Charles Gide, un économiste pacifiste dans la Grande Guerre
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2020 – 2, n° 10. varia - Auteur : Pénin (Marc)
- Résumé : En juillet 1914, Charles Gide, titulaire de la chaire d'Économie sociale à la Faculté de droit de Paris a 67 ans. Pacifiste, il a dénoncé la montée vers la guerre et critique le ralliement des intellectuels à l'hystérie nationaliste. Bien qu'un de ses fils fut tué rapidement au combat et le second gravement blessé, il ne se départit pas de cette attitude critique et anti-conformiste qui transparaît même dans les nombreux articles économiques qu'il consacra aux problèmes de l'économie de guerre et à la préparation de l'après-guerre. De nombreuses ressemblances peuvent être relevées entre ses propositions concernant ce dernier sujet et celles qui furent exposées dans Les conséquences économiques de la paix (1919) de J.M. Keynes dont il partageait d'ailleurs largement la dénonciation du Traité de Versailles.
- Pages : 49 à 80
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- EAN : 9782406110644
- ISBN : 978-2-406-11064-4
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11064-4.p.0049
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/12/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Guerre de 14, Allemagne, pacifisme, Ligue des droits de l'homme, économie de guerre, Traité de Versailles, John Maynard Keynes
Charles Gide, Un Économiste pacifiste dans la grande guerre
Marc Pénin
Université de Montpellier
Fin juillet 1914, Charles Gide termine de faire passer les oraux à la faculté de droit de Paris. Il a 67 ans et sait la guerre inévitable1.
C’est alors un personnage important, beaucoup plus connu que son neveu André. Titulaire de la chaire d’économie sociale à la faculté de droit de Paris, il a créé en 1887 – et dirige depuis – la Revue d’économie politique (REP), la principale revue d’économie française. Il est le chef de file des économistes universitaires. Il a publié pour la première fois en 1884 des Principes d’économie politique qu’il réédite régulièrement et qui constitue le manuel d’économie politique qu’utilisent et qu’utiliseront longtemps (jusqu’à la seconde guerre mondiale) tous les étudiants qui font de l’économie dans le cadre de leurs études de droit.
Il est la principale personnalité du mouvement (protestant) du christianisme social. Il a réussi à réunifier en 1912, avec le soutien de Jaurès, le mouvement coopératif qui s’était divisé entre coopératives socialistes et neutralistes, et commence à jouer son rôle de vieux sage de ce mouvement coopératif réunifié qui est alors puissant.
Dreyfusard de la première heure, animateur du mouvement des universités populaires, théoricien de la solidarité, il a été embauché, un peu contre son gré, dans le solidarisme de Léon Bourgeois ; et bien qu’il se tienne absolument à l’écart de la vie politique et a avec eux plusieurs points de désaccord, il est bien vu du courant radical-socialiste 50qui domine alors la vie politique2 et bénéficie d’une certaine indulgence de la part des socialistes.
À 67 ans, il peut donc considérer que l’essentiel de son œuvre et de sa vie est derrière lui, qu’il n’a aucun rôle à jouer dans cette guerre qui s’annonce. Ce ne peut être sa guerre car, outre la question de l’âge, sa guerre à lui, c’est la guerre de 70 pour laquelle il a été mobilisé. Elle n’eut rien de dramatique pour lui – son bataillon marcha beaucoup mais ne fut jamais engagé. Mais elle le marquera et lui donnera l’occasion d’écrire ses premiers articles où l’ironie qui sera une de ses marques de fabrique affleure souvent, par exemple lorsqu’il évoque « la sollicitude touchante de l’autorité supérieure à les mettre en sûreté dès que la situation devient critique ; la modestie et même l’enthousiasme avec lesquels ils acceptent ce rôle un peu effacé » ou qu’il évoque les « goûts belliqueux » de ses compagnons d’armes qui se réveillent juste au moment où la paix est signée et qui les amènent alors à chanter à tue-tête ces « refrains guerriers qui font l’admiration des populations ». Démobilisé, il exprima d’ailleurs dans un article une véritable exaspération envers l’inflation des récits guerriers, recommandant à tous la modestie, « à ceux qui ne se sont jamais battus comme à ceux qui ont toujours été battus3 ».
Charles Gide tira manifestement des leçons de cette période de notre histoire, qui lui furent utiles pendant la Grande Guerre : dans une lettre à un de ses fils, au début de la guerre, il le mit en garde contre les rumeurs, le bourrage de crâne et la tendance à croire les nouvelles qui vous arrangent, disant qu’il avait bien connu tout cela en 1870, et vu où cela menait.
La guerre de 14 n’est pas non plus sa guerre car cette guerre, il l’a vue venir et a fait ce qu’il a pu pour l’empêcher.
D’abord, il est pacifiste comme la quasi-totalité des économistes de l’époque car ceux-ci tendent – par déformation professionnelle pourrait-on dire – au pacifisme : ils s’intéressent à la création de richesse et voient d’un mauvais œil la prédation et les dépenses improductives. Et l’attention portée à l’extension des marchés et au commerce international par les économistes du xixe, fait adopter à ceux de sensibilité libérale la thèse du « doux commerce » parfaitement formulée dès le xviiie siècle 51par Montesquieu quand il écrit : « L’effet naturel du commerce tend à la paix. »
Mais ce pacifisme économiste est souvent un pacifisme mou, essentiellement la conviction paresseuse que les affaires continueront comme avant, vaguement justifié par des affirmations, dont la guerre de 1914 va prouver la fausseté, selon lesquelles les guerres modernes sont si coûteuses qu’aucun État n’a avantage à s’y lancer et que de toute façon, elles ne sauraient durer plus de quelques mois. Ce type de pacifisme se révéla d’ailleurs fragile ; dès que le clairon sonna, la plupart des économistes l’oublièrent pour apporter leur pierre à la propagande belliciste et, quelques-uns pour contribuer à la mise en œuvre de l’économie de guerre, oubliant au passage leurs belles théories sur l’inefficacité et le caractère nocif de l’intervention de l’État.
Alors certes, Charles Gide adhéra à la Ligue de la paix et la liberté créée en 1867 par Fréderic Passy (journaliste, républicain progressiste et quelque peu économiste qui fut député de la Seine et premier récipiendaire en 1901 du prix Nobel de la paix avec Henri Dunant). Lorsque celle-ci fut dissoute après la guerre de 1870, qu’elle n’avait pas réussi à empêcher, il devint membre de la Société d’arbitrage des nations qui lui succéda. Il soutint lacréation à Nîmes en 1887, par 7 lycéens, de l’association des Jeunes amis de la paix par le droit, d’inspiration protestante, activement soutenue par ses proches de l’École de Nîmes dont il était le chef. Les jeunes amis ayant vieilli, l’association devient en 1895 La Paix par le droit qui fit de Fréderic Passy son président d’honneur, absorbant au passage sa Société d’arbitrage des nations et devenant ainsi la plus influente association pacifiste – de la variété dite du pacifisme juridique – qui acquit un statut quasi-officiel après la Grande Guerre, elle ne s’éteignit qu’en 1953.
Charles Gide soutint le mouvement qui était resté très proche de l’École de Nîmes. Mais il ne fut pas toujours sur la ligne de l’association et les prévint à plusieurs reprises qu’ils avaient tendance à se faire des illusions. Son pacifisme présentait en effet des traits particuliers.
D’abord, ce n’était pas un pacifiste intégral ; il n’était nullement un mystique du pacifisme : « La paix constitue sans doute un grand bienfait, mais non pas pourtant le bien suprême ni le but de la vie », écrivait-il en 18944. Et, selon une formule qu’il répéta souvent : « La Justice d’abord, 52la Paix après. » Ensuite, il n’était pas non plus un mystique du droit. En 1897, il argumentait déjà avec Frédéric Passy sur les limites du pacifisme juridique : « Aussi longtemps que dans ce monde la force et l’injustice régneront, il faudra bien […] que la force puisse être mise au service du droit et de la justice, sans cela ce serait faire la part trop belle au mal. »Enfin il ne partageait pas le point de vue, défendu à l’époque par les socialistes et selon lequel les guerres s’expliquent principalement par des causes économiques. Dans un article de 1913 intitulé « Quelles sont les causes des guerres ? », il disait de cette thèse :
Sans doute les intérêts politiques, économiques, intellectuels, religieux sont tellement enchevêtrés qu’il est difficile de toucher aux uns sans toucher aux autres. Mais la vraie cause des guerres, ce sont bien moins les intérêts que les passions. Il en est des peuples comme des hommes, car entre les hommes les conflits ne naissent pas uniquement pour des questions d’intérêt : les querelles les plus tragiques ne sont pas les querelles d’argent (Gide, 1913).
