progressivement conduit à faire de laccumulation de la richesse le critère même de la distinction sociale, alors quelle nétait jusqualors quun témoignage des prouesses du guerrier. Comme il laffirme dans The Theory of the Leisure Class, « la propriété prit [dabord] la forme du butin, détenu comme un trophée attestant du succès de la razzia » (Veblen, 1899, p. 27). Puis, par un processus de « raffinement »institutionnel, les hommes en sont venus à considérer que « la richesse [était] elle-même intrinsèquement honorable et [conférait] lhonneur à son propriétaire », quelle que soit la façon dont elle était acquise (ibid., p. 29). Or, cette évolution des critères de distinction sociale aurait, selon Veblen, engendré une certaine pacification des rapports humains. Partant, elle aurait permis le développement dun contexte institutionnel plus favorable à lexpression de linstinct du travail bien fait, amorçant, par là même, la transition des sociétés occidentales vers « lère artisanale ». Ainsi,

le fondement de la croissance des institutions sest déplacé de la prouesse à la propriété consacrée par lusage. Sitôt que ce changement fut fermement établi, le développement du commerce, de lindustrie et dun système technologique est venu au premier plan des préoccupations. Lintérêt habituel porté à ces choses a alors réagi sur la nature des institutions en vigueur, accélérant ainsi la croissance des conditions favorables à son propre développement. [] Linstinct du travail bien fait et les sentiments qui lui sont associés en sont donc venus, par une gradation imperceptible, à reprendre la première place parmi les facteurs qui déterminent le cours de lhabituation et, partant, le caractère de la culture qui en résulte (Veblen, 1914, p. 203-204).

Cette évolution na toutefois pas conduit à réprimer toute expression des instincts de prédation, notamment dans la sphère politique. En effet, la fin du Moyen Âge et le début des Temps modernes sont une époque de formation des États que Veblen analyse en ces termes :

La construction de lÉtat était une entreprise concurrentielle de guerre et de politique, dans laquelle les pouvoirs dynastiques ou princiers rivaux cherchaient tous leur propre avantage aux dépens de tous ceux quil pouvait 150affecter. Étant essentiellement une entreprise prédatrice, ses moyens étaient ceux de la fraude et de la force (Veblen, 1923, p. 22).

Pour Veblen, quelle quait pu être lévolution ultérieure des États, ceux-ci portent en eux les motivations prédatrices qui ont présidé à leur formation (cf. Section II).

Lère artisanale voit également le développement du « système des Droits Naturels » qui conçoit la propriété privée comme un droit imprescriptible de lindividu et reconnaît à celui-ci un pouvoir discrétionnaire sur les biens quil possède. Cependant, Veblen considère que ce système, qui était adapté aux exigences de lartisanat et du petit commerce, natteint sa maturité que dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle, à une époque où, précisément, léconomie artisanale commence à céder le pas à lindustrie mécanique (Veblen 1914, p. 287, 341-342). La mécanisation et lintégration croissantes des processus productifs qui marquent lentrée des sociétés humaines dans « lère de la machine » conduisent progressivement à lémergence de grandes entreprises, organisées sur la base dune division des fonctions entre, dun côté les « emplois industriels » concernés par les activités productives, et, de lautre les « emplois pécuniaires » ayant pour objet la conduite des activités commerciales et financières (Veblen, 1901). La persistance, dans le cadre de « lère des machines », des principes juridiques hérités de « lère artisanale » conduit ainsi à conférer le pouvoir de direction de lentreprise aux propriétaires de ses actifs (absentee owners) et à leurs mandataires. Cela signifie que le contrôle ultime du système productif « industriel » revient légalement à des acteurs qui non seulement nont aucune compétence pour les gérer mais ont en vue des objectifs « pécuniaires » – i.e. la recherche du plus grand profit net possible – dont la poursuite ne garantit en aucune façon la satisfaction de lintérêt matériel de la société dans son ensemble (Brette, 2004b).

Pour Veblen, les sociétés capitalistes du début du xxe siècle sont dès lors caractérisées par un « schème culturel » incohérent et par là même instable. Celui-ci reposerait principalement sur deux « logiques institutionnelles » contradictoires dont aucune naurait véritablement réussi à prendre le pas sur lautre : dune part, une « logique » industrielle fondée sur linstinct du travail bien fait et issue des habitudes daction développées au contact des processus mécaniques par les ouvriers et, plus encore, les techniciens et les ingénieurs – « la logique du processus 151de la machine » – et, dautre part, une « logique » pécuniaire assise sur les instincts de rivalité et linstitution de la propriété privée héritée de « lère artisanale » – « la logique du système des prix »(Veblen, 1914, p. 190, 310-311). Ainsi, le capitalisme moderne serait fondé sur un « conflit de forces institutionnelles », en labsence dun principe de régulation ultime, cest-à-dire dune « logique institutionnelle » dominante, susceptible de le trancher (Veblen, 1904, p. 376). Selon Veblen, ce conflit serait lexpression dune incohérence majeure dans le « complexe culturel » des sociétés occidentales du début du xxe siècle, si bien que le « Nouvel Ordre » que constitue le capitalisme daffaires ne constituerait à ses yeux qu« un agencement inadapté[a misfit] » (Veblen, 1923, p. 210). En outre, de cette incohérence découlerait une profonde instabilité de ce système institutionnel dont Veblen pense quil sera, tôt ou tard, supplanté par un nouveau « schème culturel » dans lequel saffirmera une « logique institutionnelle » dominante (Veblen, 1904, p. 400). Conformément aux principes méthodologiques de son économie « évolutionniste », Veblen se refuse néanmoins à préjuger de lissue de ce conflit institutionnel. Sil envisage la possibilité de laffirmation dune « logique institutionnelle » de nature industrielle, à travers, par exemple, linstauration dun « soviet de techniciens » (Veblen, 1921 ; Brette, 2004b), il nexclut pas une exacerbation des instincts de rivalité, dans le « patriotisme » et « limpérialisme » (Veblen, 1923, p. 426-445). À cet égard, Veblen se distingue des auteurs marxistes, notamment des plus orthodoxes, auxquels il reproche leur lecture « téléologique », quil juge scientifiquement dépassée, de lévolution des sociétés :

Il est parfaitement impossible, dans une optique darwinienne, de prédire si le « prolétariat » continuera à œuvrer pour la révolution socialiste ou sil sen détournera de nouveau et épuisera ses forces dans le vaste désert du patriotisme. Cest une question dhabitude et de propension innée, ainsi que de champ de stimuli auxquels le prolétariat est exposé et sera conduit à être exposé. Ce qui peut en résulter nest pas un problème de cohérence logique, mais de réponse au stimulus (Veblen, 1907, p. 442).

Au terme de cette première section, il apparaît que, pour Veblen, la guerre est un phénomène institutionnel dont la compréhension des causes profondes exige une mise en perspective historique et anthropologique. Celle-ci le conduit à rattacher les activités belliqueuses à un ensemble de pratiques parasitaires dont la caractéristique commune 152est de permettre aux groupes sociaux qui les mettent en œuvre de sapproprier les fruits de lefficacité technique de la communauté, sans contribuer eux-mêmes à leur production. Ainsi, il est significatif que Veblen voit dans linstitutionnalisation de la guerre un phénomène consubstantiel à celle de la propriété privée, lune et lautre constituant des manifestations des instincts de prédation. Ce sont ces mêmes instincts qui ont, selon lui, sous-tendu laccumulation dun champ de connaissances, quil qualifie de « pragmatiques » au sens où elles visent lintérêt dun individu ou dun groupe social aux dépens dautres individus ou groupes sociaux (Brette, 2004a, p. 57-67). Veblen voit dans lart de la guerre et les compétences commerciales et financières deux expressions caractéristiques de cette forme de connaissances. Celles-ci sopposent aux connaissances techniques, fondées sur linstinct du travail bien fait, dont la finalité est ladaptation matérielle de lhomme à son environnement, et quil considère comme le facteur de production premier conditionnant la productivité de tous les autres (terre, travail, outils, machines). Le savoir technique constitue un stock dont la croissance et la transmission sont le fait de la société tout entière (Brette, 2004b). Inversement, les « connaissances pragmatiques » sont linstrument de lappropriation des ressources productives de la société et de leur produit, au service dintérêts particuliers, et ce aux dépens du bien commun. La mise en évidence des liens étroits qui, pour Veblen, unissent la guerre aux activités commerciales et financières – « les affaires » – constitue la toile de fond indispensable à la compréhension de son analyse de la Grande Guerre. Elle justifie la nécessité danalyser les conflits modernes entre nations à laune dune opposition, transnationale celle-ci, entre des « intérêts établis » (vested interests) dans les sphères politique et économique, et « lhomme ordinaire » (the common man), pour la jouissance de lefficacité productive de lhumanité (Veblen, 1919b).

