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Classiques Garnier

L’économie de guerre et la possibilité du calcul économique socialiste Les thèses respectives de Neurath et Weber

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2020 – 2, n° 10
    . varia
  • Auteur : Mardellat (Patrick)
  • Résumé : Le débat sur la possibilité du calcul socialiste qui a opposé Neurath à Mises et Hayek a pour arrière-plan l’économie de guerre, véritable expérience grandeur nature de la planification. Ce débat a été précédé par une opposition de Weber à la défense du calcul en nature par Neurath. C’est à une présentation critique de ces positions qu’est consacré l’article, dont il ressort une réévaluation de la thèse de Neurath dans l’histoire de la pensée économique et l’originalité des arguments de Weber qui ne s’identifient pas seulement aux principaux arguments « autrichiens » dans le débat de l’entre-deux-guerres.
  • Pages : 249 à 286
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406110644
  • ISBN : 978-2-406-11064-4
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11064-4.p.0249
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/12/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : économie de guerre, calcul économique, économie socialiste, félicitologie
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LÉCONOMIE DE GUERRE ET LA POSSIBILITÉ DU CALCUL ÉCONOMIQUE SOCIALISTE

Les thèses respectives de Neurath et Weber

Patrick Mardellat

Sciences Po Lille

CLERSÉ – UMR CNRS 8019

INTRODUCTION1

Les termes du débat sur la possibilité du « calcul socialiste », adossé à la théorie de léquilibre général, sont aujourdhui bien connus. Les arguments et développements de Mises (1920) et de Hayek (1935) sont réputés avoir vaincu ceux de leurs opposants. Ce qui est moins connu, cest larrière-fond de ce débat. Le marxisme nest pas initialement concerné, alors quà lépoque il est davantage préoccupé par la stratégie révolutionnaire et lorganisation pratique du socialisme. La littérature socialiste et marxiste était pour ainsi dire muette sur le chapitre de lorganisation concrète dune économie socialiste2. Les racines de la controverse sont à chercher ailleurs. Il faut remonter à la première guerre mondiale : léconomie de guerre – cest-à-dire la mobilisation de toutes les forces économiques au service de lobjectif unique de la 250guerre – sétait traduite par une socialisation croissante et efficace de léconomie, véritable expérimentation grandeur nature de la planification. Les imaginations en avaient été frappées : comment lactivité économique pouvait-elle ainsi être orientée à une fin précise, la production darmements, sans répondre aux incitations du marché ? Cette expérience pouvait-elle se prolonger en économie de paix ? Autrement dit, comment une économie non orientée par le calcul monétaire et les prix, mais par le pouvoir de commande, était-elle possible ?Léconomie de guerre semblait présenter une rationalité supérieure à léconomie capitaliste déchanges décentralisés, pour assurer lapprovisionnement et la satisfaction des besoins fixés par létat-major. Lenjeu de ces questions était déterminant pour lépoque : la discussion de lefficacité de léconomie de guerre et la possibilité de sa transposition à une économie de paix, concernaient finalement la question de la possibilité du calcul en nature, cest-à-dire dune économie non orientée par les prix et le calcul de profit des entreprises, préfiguration dune économie socialiste doù les prix et la monnaie auraient disparu. Ce que létat-major dune armée était en mesure dobtenir pour les besoins de la guerre, est-ce quun état-major « civil » – un bureau de la planification – ne serait pas en mesure de lobtenir pour les besoins de la population en temps de paix avec plus defficacité quune économie monétaire déchange ? Une économie planifiée ne serait-elle pas plus efficace quune économie de marchés décentralisés, même en temps de paix ?

Léconomie de guerre offrait donc un paradigme pour penser léconomie planifiée. Évidemment les circonstances de la révolution bolchévique et la situation révolutionnaire en Allemagne et en Autriche donnaient un caractère dramatique à ces questions. Tel est donc le contexte historique du débat sur la possibilité du calcul socialiste, dans lequel Max Weber fut une partie prenante essentielle dans son opposition à Otto Neurath, contribution aujourdhui encore largement négligée3. Larticle se pro251pose de présenter les termes de la discussion tels que Otto Neurath les a développés et de discuter largumentation de Weber qui sy oppose. Cet argumentaire aurait pu constituer une voie du renouveau de lécole autrichienne et de la réappropriation de loriginalité mengérienne autre que celle qui a été suivie dans la perspective de Mises et Hayek. Son originalité est dêtre centrée sur la notion de rationalité et la satisfaction des besoins, donc les standards de vie dans le vocabulaire de Neurath. La position wébérienne dans la controverse avec Neurath prend donc mieux en compte lhorizon de « lépicurisme social » de ce dernier (Neurath, [1928], 1973, p. 282-290]4 ; Rosier, 1997, p. 137sq), pouvant ainsi constituer une contribution à une économie non-parétienne du bien-être qui fait encore défaut à la théorie autrichienne (Aimar, 1998). Ce point ne sera pas développé ici. Bien quentre Neurath et Weber il ny ait pas eu de débat ouvert comme avec Mises, la position de Neurath va de plus en plus porter sur la rationalité, au point den faire le sujet de son article de 1935 (2004) : dune certaine façon on peut dire que Neurath a pris en compte les objections de Weber, sans que cela nait infléchi sa position, mais lait au contraire confortée. Les critiques de Mises et Hayek ne faisant aucun cas de cette relation à Weber, manquent certainement le cœur de la thèse neurathienne : de ce point de vue il est inexact de déclarer Neurath perdant dans le débat avec les économistes autrichiens. Lintérêt pour cette controverse sur le calcul économique en nature est aujourdhui renouvelé par la question de lévaluation hors prix ou sans prix de la nature et de lenvironnement (Uebel, 2005). Cette étude dhistoire de la pensée économique consacrée à une face encore largement cachée de la controverse autour de la possibilité du calcul socialiste ou calcul en nature, à savoir lopposition de Weber à Neurath, doit donc aussi se lire dans lhorizon de ce double regain dintérêt contemporain pour cette controverse, qui ne sera pas discuté ici : les recherches en vue délaborer une économie non-parétienne du bien-être, dune part, et largument de lincommensurabilité contre la monétisation des valeurs non marchandes dans léconomie écologique, dautre part.

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Larticle est divisé en deux parties inégales. La première, de loin la plus développée, présente la thèse de Neurath qui noue la possibilité du calcul en nature et la nécessité dune économie « socialiste » sans marché à sa théorie de léconomie de guerre. Mais sa défense du calcul en nature nest pas seulement articulée à la question de lorganisation de la production contre les marchés, cible privilégiée des arguments autrichiens, elle repose aussi et peut-être surtout sur la question de la mesure de la richesse et des revenus, que lévaluation monétaire homogénéise trop. La seconde présente la critique de Weber et largument de son rejet de léconomie de calcul naturel, reposant essentiellement sur la question de la rationalité et de la finalité de lactivité économique. Nous conclurons sur une réévaluation de la position de Neurath, qui na pas été défaite par les critiques autrichiennes et la critique wébérienne, et sur une appréciation de lapport de Weber à cette controverse.

I. OTTO NEURATH : THÉORIE DE LÉCONOMIE DE GUERRE, CALCUL EN NATURE ET ÉCONOMIE SOCIALISTE

Otto Neurath5 (1882-1945) est un personnage-clé de ce débat. Mathématicien de formation, cest un esprit original et rationaliste. Il est avec Rudolf Carnap et Hans Hahn le cosignataire et le principal auteur du manifeste du Cercle de Vienne, Wissenschaftliche Wetlfassung : Der Wiener Kreis, paru en 1929. Il va y animer avec Schlick un cercle philosophique auquel Karl Menger, fils du fondateur de lécole autrichienne déconomie, participe activement, qui sera à lorigine de lempirisme logique. Neurath va travailler à lunification des sciences sur la base dun rationalisme scientifique et de sa conception physicaliste de la science inspirée du conventionnalisme de Duhem, Poincaré et Mach. Cest un « polymathe » qui sest illustré dans de nombreuses disciplines, de la philosophie (en particulier lépistémologie), de léconomie (économie de 253guerre, planification, théorie de la valeur, etc.), à la sociologie, la pédagogie par limage, la conception de musées, etc. Il est difficile disoler chez lui une contribution à un champ scientifique sans la rapporter à ses autres centres dintérêts. Sa conception de la science économique est ainsi imprégnée de sa philosophie des sciences – son physicalisme ([1931a et 1931b], 1973) – de sa philosophie sociale et sa sociologie, de son utopisme, etc. Nous ne considérerons ici toutefois quune petite partie de sa contribution à la théorie économique, en commençant par le situer dans lhistoire de la pensée économique de son temps (I.1), puis nous nous arrêterons sur sa contribution majeure à la science économique quest la théorie de léconomie de guerre (I.2), sur laquelle il fonde son argument en faveur dun calcul économique naturel et dune économie socialiste sans marché (I.3), mise au service de la félicitologie pour temps de paix (I.4).

I.1. Neurath, économiste autrichien ?