Il n’adhérait pas pour autant à la thèse libérale du « doux commerce » même remise au goût du jour par Norman Angell en 1909 dans son livre La Grande illusion où celui-ci expliquait que l’enchevêtrement des intérêts économiques et surtout financiers était maintenant tel qu’il rendait la guerre pratiquement impossible. Et que de toute façon elle ne pourrait qu’être très courte5.
Ajoutons pour terminer que son pacifisme n’était pas non plus internationaliste, sur le modèle que développaient les socialistes révolutionnaires. Il était tout à fait opposé à une perspective quelconque de dissolution des patries même s’il lui arrivait de plaider pour le « cosmopolitisme ». Pacifiste oui, mais patriote aussi.
Cette conception particulière du pacifisme le rendait très sensible à la montée vers la guerre à laquelle il tenta de s’opposer.
À partir de 1911, il fut un des deux Français (avec Paul Leroy-Beaulieu) en charge de la section « Économie et histoire » de la Fondation Carnegie que le millionnaire américain avait créée en 1910 « en vue de hâter l’abolition des guerres internationales ».
53Le responsable général de cette section de la fondation était l’économiste américain John Bates Clark : une première réunion fut organisée à Berne en 1911 et un important programme de recherche fut lancé qui porta sur les causes des guerres – rien de spécialement pacifiste, fit remarquer Gide. Une nouvelle réunion fut prévue, toujours à Berne mais pour le 4 août 1914. Trop tard !
À partir de 1912, il multiplia les interventions contre la guerre au sein du réseau coopératif international. Le Bureau directeur de l’Alliance coopérative internationale, dont il était membre, fit paraître à son instigation en novembre 1912 dans la presse coopérative du monde entier un appel en faveur de la paix. Il intervint dans le même sens, toujours en 1912, au congrès deHambourg, puis de nouveau en 1913 au congrès de Glasgow de l’ACI.
Il n’y assista pas personnellement mais on y lit un message de lui aux participants, dans lequel il affirmait vouloir « joindre sa voix à la leur dans la manifestation internationale pour la paix », tout en recommandant de ne pas se faire trop d’illusions sur la capacité du mouvement coopératif international à couvrir la voix « des intérêts et des passions coalisés » qui poussent à la guerre, car indiquait-il « ce ne sont pas nos protestations qui pourront ouvrir les yeux à nos contemporains ».C’estAlbert Thomas (le futur très efficace ministre de l’Armement des Gouvernements d’unité nationale n’était alors que député socialiste et responsable coopératif) qui porta le message de Charles Gide. Et il s’autorisa « respectueusement » à ajouter qu’il avait « presque envie de contredire la parole de désillusion et de détachement scientifique que vous envoyait le Professeur Gide », en indiquant que cela revenait à douter « de cette force unanime de toutes les masses de travailleurs pour imposer peu à peu leur volonté aux gouvernements » et en concluant : « Nous autres, nous ne doutons pas qu’en toutes circonstances la force coopérative soit assez grande aujourd’hui pour s’opposer à la folie de quelques-uns de nos gouvernants ». Dans son exemplaire personnel des comptes rendus du congrès, Charles Gide a souligné ces passages et écrivit simplement en marge : « 26 août 1913 ! ». Charles Gide tenta également de mobiliser le réseau international du protestantisme social contre la montée vers la guerre. Le deuxième congrès de ce mouvement fut convoqué à Bâle pour le 27 septembre 1914, et l’une des trois sessions avait pour thème « Le christianisme et la paix universelle ». Trop tard encore !
54La machine infernale ne pouvait pas être désamorcée. Le 1er août, il apprenait l’assassinat de Jaurès et écrivit : « Voici la première et la plus noble victime de cette guerre qu’il avait détestée et néanmoins, à la fin, acceptée. Il marchera le premier dans l’innombrable file des morts qui vont suivre6 ».
Charles Gide avait donc bien des raisons de se retirer sur son Aventin et de ne pas s’impliquer dans cette guerre qui n’était en aucune façon la sienne. Mais ce n’est pas ce qui se produisit : il s’y impliqua profondément et inaugura par-là, à 67 ans, une nouvelle phase de sa vie, peut-être la plus remarquable.
La guerre fut pourtant pour lui une véritable tragédie familiale – comme tant d’autres en France, la famille Gide va lui payer un lourd tribut – mais aussi personnelle.
Charles Gide a eu trois enfants, deux garçons et une fille. Le cadet, Édouard, passa une partie de son enfance en Suisse pour des raisons de santé et fit ses études au Polytechnicum de Zurich, dont il sortit ingénieur diplômé en 1912. Il avait alors la possibilité de rester en Suisse et d’éviter la loi des 3 ans qui s’annonçait. Mais il rentra en France pour faire son service militaire. Il fut versé dans l’aviation et passa entre les gouttes de plomb de la guerre jusqu’en septembre 1918. Peu de temps avant la fin de la guerre un tir ami le blessa grièvement. Les médecins militaires estimèrent nécessaire de l’amputer d’un bras. Il refusa, et malgré leurs avertissements, tenta de le conserver, passant d’un hôpital à l’autre et allant après la guerre se faire soigner en Suisse ; il y parvint finalement mais resta durablement handicapé. Quatre ans de guerre suivant deux années de service militaire, puis deux années d’hospitalisation itinérante transformèrent un garçon plein de vie en un personnage silencieux et sombre7 qui ne fondera jamais de famille.
Son fils aîné, Paul, fut mobilisé au premier jour, le 4 août. Il fut d’abord nommé sergent instructeur à Évreux puis, nommé sous-lieutenant, demanda à être envoyé au front dans un régiment où se trouvait son meilleur ami, Henri Coutard. Il y arriva en novembre mais ce fut pour voir cet ami tué lors de la première attaque de nuit qu’ils eurent 55à repousser le 22 novembre 1914. Il dut remplacer immédiatement son chef de bataillon qui était choqué. En décembre son régiment fut envoyé à l’assaut et perdit la moitié de son effectif. Ses lettres décrivaient les conditions épouvantables de la vie au front et le carnage des combats. En avril 1915, il reçut une citation et fut nommé lieutenant. En mai 1915 son régiment était engagé dans les offensives d’Artois et dut monter à l’assaut de l’éperon de Notre-Dame-de-Lorette – une des pires boucheries d’une guerre qui n’en fut pas avare. Le 30 mai, il écrivait à son père :
Je suis encore entier ! Toi qui es sensible à l’éloquence des chiffres, tu comprendras toute la valeur de ce mot « entier » après les quelques chiffres suivants : dans ma compagnie sur quatre officiers et 119 hommes, il reste moi et 41 hommes !
Mais il fut toutefois, cette fois-ci, sérieusement choqué. Dans une nouvelle lettre à son père, le 2 juin, il écrivait :
En plus la guerre va durer encore de longs mois et voilà sept mois que je suis en première ligne sauf huit jours au repos. Je mérite un repos loin des obus (avant-hier encore, j’ai été enterré dans mon abri par un obus tombé dessus), après je reviendrai au front ;
et, un peu plus loin, il sollicita clairement l’intervention de son père et lui suggéra d’essayer de le faire transférer à l’État-major italien où son expérience des tranchées pouvait être utile :
Donc je te demande contrairement à tes habitudes de faire quelques démarches pour moi et sans aucune hâte, je ne suis plus à un obus près. La seule manière pratique, c’est par le Ministère de la guerre. Ton collègue M. Doumer, ou Millerand lui-même…
Mais Charles Gide refusa d’intervenir et, le 15 juillet 1915, un de ces obus que Paul craignait tant pénétra dans la casemate qu’il occupait et il fut tué, avec la plus grande partie de sa compagnie.
Dans quelle mesure, l’attitude de Charles Gide dans cette affaire est-elle blâmable ? André Gide hésite :
Mon oncle n’admettait pas ce qu’il considérait comme du « favoritisme » ; et je suis bien forcé de reconnaître que je l’admire beaucoup en ceci comme en bien d’autres choses encore… évidemment le moindre mot de lui à son 56ami D. aurait pu suffire à mettre son fils à l’abri. Mais c’est précisément ce mot que mon oncle ne put se décider à écrire8.
L’épouse de Charles Gide, elle, n’avait pas de ces hésitations. À la longue liste de ses griefs envers son époux, cette grande bourgeoise protestante d’origine suisse, qui ne comprenait déjà pas l’intérêt que son mari portait à des choses comme des épiceries coopératives ou les conditions de vie des ouvriers, allait désormais pouvoir ajouter le reproche d’être responsable, par sa rigueur inhumaine, de la mort de Paul. André Gide de nouveau : « Lors du pèlerinage que l’un et l’autre, peu après, entreprirent vers la tombe de leur fils, ce fut ensemble, je veux dire : le même jour, mais séparément et sans s’adresser la parole9 ».