153

II. Les conditions institutionnelles
de la Grande Guerre

Si Veblen propose une analyse institutionnaliste de lorigine de la guerre en tant que phénomène considéré dans sa généralité, il a également proposé une analyse détaillée du contexte institutionnel spécifique de la première guerre mondiale. Son analyse se fonde, conformément à sa méthodologie, sur létude des interactions qui unissent trois grands ordres dinstitutions : lordre technologique, lordre économique et lordre politique. Nous avons indiqué précédemment que létat des arts industriels caractéristique du premier quart du xxe siècle – cest-à-dire létat du stock de connaissances techniques atteint et les conditions matérielles de production qui lui sont associées – était le machinisme. Pour Veblen (1917, p. 5) larmement moderne dépend de « lusage direct des arts industriels » que sont capables de mettre en œuvre les nations. La guerre repose désormais de manière inédite sur la faculté à mettre en branle lensemble du système technique et industriel national : « les exploits qui comptent dans cette guerre [la guerre moderne] sont des exploits technologiques ; ce sont les exploits de la science technologique, des équipements industriels et de la formation technologique » (ibid., p. 304). Veblen note de surcroît que la vitesse à laquelle les entreprises guerrières peuvent être mobilisées et les possibilités dendoctrinement des populations sous la forme du « nationalisme militant » se trouvent accrues par le développement des moyens de transport et de communication. Les arts mécaniques ont également une influence directe sur la stratégie militaire. Dès 1917, Veblen écrit que larmement moderne favorise la « guerre offensive », et donc les potentialités de succès de larmée qui attaque, clôturant « lère de larmement défensif et de léquilibrage diplomatique10 ». Ainsi, lordre institutionnel technologique est en tant que tel susceptible de rendre la paix « précaire » (ibid., p. 18, 21, 202, 230, 310). Pourtant, Veblen rend également compte du fait que lintégration croissante des processus productifs requis par la mécanisation 154est susceptible dengendrer laffaiblissement progressif des barrières nationales, du fait de la reconnaissance de linterdépendance technique des nations. Les habitudes de pensées mécanistes favorisées par létat des arts industriels sont susceptibles datténuer les croyances spirituelles, en particulier le sens de lhonneur national (ibid., p. 198, 218). Dès lors, ce sont les relations de cet ordre institutionnel technologique aux autres institutions du complexe culturel – la propriété absentéiste, le patriotisme et limpérialisme – qui permettent de rendre compte de la conjonction historique unique qui a rendu possible la Grande Guerre (ibid., p. 197).

Comme nous lavons déjà souligné, Veblen soutient que le système institutionnel caractéristique du capitalisme moderne est instable, dans la mesure où saffrontent, au sein des grandes entreprises et plus largement dans la société, la logique de linstinct du travail bien fait et de la coopération – requise par la technologie – et la logique des instincts prédateurs et de la concurrence – fondée notamment sur la propriété privée. Lémergence des sociétés par actions, dirigées et contrôlées par des « propriétaires absentéistes », qui ne prennent pas part aux processus industriels de production, accroît la dissociation entre lintérêt privé des affaires et lintérêt matériel de la communauté (Veblen, 1917, p. 161, 250 ; 1923, p. 95, 98). Les entreprises daffaires modernes, qui agissent sur des marchés essentiellement oligopolistiques, mettent en œuvre ce que Veblen nomme le « sabotage capitaliste » – retard, obstruction, interruption – afin de réduire volontairement la production et maintenir des niveaux de profits élevés au détriment des consommateurs (1917, p. 161-167)11. Dès 1904 et son livre The Theory of Business Enterprise, Veblen affirme que les guerres de conquête sont un moyen deffectuer des dépenses de gaspillage, ce faisant de faire face à la sous-consommation, mais aussi de trouver de nouveaux débouchés pour les investissements de capitaux afin déviter des crises économiques sévères. Cette lecture de la guerre, nourrie par sa vision du conflit de 1898 entre lEspagne et les États-Unis, appelle deux remarques. Premièrement, Veblen est ici 155imprégné des thèses de John A. Hobson sur limpérialisme (Hobson, 1902)12. Deuxièmement, comme Cypher (2008, p. 44-46) et Mampaey (2009, p. 68-70) lont souligné, Veblen rend compte de la logique de ce que lon a appelé, après la seconde guerre mondiale, le « keynésianisme militaire ». La guerre, affirme-t-il, favorise « lemploi de la pleine efficacité productive de lappareil industriel » (Veblen, 1904, p. 251-252, 296 ; 1917, p. 206). En résumé, Veblen considère que les guerres ont une nature éminemment commerciale – un héritage de la période mercantiliste – et des effets puissamment redistributifs – parasitaires en lespèce – puisquelles permettent de restaurer les profits privés en soutenant lactivité économique, moyennant un coût public supporté par lensemble de la collectivité.

Après la première guerre mondiale, Veblen a réaffirmé sa thèse selon laquelle celle-ci fut menée au profit des « intérêts établis », « la propriété absentéiste » étant désormais « lintérêt principal et immédiat qui contrôle la vie des hommes civilisés » (1923, p. 3). Cette lecture repose sur une hypothèse relative à lordre institutionnel politique, à savoir que les États modernes « sont organisés et administrés » par et pour « la classe qui représente les intérêts des affaires » (1917, p. 165)13. Cette caractérisation pose la question des différences entre ces États dits démocratiques (Royaume-Uni, États-Unis, France notamment) et les États impériaux (Allemagne, Japon). Veblen (1915a) soutient que les seconds sont dirigés par des autorités qui manifestent des penchants belliqueux marqués et exercent un contrôle coercitif étroit sur la masse de la population, qui leur voue, en retour, un respect empreint dune quasi-dévotion. Les institutions politiques des États impériaux sont directement héritées de lépoque féodale. Les relations entre les gouvernants des États dits modernes et leur population respective ont, quant à elles, évolué depuis 156la fin du Moyen Âge. Le Royaume-Uni a été le pays précurseur de cette évolution compte tenu, dune part de sa situation dinsularité, qui la relativement préservé des conflits continentaux, et dautre part de son industrialisation précoce. Celle-ci a induit le développement dhabitudes de pensée « matérialistes », « impersonnelles » et « qui sen tiennent aux faits [matter-of-fact] », lesquelles ont nourri un certain scepticisme de la population à légard des diverses autorités consacrées (Veblen 1915a, p. 85-144). Les États modernes « démocratiques », qui sont issus de cette évolution institutionnelle, présentent donc des caractéristiques distinctes de celles des États impériaux (Coulomb, 2004, p. 148 ; Mampaey, 2009, p. 61-62). Alors que les premiers sont désormais totalement inféodés aux intérêts des affaires, laction des seconds reste tendue vers un objectif ultime daffirmation de leur puissance politique au service duquel ils semploient à mobiliser les milieux daffaires (Veblen, 1917, p. 192-199).

Pour autant, Veblen considère que les différences qui existent entre ces deux formes dÉtat, et entre les liens quils entretiennent respectivement avec leur population, est plus affaire de degrés que de nature (Veblen, 1915a, p. 57, 100 ; Le Goff, 2019, p. 94). La conduite de la politique dans les États démocratiques, tout autant que dans les États impériaux, est essentiellement dictée par les objectifs parasitaires dune coalition d« intérêts établis », et non par les besoins du peuple (i.e.the common man) (Veblen, 1904, p. 284-286 ; 1919a, p. 175 ; 1919b, p. 125 ; 1921, p. 11-12, 22-26). La guerre est un moyen mobilisé par les États démocratiques comme par les États impériaux pour satisfaire leurs objectifs. Les entreprises guerrières que sont le protectionnisme – protection tarifaire et subventions aux entreprises nationales – et les conquêtes impérialistes – lextension territoriale permettant de se réserver des marchés – constituent la mise en œuvre du sabotage capitaliste à léchelle internationale. À linstar du sabotage capitaliste réalisé à léchelle nationale, la finalité recherchée est le profit privé au détriment de lintérêt matériel de la communauté (Veblen, 1917, p. 24-26, 66 ; 1921, p. 20, 53-54). Cest la raison pour laquelle Veblen se prononce à plusieurs reprises en faveur du libre-échange14. Il est de 157ceux qui estiment, de surcroît, que rendre les nations économiquement interdépendantes est susceptible non dempêcher, mais au moins de limiter la guerre (Veblen, 1917, p. 205-206, 264-265, 292)15. La littérature secondaire a souvent insisté sur lidée selon laquelle Veblen accordait une place primordiale aux facteurs idéologico-politiques dans son explication de la Grande Guerre (Edgell et Townshend, 1992 ; Plotkin 2010). Lessence de la guerre serait pour Veblen « militaire et politique, non capitaliste », selon Plotkin et Tilman (2011, p. 135). Or, nous avons montré précédemment que, pour Veblen, la guerre et les affaires ressortissent à la même culture prédatrice16. En outre, sa conception de lÉtat moderne, comme institution certes politique mais assujettie aux intérêts des affaires, nous a conduits à soutenir que Veblen avait pensé la première guerre mondiale comme un phénomène indissociablement politique et capitaliste. Cette interprétation peut être étayée en considérant limportance quil accorde aux interactions entre les ordres économique et politique dans son analyse de lAllemagne impériale dune part et des États dits démocratiques dautre part.

