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Classiques Garnier

Introduction Les économistes et la première guerre mondiale : genèse et itinéraire d’un projet

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INTRODUCTION

Les économistes et la première guerre mondiale :
genèse et itinéraire dun projet

Christophe Lavialle

Inspecteur Général de lÉducation, du Sport et de la Recherche

Doyen du groupe des sciences économiques sociales

Le présent numéro de la Revue dhistoire de la pensée économique est laboutissement dun projet et le résultat dune trajectoire.

En 2015 notre collègue Alain Clément, professeur à luniversité de Tours et chercheur au laboratoire Triangle a rejoint le Laboratoire dÉconomie dOrléans, lequel a vocation, dans les recompositions alors en cours, à devenir le laboratoire de recherche en économie des deux universités du PRES (devenu COMUE) Centre-Val de Loire. Ce fut à cette occasion que se rencontrèrent les projets quAlain et moi portions à ce moment.

À mon agenda est inscrite la volonté de faire vivre lhistoire de la pensée économique au sein du Laboratoire dÉconomie dOrléans (côté recherches) et au sein de lInstitut dÉconomie dOrléans (côté enseignement et formation). Une des matérialisations de cette volonté est la création du séminaire de recherches PHILEO (séminaire « Philosophie économique et histoire de la pensée » du LEO). Quand Alain, est arrivé à Orléans, cétait avec un projet dont voici la genèse. Il fut membre fondateur du comité éditorial de la Revue dhistoire de la pensée économique. Marc Pénin, rencontré à loccasion dun entretien sur lhistoire de la Revue, avait proposé au Comité éditorial de consacrer un numéro à loccasion de la célébration du centenaire du premier conflit mondial. Le thème retenu était « Les économistes et la première guerre mondiale ». 22Le Comité éditorial a confié à Alain la délicate tâche de la mise en place effective du projet. Il le fit dans le cadre du séminaire.

Les premiers rendez-vous du séminaire PHILEO portèrent sur les présentations concevables sur le thème. Évidemment, lorsque lon évoque les économistes ayant analysé ou bien qui intervinrent en économie lors du premier conflit mondial, on pense immédiatement à John Maynard Keynes, à son rôle au Trésor britannique, aux Conséquences économiques de la paix, à la manière dont cette guerre a achevé de le transformer intellectuellement. Lattitude de Keynes face à la première guerre mondiale relève en effet à la fois :

dune dimension évidemment biographique : Keynes est associé en qualité de haut fonctionnaire à leffort de guerre et notamment à lorganisation des finances de guerre et aux débats quelle suscitait ;

dune dimension diachronique : la première guerre mondiale est pour Keynes une étape décisive dans ce « long effort dévasion » qui le conduit à progressivement sémanciper, de la guerre des Boers aux années trente, de la vision dominante, que ce soit en matière de théorie économique, ou de conception morale du monde ;

dune dimension synchronique, finalement, tant la question de la guerre (en loccurrence de la première guerre mondiale) est, chez Keynes, étroitement reliée à ses convictions économiques, et tant son analyse du conflit sinscrit dans une vision politique et philosophique densemble (celle du pragmatisme philosophique) et une vision aristocratique et légèrement nostalgique de léquilibre européen et mondial.

Alain me proposa de préparer une première intervention du séminaire portant sur « Keynes et la Grande Guerre ». La tâche était ardue pour deux raisons. Dabord, beaucoup avait déjà été écrit et dit, sur Keynes en général, sur sa vision de la guerre spécifiquement. Ensuite la période me voyait quitter lUniversité pour rejoindre les rangs de lInspection générale de lÉducation Nationale. Le temps me manquait alors pour produire un travail de fond. Mais cette première contribution, si elle napparaît finalement pas dans le présent numéro, aura servi, tout au long du chemin, de point dappui au projet. Cétait aussi loccasion, nous le verrons, de faire dialoguer Gide et Keynes, quon ne penserait peut-être pas spontanément à rapprocher, mais qui ont sur, cette question de la guerre, des préoccupations et des interrogations qui se font écho.

