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Classiques Garnier

Deux perspectives sur l'économie du don Jacques Ellul et Paul Ricœur

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
    2020 – 1, n° 9
    . varia
  • Auteur : Dermange (François)
  • Résumé : À la fin des années 1960, alors que la croissance bat son plein et promet le bonheur pour tous, Jacques Ellul et Paul Ricœur, deux intellectuels protestants engagés, dénoncent la société de consommation. Tous deux estiment qu’elle ne suffit pas à répondre à la quête d’un sens et trouvent dans le don, la pointe de leur interrogation. Ils en tirent pourtant des conclusions opposées. L’un porte son accent sur la production et la consommation, l’autre sur la distribution. L’un voit le don comme un signe eschatologique ; l’autre veut inscrire la logique de la surabondance au cœur du réel. L’un dénonce le modèle économique comme une aliénation ; l’autre tente de l’orienter par une interrogation sur le sens. Dans leur écart et leur opposition, ces deux perspectives complémentaires nous invitent à repenser encore dans l’économie la place du don et l’économie elle-même.
  • Pages : 197 à 215
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406106029
  • ISBN : 978-2-406-10602-9
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10602-9.p.0197
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/05/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Jacques Ellul, Paul Ricœur, société de consommation, don, gratuité, Marcel Mauss, convoitise, aliénation
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Deux perspectives
sur léconomie du don

Jacques Ellul et Paul Ricœur

François Dermange

Université de Genève

La critique du capitalisme a longtemps porté sur le système productif et ses effets sociaux. Dans les années 1960, alors que la France se modernise, tout semble aller beaucoup mieux. Dans presque tous les secteurs, les progrès scientifiques, techniques et industriels entraînent un fort accroissement de la production et permettent le plein emploi. Le modèle ne serait pourtant pas possible sans laccroissement simultané de la consommation, qui met à la portée du plus grand nombre des produits et des services auxquels beaucoup navaient pas accès jusque-là. Dans ce que Jean-Marie Domenach (1922-1997), le directeur de la revue Esprit, caractérise comme « la société de consommation » technique et consommation font système. Dans leuphorie, la plupart sen réjouissent. Nest-on pas au sommet de ce que Jean Fourastié appellera plus tard les « trente glorieuses » ? Domenach compte pourtant parmi les rares voix contestatrices, comme Jacques Ellul (1912-1994) et Paul Ricœur (1913-2005), deux figures protestantes de cette période, dont linfluence a marqué les esprits bien au-delà du christianisme. Dans deux textes parallèles, le Plaidoyer pour lutopie ecclésiale (1967) et lÉthique de la liberté (1973-19741), Ricœur et Ellul voient dans le don, le point dappui de leur critique. Sur cette base commune, ils vont cependant tirer des conclusions différentes et même opposées. Sans vouloir trancher entre lune et lautre, ce débat reste un appel à sinterroger sur la manière de considérer léconomie encore aujourdhui.

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i. La convoitise

En 1947 déjà, Ellul en fait le diagnostic. Prétendument neutre, léconomie fonde sa scientificité sur la mise hors-jeu de toute interrogation sur le bien. Or léconomie ne se contente pas de décrire la réalité comme le font les autres sciences, elle veut la transformer et lhumain avec elle. La contrepartie du bien-être quelle promet est la réduction de lhumain à ses rôles de producteur et de consommateur :

Il sagit dans le monde entier de produire des richesses. Il sagit daugmenter le confort. Il sagit parallèlement daugmenter les besoins de lhomme pour résorber la production qui se développe considérablement. Il y a le fait dun monde qui est tout entier orienté vers une surproduction. Pour réaliser ce but de production, lhomme déploie une activité inouïe, une activité dévorante et une activité mécanique. Lhomme est peu à peu aligné sur la machine, aligné sur les choses. (…) Cet idéal de ne plus produire que des richesses entraîne une certaine notion de lhomme, une certaine vue de lhomme. Lhomme est dabord un producteur et un consommateur. Et lon organise sa vie en fonction de cette idée (Ellul, 1947, p. 8).