Dans lensemble, le but de Imperial Germany (Veblen, 1915a) est de retracer la trajectoire institutionnelle de ce pays, pour comprendre sa situation singulière à laube de la première guerre mondiale, une situation caractérisée par la conjugaison dun système technique des plus modernes et des institutions politiques largement héritées de lépoque féodale (voir aussi 1917, p. 194). De façon générale, Veblen soutient que le rythme dévolution des institutions est plus lent que celui des avancées techniques, si bien que les premières se trouvent fréquemment mal adaptées à létat des secondes. Toutefois, il considère que ce décalage atteint un niveau exceptionnel dans le cas de lAllemagne impériale du 158début du xxe siècle. La raison en est que lindustrialisation de ce pays ne sest pas fondée sur un processus endogène dinnovations, mais sur limportation des techniques qui avaient été développées en Grande-Bretagne (Veblen, 1915a, p. 82). Or, pour Veblen, « dans le passage dune communauté à une autre, les éléments technologiques ainsi empruntés ne véhiculent pas les autres éléments culturels périphériques qui sont nés dans leur sillage, au cours de leur développement et de leur utilisation » (ibid., p. 83). Autrement dit, lAllemagne na pas connu les effets que lindustrialisation a exercés sur le système institutionnel britannique, ce dautant moins que le processus de rattrapage technologique allemand a été particulièrement rapide17. En effet, non seulement lAllemagne a pu tirer parti a posteriori de lexpérience britannique, mais la mise en œuvre des techniques de production mécanique a été peu contraignante du point de vue de la formation de la main dœuvre (Veblen, 1915a, p. 126-128 ; Arrow, 2000, p. 175).

Selon Veblen, deux groupes sociaux auraient joué un rôle déterminant dans la trajectoire du pays : « les capitaines dindustrie allemands » – épaulés de cadres ayant reçu une formation technique et industrielle et pouvant mobiliser une main dœuvre relativement efficace et docile – dune part, et « le pouvoir dynastique » dautre part18. Les premiers auraient été dautant plus enclins à investir dans limportation des techniques britanniques de production mécanique que leurs choix dinvestissement nétaient pas gouvernés par la recherche dune rentabilité maximale mais satisfaisante (Veblen, 1915a, p. 186-190)19. Le pouvoir impérial serait, quant à lui, parvenu à sadapter efficacement aux avancées techniques, en tirant parti du développement industriel pour asseoir sa domination. Ainsi,

159

[p]ar une gestion judicieuse des hommes dÉtat dynastiques qui avaient en charge la direction de la politique et le contrôle de lappareil administratif, laccroissement rapide de lefficacité matérielle de la communauté allemande, dû à lintroduction de létat des arts industriels moderne, a été mis avec succès au service de lÉtat, à un degré inégalé dans les autres pays dEurope occidentale (Veblen, 1915a, p. 77).

Daprès Veblen, les dirigeants de lAllemagne impériale auraient largement orienté les capacités industrielles de la nation aux fins de leur politique belliqueuse20. Ils auraient compris, en effet, que la guerre était le seul moyen pour eux daccroître leur domination non seulement vis-à-vis de lextérieur, mais aussi et surtout dans les frontières de leur propre pays. De fait, les hommes dÉtat allemands devraient principalement leur maintien au pouvoir, au « soutien loyal du sentiment populaire » quils auraient réussi à sassurer par des « guerres victorieuses » et par « les effets disciplinaires de la préparation guerrière et de lendoctrinement tourné vers larrogance et les ambitions belliqueuses » (Veblen, 1915a, p. 77-78, 207-214). En cultivant un état desprit nationaliste dans la population, le pouvoir impérial serait parvenu à entretenir lallégeance du peuple à son autorité. Les dirigeants allemands auraient mobilisé à cette fin les différentes composantes des « connaissances pragmatiques » (cf. Section I) en leur possession : lart de la guerre, la rhétorique belliqueuse et nationaliste et leur maîtrise des moyens de coercition, tels qu« un système de surveillance bureaucratique et dinterférence constante dans la vie privée des sujets », « [un] exercice draconien du pouvoir policier et un libre recours aux abus juridiques » (ibid., p. 77, 208).

La lecture que fait Veblen de la dynamique institutionnelle de lAllemagne est à mettre en rapport avec son analyse des relations entretenues entre les dirigeants politiques, les milieux daffaires et la masse de la population dans les pays démocratiques. Veblen met en évidence lexistence dune collusion entre les dirigeants des États démocratiques et les hommes daffaires de ces mêmes pays, dont lobjectif serait de maintenir les règles dorganisation sociale en vigueur et, en premier lieu, 160celles régissant la propriété privée. Les moyens de cette action collective conservatrice, au sens où elle viserait un statu quo institutionnel, ne différeraient pas en nature – mais en degrés – de ceux mobilisés dans les États dynastiques : le recours à la force policière et aux tribunaux (Veblen, 1921, p. 83-86 ; 1923, p. 410), lélaboration et la propagation dune « rhétorique réactionnaire » (Veblen, 1904, p. 340-341), la propagande patriotique voire nationaliste, le contrôle des moyens de communication et du système éducatif (Veblen, 1904, p. 382-391 ; 1918a ; 1921, p. 22-26). Parmi ces différents moyens, Veblen accorde un intérêt particulier au patriotisme, quil considère comme un élément idéologique majeur du schème culturel des nations à laube de la première guerre mondiale. Il le définit comme « un sentiment de particularisme », « un sentiment démulation » qui trouve « sa pleine expression » dans les « entreprises guerrières » (Veblen, 1917, p. 33-38)21. Sil sy intéresse, cest parce que lesprit guerrier précède toujours lentrée en guerre (Veblen, 1917, p. 4). À lencontre des interprétations qui soutiennent que la guerre chez Veblen est essentiellement politique, en se fondant sur limportance quil accorde à lanalyse du sentiment patriotique, il faut rappeler quil lanalyse toujours dans le cadre de « lère culturelle » où elle sinscrit – soit dans le cadre spécifique des structures capitalistes en ce qui concerne la première guerre mondiale. Le patriotisme est à ses yeux le symptôme de la tentative dunification des intérêts divers derrière lidée dhonneur national, tentative factice dans la mesure où les sociétés modernes sont composées de deux grandes classes aux intérêts divergents : la classe de ceux qui possèdent et commandent et la classe de ceux qui travaillent et obéissent (Veblen, 1917, p. 31, 53)22. En dautres termes, le patriotisme nest pas un phénomène susceptible de se comprendre en dehors des structures économiques et technologiques spécifiques de la fin du 161grand dix-neuvième siècle. Dans les sociétés contemporaines, la plupart des hommes ne manifestent pas spontanément un penchant particulier pour les hostilités.

[E]n labsence de provocation particulière, la masse ordinaire de la population étant occupée à satisfaire dautres mobiles et nayant pas dinclination naturelle au combat pour lui-même, elle sen désintéressera facilement pour se laisser aller à des habitudes de pensée pacifiques, si bien quelle en viendra ordinairement à penser les relations humaines, voire les relations internationales, en termes de paix, si ce nest damitié (Veblen, 1915a, p. 58).

Cest donc bien dans le patriotisme ou le nationalisme quil faut chercher lorigine de ladhésion populaire à la guerre dans les sociétés capitalistes23. Mais lorigine de ce patriotisme réside lui-même dans lhabileté avec laquelle il est entretenu par les « intérêts établis » de la politique et des « affaires ». À ce sujet, Veblen affirme :

La principale utilisation matérielle du penchant patriotique des populations modernes semble [] être lusage quen fait une classe limitée de personnes engagées dans le commerce extérieur ou dans des affaires qui entrent en concurrence avec lindustrie étrangère. Il sert leur gain privé en cautionnant efficacement une entrave au commerce international qui ne serait pas tolérée dans la sphère nationale. Ce faisant, il a aussi leffet secondaire et plus funeste dattiser la rivalité entre les nations et de susciter des revendications et des ambitions inconciliables nayant aucune valeur matérielle, mais un impact considérable dans le sens dune incitation à la désunion internationale et à une rupture subséquente de la paix (Veblen, 1917, p. 75-76).