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À lissue de cette première ébauche, de ce premier dialogue, Alain parti, je décidai évidemment, en sa mémoire, de poursuivre le projet et de le mener à son terme.

Il sagissait dabord de lélargir. Et prioritairement en croisant les regards déconomistes dhorizons divers, ne jouissant pas nécessairement dune grande notoriété à leur époque, ou ne layant pas acquise depuis, mais peut-être caractéristiques dune vision nationale particulière dans, et de la Grande Guerre. Lidée était de comprendre dans quelle mesure les préoccupations des différents économistes témoins du conflit étaient ou non ancrées dans des déterminants nationaux, marqués ou non par un quelconque sentiment national ou patriotique, ou bien au contraire, partageaient des interrogations communes et des points de vue proches.

Sous un autre angle, lidée était de voir si la Grande Guerre avait été, sur litinéraire intellectuel des économistes potentiellement étudiés, un révélateur, un choc ayant transformé leur conception du monde, des mécanismes et des impératifs économiques ; ou bien au contraire, une confirmation de leurs systèmes théoriques préalables, de leurs convictions déjà solidement établies.

Ainsi fut imaginée, après le décès dAlain, lorganisation dune double journée détudes en sa mémoire et portant sur le thème quil avait choisi. Elles furent finalement, à lissue du processus dappel à communications et de sélection des contributions, organisées dans les locaux de lÉcole Militaire à Paris les 22 et 23 novembre 2018 par le Laboratoire dÉconomie dOrléans, en collaboration avec lAssociation Charles Gide pour lÉtude de la Pensée Économique, et avec lappui de lInstitut de Recherche Stratégique de lÉcole Militaire (IRSEM).

Cest loccasion pour moi de remercier ici Jean-Vincent Holleindre, professeur de Science politique à luniversité Paris 2 Panthéon-Assas et directeur scientifique de lIRSEM pour son accueil et pour avoir contribué à rendre possible lorganisation des « Journées détudes Alain Clément » ; Edouard Jolly, docteur en philosophie, chercheur à lIRSEM, chargé de cours à lInstitut détudes politiques de Lille et à luniversité de Lille qui donna la conférence inaugurale sur le thème « Aux origines de la Pax Americana – La première guerre mondiale comme transformation de léconomie globale » ; enfin Antoine Piétri, à lépoque doctorant à lIRSEM et Maxime Menuet, à lépoque chercheur à lIRD, pour leur contribution à lorganisation des journées.

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Le présent numéro de la Revue dhistoire de la pensée économique se veut lécho de ces deux journées détudes. Il nen a pas retenu toutes les contributions. Il a été construit, sous lattention vigilante de Ramón Tortajada et Marlyse Pouchol, selon les standards académiques : chaque article a été soumis à deux rapporteurs anonymes pour en attester de la valeur académique. Certains nont pas passé le test, dont celui sur Keynes, je lai évoqué. Dautres, nécessitant parfois une réécriture substantielle, seront proposés à de prochains numéros. Le résultat de tout ce processus nest évidemment, sur le sujet qui nous occupe, ni complet ni exhaustif. Il ne donne pas une vision réaliste de ce qua pu être la pensée économique des contemporains sur la Grande Guerre.

Mais les huit articles qui ont été finalement sélectionnés – et qui sajoutent à lhommage liminaire que Christine Clément-Lagoutte a légitimement voulu rendre à son époux Alain Clément – nous livrent déjà des enseignements, et comme une impression.

Il y manque un auteur majeur, donc, John Maynard Keynes. Mais au final, cela nest pas plus mal. Son ombre porte, mais elle nocculte pas. Cest loccasion, précisément, en accord avec le projet, daller voir ailleurs, dautres pays, dautres auteurs, dautres débats.