Au fil du temps, Ellul précise son analyse du consommateur. Loin de répondre à des besoins réels, la société de consommation se nourrit des frustrations. Or la frustration nest pas le manque. Celui qui a faim et qui lutte pour sa survie ne la connaît pas. La frustration napparaît que lorsque les besoins réels sont déjà largement satisfaits. « Plus lhomme accède à un niveau élevé de bien-être, plus il y a de possibilité de bonheur pour lui, plus il a de sécurité, dassurances, et en même temps plus on constate la croissance des insatisfactions. » (Ellul, 1974, p. 147) La frustration découle de la représentation de besoins non vitaux produits par la société, et qui sont liés à la possession dobjets ou de services, de plus en plus nombreux, auxquels il faut pouvoir accéder de plus en plus tôt et de plus en plus vite, et qui sont pour la plupart superflus.

Il est vrai que la société de consommation naurait jamais la force quelle a, si elle nétait pas alimentée par nous-mêmes. Elle flatte alors notre part la plus obscure, celle qui nous fait regarder le monde, les objets et les autres dans le seul dessein de les faire servir à notre jouissance (Ellul, 1974, p. 122). La société de consommation vit de la convoitise.

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De son côté, Ricœur constate en 1967 que nos sociétés sont les premières à se caractériser par lidée dune croissance continue, fondée sur le développement des sciences, de la technique et de la prévision. Le modèle simpose partout, dans la production, mais aussi dans les transports et jusque dans les loisirs, nouvellement permis par la baisse générale du temps de travail ; « ainsi toute notre vie est couverte par cette espèce de prévision économique » (Ricœur, [1967] 2016, p. 33). Or un tel projet, porté par des disciplines en elles-mêmes étrangères à légard des fins de la vie humaine, laisse de côté les questions de sens (Ricœur, [1967] 2016, p. 36).

On objectera que la satisfaction des besoins du plus grand nombre des Français est bien le sens du projet, mais le philosophe répond que ces prétendus besoins sont largement artificiels, engendrés par la nécessité du système. À mesure que le niveau de vie augmente, on presse dinvestir dans de nouveaux objets rendus désirables. Le ressort de la société de production et de consommation nest pas le besoin, mais la publicité et le conformisme social (Ricœur, [1967] 2016, p. 14). Au bout du compte, cest bien le même diagnostic : cest sur lesclavage de la convoitise que repose la société de consommation (Ricœur, [1967] 2016, p. 40).

Pourtant, dès ce moment, nos auteurs sont en désaccord. Pour Ricœur, un tel projet est dérisoire. Une société qui nest portée que par la rationalité instrumentale, qui ne se concentre que sur la maîtrise de lhomme sur les moyens, tourne vite à labsurde. Il demande donc pourquoi nous faisons cela et dans quel but, sans toutefois remettre en cause la « loi de croissance » (Ricœur, [1967] 2016, p. 37). Plus une société est soumise à la prévision, dit-il, plus elle donne loccasion de faire des choix et de prendre des décisions sur le sens que nous voulons lui donner. Lintelligence instrumentale qui règle les sciences laisse intacte la possibilité de poser la question des fins. « Si vous voulez faire ceci, il vous faudra faire cela », dira-t-elle, mais « ce que lon veut relève de la décision humaine, cest un choix qui dépend du sens humain que nous voulons donner à nos sociétés » (Ricœur, [1967] 2016, p. 35). La conclusion est claire : « il y a beaucoup plus de responsabilité humaine dans une société de calcul » (Ricœur, [1967] 2016, p. 34).

Ellul est beaucoup plus sévère, estimant que dans la société de consommation, nous sommes tous des « vendus » (Ellul, 1974, p. 151), nous troquons notre servilité, notre conformisme et notre ardeur à 200produire pour des gadgets, « et nous sommes accablés par la frustration quand le prix quon nous paie ne nous paraît pas suffisant » (Ellul, 1974, p. 151). En un mot, la société de consommation nous « aliène » (Ellul, 1974, p. 21).