Les deux premières décennies du vingtième siècle voient dans le monde de langue allemande un foisonnement décoles et de doctrines déconomie politique saffronter sur des enjeux méthodologiques et épistémologiques. Les plus connues, mais non les seules étant lécole historique allemande et lécole marginaliste autrichienne, auxquelles il convient dajouter, compte tenu de sa renommée, laustro-marxisme. Otto Neurath, dont le père Wilhelm était lui-même professeur déconomie, à la Hochschule für Bodenkultur (École supérieure dagriculture) à Vienne, dorientation plutôt libérale, a su se frayer une voie singulière, non orthodoxe, dans ce maquis de théories et doctrines, tout en étant en contact, dialogue et controverses avec les courants les plus importants. Dans son introduction à une sélection de ses principaux articles consacrés à léconomie, traduits en anglais, Th. Uebel le qualifie d« économiste autrichien avec une différence » (2004, p. 1 ; 2007) : « autrichien » en cela que lune des questions centrales de son œuvre porte sur la théorie de la décision (ibid., p. 10), définie comme un jugement portant sur des résultats anticipés de lutilisation densembles de biens ou de valeurs incommensurables entre eux, quil aborde au niveau du choix social en rejetant le cadre de léquilibre qui sera bientôt le cœur de lorthodoxie néoclassique ; avec une différence – et elle est de taille – en ce quil critique le marginalisme de Menger et la théorie de la valeur de Wieser, tout en ayant de nombreuses affinités avec les enseignements 254de lécole historique allemande, et développant une sensibilité socialiste favorable à la planification. Ses recherches déconomie pour la thèse et lhabilitation sont rédigées sous la direction de deux figures de lécole historique allemande à Berlin, Eduard Meyer et Schmoller. Bien que nappartenant pas lui-même à cette école, sa pensée en sera profondément marquée, mais en rejettera tout ce qui peut être qualifié de métaphysique, en accord avec ses conceptions épistémologiques. Marxiste par sa philosophie sociale, il nest toutefois pas un économiste marxiste ou austro-marxiste, bien quil côtoie les principales figures de ce courant, selon Keith Tribe (1995, p. 143). Ses contributions à la théorie économique de son temps sont donc riches de toutes ses influences auxquelles il conviendrait dajouter celles quil a lui-même reconnues et qui relèvent de lhistoire de la pensée économique, discipline pour laquelle avec sa première épouse il avait conçu un recueil de textes pour lequel il avait traduit quelques textes majeurs dont le Tableau économique de Quesnay : à savoir Aristote, Nicolas Oresme, King et Marx.

À la grande surprise de tout lecteur de Neurath, compte tenu de son engagement dans le Cercle de Vienne, celui-ci nest pas le type déconomiste positiviste auquel on pourrait sattendre. Ses positions épistémologiques sont plus complexes et nuancées. Léconomie politique est selon lui la science des systèmes dorganisation de la vie économique au service du bonheur social, moins une science dailleurs quun instrument au service de lingénierie sociale. Il se considérait comme un ingénieur social et léconomie était pour lui une machine dont il est possible de modifier et perfectionner le fonctionnement. Sa conception de la science nest pas fondationnaliste, mais peut être dite contextualiste ou conventionnaliste en suivant sa métaphore bien connue du bateau de la science qui ne peut être réparé quen haute mer. La connaissance doit orienter lingénieur social pour une meilleure organisation de la vie économique afin de promouvoir le bonheur collectif : la science découvre moins quelle ne crée des vérités quil sagit dexploiter pour le bien général. En cela il est un utopiste qui expérimente : lutopie étant selon lui la construction dune organisation ou dun ordre de vie par lingénieur social ([1919], 1973, p. 151), ce dans quoi il sengagera directement après-guerre au cours de la révolution bavaroise. La guerre a été pour Neurath un terrain dexpérimentation fertile pour organiser la vie économique autour des valeurs dusage plutôt que des perspectives de profit.

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Cest son rejet de latomisme en économie, présent dès ses premiers travaux (cf. sa première publication, rapport dune académie dété à Salzbourg en présence de F. Tönnies par Neurath alors âgé de 22 ans, passage traduit dans Uebel 2004, p. 16), et de la prééminence accordée à lorganisation marchande sur toute autre, qui conduit Neurath à sintéresser à la guerre dans laquelle il voit émerger dautres formes dorganisation possibles de léconomie. Latomisme, dont la figure de lhomo œconomicus – à laquelle il consacre une section critique dans son article de 1910 intitulée « On the Theory of Social Science » ([1910b], 2004, p. 265-291, en particulier p. 273-274) – est représentative, a conduit la théorie économique à valoriser la théorie des prix au détriment de celle du revenu et de la richesse. Neurath affirme au contraire la prééminence de la question de la richesse en économie, mise au service du bonheur, conçue comme valeur dusage. Léconomie est selon lui un ensemble essentiellement hétérogène, composé de différents agents et dune pluralité de biens et de valeurs de natures différentes. Or la monnaie, équivalent général pour le calcul et les échanges, écrase cette hétérogénéité et ne respecte pas ces différences (Mooslechner, 2007). Cela constitue une violation de lidentité des agents dans lexpression et la satisfaction de leurs besoins, ainsi quune violation de la justice dans les échanges. Cette critique dune mesure unique de toutes les valeurs et donc dune synthèse de la richesse nationale dans un indicateur de grandeur monétaire, constitue larrière-fond du rejet du privilège accordé dans la théorie économique aux prix comme mécanismes dallocation de la richesse : démontrer la supériorité du mécanisme marchand des prix dans lallocation des ressources ne répond pas en même temps à la critique de la monnaie comme instrument de mesure de la richesse. Le but de Neurath, à la fois théorique et pratique, est alors de montrer la possibilité dune économie rationnelle sans monnaie, afin déchapper à cette homogénéisation. Cest là quintervient la notion déconomie de guerre.

Cest sur fond de cet arrière-plan philosophique, méthodologique et théorique quil faut comprendre la contribution de Neurath à léconomie de guerre, léclatement de ce qui deviendra la première guerre Mondiale lui fournissant une expérience en grand pour confirmer ses analyses entamées avant-guerre.

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I.2. La thÉorie de l Économie de guerre

Cest dès avant la première guerre mondiale que Neurath sest intéressé à léconomie de guerre, quil tente de fonder comme une discipline séparée. Ses premiers travaux sur le sujet remontent à 1910 avec, entre autres textes, « War Economy » ([1910a], 2004, p. 153-199), 1912 « Serbias Successes in the Balkan War » ([1912], 2004, p. 200-234) et 1913 « The Theory of War Economy as a Separate Discipline » ([1913], 1973, p. 125-130), ainsi que dans ses premiers travaux systématiques dhistoire économique de 1909. Son intérêt pour la guerre ne sexplique pas par une attitude axiologique particulière de valorisation ou de condamnation de la guerre, mais simplement par la considération de son importance dans lhistoire des civilisations et de léconomie. Dès les premières lignes de larticle de 1910 il indique que lenjeu est celui des effets de la guerre sur la richesse globale et sa répartition entre les différents groupes constituant une population, posant immédiatement la question de la richesse et de sa mesure, ainsi que de sa contribution au bonheur et au malheur ([1910a], 2004, p. 153). Lintérêt pour la guerre traduit chez Neurath une insatisfaction à légard de la théorie économique qui, sous linfluence de léconomie politique anglaise libre-échangiste, a survalorisé le rôle de léchange, donc du marché, de la monnaie et des prix, négligeant lapproche économique de la guerre, sauf laspect de son financement, et ny voyant plus quune perturbation à la poursuite des échanges (id., p. 158 sq.). A travers létude de léconomie de guerre Neurath sintéresse avant tout au revenu, à sa répartition, aux composantes du bien-être et aux maux qui affectent le bonheur des populations, au mode dorganisation hiérarchique ou centralisé de lactivité économique. Tous ces thèmes constitueront le fil directeur de ses recherches en économie jusquà ses travaux sur le calcul économique en nature et lorganisation dune économie socialiste sans marché ; ils sont négligés par ses critiques de lécole autrichienne. La qualité de ses travaux sur léconomie de guerre sera reconnue par le ministère de la Guerre en Autriche, au point de le nommer chef de la Section Générale de la Guerre et de lÉconomie au sein du Comité Scientifique pour lÉconomie de Guerre du même ministère en 1916, dont la mission était détudier les besoins scientifiques et technologiques de cette guerre moderne. Dans le cadre de cette mission, lui-même sest 257surtout intéressé aux conséquences de la guerre sur la vie quotidienne de la population, ce qui lamènera à rassembler du matériel pour le Musée allemand de léconomie de guerre quil dirigera pour quelques mois après larmistice à Leipzig6.

I.2.1. L économie de guerre comme modèle alternatif
à l
économie de marché

Le problème quil soulève dans larticle de 1910 est celui de la mesure globale des effets dune guerre sur le revenu national et sa répartition entre les différents sous-groupes dune population : comment arriver à une appréciation densemble alors que les effets de la guerre sont hétérogènes et parfois contradictoires, entraînant des destructions de richesses, mais aussi des gains de production et souvent un boom de lactivité ? Mais surtout, Neurath compare létat de léconomie par temps de guerre, le plein emploi des forces productives, avec celui de léconomie sous la loi de la profitabilité et du marché, pour constater que bien souvent celle-ci se trouve plongée dans des crises de gaspillage des ressources, ce qui sapparente à un réel chaos, alors que sous le principe de la commande centralisée pour les besoins de la guerre, léconomie semble mieux employer la totalité des ressources et être en conséquence plus rationnelle : alors que léconomie de marché est inconcevable sans crises écrit-il (id., p. 163).