I. Gide et Gide

Marc Pénin présenta pour ce numéro un inédit et une contribution. Linédit est de Charles Gide.

Gide fut un témoin privilégié de la guerre sil en est, ne serait-ce que par le rôle quil a tenu dans la Revue déconomie politique. Marc Pénin, éditeur des Œuvres de Charles Gide, au cours de ses recherches découvrit le Journal que Charles Gide avait tenu pendant cette Semaine inoubliable qui vit la France entrer en guerre. Sa publication dans ce numéro ne pouvait être que la bienvenue.

La contribution de Marc Pénin présente « léconomiste pacifiste dans la Grande Guerre » que fut Charles Gide. Il revient sur les éléments biographiques (la guerre fut pour Gide, qui y perdit un fils et vit lautre durablement traumatisé, une véritable tragédie familiale et personnelle) 25et sur les combats intellectuels de Gide qui alors quil « avait (…) bien des raisons de se retirer sur son Aventin et de ne pas simpliquer dans cette guerre qui nétait en aucune façon la sienne (…) sy impliqua profondément et inaugura par-là, à 67 ans, une nouvelle phase de sa vie, peut-être la plus remarquable ».

Gide, comme Keynes, développait un pacifisme original :

Il est pacifiste comme la quasi-totalité des économistes de lépoque car ceux-ci tendent – par déformation professionnelle pourrait-on dire – au pacifisme : ils sintéressent à la création de richesse et voient dun mauvais œil la prédation et les dépenses improductives. Et lattention portée à lextension des marchés et au commerce international par les économistes du xixe siècle, fait adopter à ceux de sensibilité libérale la thèse du « doux commerce » parfaitement formulée dès le xviiie siècle par Montesquieu quand il écrivait : « Leffet naturel du commerce tend à la paix ». Mais ce pacifisme économiste est souvent un pacifisme mou, cest essentiellement la conviction paresseuse que les affaires continueront comme avant, vaguement justifié par des affirmations, dont la guerre de 1914 va prouver la fausseté, selon lesquelles les guerres modernes sont si coûteuses quaucun État na avantage à sy lancer et que de toute façon, elles ne sauraient durer plus de quelques mois. Ce type de pacifisme se révéla fragile ; dès que le clairon sonna, la plupart des économistes loublièrent pour apporter leur pierre à la propagande belliciste et, quelques-uns pour contribuer à la mise en œuvre de léconomie de guerre, oubliant au passage leurs belles théories sur linefficacité et le caractère nocif de lintervention de lÉtat (…) [Le] pacifisme [de Gide, lui] présente (…) des traits particuliers.

Dabord, ce nétait pas un pacifiste intégral ; il nétait nullement un mystique du pacifisme (…) Et, selon une formule quil répéta souvent : « la Justice dabord, la Paix après » (…) Il nadhérait pas (non plus) à la thèse libérale du « doux commerce » [ou à lidée] que lenchevêtrement des intérêts économiques et surtout financiers était maintenant tel quil rendait la guerre pratiquement impossible. (…) [Son] pacifisme nétait pas non plus internationaliste, sur le modèle que développaient les socialistes révolutionnaires. Il était tout à fait opposé à une perspective quelconque de dissolution des patries (…) Pacifiste oui, mais patriote aussi (Pénin, ce volume).

Cette conception particulière du pacifisme le rendit très sensible à la montée vers la guerre à laquelle il tenta de sopposer, notamment en tentant de mobiliser le réseau international du protestantisme social. Finalement « surpris et favorablement impressionné dans un premier temps par le ralliement de tous à lUnion sacrée et le bon déroulement de la mobilisation, il ne tarda pas toutefois à faire entendre sa différence en critiquant lhystérie patriotique et anti-allemande qui se donnait 26libre cours et en appelant les intellectuels à défendre la raison et lesprit critique contre celle-ci » (ibid.).