Cette lecture vient de Marx, dont on sait quEllul était grand lecteur. Laliénation na cependant plus le sens que lui donnent les Manuscrits de 1844, où la force de travail est dépossédée de sa finalité par le salariat. Ellul juge dailleurs le marxisme aussi conformiste que le capitalisme dans son dessein de faire participer un nombre croissant à la grande consommation (Ellul, 1974, p. 152). La signification quEllul donne à laliénation se rapproche plutôt de La vie quotidienne dans le monde moderne dHenri Lefebvre (1968). La « société bureaucratique de consommation dirigée » aliène, dans la mesure où lindividu nagit plus par motivation propre, mais par les contraintes dun système, où la technique, la consommation et le contrôle social recomposent chaque aspect de la vie, jusquà déposséder le sujet de lui-même. La « colossale escroquerie » consiste à dissimuler derrière lautomatisation de la production celle des consommateurs (Ellul, 1974, p. 361).

En 1954 déjà, Ellul avait montré dans La technique ou lenjeu du siècle les risques dune « société technicienne », un thème sur lequel il revient constamment2. Promettant de nous faciliter la tâche et de nous rendre la vie humaine plus disponible, la technique ne vise quà sémanciper, et bientôt libre de tout contrôle, elle impose sa logique autonome dautomaticité, ne cherchant plus que son propre perfectionnement et laccroissement de son influence. Déliée de toute volonté humaine, elle colonise peu à peu le politique, lart, léducation, le sport, et jusquà ce que nous avons de plus intime. Linformatique en est lexemple le plus frappant. Ellul devine quelle va sintroduire partout, modifiant en profondeur les modes des relations humaines, le rapport au temps (qui na pas éprouvé lurgence imposée par les mails ?) et à lespace (géolocalisé, vous devez être atteignable partout), mais aussi la mémoire, la perception de soi, lintelligence, le langage, la sexualité et même la physiologie. Aveugle et insensible au destin des hommes, la technique façonne ainsi un monde que nous navons ni voulu ni choisi, un monde artificiel et inhumain, où le « progrès » ne se mesure plus quau propre devenir de léconomie technicienne : une économie de plus en plus coordonnée, de 201plus en plus efficiente, de plus en plus rapide, de plus en plus disponible, dont nous sommes les victimes.

À la différence pourtant de Lefebvre, Ellul ne pense pas que la société technicienne soit seulement subie. Lanalyse se fait ici plus biblique que marxienne. La convoitise nest pas seulement illusion, mais péché, dans la mesure où cest librement que nous nous nous y rallions. Dans le moment même où nous convoitons, nous sommes en effet entièrement tendus vers lobjet que nous voulons posséder, et « lobjet visé me possède dans la mesure même où je me joue tout entier sur cette possession » (Ellul, 1974, p. 120). Mais cet esclavage se reporte toujours plus loin – ce nest jamais lobjet même qui intéresse la convoitise – car dès quil est conquis, lobjet perd sa valeur. La promesse de réalisation de soi est ainsi toujours repoussée à la possession dun nouvel objet, que nous perdrons aussitôt que nous lavons entre nos mains. La convoitise est insatiable et nous laisse ainsi toujours insatisfaits.

Mais surtout, celui qui convoite est, selon le mot de Luther, « incurvatus in se », replié sur lui-même, dans lignorance des autres et de Dieu. La convoitise nest quune déclinaison abâtardie de leros, où nous nous affirmons nous-mêmes comme seuls maîtres de notre vie (Ellul, 1974, p. 121). Pour sélever, la convoitise veut dominer, pas seulement les objets du monde, mais lautre, et pour cela, tous les moyens bons, y compris la contrainte violente ou psychique, et même lamour sil permet de sannexer lautre. La société de consommation partage la même racine que tous les écrasements de lhumain, le vol, ladultère et le meurtre (Ellul, 1974, p. 99 ; 122).

Au bout du compte, nous nous retrouvons seuls, coupés de la relation vivante qui nous lie à nos semblables et à Dieu :

La volonté daccaparement et de domination qui nous donne assurément pouvoir, richesse, supériorité, réussite (car cest vrai que le Prince de ce Monde comble la convoitise des hommes, et seul celui qui a de la convoitise gagne ces choses !) est en même temps lobstacle absolu pour que nous ayons une possession valable de la création, une rencontre vraie avec autrui. La convoitise nous interdit la relation véridique avec les choses et avec les hommes (Ellul, 1974, p. 125).