Mais, quelles qu’aient pu être les répercussions intimes et familiales de ce drame pour Charles Gide, il ne semble pas qu’il ait modifié d’un iota sa façon de considérer la guerre.
Surpris et favorablement impressionné dans un premier temps par le ralliement de tous à l’Union sacrée et le bon déroulement de la mobilisation10, il ne tarda pas toutefois à faire entendre sa différence en critiquant l’hystérie patriotique et anti-allemande qui se donnait libre cours et en appelant les intellectuels à défendre la raison et l’esprit critique contre celle-ci. En 1934, dans son Journal, son neveu André, se souviendra d’ailleurs avec remords de l’exaltation nationaliste dans laquelle s’entretenaient alors mutuellement les intellectuels français, en ajoutant : « Convié à un de nos dîners, mon oncle Charles Gide, qui n’avait en rien aliéné sa liberté de penser, fut stupéfait par l’excès de notre chauvinisme (…) ; à peine put-il risquer quelques réflexions modératrices11 ».
En ce début de guerre, Charles Gide croit encore pouvoir faire entendre la voix de la raison. S’il défend le point de vue de la France, c’est de façon calme et modérée. Il publie dans son journal L’Émancipation le manifeste belliciste des intellectuels allemands et entreprend de le réfuter « sans colère » ; il refuse de signer le contre-manifeste des intellectuels français (le « manifeste des cent » intitulé « Les Allemands destructeurs de cathédrales et des trésors du passé ») que signe par contre son neveu 57André. Il écrit un article qui sera refusé même par le journal pacifiste La Paix par le droit dans lequel il tente « au prix d’un effort surhumain » « d’entrer dans la peau d’un allemand » pour essayer de voir le déclenchement du conflit du point de vue ennemi afin de comprendre pourquoi tous les Allemands « depuis le Kaiser jusqu’au socialiste démocrate » sont convaincus « que cette guerre n’a pas été provoquée par eux mais qu’elle leur a été imposée par des ennemis implacables – alors que nous sommes précisément dans la conviction contraire ». Le bellicisme et le nationalisme exacerbé de la presse française12 ne lui permettent de s’exprimer que dans son petit journal L’Émancipation. Et encore, pas pour longtemps.
Il a pu écrire pour critiquer la « spiomanie », dénoncer les campagnes de boycott lancées contre des marques ou des commerçants faussement accusés d’être allemands, protester contre la publicité trop considérable faite en France au récit des atrocités allemandes en disant qu’elle n’est certainement pas nécessaire si l’objectif est, comme on le dit, d’édifier les neutres dont les journaux ne risquent pas de publier in extenso de telles horreurs, et que « si elle a pour but de stimuler dans la population française la haine pour les allemands, on peut dire que c’est un soin superflu » (Gide, 1915a) ; et même en décembre 1914 et en janvier 1915, publier deux articles pour démontrer l’inanité des affirmations de propagande selon lesquelles l’Allemagne arrive au bout de ses réserves d’hommes et va bientôt être réduite par la famine. Mais la censure, qui s’organise, se durcit et en février 1915 celle-ci caviarde un de ses articles de L’Émancipation qui paraît avec des colonnes blanches. Dans son article du mois suivant, intitulé « Pages blanches », Charles Gide ironise :
Quand j’ai la faiblesse de relire mes articles, j’ai lieu d’ordinaire de m’en repentir, tant ils m’apparaissent comme lamentablement incomplets et incolores… Mais je dois dire qu’en me relisant la dernière fois j’ai été ébloui. Quel relief, quelle couleur, lui donnaient ces pages blanches ! Quelle éloquence muette ! Et si le but d’un article est, comme il se doit, de faire travailler son esprit, combien celui-ci aura merveilleusement atteint son but ! Parmi les abonnés de L’Émancipation, combien qui l’eussent parcouru d’un regard hélas ! indifférent et auraient même dit en faisant la moue : Un peu long cette fois – l’auront trouvé trop court et l’auront lu et relu pour en extraire toute la quintessence, 58pour réfléchir à tout ce qu’il dit et à tout ce qu’il ne dit pas. [Puis, plus sérieusement :] Je n’ai pas l’intention de profiter de l’occasion pour récriminer contre la censure. Monsieur le Préfet a fait son devoir comme j’ai cru faire le mien. Le moment n’est pas venu de dire ce que l’on en pense. (Gide, 1915b)
Ce moment viendra en 1919 et il écrira alors : « Enfin, il est fini le honteux et grotesque régime que la France a subi pendant cinq ans : ce n’est pas du gouvernement que jeparle, c’est de la censure ». « Les vrais responsables, écrit-il, sont la Chambre des députés et la presse elle-même » qui auraient pu facilement obtenir une limitation de la censure aux informations réellement sensibles, mais aussi le public « qui a montré une aptitude effrayante à prendre le pli de la servitude et à s’en accommoder » (Gide, 1919d).
En 1916, il tente encore de favoriser le projet d’une petite revue suisse, La Revue des Nations, qui se proposait d’ouvrir ses colonnes aux intellectuels des pays belligérants ; non pour collaborer mais d’abord pour faire connaître les positions des uns et des autres, et mener, en terrain neutre, un examen contradictoire d’un certain nombre de faits affirmés par les propagandes ou occultés par la censure. Ce projet n’aboutira pas, les intellectuels français dreyfusards qui auraient pu y adhérer refusant leur collaboration. Et Ernest Lavisse publia dans Le Temps une réponse intitulée : « Non possumus ». Charles Gide, à la demande de ses correspondants suisses, rédige alors un article pour défendre le projet en soulignant qu’il n’était pas question, comme l’affirmait Lavisse « de collaboration amicale entre l’Allemagne et la France – ce que j’estimerais, moi aussi, tout à fait prématuré » mais de discuter de faits, de confronter des points de vue et de comparer les réponses que font les uns et les autres aux mêmes questions. Il serait intéressant, par exemple, de demander « aux savants et aux artistes des divers pays » comment ils conçoivent leur fonction en ces temps de guerre :
Les uns diront que leur rôle est de concentrer et d’intensifier, comme un résonateur, les vibrations de 40 ou 60 millions d’individus tandis que d’autres diront au contraire que le rôle et même le devoir des intellectuels est de dégager leur moi de l’âme collective de la foule pour garder la liberté d’esprit qui seule permet l’observation critique des faits. Et l’on aura sans doute à constater que les différences d’opinions ne coïncident point avec les différences de nationalité, tantôt les ennemis s’accordant et tantôt les concitoyens se séparant sur une même réponse.
59Le choix de Charles Gide est, en tout cas, parfaitement clair mais il est aussi en ce début de guerre, parmi les intellectuels français comme allemands, infiniment minoritaire : le projet suisse va être abandonné et son article ne sera même pas publié13.
Les rares esprits demeurés critiques devaient inévitablement se reconnaître et entrer en contact. Profitant du mince espace de liberté laissé par les autorités, Charles Gide va donc participer à la création et devenir la figure de proue d’une Société d’études critiques et documentaires sur la guerre, qui se donne au départ très modestement la tâche de mener une recherche historique sur les causes du conflit et les mécanismes de son déclenchement mais qui, volens nolens, en l’absence d’autre structure d’accueil possible, va devenir un point de ralliement du courant pacifiste renaissant en France à partir de 1915 – en tout cas de celui issu du courant pacifiste de la Ligue des droits de l’Homme et non celui des pacifistes inconditionnels et des socialistes internationalistes qui se rencontrent en Suisse, pays qu’il évite désormais alors qu’il y avait ses habitudes.
La présidence de la Société est d’abord proposée à Anatole France qui se récuse. Elle échoit donc à Charles Gide qui en devient le garant intellectuel et le modérateur. Extrêmement assidu aux séances, il les préside, y présentera plusieurs rapports et interviendra fréquemment. Il ne s’oppose pas à l’élargissement des débats au-delà de l’objet officiel de la société (« Examen des origines et des conséquences d’ordre diplomatique, économique et moral de la guerre de 1914 ») mais ne manque pas d’intervenir lorsque l’argumentation avancée lui paraît unilatérale et trop systématiquement défavorable aux thèses françaises.
La possibilité d’une jonction entre le pacifisme « bourgeois » de la plupart des responsables de la Société et le pacifisme révolutionnaire que la prolongation de la guerre et les événements russes remettaient à l’ordre du jour, ne pouvait qu’inquiéter le Gouvernement, fort bien informé de ce qui se passait à la Société et déjà passablement irrité par ce qui s’y disait. Aussi, en juillet 1917, les réunions publiques furent-elles interdites et l’on vit Charles Gide prendre la tête d’une petite manifestation pour aller demander au commissariat les raisons de cette interdiction, un genre de démarche dont il n’avait pas vraiment l’habitude.