Gide alors se consacra à lanalyse intellectuelle de la guerre dans ses différentes dimensions. Il sintéressa aux causes de la guerre (il nadhérait pas à lidée que ces causes étaient purement économiques), à la question du financement des dépenses publiques (point sur lequel Gide se fit lavocat résolu de lintroduction de limpôt sur le revenu), à la question de la monnaie et des prix (où il développait des idées proches de celles que Keynes développa après la première guerre mondiale et quil synthétisa dans son ouvrage sur la réforme monétaire de 1923)1 :

Les analogies entre Keynes (pré-Théorie générale) et Gide trouvent en grande partie leur origine dans une vision commune de la monnaie que le premier va évidemment essayer de théoriser mais dont les principaux éléments se trouvent clairement chez le second, et depuis beaucoup plus longtemps : lidée quune monnaie de papier, basée sur la confiance, peut remplacer la monnaie métallique (…), quun tel système monétaire artificiel pourrait être géré rationnellement et être supérieur au système de létalon-or, que la théorie quantitative est fondamentale pour comprendre lévolution du niveau général des prix et quelle offre aussi un instrument qui permettrait de guider une telle politique monétaire, que le rôle de lor est inévitablement appelé à se réduire et que la dépréciation de la monnaie est une tendance historique lourde et finalement heureuse (ibid.).

Gide sintéressait aussi à lorganisation de la production, et à la question de la mobilisation des ressources dans le cadre dune économie de guerre et il essaya den tirer quelques conclusions quant à la possibilité dune économie collectiviste en sappuyant sur lanalyse de lexemple allemand2.

Par ailleurs, ardent promoteur de la coopération, il posait la question de la coopération dans la guerre, et de la préparation de laprès-guerre. Anticipant un formidable redressement industriel et un considérable bouleversement géopolitique (avec lémergence des États-Unis comme la grande puissance de demain), il enjoignit la France à imaginer le redressement par le biais dun compromis entre capital et travail qui asseyait le redressement de la productivité sur le partage de ses fruits et la mise en place dune protection sociale élargie.

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Finalement il traita de la question de la politique commerciale de laprès-guerre, de la question des réparations et du Traité de paix. Il montra lexagération des réparations que lon sapprêtait à demander aux allemands (Keynes le nota dans ses Conséquences économiques de la paix), et, même sil trouva le propre réquisitoire de Keynes trop sévère, il le rejoignit sur la dénonciation dun Traité qui faisait tout pour ruiner lAllemagne, préparant une réplique de la Grande Guerre.

II. En Allemagne, la possibilitÉ du socialisme

De France et de Gide, allons ensuite en Allemagne, et plus globalement dans les pays de langue allemande, où le débat semble dominé par la question de lorganisation, de la mobilisation des ressources et de la possibilité du calcul socialiste. En Allemagne plus quailleurs – Gide lavait noté – léconomie de guerre sétait traduite par une socialisation croissante de léconomie, laquelle sétait révélée particulièrement efficace. Elle se présentait comme une expérience concrète de ce que lactivité économique pouvait être orientée à une fin précise, planifiée, sans répondre aux incitations du marché. La question était alors de savoir si une telle expérience pouvait se prolonger en économie de paix : « comment une économie non orientée par le calcul monétaire et les prix, mais par le pouvoir de commande, était-elle possible ? » (Mardellat, ce volume). Ainsi été posée, à loccasion du déclenchement du premier conflit mondial, les termes du débat sur la « possibilité du calcul socialiste ».

Évidemment ce débat devrait intéresser au premier chef celles et ceux qui se revendiquent du socialisme et en espèrent lavènement, peut-être à loccasion des troubles révolutionnaires et des bascules politiques que le conflit pourrait faire advenir. Ce nest pas vraiment le cas : la possibilité du calcul socialiste et de laffranchissement davec le calcul marchand et la logique daccumulation capitaliste sont pour les auteurs marxistes une chose acquise. Et comme le remarque Patrick Mardellat (ibid.)