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II. Le don

Ricœur est, on le voit, plus optimiste quEllul. Lun en appelle à la reprise en main, lautre au retrait dun système contraire à la liberté. Lun et lautre trouvent pourtant dans la dimension religieuse du don la possibilité dun renouvellement.

Le sens que le christianisme donne au don renvoie toujours, nous dit Ricœur, à la « grâce du possible », à la « grâce du surgissement » ou encore à la surabondance, un terme qui vient de lapôtre Paul – là où le péché abonde, la grâce a surabondé (Rm 5, 20) – et qui traverse lœuvre du philosophe. Cest là, la pointe des paraboles bibliques (Ricœur, [1967] 2016, p. 25-26) et le cœur du message chrétien, si lon voit bien que la foi en la résurrection, dégagée de son vernis mythologique, signifie que le sens lemporte sur le non-sens (Ricœur, [1967] 2016, p. 17, p. 59).

Une telle idée nest pas impensable philosophiquement et Ricœur en trouve la trace chez Kant. Dans les limites de la simple raison, celui-ci voit dans lidée dune « coopération surnaturelle » la possibilité dune restauration des capacités humaines. Bien entendu, Kant se garde en philosophe de dire si la grâce est une simple « réduction des obstacles » ou une « aide positive », selon lune ou lautre tradition dinterprétation du christianisme (Ricœur, 2000, p. 641, n. 47), mais la grâce nen reste pas moins le fondement de lespérance que la volonté puisse être réconciliée avec elle-même et que le sujet, aussi mauvais soit-il, puisse valoir mieux que ce quil a fait.

La restauration, la renaissance dun soi capable de parler, dagir et dêtre responsable de ses actes est ainsi en rapport étroit avec l« économie du don » (Ricœur, 1995, p. 179). Lexpression ne signifie pas quil faille prendre en compte, léchange non marchand, mais que toute réalité humaine, et donc également la réalité économique, est traversée par un dessein, une « loi de lhistoire », qui laisse le dernier mot au surplus, à la surabondance plutôt quà l« économie de mort » (Ricœur, [1967] 2016, p. 59).

Ricœur reprend ici volontiers la maxime spinoziste « la philosophie est une méditation de la vie et non de la mort3 », rejoignant Hannah 203Arendt dans son opposition à lêtre-pour-la-mort4 de Heidegger ; le dernier mot revient à ce qui naît et ce qui grandit ; « un enfant nous est né » (Es 9, 5)5.

Comme Ricœur, Ellul ([1954] 1979, p. 129) lie la gratuité et la grâce et voit dans le don sa manifestation pratique de la grâce en riposte au système de la vente, de lobligation, de la compensation et de la concurrence, dont nous sommes à la fois les complices et les victimes (Ellul, [1954] 1979, p. 145s.). La remise en cause est alors plus fondamentale que chez Ricœur. Comme sa réalité la plus étrangère et la plus hostile, le don est la seule force capable datteindre la puissance de largent, de la profaner, la désacraliser et de la détruire, faisant du même coup pénétrer celui qui reçoit le don dans le monde de la grâce (Ellul, [1954] 1979, p. 147). Pour quil ait cette force, le don doit rester inconditionné, inutile, offert libéralement et les yeux dans les yeux. Mais un tel don est-il simplement possible ? Il semble ne lêtre que dans une perspective confessante. Seul celui qui se reçoit dans le pardon de Dieu retrouvant non seulement lunité de soi et des autres, mais la liberté dun geste prophétique, par lequel il consacre son argent à Dieu (Ellul, [1954] 1979, p. 151).