Enfin, la guerre moderne nest pas réductible à une conséquence involontaire de la manipulation du sentiment patriotique par les « intérêts établis », puisque « les opérations de guerre [elles-mêmes] sont entreprises, totalement ou en partie, en vue de préserver ou détendre la pratique des affaires » (1917, p. 156). Ces conquêtes impérialistes nourrissent le patriotisme, en tant qu« actif intangible ou immatériel » mais elle naméliore en rien le bien-être matériel de la population (Veblen, 1917, p. 27)24. Veblen nen estime pas moins que la critique pacifiste 162consistant à mettre en évidence cette « inutilité matérielle » des guerres est vaine (1917, p. 72-73). On peut en effet douter de lefficacité du procédé consistant à opposer une croyance spirituelle relative à un intérêt immatériel à un argument utilitariste relatif à un intérêt matériel25.

Au terme de cette section, il apparaît que lanalyse que Veblen a produite de la première guerre mondiale sinscrit dans le prolongement direct de sa théorie de lévolution institutionnelle de longue période, qui constitue lobjet central de son économie « évolutionniste » ou « post-darwinienne ». Veblen met dabord en évidence les caractéristiques institutionnelles du contexte dans lequel sinscrit la montée vers la guerre. Celui-ci consiste en un agencement spécifique de forces institutionnelles qui relèvent respectivement dune logique technico-industrielle (fondée sur le machinisme), économique ou « pécuniaire » (celle de la « propriété absentéiste » et, plus généralement, des « affaires ») et politique (la logique de puissance portée par les hommes dÉtat et leur administration). Les « hommes ordinaires » sont de moins en moins portés à la guerre, à mesure notamment que leur exposition aux processus mécaniques les conduit à développer des institutions qui ressortissent à la logique industrielle. A contrario, les intérêts établis de la politique et de léconomie voient dans les conflits armés un moyen de servir les finalités parasitaires qui leur sont propres et dont nous avons mis en évidence les fondements historiques et anthropologiques (Section I). Dès lors, la différence entre les États démocratiques, tels que le Royaume-Uni, les États-Unis et la France, et les États dynastiques, tels que lAllemagne et le Japon, ne doit pas être surestimée. Certes, les 163premiers se distinguent des seconds par le fait que leur population a été exposée depuis plus longtemps aux effets institutionnels du machinisme. Ses penchants belliqueux sen sont trouvés amoindris comparativement à ceux des « hommes ordinaires » allemands. Par ailleurs, les intérêts établis des États démocratiques sont de plus en plus dominés par des objectifs pécuniaires plutôt que par des finalités de puissance politique et militaire per se, lesquelles demeurent au premier rang des objectifs des États dynastiques. Néanmoins, ces différences sont plus de degrés que de nature. Les États démocratiques, comme les États dynastiques, poursuivent des fins qui sont contraires à lintérêt de la masse de la population. Les premiers, comme les seconds, semploient à détourner lefficacité productive de la société à leurs propres fins économiques et politiques. Les dirigeants des États démocratiques, comme ceux des États dynastiques, conçoivent la guerre comme un moyen au service de leurs objectifs parasitaires. Aussi mobilisent-ils des stratégies similaires de propagande patriotique afin denrôler les hommes ordinaires dans des entreprises militaires et économiques contraires à leur intérêt. In fine, en cohérence avec les principes de son économie « évolutionniste », lenjeu de lanalyse de Veblen est moins taxinomique (produire une classification des types dÉtats) que processuel. Il sagit de retracer la dynamique conjointe des forces institutionnelles, telles quelles se développent et se diffusent dans et entre les nations parties-prenantes au conflit. Cest dans la même perspective quil aborde la question des suites de la guerre.

III. Les consÉquences de la Guerre
et les conditions institutionnelles
dÉtablissement dune paix durable

Lobjectif de The Nature of Peace and the Terms of its Perpetuation, publié dès 1917, est de parvenir à établir les conditions qui permettraient datteindre une paix durable. Veblen indique dans la préface de louvrage ne pas vouloir adopter une posture moralisatrice ou idéaliste, dans la mesure où les vœux pieux des pacifistes contre la guerre ne permettent 164pas de bâtir les fondements institutionnels dune paix durable (1917, p. 2). Dès lors, il distingue trois perspectives potentielles de paix à court terme. La première solution au conflit est ce quil nomme « la paix sans honneur », laquelle se traduirait par la victoire et la domination des États dynastiques (1917, p. 118)26. Une telle paix ne serait toutefois pas durable, dans la mesure où la raison dêtre et le fondement du pouvoir des États dynastiques résident précisément dans les entreprises belliqueuses que ceux-ci entreprennent. Veblen soppose ainsi aux pacifistes qui souhaitent la paix à tout prix, nonobstant les conséquences à long terme dune éventuelle soumission à ces États dynastiques (1917, p. 132-133). De surcroît, il peine à croire que les États démocratiques puissent se résoudre à une telle paix, dans la mesure où ces derniers sont tout autant patriotiques (1917, p. 219). Compte tenu de ce patriotisme, Veblen en vient à envisager la possibilité d« une paix avec les honneurs ». Cette paix, respectueuse des sentiments dhonneur national, reposerait sur le fameux « équilibre des pouvoirs » entre les nations européennes27. Cest dans ce cadre que Veblen discute lidée répandue, notamment par le président Wilson, de la création dune Ligue internationale pour la paix. Cette solution se trouve néanmoins confrontée non seulement aux effets de la technologie qui favorise la guerre offensive, mais aussi à lexistence même des États dynastiques, dont la légitimité repose sur des entreprises impérialistes (1917, p. 107). Veblen la considère donc comme hautement improbable. La troisième solution envisagée, tenant compte de la nature belliqueuse des États dynastiques, implique de « pacifier » lAllemagne et le Japon, par lélimination des pouvoirs impériaux (1917, p. 117).

Veblen interroge précisément les possibilités dintégration des États impériaux dans la Ligue pour la paix. Il répète le point fondamental selon lequel leurs « intentions pacifiques » ne peuvent que rester sujettes au doute puisque leur « but supérieur » est « lentreprise guerrière28 ». 165Il faut donc nécessairement donner à la Ligue des moyens et assez de force pour lui permettre de contraindre lensemble des États à « réaliser la paix ». Si tel nest pas le cas, lAllemagne lintègrera « comme un sauvage alcoolisé armé dun pistolet ». Veblen doute toutefois fortement de la volonté des establishments nationaux de se soumettre à une telle juridiction internationale29. Mais, si les États dynastiques ne sont pas intégrés dans la « juridiction de la ligue », celle-ci ne sera rien dautre quune « coalition de nations » démocratiques contre les nations dynastiques, qui ne pourra garantir létablissement dune paix durable. La conclusion de Veblen est sans appel : « sans la chute définitive du pouvoir impérial, aucune ligue pacifique des nations ne pourra devenir autre chose quun simple armistice » (1917, p. 234-239). Il précise toutefois bien que la guerre doit être faite à lÉtat allemand et non au peuple. Il faut moins rechercher la victoire de lEntente que la défaite de la coalition de lAllemagne impériale, et lémergence dune Allemagne démocratique. Le programme proposé à cet égard par Veblen repose sur six points fondamentaux (1917, p. 271-272) :