Le marxisme nest pas initialement concerné, alors quà lépoque il est davantage préoccupé par la stratégie révolutionnaire et lorganisation pratique du 28socialisme. La littérature socialiste et marxiste était pour ainsi dire muette sur le chapitre de lorganisation concrète dune économie socialiste.

Non, la question qui préoccupe des auteurs comme Rosa Luxemburg et Rudolf Hilferding auxquels Marlyse Pouchol choisit de sintéresser, cest lavenir effectif de la perspective socialiste, et les conditions de son avènement. Pouchol rappelle combien les deux auteurs sont daccord sur lanalyse des causes de la guerre :

Limpérialisme quils appréhendent comme une nouvelle phase historique du capitalisme constitue indéniablement, pour chacun deux, le facteur dune guerre qui ne ressemble pas à celles du passé en étant avant tout liée à une perversion des fonctions politiques des États créée par une logique dexpansion financière (Pouchol, ce volume).

Elle rappelle également combien ils se sont opposés tous les deux au vote des crédits de guerre et poursuivent tous les deux, au sein du Parti social-démocrate (SPD) dAllemagne, le combat politique pour le dépassement du capitalisme et linstauration du socialisme. Mais, en dépit de ces points communs, leur analyse diverge, notamment sur la possibilité du « socialisme dans un seul pays ». Luxemburg maintient une perspective résolument internationaliste. Elle est accablée par :

la vague de nationalisme qui sempare de la classe ouvrière dès la déclaration de guerre. Mais elle est surtout atterrée par la démission des dirigeants des partis ouvriers de tous les pays belligérants qui se rendent à la logique du capitalisme en acceptant une guerre qui transforme ceux qui étaient jusqualors leurs alliés de classe au sein de lInternationale en ennemis à exterminer (ibid.).

Cette guerre constitue pour elle « un véritable recul si ce nest un enterrement de lidée socialiste » (ibid.). Hilferding, lui, « qui a une autre vision de la politique et de lÉtat-nation envisage, pour sa part, que le socialisme puisse dabord se réaliser dans un seul pays » (ibid.).

Revenons au débat sur la possibilité du calcul socialiste, qui nest donc pas nécessairement lapanage des auteurs qui se revendiquent explicitement du marxisme. Létude des racines de la controverse, laquelle prendra son plein essor dans les années de lentre-deux-guerres (on pense notamment aux développements de Mises, Hayek, Lange), est loccasion de découvrir ou redécouvrir des débats occultés, et des auteurs oubliés.

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Parmi les débats occultés, il y a celui, mis en exergue par Mardellat, entre Max Weber et Otto Neurath. Larticle se propose de présenter les termes de cet échange. Il élargit le propos en montrant combien largumentaire de Weber dans cet échange « aurait pu constituer une voie de renouveau de lécole autrichienne » (Mardellat, ce volume), en sappuyant notamment « sur une contribution à une économie non parétienne du bien-être ». Car le débat ne porte pas que sur la seule question de lorganisation planifiée de la production contre la « catallaxie » du marché (dimension privilégiée par Mises et Hayek lorsquils sengageront dans ce débat) : il pose aussi celle de la mesure de la richesse et des revenus, et celle de la finalité de lactivité économique :

Lopposition de leurs perspectives ne porte pas tant sur la possibilité du calcul économique en nature : la Grande Guerre a montré sa possibilité, Weber en est tout autant conscient que Neurath. Cest bien plutôt la rationalité, cest-à-dire ladaptation du type de calcul économique – en nature ou dans une unité de compte universelle – aux fins dune économie ou dun ordre économique qui est disputée (ibid.).