Le Comité directeur continua toutefois à se réunir toutes les semaines et fit intervenir Ferdinand Buisson auprès du président du Conseil pour 60obtenir la levée de l’interdiction. La Société put finalement tenir une assemblée générale le 4 mars 1918 et décida de reprendre ses activités mais avec prudence. Des règles de fonctionnement plus strictes sont adoptées : espacement des réunions, discussion uniquement sur l’ordre du jour adopté par le comité, contradictions limitées, convocations individuelles nominatives à présenter à l’entrée, signature d’un registre pour identifier les présents. En fait ces résolutions ne changèrent pas grand-chose à l’orientation de la Société, dont l’activité ira toutefois en diminuant : le pacifisme trouve désormais d’autres canaux pour s’exprimer même en France où le débat se déplace principalement au niveau de la Ligue des droits de l’Homme où une minorité pacifiste remuante se fait désormais directement entendre.
Beaucoup de participants aux réunions sont impressionnés par Charles Gide. Au début de la guerre, Jacques Mesnil14 écrit ainsi à Romain Rolland qui réside en Suisse etvient de publier Au-dessus de la mêlée :
Si l’on ne perd pas tout courage ici, c’est grâce à quelques hautes personnalités morales, à quelques amants passionnés de la vérité, qui n’appartiennent que fort rarement aux milieux politiques. […] J’ai appris à apprécier à sa valeur l’intelligence claire, l’esprit fin, l’ironie subtile de Charles Gide : il y a tout à la fois de la mélancolie, de la sérénité et de l’indulgence dans cette ironie qui relève sans insister les contradictions de la pensée et ne s’attaque point aux personnes (Rolland, 1952, p. 1173-1174).
Et il va gagner là une nouvelle notoriété et une nouvelle génération de soutiens qui ne viennent plus seulement des milieux dreyfusards traditionnels et qui lui resteront fidèles après-guerre. Jeanne Halbwachs15, par exemple, qui l’évoquera lors sa disparition, tel qu’il lui est apparu alors,
Inlassable, insociable, indomptable (…) grand Protestant au sens oublié du mot, c’est-à-dire l’Hérétique, le Rebelle en soi (…) sans puissance et souverain, 61dont on savait qu’il démêlerait toute ruse, qu’il dénoncerait toute injustice, et premièrement des siens. (Halbwachs, 1932)
Après la guerre, en 1920, lorsque la Ligue des droits de l’Homme renouvellera ses instances dirigeantes, il sera le mieux élu des vice-présidents sans avoir, soulignera-t-il, fait la moindre campagne16.
Charles Gide participa également à la création d’un journal, Le Pays, dont le premier numéro sortit en janvier 1917. Ce journal, dont le rédacteur en chef était Gaston Vidal, auquel collaborèrent radicaux, socialistes, membres de la Ligue des droits de l’Homme plus ou moins pacifistes, soutenait Caillaux, demandait que la France précisât mieux ses buts de guerre, protestait contre le dessaisissement du Parlement au profit des militaires et réclamait que l’on explore activement les possibilités de négociation de paix : mais s’il était partisan d’une paix rapide, il demandait aussi à ce qu’elle soit « juste », c’est-à-dire qu’elle comporte la restitution de l’Alsace-Lorraine à la France, ce qui n’avait aucune chance d’être accepté par les allemands.
Violemment attaqué pour défaitisme, Le Pays ne parvint pas à percer17. La correspondance de Charles Gide révèle qu’il espérait toutefois voir les tentatives de négociation aboutir en 1917 : l’arrivée à la Présidence du Conseil de Clemenceau en novembre 1917 et l’arrestation de Caillaux en janvier 1918 signèrent la victoire des « jusqu’au-boutistes » au sein du Gouvernement français et réduisit cet espoir à néant.
Charles Gide n’a donc pas renié son pacifisme comme tant d’autres. Mais comme pacifiste, il est pratiquement bâillonné par la censure, l’autocensure de la presse et la situation politique française. Toutefois, comme économiste, il peut encore s’exprimer et peut-être doit-on remercier la censure qui, en l’empêchant d’écrire sur la guerre l’a orienté vers des analyses d’économie appliquée et de politique économique – des domaines qui n’étaient guère le sien : jusqu’alors c’est plutôt en tant que pédagogue de l’économie et propagandiste de la coopération qu’il avait brillé.
62I. Le financement des dÉpenses publiques
et la question de l’impÔt
Dès juillet 1915, il explique que la France en guerre finance ses dépenses par quatre moyens qui sont : des crédits internationaux ; une création de monnaie fiduciaire au profit de l’État ; des emprunts au public « et finalement, mais pour une toute petite part, 1/10 à peine, en payant avec l’argent reçu des contribuables sous forme d’impôts » (Gide, 1915e, p. 321).
L’émission des billets devra être limitée si l’on veut éviter une trop grande dépréciation de celle-ci mais les possibilités d’emprunts, internes ou internationaux, sont encore larges et on a donc recours largement à ceux-ci, reportant la question de leur remboursement à la fin de la guerre – où une augmentation des impôts sera alors nécessaire. Mais en ce début d’année 1915, on est encore dans la perspective d’une guerre courte et Charles Gide calcule que dans ces conditions, ce type de financement devrait suffire et être supportable pendant et après la guerre.
Avec la prolongation de la guerre, toutefois, les dépenses explosent et la question des impôts revient à l’ordre du jour. Le Gouvernement français ne commença à lever des impôts spécifiques pour financer la guerre qu’en 1916 et c’est également cette année-là que l’impôt sur le revenu entra en application pour la première fois18. La création de cet impôt avait été votée par les députés en 1909 – mais bloquée par le Sénat jusqu’en 1914 – et Charles Gide, qui fait campagne en sa faveur depuis 188919, y est évidemment très favorable.
Ceci ne va pas l’empêcher en septembre 1916, lors d’un congrès coopératif de Paris, de se retrouver minoritaire sur la question fiscale en affirmant qu’il est illusoire d’espérer couvrir par ce seul moyen les énormes besoins de l’État, comme certains le proposent en citant l’exemple de la Grande-Bretagne. La France n’est pas la Grande-Bretagne, dit-il, où l’impôt sur le revenu est bien installé et a un fort rendement ce qui n’est pas le cas en France où il est à un stade quasi-expérimental. En janvier 1917, il publie un argumentaire chiffré – et convaincant – à l’appui de 63sa position : compte tenu de l’importance des dépenses et des revenus existants, il faudrait porter les taux d’imposition sur le revenu à un niveau tel qu’ils seraient insupportables, ou en tout cas non supportés20. Si l’on veut un financement fiscal des dépenses de guerre, on ne peut pas faire autrement que de passer par des impôts sur la consommation ; ce sont les seuls à offrir une assiette assez large et il doit être possible de corriger leur aspect injuste en les rendant proportionnels, voire même progressifs, par rapport à la dépense21.
En matière de finance, la contribution de Charles Gide à l’effort de guerre français a consisté à encourager la souscription des emprunts de défense nationale, ce qui laisse planer un doute sur sa capacité à intégrer pleinement les effets d’une inflation importante et durable. Il est vrai que la souscription à ces emprunts est pour lui d’abord un devoir patriotique et s’il mentionne qu’il s’agit aussi d’un acte « avisé »pour les classes aisées, c’est à partir d’un argument intéressant : après la guerre, écrit-il, il faudra bien rembourser les emprunts et une augmentation des impôts sur celles-ci est inévitable ; en se constituant un portefeuille de titres d’État maintenant, qu’elles pourront liquider ultérieurement, elles éviteraient de subir brutalement les effets de cette hausse des impôts plus tard.
II. La monnaie et la question des prix
L’analyse que fait Charles Gide de l’augmentation des prix – la « cherté » selon la terminologie de l’époque – est intéressante à suivre, pour sa pertinence d’abord, mais aussi comme un témoignage de la difficulté qu’a éprouvée toute une génération, habituée par le fonctionnement de l’étalon-or à considérer la stabilité du niveau général des prix comme allant de soi, à penser ce phénomène dans toutes ses dimensions. Le nombre de fois pendant la guerre – et le nombre d’années après la guerre – où il devra réexposer des explications qui nous paraissent aujourd’hui simples et évidentes montre bien qu’elles ne l’étaient nullement pour ses contemporains.