Mais lessentiel de ce premier texte sur léconomie de guerre est la distinction quil effectue entre la question des besoins en biens et marchandises et celle des besoins en moyens de paiement, distinction derrière laquelle on trouve un topos classique de léconomie politique de langue allemande, la distinction entre une économie de couverture des besoins et une économie dacquisition – distinction qui structure la compréhension de léconomie par un Weber par exemple, comme on le verra dans la section suivante – qui reprend la distinction aristotélicienne entre une économie naturelle et une économie chrématistique. Pour les besoins matériels, il sagit dun problème dutilisation des facteurs de production, daugmentation des quantités de ressources utilisées, de technique de production, en un mot, cest un problème de productivité ; 258pour les besoins en monnaie, il sagit dun problème dune autre nature selon Neurath, à savoir un problème dorganisation économique (id., p. 164). Les institutions marchandes ne sont pas les mieux adaptées, et des changements institutionnels sont souvent nécessaires et constatés en temps de guerre, qui se révéleront utiles en temps de paix, y compris pour des modes dallocation des ressources alternatifs au marché ou limposition de nouvelles règlementations, voire de régulations de prix. Neurath évoque à cette occasion « le changement dinstitutions de léconomie monétaire vers léconomie en nature » (ibid.) et la nécessité pour léconomie de profit de céder la place à une économie de productivité, ce quil illustre par les exemples de la construction des voies ferrées ou la pause de câbles de communication, etc. Il note ainsi que ces activités de construction dinfrastructures nont pas été entreprises par temps de paix faute dune profitabilité suffisante, malgré leur importance pour léconomie et le bien-être de la population. Neurath anticipe ici largement sur la fonction dallocation en théorie des finances publiques de Robert Musgrave, et sur la fonction dinvestissement public de Keynes.

Laspect de léconomie de guerre qui intéresse le plus Neurath est le recul de léconomie monétaire et du calcul économique sur la base des prix au profit dune économie en nature, qui peut en certaines circonstances se révéler plus efficace que la première (id., p. 172). Il combat le préjugé favorable à léconomie de marché et lassociation de léconomie en nature à léconomie primitive – magnifiant lexemple de léconomie de lÉgypte ancienne, léconomie monétaire nétant quun type dorganisation de la mise en circulation des biens et de lapprovisionnement en ressources parmi dautres, pas forcément le meilleur en temps de paix. Un long développement est consacré au financement de la guerre par lemprunt et limpôt, vu comme un moyen de prendre le contrôle sur la monnaie et la finance en vue de mieux administrer léconomie une fois la guerre terminée et le retour à la paix. Lintérêt théorique de Neurath pour léconomie de guerre se lit clairement dans sa conclusion :

The main result of our investigation may be expressed as follows : war forces a nation to pay more attention to the amount of goods which are at its disposal, less to the available amounts of money than it usually does. In war it becomes far more obvious than in peace that superiority in armaments, food, transport, is what matters ; it should, however, not be denied that financial superiority can occasionally compensate for military defeat. Money reveals itself more clearly as only one of the many means to provide goods. The state usually fashions this tool with more energy in times of 259 emergency than otherwise, and utilises it for its needs. If it proves useless, the state does not hesitate to make changes in the economic order. If productive capacity is intact but not money affairs, one last possibility remainseconomy in kind (id., p. 193).

La guerre offre donc le spectacle ou lexpérience dune autre organisation possible de léconomie que celle du marché, dont il sagit dinterroger la rationalité et la faisabilité en temps de paix.

I.2.2. La rationalité de l économie de guerre

Cest donc laspect organisationnel de léconomie de guerre qui intéresse Neurath du point de vue de la théorie économique, à savoir le problème de la coordination des activités économiques au service dune fin, en loccurrence le bonheur individuel et collectif, sans passer par des marchés libres, cest-à-dire des marchés de libre fixation des prix. La guerre relève de la classe des phénomènes de crises, mais est dune nature différente des crises qui reviennent régulièrement le long des cycles de lactivité économique, typiques de léconomie capitaliste marchande, raison pour laquelle Neurath défend la nécessité dune théorie spéciale de léconomie de guerre : « For the case of war a special theory is needed ; this follows from the fact that the crisis of war differs essentially from those regularly appearing crises which are characteristic of the present economic order » ([1913] 1973, p. 126). Largumentation de Neurath pour une théorie économique de la guerre va se préciser dans le courant de la première guerre mondiale et dans limmédiat après-guerre : cest de plus en plus la question de la rationalité de lorganisation de léconomie de guerre qui le préoccupe en vue de léconomie future après-guerre, en particulier dans son article de 1917 intitulé « The Economic Order of the Future and the Economic Sciences » ([1917] 2004, p. 241-261), dans lequel il constate dès les premières lignes que quatre années de guerre ont profondément transformé les institutions économiques dans le sens dune économie partiellement administrée, dune forme collectiviste de la production industrielle, dune comptabilité en nature et de la mise en place dune planification économique. Il y voit une possibilité pour un nouvel ordre économique administré après-guerre pouvant apporter une protection aux individus contre les aléas des cycles économiques et une meilleure allocation des ressources, en particulier de lemploi, en fonction dobjectifs collectivement choisis.

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Son intérêt pour ladministration de léconomie et la planification nest donc pas initialement motivé par des idéaux socialistes ou marxistes, car avant-guerre on ne trouve rien de tel dans ses articles. Cest dans le courant de la guerre quil se forgera une conviction socialiste et quil mettra sa théorie de léconomie de guerre au service de celle-ci. Cest dabord et avant tout son rationalisme et son idée – quil partage avec Popper, alors que pour le reste ils sont en désaccord profond sur à peu près tout (voire les souvenirs de Popper sur Neurath dans Neurath (1973, p. 51-56) – que la théorie de la connaissance est essentielle pour la compréhension de lhistoire et des problèmes politiques, qui lengage à concevoir la théorie de léconomie de guerre comme une discipline séparée. Il ne sagit pas pour lui de sous-estimer les souffrances dune guerre, souffrances dont il a pu être témoin sur le front, mais ces souffrances et les destructions quentraîne nécessairement la guerre ne doivent pas conduire à linverse à disqualifier léconomie de guerre sans examen. Cest le préjugé de léconomie politique classique anglaise qui a conduit celle-ci, au nom de la défense du libre-échange et des marchés libres, à exclure la guerre de son champ danalyse, ce qui a eu pour conséquence de survaloriser le marché comme mode dorganisation de la vie économique, et donc la monnaie et la théorie des prix. Les prix sont apparus comme le mode de coordination exclusif de lactivité économique. Avec lécole marginaliste – il connaissait directement sa version autrichienne et avait lu Jevons, Marshall tout autant que Walras – ce biais est encore renforcé, doù la négligence et la sous-estimation des souffrances sociales liées aux aléas de la conjoncture et des crises. Les inégalités de revenu, le chômage, la pauvreté, la sous-consommation de certains groupes de la population dont les besoins essentiels ne sont pas couverts, etc. nétant pas pris en compte, une image déformée de léconomie de marché régulée par les prix se trouve ainsi surestimée dans ses bienfaits par rapport au type dorganisation économique dont léconomie de guerre offre la possibilité.

Neurath conteste la rationalité et les bienfaits de léconomie monétaire de marché. Or, cest sur ce terrain de la rationalité économique que Weber entrera en controverse avec lui. La critique essentielle que Neurath formule à lencontre de léconomie marchande, cest quavec lextension sans limite du pouvoir (dachat et de circulation) de la monnaie, la vie économique sorganise autour de la maximisation du 261profit des producteurs et commerçants au détriment de la production et couverture des besoins, donc de la satisfaction des individus et de la collectivité. Cest la rationalité de léconomie monétaire qui est discutée. Dans le texte de 1917 sur lordre économique du futur (op. cit.), lobjectif est clairement énoncé par Neurath : « we will have to take into consideration a decrease in the power of money » (p. 250), il sagit encore dorganiser le détrônement de la monnaie – « the dethronement of money » (p. 251). Sa critique de la monnaie et du pouvoir des banques est nourrie par lhistoire, sa théorie économique et sa philosophie sociale :

Money, probably a creation of foreign trade originally [ idée qu il hérite de son professeur à Berlin, Eduard Meyer, PM ] , invaded the in-kind economies thousands of years ago, which were then organized in varying degrees. Money acted partly in a liberating, partly in a destructive capacity. It used to provide a link between foreigners, but then alienated neighbours, and members of the same community became each other s competitors and enemies. The creditor became the enemy of all, his hand turned against everyone, and everyone s hand against him ([1917], 2004, p. 251).

Léconomie de guerre a montré quil était possible de réduire le pouvoir de transaction et de circulation monétaire. En temps de guerre, la monnaie devient un bon (voucher) non convertible au pouvoir dachat restreint à certains biens dont les prix sont fixés administrativement. Se développent ainsi des transactions non-monétaires ou cashless transactions (id., p. 250-251), cest-à-dire des transactions dans lesquelles la monnaie na pas la propriété de liquidité. Il sagit aussi de réduire lemprise de la dette sur léconomie et la société, dette interne mais aussi et surtout externe, dette qui est une création de léconomie monétaire selon lui, rien déquivalent nétant imaginable dans une économie en nature (id., p. 252). La guerre a recentré les économies nationales sur leurs propres ressources et diminué lemprise de léconomie internationale qui repose essentiellement sur lordre monétaire (p. 254) : léconomie monétaire marchande est dabord et avant tout selon Neurath le produit dun ordre économique international qui sert prioritairement les firmes internationales et est à lorigine de lendettement extérieur et conséquemment intérieur des économies. La guerre a réduit la dépendance des économies nationales au commerce international et en conséquence à lordre monétaire mondial. Cest sur cette voie que selon lui léconomie daprès-guerre devra être réorganisée.

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Ce que lexpérience de la guerre a permis de constater cest que ladministration de léconomie et le contrôle des prix permettent dorganiser rationnellement léconomie au service dune fin collective en se passant du mécanisme de libre détermination des prix par le jeu des forces du marché à la poursuite du profit maximum. La monnaie ne disparaît pas, mais elle perd de son pouvoir. Le désir de son accumulation nest plus la force motrice de léconomie. Dans une économie de marché, le versement dun salaire monétaire ne signifie pas la satisfaction des besoins des salariés, car les salaires sont déterminés sur un marché et le prix des denrées alimentaires sur un autre par exemple, de manière indépendante : Neurath rejette donc à la fois lidée dinterdépendance des marchés ou de système de marché et lidée que le revenu monétaire sidentifie au bien-être individuel. Des salaires versés en nature évitent de tels aléas et couvrent directement les besoins. Cela suppose bien entendu une concertation a priori sur la définition des besoins à couvrir, dans des conseils ou administrations et associations, dont il développe le projet dans ces pages (associations de producteurs et de cartels – idée quil reprend de son père Wilhelm, associations de consommateurs, associations entre industriels et agriculteurs, etc.). Alors que les prix monétaires sont déterminés mécaniquement sur les marchés, sans tenir compte de leur utilité sociale (id., p. 255), les prix fixés par négociations entre les associations sous le contrôle de lÉtat refléteront les rapports de forces internes à la société civile et seront perçus comme représentant le bien désiré collectivement.