Parmi les auteurs oubliés, il y a Johann Plenge. Christian Eggers et Alain Laurent montrent combien, dans le contexte particulier de lAllemagne du début du xxe siècle, la préoccupation est aussi culturelle et civilisationnelle, et comment les intellectuels et universitaires allemands vont, à loccasion du débat sur les modalités dorganisation de la vie économique que la guerre suscite, rechercher les termes dune voie proprement nationale, dune troisième voie entre un capitalisme assimilé à loccident libéral anglo-saxon et le socialisme marxiste. Plenge fut lun des contributeurs majeurs de ce débat visant à dessiner les contours dun « socialisme allemand » pouvant faire perdurer « Les idées de 1914 » et lunité de la grande communauté allemande autour dun modèle qui lui serait propre.

On comprend, et les auteurs le rappellent, ainsi dailleurs par litinéraire biographique de Plenge, combien une telle quête savéra périlleuse, et combien du « socialisme national » au « national-socialisme » la frontière put savérer ténue. Hayek ne sy trompa pas, qui, dans sa critique de la perspective socialiste, fit de Plenge, aujourdhui inconnu, lun des cinq auteurs qui contribuèrent aux « racines socialistes du nazisme » (Hayek, La route de la servitude, chapitre 12).

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III. La dimension anthropologique
et institutionnelle de la Guerre, et les conditions de la Paix durable : Thorstein Veblen

De lAllemagne, nous passons aux États-Unis, ou plutôt nous passons à un auteur, Thorstein Veblen. Car au cœur des affrontements méthodologiques et épistémologiques qui se déroulent dans les deux premières décennies du vingtième siècle dans les pays de langue allemande, se trouve lÉcole historique allemande, dont on sait que certaines des préoccupations trouveront un écho, outre-Atlantique, dans les travaux des institutionnalistes américains, dont ceux de Veblen.

Précisément, ce que montrent Olivier Brette et Alexandre Chirat, cest combien, avec Veblen, nous sommes en présence dun auteur qui analyse les différentes dimensions de la guerre au prisme de convictions analytiques déjà fortement établies : « cet évènement sinscrit dans le cadre de son analyse institutionnaliste-historique de la dynamique du capitalisme » (Eggers & Laurent, ce volume).

Pour Veblen la guerre doit en effet être pensée comme un phénomène institutionnel dont il convient danalyser lémergence et lévolution dans le temps long de lhistoire des sociétés. Il sintéresse donc dabord aux origines du phénomène guerrier en général. Pour lui, ces origines sont à la fois anthropologiques (les instincts de rivalité) et institutionnelles (la guerre sest institutionnalisée comme révélateur privilégié de cette rivalité anthropologique).

Puis sa vision sapplique à lanalyse des causes spécifiques du premier conflit mondial. La Grande Guerre se présente à ses yeux comme le produit dun « Nouvel Ordre » technico-politico-économique qui émerge au tournant du xxe siècle et qui se caractérise par le développement simultané du machinisme, du patriotisme et des sociétés par actions. Il ny a donc pas une cause à la guerre, mais une « causalité cumulative ».

Veblen peut alors sintéresser aux conditions nécessaires afin détablir une paix durable. En cohérence avec son analyse des causes de la guerre, Veblen considère que seul un renversement de lordre politico-économique prévalant est susceptible dendiguer de nouveaux conflits entre les grandes puissances et détablir une paix durable. Il se fait à cette 31occasion critique de lanalyse menée par Keynes dans Les Conséquences économiques de la paix.

IV. Les dÉbats monÉtaires en Russie
et la contribution de Tugan-Baranovsky

Le sujet qui nous occupe aujourdhui nous permet, on le voit, dexhumer des débats oubliés, de rendre hommage à des auteurs aujourdhui passés sous silence. Il permet aussi déclairer des pans négligés de lœuvre dun auteur connu. Cest le cas de Mikhail Tugan-Baranovsky. Il était connu au-delà des frontières de la Russie en raison de ses travaux sur le cycle économique. Il a également développé un modèle dune économie socialiste basé sur une synthèse de la théorie de la valeur travail et de la théorie de lutilité marginale. Mais ses publications en théorie et en politique monétaire sont relativement moins connues. La plupart ont été écrites précisément pendant la guerre et nont pas été traduites. Cest à ces écrits monétaires que Nikolay Nenovsky choisit de sintéresser dans sa contribution.