64Avant même la guerre, Charles Gide s’était intéressé au problème de la hausse des prix. En mars 1914, il publie un article dans lequel il montrait (en utilisant des indices de prix, ce qui était novateur à l’époque) qu’il existe bien une hausse générale des prix et que c’est un phénomène international ; et il explique cette hausse « par la dépréciation de la monnaie – tant de la monnaie d’or, par suite de l’accroissement de la production des mines d’or, que de la monnaie de papier par suite de l’émission croissante des billets de banque et de la généralisation de l’emploi du chèque pour les paiements » (Gide, 1914a).Cette explication quantitativiste va bien sûr lui resservir : pendant la guerre, l’accroissement de la circulation fiduciaire étant avéré, il en fait l’une des deux causes fondamentales de la hausse des prix. La seconde estla raréfaction de l’offre liée à la guerre, à la désorganisation de la production et surtout à la destruction du capital productif. Cette diminution de l’offre n’affecte pas tous les produits mais la hausse des prix se généralise par l’intermédiaire des consommations intermédiaires, des substitutions entre produits et de la liaison qui s’établit entre le coût de la vie et les salaires22. De nombreuses remarques pertinentes sur les conséquences de la hausse des prix se trouvent également dans ces textes. En ce qui concerne les effets redistributifs, par exemple, il souligne que les titulaires de revenus fixes (rentiers, pensionnés et fonctionnaires) en souffrent, mais note en 1918 que, bien qu’il rentre lui-même dans cette catégorie, « il est (…) permis de dire qu’ils ne représentent pas la partie de plus active de la population23 » ; industriels et commerçants, par contre, y gagnent, ce qui explique que la hausse des prix soit favorable à l’activité économique ; quant à la classe ouvrière elle peut s’en protéger en obtenant une revalorisation des salaires par l’action syndicale et elle sait très bien qu’il est plus facile d’obtenir des augmentations de salaires en période de hausse des prix24. La hausse des prix, tant qu’elle reste modérée, n’a donc pas que des inconvénients25 et il serait vain – et surtout dangereux – d’espérer pouvoir revenir en arrière et de faire baisser les prix : salaires, profits et activité économique risqueraient d’en être affectés26. On trouve là 65quelques-unes des idées, considérées comme fort peu orthodoxes, que développe Keynes après la première guerre mondiale et qu’il synthétise dans son ouvrage sur la réforme monétaire de 192327. Le rapprochement entre ces deux auteurs, a priori surprenant, s’impose d’autant plus que dès mars 1914, il avait proposé de se fixer comme objectif « de stabiliser les prix en rendant la monnaie invariable en valeur28 »,ce qui est exactement l’objectif que Keynes recommandera de viser en 1923 ; et qu’en 1916, dans une conférence faite à la Sorbonne où il tente d’expliquer cette nouveauté incompréhensible pour des gens habitués à l’étalon-or que constitue la dépréciation du change29, il énonce en passant un certain nombre de thèses très proches de celles que Keynes développera tout au long de l’Entre-deux-guerres : que la quantité d’or existante est désormais trop faible pour que le métal jaune puisse jouer un autre rôle que celui d’appoint dans les règlements internationaux ; que déjà avant-guerre, les billets, le papier commercial et les chèques l’avaient très largement remplacé dans la circulation monétaire ; qu’il est peu probable qu’on puisse facilement rétablir après-guerre la circulation de l’or entre les particuliers mais que l’on peut parfaitement s’en passer30 ; et l’idée que les banques d’émission devraient utiliser leurs réserves d’or pour stabiliser le change et non pas les conserver inutilisées (« Si l’or qu’on a tiré à grand frais des mines du Transwall (sic) doit rester enfoui dans les caves de la Banque, ce n’était pas la peine de le faire sortir de terre : autant aurait valu l’y laisser »), une idée dont il rappellera la pertinence en 1926, lorsqu’il défendra le principe de la stabilisation du franc31.
Les analogies entre Keynes (pré-Théorie générale) et Gide trouvent en grande partie leur origine dans une vision commune de la monnaie que le premier va évidemment essayer de théoriser mais dont les principaux éléments se trouvent clairement chez le second, et depuis beaucoup plus 66longtemps : l’idée qu’une monnaie de papier, basée sur la confiance, peut remplacer la monnaie métallique (qui se trouve exprimée dès la première édition des Principes en 1884), qu’un tel système monétaire artificiel pourrait être géré rationnellement et être supérieur au système de l’étalon-or, que la théorie quantitative est fondamentale pour comprendre l’évolution du niveau général des prix et qu’elle offre aussi un instrument qui permettrait de guider une telle politique monétaire, que le rôle de l’or est inévitablement appelé à se réduire et que la dépréciation de la monnaie est une tendance historique lourde et finalement heureuse, etc.32
III. L’organisation de la production
En dehors des problèmes monétaires et financiers, la question de la mobilisation des ressources dans le cadre d’une économie de guerre retint également l’attention de notre auteur. Il prend connaissance à travers les journaux suisses de l’organisation économique allemande et l’efficacité, dans ce cas, d’un système d’économie largement administrée le frappe vivement.
Au niveau le plus général, il lui semble possible de tirer quelques conclusions quant à la possibilité d’une économie collectiviste. L’Allemagne, dit-il, est en train de mettre en œuvre des principes d’organisation collectivistes que les socialistes eux-mêmes n’imaginaient possibles qu’à très long terme et que l’on jugeait généralement aussi irréalisables qu’inefficaces (« On disait : le collectivisme est impossible ; la société ne serait plus qu’une caserne. – Elle l’est ! ») ; mais ils se révèlent au contraire parfaitement efficients et « tous les autres pays belligérants, même l’Angleterre, s’engagent dans la même voie » ; ainsi, s’il est envisageable qu’après la guerre, « par le spectacle du collectivisme réalisé, le monde en soit dégoûté à jamais, (…) on peut dire que nous assistons à l’expérience socialiste la plus colossale qu’on eût pu imaginer » (Gide, 1916e).
67Au niveau de l’économie appliquée, il signale que l’organisation de la production allemande, par son caractère rationnel et scientifique, est certainement meilleure que la nôtre33 et que le pire danger serait de la mépriser et de la sous-estimer34. La France devrait au contraire s’en inspirer, pour maintenant comme pour plus tard : en 1916, en plein conflit, il écrit dans la préface à une réédition du Cours d’économie politique que la guerre a « mis en lumière (…) la puissance de l’organisation. Après la guerre, tout sera à l’organisation scientifique, dût-on même pour cela se mettre à l’école allemande35 ». Et à un niveau tout à fait immédiat, il signale très tôt les risques, en France, d’insuffisance des approvisionnements alimentaires et soutient que les mécanismes de marché seront, dans la conjoncture présente, incapables d’y remédier. Des mesures administratives (rationnement, taxation…) sont donc justifiées, bien que leur efficacité soit limitée et que leur mise en œuvre pose des problèmes36. Le mouvement coopératif peut apporter une aide à ce niveau et il y a peut-être également une action à mener par la voie associative. Charles Gide va donc, selon son habitude, contribuer à créer et à animer en juin 1916 une Ligue nationale des économies37 qui s’efforce d’encourager les français à réduire volontairement certaines consommations. Comme il le reconnaîtra rapidement, cette Ligue n’aura guère de succès mais il relèvera avec satisfaction qu’à la fin de 1916 le Gouvernement est contraint « de demander à l’intervention administrative ce que nous aurions souhaité obtenir de l’adhésion libre des bonnes volontés » et qu’il envisage de créer un Conseil national des économies avec exactement les mêmes objectifs38.
68IV. La coopÉration dans la guerre
Si la guerre entraîne l’effondrement du mouvement coopératif au niveau international, il n’en va pas de même au niveau national. Dès la fin 1914, Charles Gide écrit : « Nous avons redouté, d’abord, que le mouvement coopératif ne fût anéanti dans cette terrible crise, mais aujourd’hui nous sommes plutôt portés à croire qu’il reprendra une vigueur nouvelle39 ». De fait, la guerre va plutôt favoriser la coopération : le chiffre d’affaires du magasin de gros, par exemple, passera de 13 millions en 1913-1914 à 42 millions en 1917-1918. Les raisons de cet essor sont doubles. D’une part, la coopération touche un nouveau public : dans les armées, on crée pratiquement des coopératives militaires au niveau de chaque division et on voit se multiplier dans les usines de guerre les restaurants et magasins coopératifs. D’autre part, le Gouvernement et l’administration – au sein desquels des coopérateurs exercent désormais des responsabilités importantes40 – se montrent plus favorables aux coopératives de consommation, au travers desquelles ils peuvent créer et contrôler de nouveaux circuits de distribution et qui exercent une pression modératrice sur les prix du commerce privé. En 1918, le Gouvernement créera d’ailleurs un Conseil supérieur de la coopération auprès du ministre du Travail et auquel Charles Gide sera bien entendu nommé. Dans de nombreux textes de cette époque, on voit notre auteur théoriser ce rôle des coopératives autour de l’idée de « juste prix » : si les coopératives ne peuvent agir sur les causes fondamentales de la hausse des prix qui leur échappent complètement, elles ont un rôle important à jouer en imposant pour chaque produit un prix qui élimine toute « majoration […] anti-économique, en entendant par là une majoration que les conditions économiques ne comportaient pas ». Ce prix doit être « à la fois le prix nécessaire et le juste prix – prix nécessaire, c’est-à-dire qu’il constitue le minimum nécessaire pour que la production puisse continuer – juste prix, c’est-à-dire qu’il est purgé de tout élément parasitaire, de toute majoration factice extorquée au consommateur » (Gide, 1904, p. 15). 69Et, partout où existent des coopératives, la concurrence, mieux que la taxation, contraint ensuite le commerce privé à fixer ses prix à un niveau voisin (ibid., p. 14).