Tous ses travaux sur léconomie de guerre ont amené Neurath à la conviction de la possibilité du calcul économique en nature et de la nécessité dune économie socialiste sans marché.

I.3. Le calcul Économique en nature
et l
Économie socialiste de marchÉ

Il convient ici de distinguer trois niveaux de questionnement trop souvent confondus dans cette controverse sur le calcul socialiste, afin de clarifier les différents niveaux dimplication de la thèse de Neurath : (i) celui du calcul économique : les économistes disposent-ils dun instrument de mesure homogène de toutes les valeurs ? (ii) Celui du niveau de prise des décisions portant sur ce quil convient de produire : doivent-elles être 263laissées aux entrepreneurs dans leur seul intérêt consistant à maximiser le profit ? (iii) Celui de lorganisation de la vie économique : léconomie ne peut-elle être que marchande et orientée par le calcul de profits ? Le premier niveau porte sur la nature du calcul : Neurath fait le choix du calcul en nature contre le calcul monétaire ; le deuxième niveau porte sur la socialisation de léconomie : Neurath fait le choix de la socialisation totale contre lindividualisation des choix ; le troisième et dernier niveau porte sur le niveau de décentralisation des activités économiques : Neurath fait le choix de la planification centrale contre des marchés libres.

(i) Le calcul économique en nature

Otto Neurath est surtout connu des économistes aujourdhui de manière transitive pour sa défense du calcul économique en nature7 à travers les critiques quil a reçues de Mises et Hayek. Sa défense du calcul économique est certes peu développée dans ses aspects pratiques, sappuyant sur lexpérience de la guerre et son passage au ministère autrichien de la Guerre : léconomie de guerre a vu la progression du calcul économique en nature et, bien quencore largement monétaire, elle est basée sur le calcul en nature ([1916], 2004, p. 300), cest-à-dire des statistiques de ressources et matières premières, des besoins de matériels exprimés en unités physiques et une affectation en nature des facteurs de production et de lénergie aux quantités de différents produits commandés. Un appareil statistique développé est nécessaire et des méthodes denregistrement et présentation statistique des données dune économie doivent être mises au point, ce à quoi il travaillera après-guerre8. Le calcul économique en nature nest pas dabord destiné à la socialisation de léconomie, mais à lévaluation du revenu ou des ressources à disposition des individus et de la population, en raison de linadéquation de la mesure monétaire à la question de la 264richesse9. Neurath ne confond pas la question du calcul économique et la question du mode dorganisation de la vie économique : une économie organisée par le marché libre peut reposer sur le calcul en nature, ainsi « The in-kind calculus represents a type of calculation, the in-kind economy an institutional order of a society. » (id., p. 304). Cest donc un problème de comptabilité et de statistique plus quune question de planification qui préoccupe Neurath, il sagit pour lui de rendre compte de manière « réelle » de la richesse à disposition et de la satisfaction des individus à atteindre.

Sur le plan théorique il reproche à la théorie économique de sêtre concentrée sur la seule économie monétaire et de sêtre spécialisée sur la théorie de la formation des prix dans un système de marchés libres, comme il a déjà été dit, alors que lobjet de léconomie est selon lui – en suivant les enseignements de lhistoire de la pensée économique – la question de la richesse entendue comme valeurs dusages pour le bien et le bonheur de lhumanité ou dune population (id., p. 301). En conséquence, la théorie économique doit sintéresser aux relations entre différents ordres économiques et la richesse ou encore entre différentes façons dorganiser la vie économique et le bonheur ou la qualité de vie dune population ([1920], 2004, p. 347). Léconomie monétaire et de crédit nen constitue quune possibilité, qui nest pas la plus efficace selon Neurath. La monnaie est pour lui une mesure impropre de la richesse réelle, constituée des valeurs dusage hétérogènes disponibles et à produire. Le recours étendu au calcul en nature pendant la Grande Guerre a selon lui montré linadaptation du calcul monétaire davant-guerre aux besoins de la victoire : les armes et la nourriture comptaient plus que la monnaie et le profit (ibid.). Cest à la faveur dun calcul économique en nature que les autorités ont pu réorienter et réorganiser la production pour mettre à disposition des populations les biens essentiels en délaissant ceux qui létaient moins. Neurath note dailleurs quavant-guerre les usines fermaient pour permettre aux propriétaires de capitaux de gagner plus, alors que durant la guerre elles ont fermé pour produire les marchandises essentielles et délaisser celles qui nétaient pas nécessaires à la victoire.

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Cest lincommensurabilité des valeurs dusage entre elles qui plaide pour lintroduction dun calcul en nature et labandon du calcul monétaire, pour Neurath. La monnaie, donc dune certaine façon lespérance de profit, ne permet pas de décider entre des projets de production alternatifs, elle ne constitue pas une unité de mesure pour décider :

(…) better supply of electricity and food with attendant effects, or better supplies resulting from enhanced imports and increased production of iron. There are no units that can be used as the basis of such a decision, neither units of money nor hours of work. One must directly judge the desirability of the two possibilities. To many it seems impossible to proceed in this manner, and yet it is only in this field that we are not used to it. For even in the past one has not started from units of teaching or sickness in order to decide whether new schools or hospitals should be built ; rather one directly set over against one another, even if only at general outlines, the totality of changes caused by schools and those caused by hospitals ([1919], 1973, p. 146).

Décider entre différentes options de production suppose ici une appréhension globale des différentes situations pouvant résulter de lune ou lautre des options en concurrence, vue globale à laquelle lunité monétaire ne peut en aucun cas permettre daccéder. Le calcul en nature simpose et il conforte lidée dune socialisation complète de léconomie et le recours à une planification centrale.

(ii), (iii) L économie socialiste sans marché et la planification centrale

Le terme de socialisation chez Neurath renvoie à la considération de léconomie dans son ensemble par opposition à une économie résultant de lagrégation de décisions individuelles prises séparément. La socialisation adopte le point de vue global de léconomie et ne doit pas être confondue avec la nationalisation ou lexpropriation des moyens de production. La première guerre mondiale a illustré ce que socialisation pouvait signifier aux yeux de Neurath, à savoir lorganisation de léconomie au nom dun principe densemble unifiant les activités économiques des différents secteurs pour atteindre lobjectif fixé à léchelle de cette économie. Il sagissait en loccurrence de la guerre et de lobjectif de victoire. De ce point de vue, la socialisation de léconomie a déjà commencé au cours de la guerre. Une économie socialiste doit aborder léconomie de la même façon, cest-à-dire globalement ou au niveau macroéconomique, seul lobjectif change : il sagit de la satisfaction de la population, de son bonheur ou de la qualité de vie. Il peut ainsi définir la socialisation 266comme « the goal-directed realisation of the socialist order of life » (id., p. 348). Comme il lécrit un peu plus bas dans la même page la socialisation nest pas une question juridique de propriété, privée ou publique, cest une question de restructuration complète de léconomie sous légide de ladministration et à laide de la planification.

Entre une économie socialiste sans marché, administrée à laide dun bureau central de la planification procédant à laffectation des ressources en nature, et une économie de marchés libres, où les décisions sont prises de manière décentralisée dans lespérance du profit maximal des entrepreneurs, largument décisif est celui de la rationalité, argument auquel Neurath recourt de plus en plus, en réponse, très certainement, aux précisions de Weber, que nous verrons plus bas. Lequel des deux ordres économiques est le plus rationnel ? Pour décider de cette question, une fois de plus une unité de mesure universelle nest daucun secours, pas plus la monnaie que lheure de travail. Cest la question densemble de lefficacité, de la productivité, du gaspillage et de la justice qui est ici essentielle :

Whoever is striving for the socialisation of the economy thus has to ask : how will it alter the distribution of housing, food, clothing, education and entertainment, work, illness and hardship, i.e. the plasticity of the economy ? How will it influence the exploitation of all resources, the economic efficiency ? Will it still allow crises to occur and tolerate the waste of resources caused by numerous retail outlets and useless variation ? How will it change the control over economic life, which, by the way, is not just demanded for the sake of a new distribution and use of resources by the people, but also in its own right ? ([1920], 2004, p. 349).

Pour Neurath, léconomie de marché nest pas rationnelle, comme de très nombreux passages de son œuvre lindiquent. Ceux-ci par exemple :

Thus prompted we ask, thirdly, whether the free market economy is rational, that means, whether it employs technological inventions wherever possible, whether it produces the greatest yield for the least effort. One can designate the degree to which technical and scientific inventions and methods are employed as the technological level of an economy. Present-day economy is not rational, it is of a lower level than need be given the state of technological knowledge and of the science of labour and management. It is rational only to that degree precisely which is conducive for net profits (Neurath & Schumann, 1919, p. 15–16, cité in Uebel 2008, p. 17).

(…) the decision to « socialize » has been taken because, on the one hand, the traditional order is uneconomical with its crises, its intermittent mass unemployment and 267 its depressions which derive mainly from the « anarchy and lack of regulation of the market and of production », on the other hand because the distribution of income is unjustified and unjustifiable ([1919], 1973, p. 136).