Cet apport original de Tugan-Baranovsky a été marqué par le contexte spécifique de la Russie en guerre. Léconomie de guerre a assigné en Russie tout comme ailleurs de nouveaux objectifs et de nouveaux moyens à la politique économique. Le but était la victoire et la survie de la nation, la tâche économique principale devenait le financement et lorganisation de la guerre. LÉtat et la planification sont devenus des institutions économiques de premier plan et le marché et les finances publiques saines sont devenus, au moins pour un moment, secondaires.

En Russie, le papier-monnaie était la principale source de financement des dépenses de guerre. De ce point de vue, la première guerre mondiale a marqué le point final dun processus continu de fiduciarisation de la monnaie, du détachement de sa substance, le point final de létablissement du « type russe de monnaie idéale » prôné par de nombreux économistes russes.

Avant la guerre, sur cette question de la monnaie idéale, trois écoles se dessinaient pourtant parmi les économistes russes.

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Un premier groupe était celui des « métallistes », qui considéraient le papier-monnaie comme un écart par rapport à la norme, une pathologie de la monnaie. Ces auteurs ont consacré de nombreux ouvrages à la monnaie russe, dont la plupart sinscrivaient dans la tradition monétaire métallique, selon laquelle le papier-monnaie nétait quun représentant de la monnaie métallique et navait aucune valeur propre. Tout écart par rapport à la norme, cest-à-dire par rapport au papier-monnaie adossé au métal, était nuisible et temporaire. Ce consensus sur le retour à la monnaie métallique contrastait radicalement, nous indique Nenovsky, avec le contexte du règne quasi-permanent du papier-monnaie en Russie. Les années de guerre, jusquen 1917, nont pas impacté leurs conceptions : ces auteurs sont restés majoritairement attachés à lidée dun retour à la convertibilité.

Un second groupe, relevant dune forme de vision « étatiste » de la monnaie, considérait le papier et la monnaie fiduciaire comme une institution spécifiquement russe, orthodoxe (au sens religieux du terme) et monarchique.

Un troisième groupe enfin, considérait au rebours des deux autres que le régime du papier-monnaie était une étape, non pas spécifiquement russe, mais universelle, et radicalement nouvelle, de lévolution monétaire. Cest à ce groupe quappartenait Tugan-Baranovsky.

Tugan-Baranovsky avait toujours été critique en ce qui concerne létalon-or. Contrairement à dautres économistes cependant, il fut le premier à développer une théorie globale dun régime monétaire daprès-guerre. Son approche, montre Nenovsky, sinscrivait en filiation du livre pionnier de Knut Wicksell, Geldzins und Güterpreise.

Sur le plan de la politique monétaire, Tugan-Baranovsky évoquait une « gestion planifiée de la valeur de largent », qui nétait pas sans rapport, là encore, avec les objectifs de Wicksell, et quon retrouvait chez Gide (cf. supra) ou, une fois encore, chez Keynes.

V. Les Économistes italiens À l Épreuve de la guerre

Avec les autres contributions, nous nous intéressons à des écoles ou des auteurs peut-être davantage marqués, dans les préoccupations qui 33sont les leurs, par le contexte national, et les problématiques particulières quil pose. Cest le cas en Italie.

Luca Michelini et Marco Cini sintéressent à limpact que le conflit, dans le contexte spécifique de lItalie, a pu avoir sur les convictions que les économistes italiens sétaient préalablement forgés à la fin du xixe et depuis le début du xxe siècle.

Au début du conflit, la plupart des économistes italiens pouvaient être considérés comme des économistes libéraux (des « orthodoxes smithiens », pour reprendre les termes des auteurs). Au fil des années, cependant, leur certitude sest dissipée, laissant dans certains cas la place à des approches plus pragmatiques, notamment lorsquen Italie comme ailleurs la question de la planification, de lorganisation et du financement de leffort de guerre sous légide de lÉtat sest posée. En général, une fois leffort de guerre terminé, la plupart des économistes se sont repliés sur leurs conceptions initiales.

