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Classiques Garnier

Hommage à Alain Clément

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Hommage à alain clément

Christine Clément-Lagoutte

Université de Tours

LEO – FRE CNRS 2014

Alain a suivi une formation pluridisciplinaire en philosophie et en sciences économiques, à luniversité de Clermont-Ferrand. Son orientation première vers léconomie du développement qui sest traduite par une thèse de 3e cycle en 1978 intitulée : Monétarisation, financement extérieur et dépendance alimentaire dans quelques systèmes ruraux de lAfrique de lOuest, lapport des travaux danthropologie économique, lui a donné lopportunité de partir en Afrique en coopération, au Sénégal, où il sest initié aux travaux de terrain. Cette expérience portant sur le thème de « lalimentaire », et qui lui a donné le goût du terrain, a ensuite été renouvelée, en Auvergne dans les Combrailles, à propos dune étude régionale relative à « lautoconsommation ».

Son intérêt pour la thématique alimentaire a probablement émergé plus tôt, alors quil participait à lactivité de ses parents qui étaient commerçants dans un petit village de Lozère. La vie privée et la vie professionnelle de la famille étaient la plupart du temps mélangées, avec comme seule séparation spatiale et relationnelle la porte qui délimitait lespace de la cuisine de celui du magasin. Lapprovisionnement des habitants du village reposait en effet sur la disponibilité de la famille 7 jours sur 7, vu que lépicerie familiale était la seule du village. Dans ce contexte Alain était sollicité pour aider, non seulement à la vente des produits au magasin, mais aussi au chargement des marchandises destinées à être transportées par camion, par son père, vers les communes environnantes.

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On peut supposer, et je mexcuse de cette translation quelque peu hypothétique, que son immersion personnelle démarrée très jeune dans le domaine de lalimentaire, la imprégné et guidé, ne serait-ce que de façon inconsciente, vers lanalyse du fait alimentaire.

Cette prédisposition sest ensuite confirmée au travers de ses travaux réalisés dans le cadre de lORSTOM (actuellement Institut de Recherche pour le Développement) portant sur LImpact économique de lintroduction de casiers rizicoles dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal. Ses séjours en brousse, au nord-est du Sénégal, lui ont alors permis dêtre confronté à une réalité socio-économique nouvelle, auprès de lethnie « Toucouleur », vivant dans le cadre dune économie de subsistance.

Peu de temps après ont suivi dautres travaux de terrain, effectués cette fois dans les Combrailles dAuvergne, relatifs à lautoconsommation. Cette nouvelle expérience qui portait notamment sur la qualité des produits dantan, traditionnels et locaux, comparés à ceux achetés et venant dailleurs, senracine aussi dans un vécu familial qui valorisait les produits sains et naturels, ainsi que leur production dans le terroir. Les différentes activités dAlain et de sa famille, relatives à la cueillette et à la commercialisation des champignons, sont aussi significatives de ce goût affirmé pour les produits du terroir et leur appartenance aux populations locales. Ces différents apprentissages, qui reflètent la singularité de son parcours, ont rapproché Alain des pratiques de terrain, et ont enraciné son attrait pour les sciences humaines.

Fort de ses expériences qui ont façonné sa construction intellectuelle et personnelle, Alain a entrepris dexplorer davantage les ressorts de lalimentaire, dans ses dimensions à la fois théoriques et historiques, au travers de ses travaux en histoire de la pensée économique. Cette orientation la conduit à luniversité de Lyon où il a préparé sa thèse auprès du professeur Pierre Dockès, portant sur Nourrir le peuple : De lÉtat garant à léchange souverain. De cette thèse est née la production de ses nombreuses recherches ultérieures.