Le profit ne constitue pas un indicateur pertinent de prise de décision lorsque lon déplace la perspective pour juger des résultats obtenus au niveau collectif :

In a free market those enterprises were undertaken that yielded the highest money profits. The profits occurred automatically, as it were, and one obeyed the relevant demands like players obey an acknowledged rule of a game. At certain points of economic life, profits were disregarded in the common interest. On behalf of the state, schools, hospitals etc. were built that did not yield any profit. How mistaken it was to take profits as indicating efficiency may be seen from the fact that certain commodities widely needed were not produced at all, because the masses of the population did not have the money to buy these goods and were thus unable to « produce » this profit. Nonetheless, the production of these goods would have produced more happiness than not producing them, and so it would have been more efficient. But profits did not even secure the most efficient exploitation of the resources considering the different money incomes, since increases in profits could occasionally be achieved by the destruction of goods or restrictions of production. Profits lost all appearance of being justified as indicator of efficiency when the administrative economy was extended and, particularly during the war, prices and wages were fixed by state intervention ([1920], 2004, p. 355).

Le plan doit remplacer le profit sur une base en nature et avec des statistiques de qualité de vie qui restent encore à forger selon Neurath. Il donne en différentes occasions des exemples de tables ou tableaux pour servir à la planification. La bureaucratie dÉtat et le développement de la bureaucratie au sein des cartels doit permettre une administration efficace de léconomie, mais codirigée par des conseils et associations représentatifs de la pluralité de la société. Tout cela reste encore rudimentaire et utopique, mais il revendique cet utopisme comme nécessaire à lingénierie sociale telle quil la conçoit. Cette transformation de lordre économique ne vise que le bonheur humain, qui est depuis toujours selon lui, lobjet central des considérations de léconomie politique, comme il le répétera encore en 1935 : « As far as we are concerned, an investigation in the field of political economy interests us only in so far as it serves to advance the main problem, “How does the social system affect welfare ?” – to use a traditional formulation against which we have in principle no objection » (1987, p. 72).

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I.4. La fÉlicitologie et l Économie de paix

Une constante de tous les travaux de Neurath, quel quen soit le domaine scientifique, est quils ne prennent leur sens que dans la perspective de lavancement du bonheur humain. Le calcul en nature, la socialisation de léconomie, la planification ne trouvent leur justification ultime que dans la promotion du bonheur, dans une amélioration des conditions et de la qualité de vie. Cest là le « motif auxiliaire » de son travail scientifique et philosophique dunification des sciences – selon son expression de 1913 (1983, p. 1-12 ; trad. fr. in Cahiers de philosophie du langage, 1997, p. 19-33) pour désigner les principes directeurs de la science non fondés logiquement ni empiriquement. Largument de la rationalité nest donc pas le seul à être pris en compte dans la défense du calcul en nature et de léconomie socialiste sans marché, il y a aussi celui de lamélioration de la qualité de vie et même de la multiplication des possibles modes de vie :

Let one thing be clear from the start : within a socialized economy a far greater multiplicity of ways of life can be made possible than in a free trade economy. Free competition enforced far-reaching equalization. Working hours, e.g., were adapted to « world working hours », since everything influenced everything through the agency of the market. It is quite different in a socialized economy. If society so desires, a six-hour day for the war injured and elderly can run alongside an eight-hour day for average workers ([1919], 1973, p. 145).

Neurath développe une véritable économie du bien-être non parétienne (Uebel, 2004, p. 56) ni utilitariste (ibid., p. 38 ; il rejette ce quil appelle lutilitarisme atomistique, [1937] 2004, p. 515, mais adhère à un épicurisme social), qui déborde le cadre de la présente étude. Le bonheur ne se réduit pas à un hédonisme individualiste, les conditions sociales dexistence et le niveau de vie sont déterminantes pour le bien-être des membres dune société. Le bonheur individuel est une totalité complexe et hétérogène qui est irréductible à une quelconque unité de mesure ou indice synthétique ; le bonheur individuel est incommensurable, en conséquence il nest pas possible de pratiquer des comparaisons interpersonnelles de bonheur.

En vue daméliorer la qualité de vie et de promouvoir le bonheur dans une économie socialisée et planifiée sur la base dun calcul économique en nature, Neurath propose de faire linventaire des modes de vie et 269de « cartographier » les possibles en matière de qualité de vie, dans le cadre dune théorie du bonheur ou « félicitologie10 » ([1917] 2004, p. 315) qui étudiera de manière systématique les relations entre les différences de qualités de vie et les bases économiques de la vie ou lordre économique. Il sagit dune méthode comparative systématique qui, à partir des comptes naturels des ménages, établit des tables de bien-être ou de bonheur humain, dont il conviendra de dresser la topologie complète. Après la Grande Guerre, Neurath va tenter de mettre au point de telles tables de bonheur ou tableaux de satisfaction ([1937] 2004, p. 513-526). Il va inventorier des standards de vie en sinspirant du fameux tableau des utilités marginales de Menger ([1968], 1971, p. 93).

Lhorizon dans lequel Neurath situe ses réflexions économiques est celui, utopique au sens positif quil accorde à ce terme, de la paix perpétuelle et dune économie mondiale socialisée et planifiée sur le modèle de ce quil a imaginé pour les économies nationales (lAllemagne et lAutriche en particulier). Léconomie socialiste doit écarter le spectre de la guerre qui hante léconomie capitaliste, et contribuer à unifier lhumanité en une communauté réelle. Le changement de lordre économique est nécessaire à cette fin ([1928], 1973, surtout la section 3) : « The way towards a world community and world peace is just as long as the way towards a planned and organized world economy. Those who would regard the notion of a world economic plan as too bold indirectly regard the notion of world peace as too bold » (p. 273).

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II. MAX WEBER : LIMPOSSIBILITÉ DU CALCUL SOCIALISTE SOUS LA PERSPECTIVE DE LA FINALITÉ DE LÉCONOMIE

Neurath et Weber, bien que nappartenant pas à la même génération, se sont croisés, se connaissaient et sappréciaient. Tous les deux étaient aux prises avec les problèmes méthodologiques de léconomie politique entre histoire et théorie pure, méthode inductive et méthode déductive. Leur première rencontre dimportance eut lieu à Vienne au congrès de la Verein für Sozialpolitik en 1909, où les discussions portèrent sur la nature de la productivité, exclusivement technique ou influencée par une éthique. à cette occasion Neurath suggéra la possibilité que les économies modernes pussent se passer de la monnaie pour régler leurs échanges et le faire en nature, évoquant lexemple de lÉgypte antique, ce qui lui attira les sarcasmes de Weber sur lefficacité de la bureaucratie. En 1917 Neurath est nommé à luniversité de Heidelberg où Weber est en poste. Weber appréciera son intelligence, et le proposera à son éditeur Paul Siebeck pour un texte sur léconomie de guerre. Il restera cependant toujours sceptique et critique au sujet de son engagement pour léconomie socialiste et la planification, considérant par ailleurs que sa défense du calcul en nature ne pouvait que desservir la cause socialiste.

La critique des idées de Neurath est menée par Weber essentiellement dans le 2e chapitre de la 1re partie dÉconomie et Société, du § 9 au § 14, ainsi que dans une conférence sur le socialisme prononcée en 1918 devant un parterre dofficiers de larmée autrichienne11. La critique quadresse Weber à Neurath est complexe. Il rejette dabord lopposition simpliste entre économie administrée et économie déchange comme nétant pas fondamentale, et lui substitue lopposition entre léconomie de couverture des besoins et léconomie daccumulation, distinction qui repose sur de solides fondements, selon lui. Weber peut alors reformuler le problème du calcul économique en distinguant la rationalité formelle de la rationalité matérielle. Il ny a pas eu à proprement parlé déchanges 271directs darguments et de contre-arguments entre eux, Weber mourant en 1920, comme il y en eut par la suite avec Mises. Mais Weber fait explicitement référence aux travaux de Neurath dans les passages étudiés, en particulier à deux textes ([1920a], 2004 et [1920b], 1973). Nous présenterons dans un premier point le socle de la critique de Weber12 qui est son approche de la bureaucratie et la distinction entre deux types déconomie (II.1), puis nous discuterons sa distinction entre deux types de rationalité et le calcul monétaire (II.2) avant daborder ce quil considère comme la finalité de léconomie (II.3).

II.1. La bureaucratie et les types purs de l Économie

Weber sen prend tout dabord à linsistance de Neurath sur les moyens de la bureaucratie dans les temps modernes ([1918] 1988a, p. 498). La complexification de la société saccompagne dune spécialisation croissante des tâches nécessitant des programmes de formation des agents plus longs et donnant naissance à des groupes demployés professionnels exerçant leurs compétences dans des « bureaux ». La bureaucratie nest pas pour Weber lapanage du seul appareil de lÉtat, on la rencontre tout autant dans les entreprises capitalistes privées où elle prospère. Neurath na pas été attentif à cette mutation du capitalisme du tournant du siècle selon lui : la morphologie du capitalisme a changé avec lapparition et le développement dentreprises géantes, de cartels et de trusts13. Comme le dit Weber (id., p. 501), « ce quil y a de caractéristique à notre situation actuelle, cest que léconomie privée, combinée avec une organisation bureaucratique privée et ainsi avec une séparation des travailleurs davec les moyens de production, domine un domaine [celui de léconomie, PM], avec une ampleur telle, que ces deux vecteurs ensemble nont encore jamais exercé dans lhistoire du monde. » Il nest 272donc pas pertinent dopposer les concepts déconomie administrée et déconomie déchange, VerwaltungswirtschaftVerkehrswirtschaft, puisque ce que Neurath nomme une économie déchange est elle-même dune certaine façon administrée, mais de manière décentralisée : on trouve des administrations au sens de bureaux qui gèrent selon des plans daction et des processus de décisions formalisés dans les entreprises privées, et ladministration de lactivité peut bien contribuer à la recherche du profit maximum. Weber trouve plus approprié de parler déconomie planifiée, Planwirtschaft, pour désigner une économie totalement socialisée.