1. Lélimination de lestablishment impérial.

2. La destruction de léquipement guerrier.

3. Lannulation de la dette publique.

4. La confiscation des ressources industrielles ayant contribué à leffort de guerre.

5. La prise en charge des dettes de guerre par la Ligue.

6. Lindemnisation pour les dommages causés aux civils dans les territoires envahis.

Ces propositions sinscrivent dans lanalyse des conditions de paix à court terme. Mais, ayant traité des causes profondes de la guerre, Veblen sintéresse également aux transformations institutionnelles requises pour mettre en œuvre une paix durable. Il estime que la prédominance des intérêts établis des affaires dans la politique des États modernes entre en contradiction avec les transformations nécessaires pour établir cette paix. Héritiers du mercantilisme, les investissements à létranger, qui 166vont alors de pair avec des politiques impérialistes visant à les sécuriser, constituent une extension croissante des intérêts des affaires qui, loin de renforcer le sentiment dinterdépendance des nations, excite les jalousies nationales (1917, p. 287-290, 297). En outre, il considère que le fondement juridique du système économique moderne, cest-à-dire le régime du droit de propriété hérité de « lère artisanale », est devenu « obsolète » eu égard au développement du machinisme et à la croissance de la taille des entreprises (cf. Section I). À cet égard, la Grande Guerre a joué un rôle de révélateur. Elle a tout dabord montré la nécessité dun recours à la planification de la production afin de parvenir à des résultats matériellement efficaces (1917, p. 159-160). En dautres termes, elle a mis en lumière les défaillances – les échecs de coordination en particulier – du système de marché ainsi que lexistence du « sabotage » capitaliste30. Elle a également permis à « lhomme ordinaire » de constater linanité de la hiérarchie propriétaire dans lentreprise. Selon Veblen, la Grande Guerre brise le mythe selon lequel « une finance autonome » est nécessaire au fonctionnement de léconomie (1917, p. 251-257). Constatant la « futilité du régime de la propriété privée » dans la préservation et laccroissement du bien-être matériel de la communauté, Veblen veut croire à la capacité des peuples à sextraire de ces liens institutionnels devenus désuets (1917, p. 276-280)31. En sus de la défaite nécessaire de lAllemagne, Veblen énonce donc une seconde conclusion, elle aussi sans appel : sans une suppression du « système des prix », de la « propriété absentéiste » des instruments de production et des prérogatives qui y sont associées, les pays civilisés marchent vers une nouvelle guerre. Car la viabilité dun tel système, qui se mesure à laune des gains pécuniaires, requiert des entreprises guerrières générant de nouveaux débouchés (1917, p. 366-367).

Le livre de 1917 se conclut sur cette mise en cause du système économique fondé sur la propriété absentéiste, que Veblen étudiera en détail 167après-guerre (1923). Ce point est important à trois égards. Premièrement, il étaye notre thèse selon laquelle la première guerre mondiale est pour Veblen un phénomène aux racines institutionnelles économiques tout autant que politiques. Il est vain dopposer un ordre à lautre comme ont pu le suggérer certains commentateurs. Deuxièmement, il permet détayer la thèse de Capozzola selon laquelle « The Nature of Peace nappartient pas à la littérature de linternationalisme wilsonien. LAllemagne doit être vaincue, oui, mais le système des prix doit aussi lêtre » (1999, p. 260)32. Enfin, son attaque contre le système des prix permet de comprendre en quoi Veblen se distingue des positions « des libéraux wilsoniens » mais aussi de celles de Keynes (1920) à propos du Traité de Versailles, comme en atteste sa recension éminemment critique et relativement méconnue « Les Conséquences économiques de la Paix »(Veblen 1920). Dès The Nature of Peace, Veblen affirme explicitement que la paix à long terme se joue moins au niveau des tractations diplomatiques et juridiques quau niveau des agencements et des transformations institutionnels (1917, p. 215). Doù le reproche adressé à la naïveté de Keynes, dont lattitude serait celle « des hommes accoutumés à considérer les documents politiques au regard de leur valeur faciale ». Veblen estime en effet que Keynes considère à tort le Traité comme « une formulation définitive des termes de la paix », celui-ci étant plutôt « un point stratégique de départ en vue de négociations futures et de la continuation des entreprises guerrières » (1920, p. 467). Pour lui, le Traité de Versailles nest pas un échec. Cest une victoire. La victoire des intérêts établis des affaires. Il ne fait que « rétablir le statu quo » qui prévalait avant-guerre. Derrière « un écran de verbiage diplomatique », « les grandes puissances » continuent sur la voie de « leur chicane politique et de leur agrandissement impérialiste » (Veblen, 1920, p. 468)33.

168

Entre louvrage de 1917 et la parution de celui de Keynes, un évènement majeur sest produit : la révolution bolchévique, à laquelle Veblen apporte son soutien (Capozzola, 1999, p. 265)34. Dès lors, il lui paraît évident que le Traité et la Ligue pour la paix ont pour but premier dunir les grandes puissances contre le bolchévisme, dans la mesure où ce dernier « est une menace pour la propriété absentéiste » (1920, p. 468-469). Il lui semble que « la sécurité des droits de propriété » est devenue « le seul objet dinquiétude » des « autorités constituées35 ». La vision de Keynes sur le montant des réparations demandées à lAllemagne est par trop pessimiste. Veblen estime que le rempart que constituent les classes privilégiées allemandes contre la diffusion du bolchévisme est lassurance que les « intérêts démocratiques de la propriété absentéiste » seront sauvegardés. Autrement dit, le Traité ne fera aucun mal à la propriété allemande, fondement de lÉtat impérial (1920, p. 471). Rétrospectivement, on constate que lhistoriographie des années soixante a effectivement considéré à linstar de Veblen que le « business » était sorti triomphant de la Grande Guerre (Cornelius Smith, 2018, p. 2).

La dernière condition dune paix durable dont traite Veblen est liée à lun des principaux ferments de la guerre, cest-à-dire le patriotisme. Comme nous lavons suggéré précédemment, Veblen soutient quune nation est le produit de croyances dont il ne faut pas négliger le fait que « lhomme ordinaire » puisse être prêt à sacrifier sa vie pour elles. Comprendre ces croyances est nécessaire pour saisir le comportement des individus mais aussi « létat spirituel des peuples », lequel ne peut être transformé brutalement, puisquil est de la nature des habitudes de pensée partagées (1917, p. 140, 181-186). Se pose alors la question des conditions dinhibition du patriotisme caractéristique de lépoque. À 169cet égard, les effets de lexpérience de la guerre sont ambivalents. Dun côté, elle peut renforcer la loyauté à légard de la nation ainsi que lesprit guerrier de ceux qui y ont pris part (1917, p. 195). De lautre, la guerre a participé de la rationalisation des processus productifs. Or, à long terme, les habitudes de pensée issues dun mode de vie – et notamment de travail – mécanisé, régi par la routine technologique, sont un facteur daffaiblissement des croyances spirituelles, en particulier patriotiques. Les connaissances scientifiques et techniques constituent « un stock commun » des pays occidentaux qui ne connaît pas de frontières, favorise la compréhension mutuelle des peuples de ces pays et est susceptible de réfréner les nationalismes (1917, p. 218, 361). Enfin, Veblen évoque une action politique délibérée « extrême » contre les prétentions nationalistes qui consisterait en « la neutralisation de la citoyenneté » (1917, p. 209-211)36. Dans son article « The Passing of National Frontiers » publié dans The Dial le 25 avril 1918, Veblen affirme que la dissonance des ordres institutionnels qui caractérise la période fait que « la situation revêt un caractère révolutionnaire » : « les circonstances ont pris une forme telle quun changement radical [de la loi et de lordre existant] ne peut être évité ». Parmi ces circonstances, il insiste sur lidée selon laquelle les nationalités sont devenues « un héritage institutionnel » obsolète eu égard à la dimension internationale du système industriel et des connaissances technologiques. « Les frontières nationales sont un moyen de sabotage capitaliste » contraire à lintérêt matériel de la communauté (Veblen, 1918b, p. 387-388).

170

Conclusion

Lobjectif de larticle était de proposer un nouvel éclairage de lanalyse que Veblen a produite de la première guerre mondiale, en partant de lidée selon laquelle elle ne saurait se réduire à lexpression dune position pacifiste. Veblen a pensé la Grande Guerre à partir du cadre méthodologique quil a forgé dès la fin du xixe siècle avec lambition de faire de léconomie une science « évolutionniste » mobilisant une méthode institutionnaliste-historique. Dans cette perspective, la guerre, au sens générique, doit être analysée comme un phénomène institutionnel quil faut resituer dans lhistoire longue des sociétés, pour en comprendre la genèse et les modalités dévolution. Pour Veblen, lémergence du fait belliqueux va de pair avec celle de la propriété privée, lune et lautre partageant des fondements anthropologiques communs. La Grande Guerre constitue ainsi lexpression historiquement située de la logique ancestrale de la prédation. Ses causes circonstancielles résident, selon Veblen, dans lavènement dun « Nouvel Ordre » politico-économique au tournant du xxe siècle qui voit lessor concomitant de limpérialisme, du patriotisme et des sociétés par actions, fondées sur la « propriété absentéiste ». Cette dynamique institutionnelle sinscrit dans le contexte dune mécanisation et dune intégration croissantes des processus techniques et productifs dont les « intérêts établis » essayent de sapproprier les fruits. Pour Veblen, la guerre est lun des moyens mobilisés à cette fin par les autorités politiques ainsi que par les actionnaires et les dirigeants des grandes entreprises, au détriment de « lhomme ordinaire » dont ils sassurent le soutien en aiguisant son penchant patriotique. Si Veblen reconnaît une responsabilité particulière à lÉtat dynastique allemand dans la montée vers la guerre, il est loin dexonérer les États démocratiques de toute responsabilité. Il met en évidence les points communs fondamentaux qui existent entre ces deux formes dÉtat, par-delà leurs spécificités. Les seconds, comme le premier, sont dirigés par une coalition d« intérêts établis » dans les domaines économique et politique qui mobilisent la guerre et le patriotisme comme un moyen au service de leurs objectifs parasitaires respectifs. On ne saurait dès lors envisager de paix durable sans un renversement non seulement du 171pouvoir impérial allemand, mais aussi des fondements institutionnels de lordre politico-économique qui prévaut dans les États démocratiques. Cest à laune de ce raisonnement quil faut comprendre les critiques que Veblen adresse à Keynes (1920), mais aussi son interprétation de la révolution bolchévique et sa proposition de « soviet de techniciens » (Veblen, 1921).