Cette évolution pragmatique, suivi dun retour aux convictions davant-guerre souffre néanmoins de quelques exceptions, et les auteurs, pour lillustrer, se sont intéressés prioritairement à trois auteurs, les plus « remarquables » de ce point de vue.

Le premier, Achille Loria, était membre de lécole du matérialisme historique. Pour lui, la guerre a été loccasion de réaffirmer une interprétation du capitalisme en tant que système économique basé sur la lutte en vue du partage dune richesse limitée, lutte à la fois entre classes sociales et entre États-nations.

Le second, Maffeo Pantaleoni, était au contraire un partisan orthodoxe de lapproche marginaliste. Lobjectif de Pantaleoni était de faire respecter les lois « pures » de léconomie même pendant la guerre, et le corollaire de cette position était son rejet clair de toute possibilité que les théories et pratiques « collectivistes » apparues ou révélées par le conflit, pussent avoir une validité quelconque. Après la guerre, le radicalisme de Pantaleoni le conduisit à rejeter demblée la prétendue neutralité de léconomie pure, à délégitimer toute perspective de changement social et réformiste et, finalement, à soutenir ouvertement la réponse nationaliste-fasciste.

Le troisième, enfin, Attilio Cabiati, bien que membre de lécole libérale, développa une analyse approfondie des changements que la guerre avait introduits dans le monde. Il nétait donc pas revenu, comme si 34de rien nétait, à ses conceptions préalables. Ce faisant, Cabiati développa certaines nouvelles idées pragmatiques, et finit par approuver ce quil considérait comme linévitabilité de lintervention de lÉtat dans léconomie, faisant ainsi fi du dogmatisme libéral qui avait caractérisé la communauté des économistes italiens.

VI. Les Économistes bulgares
dans la « longue guerre »

Pour la Bulgarie, et plus généralement lensemble des pays balkaniques, la première guerre mondiale sest intégrée dans la « longue guerre » qui lenglobe et la dépasse, car celle-ci couvre toute la période 1912-1919. Elle sintègre dans le long processus de recomposition de lespace balkanique, et démergence des Nations issues de la décomposition de lEmpire Ottoman. Le contexte est donc celui déconomies se modernisant, mais brisées dans leur élan par linstabilité politique et les luttes dinfluence.

Tsvetelina Marinova montre, dans sa contribution, combien ce contexte régional et national très spécifique a impacté logiquement la réflexion des économistes bulgares. Ceux-ci se sont interrogés sur les conditions du développement économique de leur pays (avec des thèses favorables à lagrarianisme et à des formes de dirigisme) ; sur les conditions nécessaires préalables à une entrée en guerre ; sur la dépendance économique et financière à légard de lAllemagne (lÉtat bulgare a rejoint la guerre pour réaliser son unification nationale, mais la fragilité de léconomie nationale et du système financier ainsi que les réalités géopolitiques après les guerres des Balkans ont été parmi les principales raisons pour lesquelles il a pris des engagements financiers et économiques durables avec lAllemagne) ; sur la question des finances publiques et notamment des réparations de guerre (la Bulgarie a non seulement échoué à résoudre son problème national, mais a également subi dénormes pertes financières et économiques qui ont eu un fort impact sur son économie daprès-guerre et ont prédéterminé sa place en Europe pour les décennies suivantes) ; sur limpact économique, enfin, du déplacement des frontières.

1 Ces idées, présentes chez Gide, chez Keynes, se retrouvent ailleurs, par exemple chez Tugan-Baranovsky (cf. la contribution de Nikolay Nenovsky dans ce volume).

2 Cf. plus loin les développements sur les débats dans les pays de langue allemande.