La vie du mouvement coopératif est évidemment très perturbée mais Charles Gide s’efforce de la réanimer. Du 22 au 27 septembre 1916 se tiennent à Paris un Congrès coopératif national et une Conférence coopérative interalliée où il propose que la reprise des relations économiques avec les pays ennemis après la guerre soit subordonnée à l’acceptation par ceux-ci du principe de l’arbitrage des conflits. En avril 1917, il publie un « Appel aux coopérateurs » qui ouvre une souscription pour la reconstruction des coopératives dans les régions envahies et participe au « Comité des régions envahies », que le mouvement coopératif met en place afin de surveiller et d’aider à cette reconstruction ; en juin 1917, il participe à un congrès régional coopératif à Lyon, en septembre 1918 au Ve Congrès coopératif national à Paris, etc. Dans toutes ces réunions, un de ses thèmes de prédilection est la préparation de l’après-guerre qui va lui fournir la matière de quelques importantes – et remarquables – publications.
En fait, il va délivrer tout au long de la guerre, à contre-emploi de son rôle habituel de Cassandre, du tragique de la situation et de son drame familial, un message d’espoir en invitant à se projeter dans l’après-guerre dont il dit qu’elle pourrait être moins difficile qu’on ne l’imagine au vu des destructions actuelles. Les seules pertes qui seront difficiles à remplacer sont les pertes humaines, dit-il, et dans les temps de guerre comme dans les temps de paix, il convient d’accorder la plus grande attention aux évolutions démographiques41.
En parlant de l’après-guerre, il contourne aussi la censure qui l’empêche de parler de la guerre, tout en laissant voir ce qu’il en pense. Mais comme le procédé est assez transparent et que la critique se laisse voir aisément, il a trouvé une seconde façon de ruser avec la censure : ses publications les plus importantes reproduisent des conférences ou des études qu’il a d’abord présentées dans des cénacles inattaquables.
70V. La prÉparation de l’aprÈs-guerre
Dès l’automne 1914, dans un article de la REP42, Charles Gide invitait à ne pas désespérer et à regarder l’après-guerre. On peut prévoir pour alors « un prodigieux essor de l’industrie pour relever tant de ruines et remplacer tant de capitaux engloutis ». Les profits s’accroîtront et les salaires aussi, d’abord parce que la main-d’œuvre sera devenue plus rare, ensuite parce que la classe ouvrière, ayant fait l’expérience d’une certaine égalité dans les tranchées et d’une organisation économique fonctionnant sans être entièrement subordonnée au profit, n’acceptera pas d’être traitée après la guerre comme elle l’était avant : « Je crois, écrit-il, qu’on peut attendre [de la guerre] ce résultat, paradoxal au premier abord, que voici : un progrès dans le sens de la paix sociale, par suite d’une plus haute valeur conférée au travailleur et d’une moindre résistance de la part des classes possédantes ». La « société économique » ne reprendra pas « son train-train accoutumé (…). L’axe de rotation du monde sera tout de même un peu changé par la formidable secousse qu’il aura reçue (…). Il y aura une économie sociale nouvelle ».
Il y aura également un considérable bouleversement géopolitique. « La grande puissance de demain », écrit-il en mars 1917, sera les États-Unis : « Ce siècle sera son siècle » (Gide, 1917c). Et peut-être aussi celui du Japon qui se verrait bien partager avec elle la domination du monde43.
Toutefois, la montée en puissance des nouveaux pays n’implique pas nécessairement l’effacement définitif de l’Europe sur le plan économique. La reconstruction de celle-ci, une fois la guerre terminée, peut être rapide. Et ce pour une raison économique simple, très clairement exposée par J.S. Mill dès 1848 : tous les biens, qu’ils soient de production ou de consommation sont destinés à être détruits et à être reproduits au bout d’un certain temps. La guerre ne fait que hâter cette destruction et « après la guerre, il faut que le renouvellement soit accéléré comme l’a été la destruction44 » ; et cela est possible car les pays dévastés se 71retrouvent à l’état de pays neufs où les opportunités d’entreprendre sont aussi considérables que rentables.
Quant à l’idée selon laquelle le sang versé va à jamais déchirer l’Europe en deux, elle est erronée : « Mais non ! Les haines entre les peuples ne sont pas éternelles. Celles que laissera cette guerre ne le seront pas non plus (…) si les vainqueurs, le jour où ils imposeront la paix, sont assez sages pour l’établir conformément à la justice ; une paix telle qu’elle puisse être un jour ratifiée par les vaincus » (Gide, 1915d, p. 85).
En 1916, Charles Gide précise son raisonnement économique dans un texte de la REP au titre programmatique : « De la nécessité pour la France d’accroître sa production » (Gide, 1916a). Cet accroissement sera absolument nécessaire pour relever l’économie et les finances du pays. Et il est parfaitement possible.
La guerre a en effet fait la preuve de la sous-productivité de l’économie française en temps de paix : on a pu voir qu’avec la partie la plus industrialisée du territoire envahie, avec la moitié de sa main d’œuvre masculine mobilisée, l’économie française était encore capable de couvrir à peu près les besoins de l’ensemble de la population et en même temps produire un flux immense de produits industriels élaborés – les armements – ce que personne n’aurait cru possible avant-guerre. En conséquence, il :
Considère comme absolument établie cette thèse que si, la guerre terminée et chaque mobilisé ayant repris sa place au travail, chacun continuait à travailler pour les œuvres de la paix comme pour les œuvres de la guerre, la France sortirait de cette guerre non point appauvrie, mais au contraire merveilleusement enrichie, ou tout au moins riche d’énergies potentielles.
L’explication de la faible productivité jusqu’ici de l’économie française doit être attribuée selon lui, d’un côté au manque d’ambition des entrepreneurs et des chefs d’industries et « en ce qui concerne la classe ouvrière au médiocre rendement du travail manuel qui tient à la volonté arrêtée et réfléchie de l’ouvrier de ne pas produire davantage » afin de ne pas accroître les bénéfices du patron ou risquer de réduire l’embauche.
La modification de ce comportement résulte beaucoup de la mise en place de mesures sociales auxquelles les syndicats ouvriers ont été associés (salaire minimum, délégués d’ateliers, prestations sociales en nature, etc., mesures de protection sociale) qui montre aux ouvriers qu’ils y gagnent aussi. Sans doute donne-t-il là plus d’importance qu’elle 72n’en a eu réellement à la politique d’Albert Thomas qui s’efforçait de faire travailler ensemble responsables industriels et syndicaux et pensait qu’il serait possible d’obtenir une hausse de la productivité du travail contre une protection sociale accrue et l’amélioration de la condition de vie des travailleurs pour lesquelles quelques mesures ont été prises – essentiellement dans les industries d’armement.
Toujours est-il que Charles Gide voit là une leçon à tirer pour l’Après-guerre. La nécessité pour la France d’accroître sa production ne devra pas prendre les voies classiques de l’allongement de la durée du travail et de la répression des syndicats mais celle d’une augmentation de la productivité (il utilise d’ailleurs là ce terme) qui exigera de « réconcilier le travailleur avec son travail » en lui donnant l’assurance que l’augmentation de la productivité ne bénéficiera pas uniquement à son patron mais servira aussi « ses propres intérêts en même temps que ceux de toute l’industrie et de son pays ». Et « comment s’y prendre pour lui donner cette certitude, sinon en modifiant le régime du salariat ? » ajoute-t-il en introduisant ici un de ses thèmes favoris.
Mais pour que ces riantes perspectives se réalisent, il faut toutefois ne pas rater la sortie de la guerre et Charles Gide commence à s’intéresser très tôt à ce qu’il faut faire et ne pas faire pour cela. Il a déjà souligné la nécessité d’une paix juste.