Plus généralement, nous pensons que cette relecture des travaux de Veblen sur la première guerre mondiale peut contribuer à mettre en évidence la fécondité de cet objet détude quest la Grande Guerre pour lhistoire de la pensée économique du début du xxe siècle. Les controverses entre économistes quant aux causes du conflit et aux conditions dun retour à la paix savèrent en effet particulièrement éclairantes pour comprendre certaines lignes de fracture méthodologique et politique de la science économique de lépoque.

172

Bibliographie

Arrow, Kenneth [2000], « Increasing Returns : Historiographic Issues and Path Dependence Determinism », European Journal of the History of Economic Thought, vol. 7, No 2, p. 171-180.

Baran, Paul & Sweezy, Paul [1966], Le capitalisme monopoliste, Paris, Maspero, 1968.

Berger, Suzanne [2003], Notre première mondialisation, Paris, Seuil, Coll. La république des idées.

Brette, Olivier [2003], « Thorstein Veblens Theory of Institutional Change : Beyond Technological Determinism », European Journal of the History of Economic Thought, vol. 10, No 3, p. 455-477.

Brette, Olivier [2004a], Un réexamen de léconomie « évolutionniste » de Thorstein Veblen : théorie de la connaissance, comportements humains et dynamique des institutions, Thèse pour le doctorat en sciences économiques, soutenue à lUniversité Lumière Lyon 2.

Brette, Olivier [2004b], « Connaissances technologiques, institutions et droits de propriété dans la pensée de Thorstein Veblen », Cahiers déconomie politique, vol. 48, p. 111-145.

Brette Olivier [2016], « Valeur, marché et progrès dans la pensée de Thorstein Veblen », inSalhab, Mohamad & Maucourant, Jérôme (dir.), État, rente et prédation : lactualité de Veblen, Nouv. éd. en ligne, Beyrouth, Liban, Presses de lIfpo, https://books.openedition.org/ifpo/9727?lang=fr#authors (consulté le 01/06/2020]https://books.openedition.org/ifpo/9727?lang=fr

Bruce, Kyle & Smith, Adam [1995], « Scientific Management and the American Planning Experience of WWI : The Case of the War Industries Board », History of Economics Review, vol. 23, No 1, p. 37-60.

Capozzola, Christopher [1999], « Thorstein Veblen and the Politics of War, 1914-1920 », International Journal of Politics, Culture, and Society, vol. 13, No 2, p. 255-271.

Clark, John Maurice [1917], « The Basis of War-time Collectivism », The American Economic Review, vol. 7, No 4, p. 772-790.

Cornelius Smith, Erika [2018], « Organization of War Economies (USA) », inUte, Daniel, Gatrell, Peter, Janz, Oliver, Jones, Heather, Keene, Jennifer, Kramer, Alan & Nasson, Bill (dir.), 1914-1918-online. International Encyclopedia of the First World War, Freie Universität Berlin, https://encyclopedia.1914-1918-online.net/article/organization_of_war_economies_usa (consulté le 01/08/2020)

173

Coulomb, Fanny [2004], Economic Theories of Peace and War, New York-London, Routledge.

Coulomb, Fanny, Hartley, Keith & Intriligator, Michael [2008], « Pacifism in Economic Analysis : A Historical Perspective », Defence and Peace Economics, vol. 19, No 5, p. 373-386.

Cypher, James M. [2008], « Economic Consequences of Armaments Production : Institutional Perspectives of JK Galbraith and TB Veblen », Journal of Economic Issues, vol. 42, No 1, p. 37-49.

De Gaulle, Charles [1934], Vers larmée de métier, Paris, Berger-Levrault.

Dorfman, Joseph [1934], Thorstein Veblen and his America, 7th edition, New York, A.M. Kelley, 1972.

Edgell, Stephen & Townshend, Jules [1992], « John Hobson, Thorstein Veblen and the Phenomenon of Imperialism : Finance Capital, Patriotism and War », American Journal of Economics and Sociology, vol. 51, No 4, p. 401-420.

Ferro, Marc [1990], La Grande Guerre : 1914-1918, Paris, Gallimard.

Fourcade, Marion [2009], Economists and Societies : Discipline and Profession in the United States, Britain, and France, 1890s to 1990s, Princeton and Oxford, Princeton University Press.

Galbraith, John Kenneth [1967], Le Nouvel État industriel,Paris, Gallimard, 1968.

Hédoin, Cyril [2009], « Weber and Veblen on the Rationalization Process », Journal of Economic Issues, vol. 43, No 1, p. 167-188.

Hobson, John [1901], « Socialistic Imperialism », The International Journal of Ethics, vol. 12, No 1, p. 44-58.

Hobson, John [1902], Imperialism : A Study, London, Spokesman Books, 1975.

Hodgson, Geoffrey [1998], « On the Evolution of Thorstein Veblens Evolutionary Economics », Cambridge Journal of Economics, vol. 22, No 4, p. 415-431.

Husson, Edouard [2002], « Préface », inKeynes, John Maynard, Conséquences économiques de la Paix,Bainville, Jacques, Conséquences politiques de la paix, Paris, Gallimard, 2002.

Kaplan, Sidney [1956], « Social Engineers as Saviors : Effects of World War I on Some American Liberals », Journal of the History of Ideas, vol. 17, No 3, p. 347-369.

Keynes, John Maynard [1920], Les Conséquences économiques de la paix, Paris, Gallimard, 2002.

Koistinen, Paul [1967], « The Industrial-Military Complex in Historical Perspective : World War I », Business History Review, vol. 41, No 4, p. 378-403.

Lavialle, Christophe [2018], « Keynes et la Grande Guerre : payer la guerre et réussir la paix », Journées détudes Alain Clément : Les économistes et la première guerre mondiale, École militaire, Paris, 22-23 novembre.

174

Le Goff, Alice [2019], Introduction à Thorstein Veblen, Paris, La Découverte, Coll. Repères.

Leathers, Charles G. [1989], « Thorstein Veblens Theories of Governmental Failure : The Critic of Capitalism and Democracy Neglected Some Useful Insights, Hindsight Shows », American Journal of Economics and Sociology, vol. 48, No 3, p. 293-306.

Mampaey, Luc [2009], Gouvernement dentreprise, finance et technologie dans les groupes de production darmements aux États-Unis : Une lecture institutionnaliste, Thèse pour le doctorat en sciences économiques, soutenue à lUniversité de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

Plotkin, Sidney [2010], « War and Economic Crisis What Would Veblen Say ? », Society, vol. 47, No 3, p. 240-245.

Plotkin, Sidney & Tilman, Rick [2011], The Political Ideas of Thorstein Veblen, New Haven, Yale University Press.

Prost, Antoine & Winter, Jay [2004], Penser la Grande Guerre : un essai dhistoriographie, Paris, Seuil.

Sweezy, Paul [1958], « Veblens Critique of the American Economy », American Economic Review, vol. 48, No 2, p. 21-29.

Veblen, Thorstein [1898a], « The Instinct of Workmanship and the Irksomeness of Labor », American Journal of Sociology, vol. 4, No 2, p. 187-201.

Veblen, Thorstein [1898b], « The Beginnings of Ownership », American Journal of Sociology, vol. 4, No 3, p. 352-365.

Veblen, Thorstein [1898c], « Why Is Economics Not an Evolutionary Science ? », inVeblen, Thorstein, 1919, The Place of Science in Modern Civilization and Other Essays, New York, B.W. Huebsch, p. 56-81.