Les travaux dAlain se sont ordonnés selon un projet global autour du concept de dépendance alimentaire, qui a ensuite été élargi à la relation État/marché. Ce vaste travail, mené sur la période du xvie au xixe siècle, très documenté à partir de 200 textes originaux, a permis à Alain de mettre en lumière des débats très importants de lépoque, émanant déconomistes appartenant à différents courants de pensée. 37Cette thèse qui a donné lieu à la publication dun ouvrage en 1999 : Nourrir le peuple, entre État et Marché retrace un pan de lhistoire intellectuelle de lapprovisionnement alimentaire, à partir des questions aussi essentielles que la gestion des ressources alimentaires, la gestion des crises alimentaires, celle des famines et celle de la grande pauvreté. Cet intitulé « Nourrir le peuple » qui pourrait faire penser à un programme politique à lui tout seul, traduit les préoccupations liées à la satisfaction des besoins alimentaires qui ont toujours animé les Maîtres du pouvoir, et les économistes, à la fois dans un passé lointain et encore de nos jours. Sans vouloir faire un récapitulatif de lensemble des thèmes qui ont été développés dans cet ouvrage, je mentionnerai plus particulièrement certains dentre eux qui ont été le point de départ des nombreux travaux et articles qui ont suivi et ont été publiés : notamment les questions relatives au statut économique des vivres, au fonctionnement des marchés céréaliers, au rôle des marchands, à la perception et au traitement de la pauvreté, aux modes dapprovisionnement à lintérieur ou à lextérieur du pays débouchant sur la question coloniale.

Il faudrait souligner ici létonnante modernité de ses travaux dhistorien qui traduisent son souci constant de relier les problèmes contemporains aux débats historiques. Toutefois Alain navait pas pour ambition majeure de faire une analyse rétrospective comparant les points de vue de lépoque et ceux actuels. Mais il souhaitait mieux situer les débats actuels, en comprendre les origines, les oppositions irréductibles ou les convergences. Il était préoccupé notamment par le fait de légitimer son travail dhistorien en montrant ce quil pouvait apporter à la réflexion contemporaine. La période détude xvie-xixe siècle est relativement importante et correspond, selon Alain, à un temps suffisamment long pour permettre une mise à jour des continuités et des ruptures de pensée, et pour embrasser les courants économiques les plus importants. Si des auteurs très connus constituent les références majeures de son travail, des emprunts à des auteurs mineurs, secondaires nont pas pour autant été oubliés. Alain en effet avait le souci de porter à la connaissance du public des auteurs dont la fonction déconomiste navait pas toujours été reconnue. Dans cette perspective il avait le souhait dembrasser un autre horizon, qui ne se limitait pas aux idéologies dominantes, mais qui mettait en lumière les contradictions et les critiques apportées par des auteurs trop souvent oubliés. Nous pouvons citer par exemple 38les contributions de Nicolas Baudeau sur les questions de la pauvreté, ou encore celles de Jean Edmond Briaune en matière dagriculture et dagronomie. Cette analyse théorique approfondie des idées a été constamment enrichie par celle des faits économiques dans lesquels ces idées se sont développées.

Pour illustrer ces points, je prendrai quelques exemples quil privilégiait, afin de traduire la diversité de ses apports et leur spécificité, relatifs notamment aux thèmes de la dépendance alimentaire, de la pauvreté, et de la question coloniale sur laquelle il sétait beaucoup investi les derniers temps. Un de ses articles portant sur la spécificité du fait alimentaire intitulé, « Larme alimentaire : jalons pour lhistoire dun concept » qui sinscrit dans une perspective historique, entre le xviie et le xixe siècle, est tout à fait significatif des liens quil a fait entre le passé et le présent, et de la récurrence des théories anciennes. Il montre notamment comment les premiers économistes ont traité de la question des vivres, au cours de cette période, à partir du concept darme alimentaire qui peut constituer un pouvoir mortel à légard des populations des pays importateurs. Cet article fait singulièrement écho à un autre article de 2004 : « Nourrir le tiers-monde : la résurgence dun débat » dans lequel il fait référence aux questions alimentaires de certains pays du Tiers-monde qui se posent depuis la fin du siècle dernier et aujourdhui encore, en termes dautosuffisance alimentaire, de sécurité alimentaire et dun mode de développement autocentré. Ses développements sont révélateurs des dangers et des coûts que peuvent présenter les situations de dépendance alimentaire de ces pays, vis-à-vis dautres pays plus développés. Les échanges internationaux qui pourraient pallier les insuffisances de la production locale, posent dimportants problèmes financiers, mais aussi politiques et économiques.