Ensuite Weber précise que, selon lui, lopposition entre économie décentralisée et économie centralement planifiée nest pas la distinction essentielle, car elle repose sur le mode dorganisation de lapprovisionnement en biens, et non pas sur la finalité de lorientation de lactivité économique. Il en existe une autre bien plus fondamentale entre léconomie de couverture des besoins, Bedarfsdeckungswirtschaft, et léconomie dacquisition ou daccumulation, Erwerbswirtschaft, (1972, p. 199), distinction quil hérite de Werner Sombart (1902). Il sagit ici dune reprise de la distinction aristotélicienne entre économie domestique et économie chrématistique, comme il a déjà été rappelé, qui était en vogue dans lécole historique allemande dont Weber se réclamait. Weber réintroduit par là la cause finale pour définir lessence de léconomie, qui est soit tendue vers la couverture des besoins et la satisfaction des consommateurs, soit tendue vers lenrichissement et laccumulation, point de vue du consommateur dun côté, point de vue de lentrepreneur de lautre. Pour Weber, léconomie de couverture des besoins constitue la forme universelle de léconomie, car la consommation est lacte économique fondamental à la satisfaction duquel doivent in fine converger tous les efforts économiques. Léconomie daccumulation ne peut quant à elle prospérer quen apportant une réponse satisfaisante aux fins de léconomie de couverture des besoins, car sans cela léconomie quelle que soit son organisation ne peut durer. Lobjectif denrichissement et daccumulation nest donc pas autonome – il suppose que la couverture des besoins soit au minimum assurée –, il lui est subordonné. Donc il ny a pas dun côté une économie qui couvre des besoins et est au service de la qualité de vie et de lautre une économie de profit qui ne viserait que laccumulation sans se préoccuper de satisfaire les besoins de la vie : cette satisfaction des besoins de la vie est indispensable quel 273que soit le système économique. Dans le langage mengérien, léconomie de couverture des besoins peut être identifiée avec la sphère des biens de premier rang qui concourent immédiatement à la satisfaction finale des besoins, alors que léconomie daccumulation renvoie à celle des biens de rang supérieur à un, qui doivent être combinés avec des biens complémentaires et subir une transformation afin de produire un bien de rang inférieur, jusquà obtenir finalement un bien de premier rang. Bien entendu, le motif daccumulation sétend jusquaux biens de premier rang. Il y a donc une priorité hiérarchique de léconomie de couverture des besoins ou de biens de premier rang sur léconomie daccumulation ou de biens de rang supérieur : cette dernière peut dailleurs se développer de manière parasitaire sur le dos de léconomie de couverture des besoins et détourner les fins dernières de léconomie au service dune accumulation sans fin, ce que Weber conçoit tout autant que Neurath qui en a fait le cœur de son rejet de léconomie monétaire déchange ou capitalisme. Ces deux types purs de léconomie sont également caractérisés par « le fait fondamental de la rareté » ([1904], 1988b, p. 161) qui délimite de manière nécessaire la région des problèmes économiques.

Ce nest quaprès avoir effectué ces distinctions que Weber introduit la question de la rationalité et du calcul.

II.2. Les deux types de rationalitÉ et le calcul Économique

II.2.1. Économie rationnelle,
rationalité formelle et rationalité matérielle

Weber définit lessence dune économie rationnelle par quatre traits spécifiques (1972, I, ch. 2, § 4, p. 35-36) :

1. « La répartition planifiée14 des prestations dutilité, entre le présent et lavenir, sur la disposition desquelles lagent économique pour une raison ou une autre croit pouvoir compter ». [Dit autrement, il sagit ici de lallocation inter-temporelle des utilités espérées, PM] ;

2. « La répartition planifiée des prestations dutilités disponibles entre les différents emplois possibles selon lordre établi [soit le pré-ordre des préférences dans la terminologie contemporaine, PM] en fonction de leur importance daprès lutilité marginale » ;

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3. « Lapprovisionnement planifié – production et acquisition – de telles prestations dutilités pour lesquelles tous les moyens appropriés dapprovisionnement se trouvent en possession de lagent économique » ;

4. « Lacquisition planifiée de droits garantis, partagés ou non, de mise à disposition de telles prestations dutilité ».

Dans cette spécification dune économie rationnelle, Weber fait un usage extensif de la théorie de lutilité marginale, que Neurath rejetait. Une économie est rationnelle pour Weber selon des critères didentification stricts qui renvoient à la possibilité de mettre en œuvre un calcul économique, qui repose sur le calcul dutilité marginale. Mais la rationalité nest pas pour Weber un concept univoque. Il distingue (id., § 9) la rationalité formelle et la rationalité matérielle (Uebel parle de substantive rationality, 2018). La rationalité formelle est définie en termes de calculabilité, à savoir selon la possibilité technique du calcul et leffectivité du calcul dans la décision et laction ; la rationalité matérielle dépend de lévaluation du degré de conformité à des valeurs concernant la nature et la façon dont les besoins humains sont satisfaits relativement à des postulats axiologiques. Le concept de rationalité matérielle apparaît plurivoque, selon la pluralité des critères pouvant être retenus : éthiques, politiques, utilitaristes, hédonistes, classistes (ständisch), égalitaires, etc. (id., p. 45). Nous avons vu que pour Neurath ces valeurs constituent ce quil nomme des motifs auxiliaires qui accompagnent le travail scientifique, et que ce motif auxiliaire est pour lui le critère hédoniste social, son épicurisme social. Il nest donc pas possible dadopter un point de vue universel sur la rationalité dune organisation ou dun système économique. Par contre, si le critère de rationalité formelle est univoque, il ny a cependant aucune raison de postuler la supériorité du critère formel sur une appréciation matérielle, au sens où Weber entend ce terme : rien ne permet de fonder, logiquement ou par expérience le choix de lun ou lautre, de même quà lintérieur de la rationalité matérielle, le choix des valeurs se trouve livré à la « guerre des dieux ».

La notion de calcul nest donc pertinente que sous le point de vue de la rationalité formelle. Or Neurath a placé son argumentation sur ce terrain pour justifier la socialisation totale de léconomie et la planification centrale, en avançant que la planification économique est dune efficacité supérieure à léconomie déchange pour la satisfaction des objectifs économiques dapprovisionnement et donc de couverture 275des besoins. Par ailleurs, comme léconomie de guerre a montré que le calcul naturel est possible, en conséquence la planification est selon lui non seulement souhaitable, mais elle est aussi réalisable. Cest donc bien la rationalité formelle ou calculabilité qui constitue le critère décisif dans la discussion, aux yeux de Weber en tout cas.

II.2.2. Calcul économique et monnaie

« Du point de vue technique, la monnaie est le moyen de calcul économique “le plus parfait”, cest-à-dire le moyen dorientation de lagir économique formellement le plus rationnel » (Weber, 1972, p. 45). Technique veut ici dire que la fin de lagir économique est donnée, sur laquelle il ny a plus à délibérer. Le jugement ne porte donc que sur lefficacité des moyens pour atteindre cette fin qui est donnée (id., p. 35). Or, il ny a que deux espèces de finalité économique qui peuvent orienter lagir économique selon Weber, comme il a été vu précédemment : la couverture des besoins ou laccumulation (id., p. 199). Cest en conséquence autant pour la couverture des besoins que pour laccumulation que la monnaie constitue le moyen le plus parfait de calcul économique selon Weber.

Weber développe ensuite son argumentaire comparatif sur les deux fronts de léconomie de couverture des besoins et de laccumulation. Il distingue lusage de la monnaie et le recours au calcul économique, et de manière plus générale le problème du calcul économique, selon que lon se situe dans le cadre de léconomie domestique15, Haushaltswirtschaft, ou bien dans le cadre de léconomie denrichissement, Erwerbswirtschaft. Concernant léconomie domestique ou le ménage, le calcul économique peut prendre deux formes, monétaire ou non monétaire, autrement dit in natura, alors que pour léconomie chrématistique le calcul ne peut quêtre monétaire. Le calcul naturel est compatible avec léconomie domestique tant que les besoins et les biens demeurent homogènes, stables et prévisibles : alors le problème de létablissement dun budget du ménage en nature est techniquement assez simple à résoudre sur une base traditionnelle approximative (id., p. 46). Il convient en conséquence 276daffirmer que le calcul en nature nest en rien irrationnel, mais son degré de perfection comme technique de calcul doit être apprécié à la lumière des situations dans lesquelles il sagit dy recourir, et donc des fins quil sagit de satisfaire. Lorsque les besoins connaissent un raffinement et une complexification – lorsquon sort dune société de pourceaux, pour le dire dans les mots que Platon dans La République place dans la bouche de Glaucon (1950, p. 919) – et que les biens pour les satisfaire se diversifient, léconomie domestique devient hétérogène et des biens qualitativement identiques peuvent alors être alloués à des usages alternatifs : de simplement technique, le problème devient alors économique. Lévaluation et la comparaison des effets espérés de ces usages différenciés exigent lexactitude dans le calcul, car « tout changement dans létat dapprovisionnement16 (par exemple en raison des pertes de récolte) ou des besoins nécessite de nouvelles dispositions, puisquil a déplacé les utilités marginales17 » (ibid.). Cette exactitude recherchée dans le calcul implique lexistence de prix et le recours à la monnaie comme unité de compte.