Veblen, Thorstein [1899], The Theory of the Leisure Class : An Economic Study of Institutions, New York, B.W. Huebsch, 1922.

Veblen, Thorstein [1900], « The Preconceptions of Economic Science. III », inVeblen, Thorstein, 1919, The Place of Science in Modern Civilization and Other Essays, New York, B.W. Huebsch, p. 148-179.

Veblen, Thorstein [1904], The Theory of Business Enterprise, New York, Charles Scribners Sons.

Veblen, Thorstein [1907], « The Socialist Economics of Karl Marx and His Followers. II », inVeblen, Thorstein, 1919, The Place of Science in Modern Civilization and Other Essays, New York, B.W. Huebsch, p. 431-456.

Veblen, Thorstein [1908], « On the Nature of Capital », inVeblen, Thorstein, 1919, The Place of Science in Modern Civilization and Other Essays, New York, B.W. Huebsch, p. 324-386.

Veblen, Thorstein [1909], « The Limitations of Marginal Utility », inVeblen, 175Thorstein, 1919, The Place of Science in Modern Civilization and Other Essays, New York, B.W. Huebsch, p. 231-251.

Veblen, Thorstein [1914], The Instinct of Workmanship : And the State of Industrial Arts, New York, Macmillan.

Veblen, Thorstein [1915a], Imperial Germany and the Industrial Revolution, New York, Macmillan.

Veblen, Thorstein [1915b], « The Opportunity of Japan », The Journal of Race Development, vol. 6, No 1, p. 23-38.

Veblen, Thorstein [1917], An Inquiry into the Nature of Peace and the Terms of its Perpetuation, New York, Macmillan.

Veblen, Thorstein [1918a], The Higher Learning in America. A Memorandum on the Conduct of Universities by Business Men, New York, Hill and Wang, 1968.

Veblen, Thorstein [1918b], « The Passing of National Frontiers », The Dial, vol. 64, No 765, 25 Avril, p. 387-390.

Veblen, Thorstein [1919a], « Bolshevism Is a Menace – To Whom ? », The Dial, vol. 66, No 784, 22 février, p. 174-179.

Veblen, Thorstein [1919b], The Vested Interests and the Common Man, New York, B.W. Huebsch.

Veblen, Thorstein [1920], « The Economic Consequences of the Peace », Political Science Quaterly, vol. 35, No 3, p. 467-472.

Veblen, Thorstein [1921], The Engineers and the Price System, New York, B.W. Huebsch.

Veblen Thorstein [1923], Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times : The Case of America, New York, B.W. Huebsch.

1 À linstar de nombreux économistes américains, du fait de labsence dun corps dadministrateurs civils (Fourcade, 2009), Veblen a été amené à intégrer des agences gouvernementales chargées de la planification de leffort de guerre.

2 Selon son biographe, Joseph Dorfman (1934, p. 324), « après avoir cessé décrire, Veblen déclara que The Instinct of Workmanship était son seul livre important ».

3 Les thèses de Veblen préfigurent en ce sens certaines analyses institutionnalistes et radicales du « complexe militaro-industriel » développées dans la seconde moitié du xxe siècle. Voir Galbraith (1967) et Baran & Sweezy (1966). Pour une comparaison des convergences et divergences entre Galbraith et Veblen en la matière, voir Cypher (2008). Sur le rôle de la première guerre mondiale dans la naissance du complexe militaro-industriel aux États-Unis, voir Koistinen (1967).

4 Veblen forge lui-même ce terme pour souligner la permanence des « préconceptions » entre léconomie classique post-smithienne et léconomie marginaliste (1900, p. 171-178).

5 Trois ouvrages de Veblen ont été traduits en français : The Theory of the Leisure Class (1899), The Theory of Business Enterprise (1904) et The Engineers and the Price System (1921). Nombre de concepts mobilisés par Veblen ayant donné lieu à des choix de traductions différents, les auteurs ont préféré utiliser leurs propres traductions. Les choix de traduction des principaux concepts vébléniens mobilisés dans larticle sont justifiés dans Brette (2004a).

6 Veblen voit dans lœuvre de Darwin larchétype de la « science moderne », au sens où elle en synthétise tous les attributs. Faire accéder léconomie au rang des sciences « modernes », cest-à-dire « post-darwiniennes », implique de la doter de ces attributs. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur la nature de ce projet. Son objet nest pas de prôner une quelconque forme de réductionnisme biologique, mais dappliquer aux phénomènes économiques et plus généralement sociaux, une approche scientifique fondée sur les principes méthodologiques du darwinisme. À cet égard, lévolutionnisme véblénien doit être clairement distingué de lévolutionnisme de Herbert Spencer et ses épigones (Hodgson, 1998).

7 Pour Veblen (1914), ce sont les habitudes que développe l individu qui lui permettent d adapter ses mobiles instinctifs aux circonstances particulières de la situation.

8 Veblen (1914, p. 26) souligne que le terme de « parental bent » doit être entendu comme « la sollicitude parentale à légard du genre humain » et non comme une simple propension à prendre soin de sa propre descendance. Il sapparente donc à un « instinct de solidarité du groupe » (1898a, p. 195). Parmi les instincts ayant joué un rôle de premier plan dans lévolution institutionnelle des sociétés humaines, Veblen relève également lexistence dun instinct de curiosité désintéressée [idle curiosity] qui pousserait lhomme à comprendre le monde indépendamment de toute visée pratique. Contrairement à linterprétation qui a pu en être parfois donnée, il serait abusif de considérer cet instinct comme étant a priori au service du bien commun. Veblen considère que ses effets sont étroitement dépendants des institutions en vigueur dans la société dans laquelle il sexprime (Brette, 2004a, p. 229-230).

9 Pour une lecture plus précise de lanalyse que fait Veblen de la genèse et de lévolution des institutions politiques entre lère sauvage et lère barbare, notamment dans Imperial Germany (Veblen, 1915a), on pourra se reporter à Le Goff (2019, p. 90-92).

10 Lidée selon laquelle le machinisme favorise la guerre de mouvement est, quelques années plus tard, au cœur du fameux livre du Lieutenant-Colonel de Gaulle intitulé Vers larmée de métier (1934).

11 Sur le sabotage, voir Veblen (1921, p. 1-26). « Un contrôle pécuniaire [businesslike] du taux et du volume de production est indispensable au maintien dun marché rentable, et un marché rentable est la condition première et constante de prospérité dans toute communauté où des hommes daffaires possèdent et dirigent lindustrie ». Il sagit de régler la production sur ce que « le marché peut absorber » afin déviter les crises de « surproduction » (ibid. p. 8). Le volume de production est adapté non à la capacité productive ou aux « besoins de la communauté » mais aux exigences de rentabilité (ibid., p. 9).

12 Pour une présentation comparée des thèses dHobson et de Veblen, voir Edgell et Townshend (1992). Lanalyse de limpérialisme mais aussi du comportement de lentreprise daffaires que Veblen développe en ce début de siècle présente également de nombreux points de convergence avec celle dHilferding. Voir le travail de Marlyse Pouchol, dans ce volume. Selon lhistorien Marc Ferro (1990, p. 42), la composition des coalitions est révélatrice du caractère impérialiste de la guerre de 1914.

13 Comme la relevé Leathers (1989), Veblen (1904) avance dans The Theory of Business Enterprise lhypothèse dun gouvernement moderne de type Leviathan qui mettrait en œuvre des politiques militaires qui savèreraient in fine contraires non seulement aux intérêts du peuple, mais aussi à ceux des hommes daffaires. Cependant, Leathers souligne que Veblen a renoncé à cette thèse dans ses écrits postérieurs.

14 Veblen écrit à une époque où les sociétés ne sont pas considérées comme opulentes, où les inégalités sont importantes, où les classes inférieures ne subviennent pas nécessairement à ce quon peut considérer être des besoins nécessaires. Doù son insistance sur la nécessité de produire plus et à moindre frais. Il prend cependant bien soin de souligner que produire à moindre frais signifie également économiser « la main dœuvre » (Veblen, 1918b, p. 388). En outre, Veblen (1899) insiste sur la nécessité de réorienter le système industriel vers la production de biens et services utiles dun point de vue « impersonnel ». Cela suppose de diminuer au maximum la part de « gaspillage » dans la production de chaque bien produit, en particulier les dépenses relatives au marketing et à la vente (Brette, 2016). Hobson (1901, p. 58) adopte pour sa part une position plus sceptique sur le libre-échange.