Ces débats encore dactualité renouent avec ceux du passé, à partir darguments convergeant vers les mêmes convictions ou les mêmes incertitudes, ce qui permet de témoigner de létonnante modernité des premiers courants de la pensée économique.

Dautres thématiques traitées dans de nombreux travaux dAlain concernent les questions relatives à la pauvreté : à partir du xvie siècle, avec les premières lois sur les pauvres, puis au cours des siècles suivants avec notamment la pensée originale de Baudeau au xviiie siècle, et les nouvelles lois sur les pauvres, durant le xixe siècle, en Grande-Bretagne.

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Sagissant des Poor Laws qui ont fait lobjet de nombreux de ses travaux, une de ses contributions a porté sur « Le débat relatif à la controverse des liens existants entre justice sociale et efficacité économique ». Publié en 2011, cet article lui a permis de démontrer notamment que ladoption de mesures sociales peut tout à fait converger vers la recherche de lefficacité économique. Non seulement cette contribution permet de mettre en lumière les controverses qui ont eu lieu autour des Poor Laws, et du système de Speenhamland : revenu minimum pour les pauvres, mais aussi de valoriser des auteurs moins connus, relevant dune littérature secondaire, et sinscrivant dans une position contraire à lidéologie dominante. Une autre des caractéristiques de cet article est de montrer comment, les débats historiques relatifs aux lois sur les pauvres, peuvent être riches denseignements à tirer pour notre époque contemporaine. Lintroduction du revenu de solidarité active en France ainsi que les débats autour du « revenu universel » témoignent de cette modernité du système de Speenhamland.

Dautres articles relatifs à Baudeau, philosophe-économiste du xviiie siècle, et physiocrate tourangeau, attirent aussi notre attention car ils permettent déclairer différemment un courant physiocratique trop souvent représenté par les travaux dominants François de Quesnay et du marquis de Mirabeau. Là encore, Alain montre que des pensées plus originales et moins connues méritent dêtre portées à la connaissance des historiens de la pensée, et des économistes en général. Sur les questions de la pauvreté qui se posent avec acuité au xviiie siècle, Baudeau adopte une position originale par rapport à ses contemporains, dans le sens où il exprime que les devoirs de charité sont insuffisants pour secourir les pauvres, et quil est nécessaire de mettre en place les « droits des pauvres » à lassistance sans contrepartie, eu égard à une dette de la société envers les plus démunis. En ce sens lœuvre de labbé Baudeau est novatrice, car elle apporte une première pierre à la construction des droits sociaux et de la solidarité, ce qui a contribué à initier le rôle de lÉtat-Providence, et a préfiguré nos réflexions et nos actions contemporaines autour de léconomie sociale et solidaire.

Enfin, les développements dAlain sur la question coloniale dans la pensée économique du xvie au début du xxe siècle, qui se sont traduits par la publication dune dizaine darticles, constituent ainsi une autre grande partie de son œuvre. Cette orientation répond au désir dAlain 40de défricher de nouveaux champs de recherche et de combler un pan de lHPE qui a été peu travaillé. Elle sinscrit aussi dans la perspective dune analyse des idées économiques sur le long terme qui fait partie de ses démarches spécifiques de recherche. Pour analyser la question coloniale, à partir de la manière de penser des économistes français et britanniques, Alain sest inspiré de ses développements antérieurs quil a effectués à propos de la question des vivres. En particulier les thèses sur le commerce extérieur, notamment maritime, le rapport entre population et ressources, les problèmes de lesclavage… ont constitué des données essentielles. Ce travail désormais bien avancé, mais non achevé, aurait dû faire lobjet dun ouvrage de synthèse quAlain souhaitait publier chez Routledge. Pour que cet ouvrage soit finalisé, il manque toutefois quelques travaux, portant sur la pensée britannique de 1870 à 1914. Ayant à cœur de respecter ses objectifs, jémets le souhait que cet ouvrage soit publié, et dans cette perspective, je vous sollicite pour participer à lécriture de cette dernière partie qui permettrait de réaliser son projet de publication.