Ce que nous dit Weber, cest que dune certaine façon dans une économie traditionnelle le problème du choix ne se pose pas véritablement en terme économique, mais seulement technique : les besoins à satisfaire sont limités, connus et immuables, les biens pour les satisfaire sont caractérisés de la même façon, et il ny a pas à arbitrer entre des usages alternatifs pour une même ressource. Lorsque léconomie se complexifie, le problème du choix devient alors spécifiquement économique : il suppose une délibération sur les fins, cest-à-dire que le choix doit dabord porter sur la sélection des fins aux usages desquels les biens vont devoir être affectés18 selon une échelle de priorité que traduit léchelle des 277utilités marginales. La monnaie devient nécessaire pour effectuer des comparaisons et évaluations. Cest un usage non chrématistique de la monnaie, puisquil ne sagit pas en cela daccumuler.

Concernant laccumulation ou lenrichissement, Weber décline plusieurs notions dont nous ne retiendrons ici que deux dentre elles : lenrichissement, Erwerben, est lactivité orientée daprès « les chances » (lespérance) de gain de nouveaux moyens de se procurer des biens ; lenrichissement économique, wirtschaftliches Erwerben, est lactivité pacifiquement orientée par ces mêmes chances (id., § 11, p. 48). Lemploi du terme « pacifique » renvoie directement à la discussion des thèses de Neurath. Weber exclut donc par définition la guerre de léconomie chrématistique : il y a des moyens non économiques de senrichir, politiques, militaires, etc., et pour lesquels le calcul monétaire nest pas nécessaire. Il va plus loin en affirmant que « léconomie daccumulation rationnelle fait partie [ist zugehörig] dune forme particulière de calcul monétaire : le calcul en capital. » (ibid.) Ici, la nécessité de la monnaie, des prix et du marché, conduit Weber à suivre un argumentaire qui anticipe sur celui de Mises. Comment affecter à un usage donné une ressource rare pouvant être employée à des usages alternatifs, sans calcul monétaire ? Selon quel critère définir un usage pour une ressource donnée si celle-ci est susceptible dune multitude dusages sexcluant lun lautre ? Dans une économie daccumulation, cest relativement à la rentabilité de lusage dune ressource quest effectué le choix économique, ce qui suppose un calcul par essence monétaire. Ainsi, le calcul naturel et léconomie naturelle ne peuvent donner naissance à une économie denrichissement, ils ne sont adaptés quà la couverture des besoins. Cest ce que conclut Weber de manière tranchée : « Tout calcul naturel est, daprès son essence la plus profonde, orienté par la consommation : la couverture des besoins » (id., § 12, p. 54). Le calcul économique en nature nest donc pas irrationnel en soi, mais il est un moyen technique moins universel pour le calcul économique que le recours à la monnaie. 278La monnaie est formellement supérieure au calcul en nature en cela quelle peut être employée dans des types dorganisation de léconomie plus variés et plus complexes.

II.3. Le calcul Économique et la finalitÉ de l Économie

La nature de léconomie daccumulation ou denrichissement exclut dans son principe le calcul naturel, le calcul monétaire se présentant ici comme une condition de sa possibilité. Ceci conforte dailleurs la position hiérarchiquement dominée de léconomie daccumulation par rapport à léconomie de couverture des besoins. Ce nest que sur cette dernière que le greffon dune économie daccumulation peut voir le jour, croître et prospérer. Logiquement, chronologiquement et historiquement léconomie de couverture des besoins est première et léconomie daccumulation est seconde. à moins de considérer de manière purement utopique, au sens courant qui nest pas celui de Neurath, la problématique du calcul économique, léconomie daccumulation ne peut constituer la base de la discussion sur la possibilité du calcul socialiste.

Cest donc in fine relativement à la consommation ou à la couverture des besoins qui est la fin ultime de lactivité économique, quil convient dapprécier les arguments de Neurath favorables au calcul naturel et à la planification, selon Weber. Léconomie de guerre ne peut en aucun cas constituer le paradigme pour penser la socialisation totale de léconomie de paix, car léconomie de guerre ne poursuit quun objectif unique quelle peut atteindre avec lexercice dune puissance absolue sur tous les moyens disponibles, ce quune économie de paix ne pourrait atteindre que par la disposition totale de ses sujets dans un État esclavagiste. Mais il sagit là dun argument relevant dune évaluation de lorganisation politique de la société, dun choix entre des régimes politiques impliquant une axiologie. La planification et le calcul socialiste dont léconomie de guerre constitue un cas pratique ne doivent être discutés que du strict point de vue de la rationalité formelle, donc de la calculabilité selon Weber, puisque le débat axiologique ne peut être tranché scientifiquement.

Or, le calcul dans une économie de guerre na quun caractère technique, qui lapparente à une économie traditionnelle ou primitive, puisque la fin est donnée davance par un critère hétéronome à léconomie, à savoir la quête de la victoire militaire, soit un critère matériel dans le vocabulaire de Weber. Ce nest que lorsquil y a concurrence des fins 279que le calcul devient par essence économique, la fin nétant plus donnée par avance (id., p. 57), lorsquil sagit darbitrer entre du beurre ou des canons ! Lorsque le calcul est dessence économique, ne consistant pas seulement en la détermination des moyens pour une fin donnée à atteindre, alors il doit être conduit sous le principe de lutilité marginale, dont le type pur est le calcul domestique, Haushalts-Rechnung (ibid.). Si lon sort du cas décole dune économie mono-céphale ou dune économie de Robinson, le cas dune économie déchange doit être envisagé comme une nécessité.

Dès que le ménage ou lagent économique entre dans une relation déchange avec autrui, un rapport déchange doit sétablir, tel quil soit compatible avec léchelle individuelle des utilités marginales. Les rapports déchange doivent traduire les rapports interindividuels des utilités marginales, sinon léchange ne peut être libre à moins que lun des échangistes ne soit perdant, ce qui ne peut se produire que sil est ignorant de cette conséquence. La monnaie et les prix sont alors nécessaires pour orienter les choix des agents. Le calcul monétaire est donc nécessaire à laccomplissement des besoins individuels dans une économie caractérisée par une concurrence des fins pesant sur lusage des différents biens. Cette réponse ne présage rien sur la formation des prix, quelle résulte dun marchandage ou dune discussion entre les échangistes comme le laissent supposer les écrits de Menger ou bien dun mécanisme anonyme déquilibrage général.

Pour résumer, Weber attire notre attention sur une distinction fondamentale entre le calcul économique et la statistique militaire, soit la planification statistique. Cette distinction est analogue à celle qui sépare le décideur du bureaucrate. Il nest pas certain que Neurath ait répondu directement à Weber du vivant de celui-ci, en tout cas dans ses écrits, mais il est possible de lire un de ses textes plus tardifs à la lueur des arguments de Weber, comme le suggère récemment Uebel (2018, p. 303), le titre en étant lindication : « What Is Meant by Rational Economic Theory ? » (1987 [1935]). Neurath considère alors léconomie sous la perspective de la rationalité matérielle ou substantive – se référent une fois de plus à lhistoire de cette discipline, comme étant concernée par la richesse, le bien-être et le bonheur – par rapport à laquelle le calcul en nature se justifie pour apprécier le niveau de réalisation de ces « valeurs » qui définissent la dimension axiologique de léconomie.

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CONCLUSION

La réception la plus courante du débat sur le calcul socialiste néglige la critique wébérienne et déclare Mises puis Hayek vainqueurs, contre Neurath. Et lorsque la position de Weber est prise en compte, elle napparaît que comme une préfiguration faible de celle de Mises. Les choses sont en fait plus complexes, comme il a été montré dans cet article. Il convient de réévaluer la thèse de Neurath et dapprécier linfluence qua pu exercer Weber dans cette controverse. Neurath sétait intéressé à léconomie de guerre dès ses premiers travaux, qui sen sont trouvés renforcés par son expérience de la Grande Guerre : il a constaté la socialisation croissante des activités économiques et la mise en place dun calcul en nature pour une prise de commande de lappareil productif mis au service des besoins de larmée et de la population. Sa justification du calcul en nature senracine dabord dans le refus de la monnaie comme unité de mesure universelle en économie, dans le sens où la théorie économique étant létude des relations entre les différents modes dorganisation économique et la qualité de vie, aucune unité de mesure universelle ne permet de synthétiser ce qui constitue la qualité de vie individuelle et le bonheur dêtre dans une société. Il nest pas possible de rendre justice de la thèse de Neurath en détachant son traitement du calcul économique de sa félicitologie, qui est le « motif auxiliaire » de sa conception de léconomie politique. De fait, la critique de Mises et Hayek manque cela et ils ne répondent pas à la critique neurathienne de léconomie monétaire : le calcul monétaire nest adapté quaux nécessités dune économie déchange organisée autour de lobjectif des entrepreneurs de maximiser leur profit. Cest « une idole » de léconomie déchange (1935 [1987], p. 94 sq.), mais qui ne permet en aucun cas de départager deux systèmes économiques du point de vue de leur efficacité à lamélioration de la qualité de vie. Le taux de profit des entrepreneurs ne peut en décider !