15 Cette thèse, que lon associe souvent au nom de Montesquieu, est si générale quelle peut être sujette à de nombreuses interprétations en fonction des périodes historiques spécifiques où elle a été avancée. Toutefois, il convient de noter que la première guerre mondiale met fin à un processus dinterdépendance croissante des économies, européennes notamment, que lon a nommé la première mondialisation (Berger, 2003).

16 Ce que reconnaît dailleurs Plotkin (2010, p. 240).

17 LAllemagne nest toutefois pas un cas unique en la matière. Le Japon présente des caractéristiques analogues, voire plus marquées encore (Veblen, 1915a, p. 83 ; 1915b).

18 Lhistoriographie postérieure à la seconde guerre mondiale traitant de lAllemagne impériale fait écho à certains arguments présents chez Veblen (Ferro, 1990, p. 134 ; Prost et Winter, 2004, p. 156).

19 Veblen (1915a, p. 186, 188) écrit que « les classes qui étaient en position de profiter de ces nouvelles activités étaient, par tradition, habituées à une rentabilité relativement faible générée dans des entreprises industrielles similaires » ; « ces explorateurs [adventurers] allemands dans le domaine des affaires [étaient] des capitaines dindustrie plutôt que de finance ». En dautres termes, ils étaient caractéristiques dune forme de capitalisme qui navait pas encore atteint le degré de financiarisation du capitalisme anglo-saxon du début du xxe siècle.

20 Sur laccroissement de lappareil bureaucratique allemand, Ferro (1990, p. 15) note quon comptait 1 fonctionnaire pour 825 habitants en 1870, contre 1 pour 216 en 1905. Veblen, à linstar de Max Weber, étudie le phénomène bureaucratique qui sous-tend le mouvement de rationalisation du schème culturel occidental (Hédoin, 2009). Sur Weber, la planification et la bureaucratie, voir larticle de Patrick Mardellat, dans ce volume.

21 Veblen (1917, p. 33) associe à cet égard le patriotisme au registre de la prédation ou du « sportsmanship » plutôt quà celui du « workmanship », bien quil reconnaisse quun des ressorts instinctifs fondamentaux du patriotisme se situe dans linclination à la sympathie sociale. Comme nous lavons relevé dans la première section, Veblen analyse lémergence historique du sens de lhonneur et du dévouement au chef comme le produit dune contamination de linstinct de solidarité par les instincts de rivalité. Sur la liaison entre le sport et le sentiment national, voir Ferro (1990, p. 32).

22 Sur sa vision en deux classes et la divergence dintérêt qui en découle, voir également Veblen (1917, p. 151-152). Nous adhérons à la thèse selon laquelle Veblen propose, à partir dune épistémologie « post-darwinienne » spécifique, une révision de léconomie politique de Marx.

23 Selon les termes de Paul Sweezy (1958, p. 25), « le nationalisme sinscrit dans la théorie densemble de Veblen comme linstrument utilisé par les intérêts établis pour contrôler les couches inférieures de la population [underlying population] ».

24 La désignation de « lhonneur national » comme « actif intangible ou immatériel » doit être lue à la lumière de la conception véblénienne du capital dentreprise comme une catégorie fondamentalement « pécuniaire » et donc non « industrielle » (Brette, 2016). Pour Veblen (1908), le capital mesure la capacité des actifs tangibles et intangibles (ceux-ci étant fondés sur des artefacts juridiques tels que le brevet ou la franchise) dune entreprise à générer un revenu. À ce titre, le capital exprime la capacité de contrôle et dappropriation privative des ressources productives de la société tout entière (i.e., au premier chef, du stock de connaissances techniques de la société). Dire de « lhonneur national » quil constitue un « actif intangible ou immatériel », cest donc le considérer comme un artefact institutionnel susceptible de contrôler lefficacité productive de la société pour la mettre au service de quelques groupes sociaux (les « intérêts établis ») au détriment de lintérêt général.

25 De surcroît, Ferro, qui sest intéressé aux croyances de lépoque, fait remarquer que « le pacifisme et linternationalisme se confondirent avec lindividualisme et le patriotisme, un fait assez exceptionnel que seule la nature supposée de cette guerre explique : pour tous, une guerre de défense patriotique, par conséquent une guerre juste ; et, de toute façon, une guerre inéluctable » (Ferro, 1990, p. 23).

26 Sur ce thème, voir également Edgell et Townshend (1992, p. 414).

27 Cette diplomatie de léquilibre des pouvoirs en Europe, historiquement associée aux politiques de Richelieu et Mazarin, signifie moins un équilibre entre les forces des nations respectives que le principe selon lequel les pays se coalisent contre celui qui abuse de sa puissance et intervient dans la vie des autres nations (Husson, 2002).

28 Au-delà des États impériaux, Veblen (1917) sinterroge également sur le rôle que la Russie pourrait jouer dans létablissement dune telle Ligue, du fait de la nature instable de son développement industriel et culturel. Cette réflexion est antérieure à la Révolution bolchevique, dont on peut considérer, en suivant la grille danalyse de Veblen, quelle résulte de cette tension.

29 Il doute en particulier des États-Unis, confrontés au dilemme suivant : ne pas intégrer la Ligue, mener des guerres défensives et préserver les intérêts du Big Business ou, au contraire, intégrer la Ligue mais renoncer à la défense du Big Business. La destinée de la SDN montre que les pouvoirs des intérêts établis aux États-Unis furent les plus puissants.

30 Sur le rôle de la Grande Guerre dans laccélération de la rationalisation des processus productifs aux États-Unis, laccroissement de la standardisation et du recours aux expérimentations, ainsi que la tendance croissante à évaluer la réussite dun système économique à partir dun concept dintérêt général plutôt quà laune des préférences individuelles, voir J.M. Clark (1917).

31 Plus le système industriel devient complexe et intégré, plus les perturbations que les hommes daffaires y introduisent ont des effets déstabilisateurs, susceptibles in fine damener « lensemble à un effondrement fatal » (Veblen, 1921, p. 57).

32 Il ajoute que Veblen a cherché à exercer une influence sur ladministration wilsonienne, en visant un poste via la rédaction de mémorandums pour le comité Lippmann et en travaillant au sein de la Food Administration dirigée par Hoover, avant de démissionner, las des tâches bureaucratiques (1999, p. 261-263). La Food Administration fait partie, avec le War Industries Board et la Fuel Administration, des trois agences fédérales majeures participant à leffort de guerre. Voir Cornelius Smith (2018), Bruce et Smith (1995) et Kaplan (1956).

33 Sur le rôle de Keynes au cours de la Grande Guerre, voir larticle de Christophe Lavialle (2018).

34 Lappel de Veblen (1921) à la révolution des ingénieurs et techniciens pour quils prennent en charge la direction du système industriel dans le cadre dun « Soviet » qui assurerait une administration centralisée des ressources de léconomie américaine fait évidemment écho à la révolution de 1917. Pour une mise en perspective du « mémorandum pour un soviet de techniciens » à laune des conceptions de Veblen sur la production et la technique, on pourra se reporter à Brette (2004b). Veblen (1923, p. 37) désigne les autorités fédérales américaines sous le terme de « Soviet des Délégués des Hommes dAffaires ».

35 En ce sens, lhistorien Ferro fait remarquer que : « Dans ses cahiers, à la date du 12 octobre 1918, Maurice Barrès relevait ces propos extraits de la Gazette de la Croix, le grand journal rhénan : “la lutte contre le bolchévisme doit servir de lien entre les trois grandes puissances alliées et leurs ennemies. Une Allemagne forte résistera au bolchévisme. Si elle succombait, la pire espèce de révolution anéantirait lEurope. LEntente ne devrait pas négliger ce point de vue” » (Ferro, 1990, p. 358-359).

36 Veblen formule cette idée après avoir discuté de la possibilité de neutralisation de la citoyenneté des bateaux de commerce. Il considère ensuite la possibilité dune neutralisation de la citoyenneté des personnes uniquement entre les pays de langue anglaise. Le but dune telle mesure est de saper le point dappui juridique des politiques protectionnistes qui alimentent tant le sabotage capitaliste que les entreprises guerrières. – On peut noter que la position dHobson au sujet des nationalités apparaît fort différente de celle de Veblen lorsquil dénonce « limpérialisme socialiste ». « Nos socialistes qui pensent avantageux de briser les frontières des nationalités et de forcer tous les hommes à fraterniser ne sont pas les véritables gentlemen scientifiques quils prétendent être. Ils veulent substituer une catastrophe artificielle à la croissance naturelle. Pour eux, la nationalité ne vaut guère mieux quun sentiment absurde ». Il estime que cet « Internationalisme nest pas la négation mais lextension du sentiment national » (Hobson, 1901, p. 54, 56).