En 1916, il rédige à la demande de la Ligue des droits de l’Homme un rapport sur « La politique commerciale après la guerre », sans doute son texte qui fera le plus de bruit pendant la guerre. Dans cette étude, notre auteur prend clairement position contre les propositions vengeresses qui circulaient alors et proposaient d’organiser après la guerre une rigoureuse mise en quarantaine de l’Allemagne afin de ruiner définitivement son économie. On ne s’étonnera donc pas que ce texte ait été plutôt mal reçu et que la Ligue des droits de l’Homme, qui souhaitait lui donner un certain écho, se soit vu refuser par tous les journaux la possibilité de lui faire une quelconque publicité. Les rares réactions publiques à ce rapport furent largement critiques, les unes assez mesurées comme celles d’Édouard Herriot avec lequel Charles Gide entame immédiatement le dialogue dans L’Émancipation45, les autres plus venimeuses comme celle de la Fédération des industriels et commerçants qui indique dans son bulletin que cette brochure « témoigne d’une tendresse particulière 73pour nos adversaires46 ». Charles Gide en tirera un article pour la REP47 dont il est alors, au moins nominalement, le directeur48.
Les arguments utilisés par Gide nous paraissent maintenant de bon sens : il montre le caractère néfaste pour la France – et de toute façon impraticable – d’un boycott complet du commerce allemand et souligne qu’on ne peut pas vouloir à la fois demander une énorme indemnité de guerre à l’Allemagne et lui appliquer un isolement commercial « qui aurait précisément pour résultat de la rendre irrécouvrable ».
Il rappelle les évidences :
Étant donnée la fatalité géographique – des plus fâcheuses certes ! – qui nous a donné l’Allemagne comme voisine immédiate (et que la frontière du Rhin ne changerait pas), étant donné, d’autre part, le fait qu’il n’est pas en notre pouvoir ni, à ce que je pense, dans nos désirs, de les exterminer tous, les 70 millions qu’ils sont – alors on ne pourra pas faire autrement que d’entretenir avec eux des rapports politiques, intellectuels et économiques aussi.
Quant aux propositions plus modérées de guerre commerciale « défensive », elles n’ont guère de consistance ou bien, quand elles en ont, risquent de manquer leur objectif. La puissance commerciale de l’Allemagne trouve son fondement dans l’efficacité de son organisation économique et si l’on veut réellement « ruiner la prépondérance commerciale allemande, il n’y a qu’un moyen : c’est apprendre à faire comme elle et mieux qu’elle ».
La conclusion doit donc être que :
Puisque nous cherchons à établir les conditions d’une paix durable, écartons toute préoccupation de guerre économique, même présentée sous forme défensive mais cherchons seulement à négocier un traité de commerce qui soit le plus avantageux à nos intérêts et à ceux de nos alliés,
ce qui devrait d’ailleurs être d’autant plus facile que nous allons nous trouver en position de force.
74Le texte souligne également que l’immigration étrangère sera encore plus nécessaire pour la France après la guerre qu’avant, demande qu’on s’y prépare et rappelle « énergiquement que les droits de l’homme sont aussi sacrés en la personne de l’étranger qu’en celle des nationaux ».
Le fait que ce texte, très critique des discours officiels, ait échappé aux ciseaux des censeurs tient sans doute au fait qu’il en avait fait publier en décembre 1916 une version anglaise raccourcie et adaptée dans The Economic Journal49, la grande revue économique anglaise dont le rédacteur en chef était John Maynard Keynes qui exprimera d’ailleurs des idées très voisines dans son célèbre pamphlet de 1919, The Economic Consequences of the Peace.
En janvier 1918 Charles Gide donne une conférence à l’École des hautes études sociales qu’il publie ensuite dans la REP sous le titre « Des projets d’entente financière après la guerre50 ». La victoire est désormais en vue – Charles Gide produit des calculs en supposant que la guerre sera finie à la fin 1918 – et il soulève le problème qui va se poser et empoisonner les relations entre les alliés dans l’après-guerre, celui du traitement de l’énorme masse de dettes interalliées qui ont permis de financer les dépenses de guerre.
Le plus logique serait de pouvoir faire masse de toutes les dépenses engagées par les alliés et de répartir leur charge proportionnellement au revenu de chacun. Ce serait, dit-il, une extension à la finance de ce mot d’ordre maintes fois entendu du côté des alliés : une seule cause ! Un seul front ! Un seul généralissime ! Mais outre les problèmes techniques, cela nous serait trop ouvertement favorable et ce serait vraiment prendre les américains pour des oncles d’Amérique.
Il faudrait mieux envisager une annulation au moins partielle des dettes de guerre interalliées. Évidemment, les grands perdants seront tout de même les Américains et les grands gagnants les Français, mais la France pourrait peut-être les convaincre en mettant dans le plateau de la balance, « outre le souvenir de Lafayette », la perspective d’une cession de nos colonies antillaises, après un référendum auprès des populations concernées.
Si des solutions de ce type n’étaient pas retenues, il faudrait envisager l’émission en commun, par les puissances alliées, d’un grand emprunt international solidaire destiné à liquider les dépenses de guerre, et qui 75pourrait être placé à de bien meilleures conditions que si chaque pays cherchait à emprunter de son côté51. Toutefois, ceci imposerait de mettre en place des systèmes de contrôles et de contraintes internationales que les pays risquent de refuser.
Mais cela ne fera de toutes les façons qu’alléger la charge de la dette. Il existe bien des projets pour la supprimer complètement par une réforme monétaire qui créerait une monnaie internationale, par exemple sur le modèle du Simplex que propose M. Citroën ou d’autres propositions du même type. Il y a plusieurs difficultés dans tous ces projets plus une majeure, souligne Charles Gide, qui est le risque de hausse des prix incontrôlée qu’amènerait une création elle-même incontrôlée de cette monnaie.
Mais c’est un risque qui pourrait être pris si l’on gérait cette monnaie internationale avec prudence. Et il y a beaucoup à dire en faveur de la hausse des prix, ne serait-ce que parce qu’elle allège les dettes, ce qui est bien ce dont on a besoin.
VI. La fin de la guerre, les rÉparations
et le TraitÉ de paix
En 1917, Charles Gide envisage que la guerre puisse encore durer, dans le pire des cas, jusqu’en 192052. Mais les événements internationaux se précipitent (dans son « Mémento de guerre », il dit que l’année 1917 a été l’année de la Révolution russe et celle de 1918 l’année du président Wilson53) ; en octobre 1918, il écrit que l’entrée en guerre des Américains a amené un tournant vraisemblablement décisif dans la guerre54 et, en novembre 1918, il salue l’effondrement de l’Allemagne, reconnaissant avoir été surpris par sa soudaineté55. Mais dès cet article il indique que 76si « l’Allemagne impériale n’est plus », l’Allemagne va rester une très grande puissance européenne, d’autant plus qu’elle va se retrouver au milieu d’une Europe centrale et orientale « pulvérisée en une foule de petits États », et qu’elle se relèvera comme elle l’a fait dans le passé et comme la France l’a fait après 1871. Sans doute, conclut-il, « elle doit supporter les responsabilités du régime tombé, mais on n’a pas le droit, jusqu’à preuve du contraire, de décréter l’impossibilité pour elle de se régénérer et de trouver place dans la Société des Nations, si elle réussit à se constituer ». Maintenant que les buts de guerre sont atteints, « il faut faire confiance à l’Allemagne nouvelle56 ».
Inutile de dire que cette façon idéaliste de voir les choses, si elle correspondait largement aux vues du président Wilson, n’était guère en consonance avec celles de l’opinion publique et des gouvernants français.
Les réparations que l’on se propose de demander à l’Allemagne lui semblent exagérées, à la fois compte tenu des conditions d’armistice que les Allemands ont acceptées57 et compte tenu de la capacité à payer de l’Allemagne. Sur ce dernier point, Charles Gide avait d’ailleurs indiqué, dès 1915, qu’il ne serait vraisemblablement pas possible de faire payer la note aux vaincus (Gide, 1915e) – alors qu’il n’envisageait pas, à ce moment, que la guerre puisse durer jusqu’en 1918. Même en cas de victoire totale, écrivait-il alors, deux des trois empires centraux seront démembrés et on ne pourra évidemment pas les faire payer. C’est donc uniquement le troisième, d’autant plus appauvri que l’on se propose de l’écraser, qui devrait régler la totalité des dégâts dont le montant s’élèverait peut-être à 150 ou 200 milliards de francs ; « or, non seulement on ne saurait songer à faire payer une telle somme en capital, mais même on ne voit guère de moyens pratiques de les faire payer sous forme d’annuités ».
Dans The Economic Consequences of the Peace qui paraît en décembre 1919, Keynes crédite Charles Gide d’avoir montré l’exagération des réparations que l’on s’apprêtait à demander aux Allemands. Charles Gide lit – en anglais – cet ouvrage dès sa sortie et est le premier français, semble-t-il, à en publier en janvier 1920 dans son journal L’Émancipation un compte rendu – dans l’ensemble favorable – sous le titre « Une appréciation sévère du traité de paix ».