La critique de Weber est dune autre nature et elle a permis à Neurath de mieux situer lui-même lenjeu de sa position et de clarifier sa propre position. Lopposition de leurs perspectives ne porte pas tant sur la possibilité du calcul économique en nature : la Grande Guerre a montré 281sa possibilité, Weber en est tout autant conscient que Neurath. Cest bien plutôt la rationalité, cest-à-dire ladaptation du type de calcul économique – en nature ou dans une unité de compte universelle – aux fins dune économie ou dun ordre économique qui est disputée. Pour Weber le calcul en nature est rationnel au sens formel du terme dans une économie de couverture des besoins du type dune économie domestique ou dune économie de guerre : le choix ny est pas encore de nature économique, mais seulement technique ; par contre, il ne serait pas rationnel de vouloir étendre le recours au calcul en nature à une économie plus complexe où la couverture de besoins multiples passe par un arbitrage entre des usages alternatifs des ressources disponibles. Neurath nest toutefois pas (con)vaincu par cet argument, car si dans le développement de ses réflexions sur le sujet, largument de la rationalité va prendre toujours plus de place, il va subordonner la rationalité formelle à la rationalité matérielle, selon la terminologie de Weber, que Neurath nemploie toutefois pas lui-même. Cest du point de vue de la rationalité matérielle ou substantive, à savoir du point de vue de sa félicitologie, que pour Neurath le calcul en nature dans une économie planifiée se révèle plus rationnelle quune économie de marché où les choix sont soumis au calcul de profit : ce sont alors les marchands et les capitalistes qui orientent la direction prise par la société contre la qualité de vie des salariés, comme en attestent les crises, le sous-emploi, la pénibilité au travail, la destruction de la nature, etc. Le choix de construire une école ou un hôpital doit être soustrait au calcul de profit et décidé en prenant en compte les transformations de la société pour le bien de la population qui en résulteront, modifications de la qualité de vie qui ne peuvent être mises en face de coûts dans un compte où les données sont exprimées dans une unité homogène19.

Un siècle après la fin de la Grande Guerre, ces discussions nont pas perdu de leur pertinence. Lenjeu de la qualité de vie, de ses différentes dimensions, de son évolution, etc. est plus actuel que jamais. Le welfarisme ne permet pas dy répondre de manière satisfaisante, léconomie dite du bonheur est enfermée dans des paradoxes (dEasterlin entre autres) qui ne sont que des artefacts construits à partir dune vision 282qui a érigé le calcul monétaire en « idole ». Lune des dimensions essentielles de cette qualité de vie à laquelle lhumanité aspire est la nature ou lenvironnement : un air respirable, une eau potable, une stabilité des climats, une faune et une flore diversifiées, etc. Toutes choses qui nont pas de prix, au sens propre et figuré. Comment les intégrer dans un calcul, sil nest en nature ? Sur toutes ces questions, les débats nés à lépoque de la première guerre mondiale en Autriche et en Allemagne autour de la possibilité du calcul socialiste, ouvrent des pistes de réflexion intéressantes. Mais il faut pour sen convaincre, dépasser lenfermement du débat sur le calcul socialiste à lopposition entre Mises et Hayek dun côté, Neurath de lautre, qui ne prend en considération que la dimension organisationnelle de lactivité économique, et néglige les questions de la mesure de la richesse et de la finalité de léconomie et des valeurs, auxquelles Weber a été plus sensible.

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1 Une première version de cet article a été présentée lors des Journées détudes Alain Clément Les économistes et la première guerre mondiale qui se sont tenues les 22 et 23 novembre 2018 à lÉcole militaire de Paris. Larticle a bénéficié des échanges avec les participants, ainsi que des remarques et suggestions de deux rapporteurs anonymes de la revue, que je remercie. Lauteur assume seul les erreurs et insuffisances qui pourraient subsister.

2 Les deux premiers auteurs à définir des règles de décision et des mécanismes de planification économique sont Barone (1908) et Pareto (1909). Pour une présentation rapide du débat sur la planification, voir Jean Bénard (1987).

3 À lexception notoire de S. Parsons qui dans louvrage quil a consacré à léconomie de Weber développe deux chapitres sur ces enjeux (2003). La contribution de Weber au débat sur le calcul socialiste est mentionnée en passant par Hayek ([1935] 1939) dans un paragraphe qui crédite Mises dêtre le premier à avoir énoncé le problème central du calcul en économie socialiste (p. 41-44). Dernièrement Thomas Uebel, le coéditeur des œuvres de Neurath en anglais, vient de consacrer un article à lun des aspects de lopposition de Weber autour de la rationalité substantive (axiologique) (2018). Ce dernier article nétait pas connu de lauteur au moment de la présentation des idées ici développées lors des Journées détudes mentionnées dans la note 1. Notre lecture est assez convergente avec celle de Uebel, mais diffère sur le point de la critique wébérienne de la thèse de Neurath : jinsiste ici sur la place que Weber accorde à la montée de la rationalité bureaucratique dans léconomie de marché et surtout sur sa prise en considération de la finalité de lactivité économique dans lévaluation de la possibilité du calcul socialiste.

4 Par commodité, les références aux œuvres de Neurath renvoient aux traductions en anglais réunies dans Economic Writings (2004) et Empiricism and Sociology (1973).

5 Sur Otto Neurath on pourra lire la biographie politique de Günther Sandner (2014), ou en anglais le chapitre 2 de Michael Turk (2018, p. 8-34). Traduite en français, on pourra se reporter à la brève notice biographique rédigée par son frère, Paul Neurath, dans les Cahiers de philosophie du langage, No 2 (1997, p. 215), suivi dune chronologie (p. 217-226) établie par Denis Lelarge.

6 Sur cet aspect des activités de Neurath on pourra se rapporter au chapitre que Nader Vossoughian lui a consacré dans Nemeth et alii (2007, p. 131-139).

7 Nous ne discuterons pas ici de la distinction introduite par Uebel (2008) entre weak in-kind calculability et strong in-kind calculability : les arguments fournis par Neurath ne fonderaient que la calculabilité en nature faible qui nexclut pas totalement le marché et le rôle de la monnaie, alors quil se prononce en faveur dune calculabilité en nature forte débarrassée des marchés et de la monnaie.

8 Il sagit de sa méthode de présentation par image, dite méthode viennoise des ISOTYPE : International System of Typographic Picture Education.

9 Cet aspect de la thèse de Neurath en faveur du calcul en nature est négligé dans les arguments « autrichiens » qui ciblent leur critique essentiellement sur les questions dorganisation de la production.

10 Joshua Stuchlik a consacré un intéressant article à la « félicitologie » de Neurath (2011) dont il situe lorigine à lintérieur du débat entre austro-marxistes et néo-kantiens de lécole de Marburg sur les justifications morales du marxisme : est-ce que le kantisme permettait de combler ce que les tenants de lécole de Marburg tenaient pour un défaut de la pensée de Marx, à savoir labsence de justification morale du socialisme ? Il discute par ailleurs de la compatibilité entre lempirisme logique et les positions pratiques de Neurath synthétisées dans sa félicitologie.

11 La traduction des pages dÉconomie et société auxquelles nous renvoyons porte malheureusement à contresens et ne permet pas de se faire une idée claire et précise de ce que vise exactement Weber ici. Nous nous référons donc au texte en langue originale, dont nous donnons notre propre traduction.

12 Ne nous intéressant ici quà la critique par Weber de la thèse de Neurath, nous nabordons pas du tout les positions de Weber sur la guerre ni ses contributions à la reconstruction politique de lAllemagne après la chute du Reich. Nous renvoyons sur ces points aux deux volumes suivants de lédition complète de lœuvre de Weber : Zur Politik im Weltkrieg. Schriften und Reden 1914-1918 (Band I/15) et Zur Neuordnung Deutschlands. Schriften und Reden 1918-1920 (Band I/16). Pour lanalyse des positions de Weber pendant la guerre nous renvoyons à louvrage classique de Mommsen ([1959], 1985), en particulier le chapitre 7, ainsi quà létude de Domenico Losurdo (1990).

13 Cette critique de Weber nest pas fondée, Neurath était parfaitement au fait de la cartellisation de léconomie – dont son père avait fait lun de ses objets de recherche, du développement dentreprises oligopolistiques et dune bureaucratie dentreprise.

14 Weber désigne ici les plans daction des agents économiques, et non le plan établi par un bureau central de planification. Il en va de même dans le point suivant.

15 Il sagit dune forme de léconomie de couverture des besoins, Bedarfsdeckungswirtschaft, qui a revêtu une importance et une signification historiques majeures à travers linstitution de loikos, à laquelle Weber consacre le troisième chapitre de la deuxième partie dÉconomie et société, que nous ne discutons pas ici.

16 Dans le vocabulaire contemporain il sagit des dotations des agents.

17 Weber montre ici une parfaite maîtrise du tableau des utilités marginales de Menger (1871, p. 93), auquel il recourt ici implicitement comme lindiquent par ailleurs les expressions d« échelle dutilités marginales » ou d« échelle de priorité des besoins » ou encore d« échelle durgence des besoins », die Dringlichkeitsskala der Bedürfnisse, que lon rencontre dans ces pages. La fin de la citation de Weber indique quil a en tête quelque chose comme un changement de courbe dindifférence et un déplacement le long dune courbe dindifférence. Neurath sest opposé à ces courbes (Uebel, 2004, p. 37).

18 Dans le vocabulaire de Menger, on peut dire que dans une économie primitive la satisfaction des besoins est immédiate par la disposition de biens de premier rang : tous les biens économiques sont dans cette situation des biens de premier rang ; alors que dans une économie ayant atteint un certain niveau de développement, les biens économiques peuvent être affectés à des usages différenciés correspondant à des rangs plus ou moins élevés dans la série téléologique des biens servant à la satisfaction des besoins : un bien peut être directement consacré à la satisfaction dun besoin ou bien être utilisé à un niveau supérieur dans la production de biens de rang n, supérieur à un, en vue daméliorer la qualité de la satisfaction du besoin en question, ou dautres besoins. Un choix devient alors nécessaire entre les usages alternatifs des différents biens, correspondant à un choix sur les fins. Il sagit donc bien alors dun choix économique et ce choix implique un calcul pour laffectation des biens aux différents rangs de la série téléologique des biens.

19 Les circonstances de la révision de ce papier pour son édition se faisant durant une crise sanitaire majeure, marquée par une pénurie de moyens hospitaliers daccueil et de soins, ne peuvent que donner plus de force à cette dimension de largument de Neurath.