77Certes Keynes, écrit-t-il alors, ne traite pas des dimensions politiques du Traité et ne mentionne donc pas les avancées qu’il comporte (libération des nationalités, création de la SDN notamment) mais il a raison sur l’exagération des réparations – même si son calcul pêche un peu par l’excès inverse et sous-estime la capacité de paiement de l’Allemagne – mais surtout il a fondamentalement raison de dénoncer un Traité qui fait tout pour ruiner l’Allemagne tout en lui imposant le paiement d’une colossale indemnité de guerre.
Car le contenu du Traité de Versailles qui va être signé en juin 1919 lui paraît pure folie : il réendosse alors ses habits de Cassandre qu’il avait abandonnés pendant la guerre, fulmine et lance des avertissements dont l’histoire montre le caractère prémonitoire.
Début juin 1919, du haut de la tribune de la conférence coopérative interalliée il déclare :
Parmi les 70 chefs d’États et diplomates qui vont demain apposer leur signature sur le traité de paix, y en aura-t-il un seul qui pense que cet acte est celui qui va nous apporter la paix définitive, celle qui mettrait fin à la guerre, celle dont on nous disait qu’elle vaudrait tant de sang répandu, et pour la réalisation de laquelle on nous assurait que tant de nos fils avaient donné leur vie avec joie ?
En juillet 1919, il commente la déclaration de Foch, « Soyez prêts pour la prochaine guerre », en se demandant s’il est possible qu’on en soit déjà arrivé là – et en répondant positivement (Gide, 1919c). La Grande Guerre n’a pas tué la guerre, écrit-il,
La guerre ne peut pas plus engendrer la paix qu’une louve ne peut enfanter des agneaux. Si la paix définitive doit jamais venir en ce monde, ce ne sera pas à la suite d’une guerre victorieuse, ce sera à la suite d’une, de deux, de dix guerres qui auront été patiemment conjurées (ibid.).
La création de la Société des Nations lui apparaît comme le meilleur espoir d’éviter cette prochaine guerre qu’on nous annonce. Encore faudrait-il qu’elle commence à fonctionner effectivement, qu’elle regroupe tous les pays et n’apparaisse pas simplement comme une coalition des grandes puissances victorieuses. Au bout du compte, « il s’agit de savoir laquelle des deux arrivera la première – de la guerre qui se prépare ou de la Société des Nations qui s’élabore. On n’oserait parier sur celle-ci » (Gide, 1919b).
78En décembre 1919, il établit un premier bilan de la guerre58 et inscrit au passif :
Haines inexpiables chez les vaincus, et même rancunes sourdes et prêtes à fermenter dans le camp des victorieux ; semences de guerres futures jetées sur tous les points du monde ; toute l’Europe Centrale et Orientale et l’Asie sont devenues une cuve en ébullition comme un chaudron de sorcières, d’où nul ne peut prévoir ce qui sortira. Et la Société des Nations, qui semble frappée, comme celui qui l’avait créée, d’hémiplégie…
Fin 1919, Charles Gide a 72 ans. Il lui reste alors encore 12 années à vivre qui seront encore des années de haute activité où il aura encore l’occasion d’exercer son anti-conformisme et son redoutable esprit critique59.
79Bibliographie
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1 Cf. Gide, dans ce volume.
2 Cf. Pénin, 1997a.
3 Journal d ’ Uzès, 1871 et 1872.
4 Gide, 1894b.
5 Norman Angell reçut en 1933 le prix Nobel de la paix pour une nouvelle version de son livre qu’il avait sensiblement remanié, insistant plutôt sur le fait qu’aucun État ne peut gagner à se lancer maintenant dans une guerre qui est aussi coûteuse pour les vainqueurs que pour les vaincus.
6 Cf. Gide, dans ce volume.
7 Après la guerre, il entra dans la banque – renonçant à utiliser sa formation d’ingénieur mécanicien – avant de devenir, avec un certain succès, producteur de cinéma. C’est également lui qui s’occupa de la propriété de sa mère à la disparition de celle-ci.
8 André Gide, 1982, p. 40.
9 Ibid.
10 Cf. Gide, dans ce volume.
11 André Gide, 1948, p. 1219.
12 Même le journal des églises réformées se rallia à l’Union sacrée et changea son nom Le Huguenot en Christ et France. Charles Gide, qui y collaborait régulièrement cessa alors de le faire.
13 Il figure, sous forme manuscrite, dans ses archives.
14 Pseudonyme de Jean-Jacques Dwelshauvers (1872-1940), journaliste et critique d’art belge, installé en France à partir de 1906. Anarchiste, il se rapproche des socialistes par pacifisme au moment de la guerre et devient un ami de Romain Rolland qui a publié en 1915 depuis la Suisse Au-dessus de la mêlée.
15 J. Halbwachs (1890-1980), sœur du sociologue Maurice Halbwachs, élève d’Alain, agrégée de lettre en 1912, féministe, elle fut toute sa vie une pacifiste militante. En 1915, elle participa à la création de la Section française de la Ligue internationale des femmes pour la Paix permanente. En 1916, elle se maria avec le philosophe Michel Alexandre avec lequel elle édita à Nîmes les Libres propos d’Alain qui paraissent aussi dans L’Émancipation, le journal de Charles Gide.
16 Madeleine Rebérioux (1999) a fait une analyse détaillée de l’activité de Charles Gide au sein de la LDH.
17 Il cessa de paraître en 1919.
18 De 1916 à 1919, il ne rapporta qu’un milliard de francs.
19 Gide, 1889, 1894a, 190.
20 Gide, 1917a, p. 3-5.
21 Ibid., p. 6.
22 Gide, 1904, p. 4-7.
23 Ibid., p. 18.
24 Ibid., p. 16-18.
25 Ibid., p. 15-20 : « Les effets bienfaisants de la hausse des prix ». L’idée est d’ailleurs présente dans Gide, 1914a.
26 Gide, 1904, p. 16.
27 Keynes, 1923.
28 Gide, 1914a.
29 Comme on le voit au fait qu’il reproduira souvent tout ou partie de cet article pour réexpliquer ces mécanismes de fluctuation des changes. En 1925, encore, il le réédite intégralement dans La revue mensuelle de Genève (sept., oct. et déc.).
30 Gide, 1916f. L’or « a disparu, et ce sera pour longtemps ! (…) pour moi, je crois bien que je n’en reverrai plus ». « On peut parfaitement se passer d’or. Déjà, avant la guerre, il y avait une tendance des plus marquées, dans les pays les plus avancés au point de vue économique, à se passer d’or ».
31 Gide, 1926. C’est d’ailleurs dans cet article (p. 98) qu’il cite comme nous l’avons fait à la ligne précédente sa conférence de 1916 ; la formulation exacte de 1916 était plus fleurie.
32 Cf. Pénin, 1997b.
33 Gide, 1915f.
34 Gide, 1917d.
35 Reproduit dans L’Émancipation, nov. 1917, p. 146.
36 Gide,1916b.
37 L ’ Émancipation, juin 1916, p. 82. Charles Gide apparaît comme membre de son Comité d’organisation. L’Émancipation et le mouvement coopératif furent les principaux promoteurs de cette Ligue.
38 Gide, 1916d. Nous n’avons pas trouvé trace dans le Journal officiel de la création de cet organisme.
39 « La guerre et la question sociale », REP, 1914, p. 621.
40 Notamment autour d’Albert Thomas qui est ministre de l’Armement.
41 Gide, 1915c ; 1916a ; 1916c.
42 Gide, 1914b. Il s’agit de la leçon inaugurale du Cours d’économie sociale comparée à la Faculté de droit de Paris le 11 novembre 1914.
43 Gide, 1917g.
44 Gide, 1915e, p. 324. L’argument est ensuite systématiquement repris par Gide, 1916a, p. 325 ; 1917e, p. 448 ; 1917g, p. 152 ; etc.
45 Gide, 1917f, p. 125-128.
46 Cité par Gide, 1917b.
47 Gide, 1917b, p. 196.
48 En fait, il en laisse pratiquement la direction à Charles Rist, qui en deviendra officiellement directeur en 1919, sans doute parce qu’il n’apprécie pas la ligne « patriotique » qu’elle adopte. Mais il contribue à maintenir en vie la Revue, complètement désorganisée par la guerre : alors qu’il ne lui donnait plus d’articles que de loin en loin, il en publie 7 de 1914 à 1918.
49 Gide, 1916g.
50 Gide, 1918a.
51 Keynes propose dans The Economic Consequences of the Peace le lancement d’un tel emprunt mais essentiellement pour financer la reconstruction des nouveaux États que créait le démembrement des empires centraux.
52 Gide, 1917e, p. 445.
53 Gide, 1918c.
54 Gide, 1918b, p. 127.
55 Gide, 1918c.
56 Ibid., p. 138.
57 Gide, 1919a.
58 Gide, 1919e.
59 Cf. Pénin, 1997a, p. 189-255, p. 257-313.