Il ny a aucune liberté vécue dans lengagement sil ny a au commencement cette expérience de laffranchissement, cet éclatement des chaînes, ou seulement de la nécessité, et cet effacement, reçu dans ladoration personnelle, de ses péchés par le pardon. (Ellul, 1974, p. 115-116) Cest ainsi dans le salut par la grâce seule, principe fondateur de la Réforme, quEllul voit la possibilité dun renouvellement. La libération opérée librement par Dieu nest alors conditionnée par rien, pas davantage par un motif que par une réponse. Ce qui caractérise le don de Dieu est quil est libre et quil laisse lhomme libre :

La grâce est lacte gratuit par excellence dans les deux sens du terme : Dieu ne nous demande rien en échange, il ne fait pas payer de quil nous donne ; et aussi, Dieu a décidé librement, gratuitement dagir comme il a agi envers nous dans son amour. Lamour est toujours gratuit. (Ellul, 1974, p. 129)

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Dieu nexige donc rien de celui quil libère. En donnant, il ne cherche pas le résultat ou lefficacité, et Ellul ne peut sempêcher dégratigner ici tant lutilitarisme que la pensée protestante courante, qui ne conçoit le don que lorsquil est utile à quelquun (Ellul, 1974, p. 145 ; 1979, p. 149). Le don nappelle pas même la réciprocité ni même le contre-don comme le pense Marce Mauss. Il serait donc faux dentendre dans la loi qui scelle lalliance un ensemble de prescriptions. Ce qui serait donné sous le poids dun ordre qui dicterait ce quil faudrait faire ne pourrait que faire perdre au don sa qualité de don. Cest donc à dessein que le Décalogue souvre par le rappel de la libération : « Je suis le Seigneur, ton Dieuqui tai fait sortir du pays dÉgypte, de la maison de servitude » (Ex. 20, 2). Le don gratuit de la liberté est toujours premier, et les commandements ne sont que la condition pour y demeurer, sans être lesclave du sexe, de lavoir ou de toute autre convoitise (Ellul, 1974, p. 142).

La gratuité du don de Dieu nempêche cependant pas quun humain veuille extérioriser dans ses actes la même gratuité (Ellul, 1974, p. 115). En choisissant le don comme lorientation de sa vie, il satteste à lui-même quil est libre (Ellul, 1974, p. 130-131), en même temps que du sérieux de sa foi (Ellul, 1974, p. 142) :

Il mest toujours apparu que la seule façon dexprimer directement la grâce de Dieu dans notre vie, cest dêtre capables nous-mêmes de gratuité. (Ellul, 1974, p. 129)

Le don est ainsi le miroir où le chrétien aperçoit le prix auquel il estime ce que Dieu a fait pour lui, même si « trop souvent nos offrandes font voir avec évidence que nous ne lestimons pas à plus de trente deniers » (Ellul, 1974, p. 142), cest-à-dire le prix de la trahison de Judas. Mais plus encore que le montant, cest son caractère inconditionné qui caractérise le don. À la différence du « don bourgeois » et du « don révolutionnaire », le don véritable fait éclater lhypocrisie de celui qui donne par calcul (Ellul, 1974, p. 147). Peu importe que ceux qui reçoivent soient croyants ou non, obéissants ou non ; Dieu fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons (Mt 5, 45), et le don signifie la solidarité totale et sans réserve du donateur avec les donataires, quels quils soient (Ellul, 1974, p. 142).

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III. Ellul : le don contre la consommation

Gratuit, le don nest pourtant pas sans portée, non au sens de lutilité fonctionnelle ou instrumentale des économistes, mais plus existentiellement comme lattestation à soi-même de sa propre liberté. Le don a la valeur dun geste de résistance contre lidolâtrie de soi-même, de lefficacité technique et surtout de largent (Ellul, 1974, p. 143), car largent dit plus que la monnaie. Qui dit argent dit richesse ou valeur dusage et donc désir de posséder dans la consommation. Dans le système qui lie léconomie, la technique et le politique, largent nest donc pas le simple « instrument » monétaire avec ses fonctions classiques de mesure, de moyen déchange et de réserve de valeur. Porté par le désir, largent est une puissance que lhomme sacralise et qui pourtant le subjugue (Ellul, 1974, p. 144). Or le geste de la pécheresse de Béthanie qui a brisé son vase dalbâtre et en a répandu le parfum, gaspillant ainsi trois-cents deniers, une année de salaire dun ouvrier moyen, a beau avoir été jugé scandaleux par les apôtres, il ne létait pas pour Jésus ; « cette offrande déraisonnable aussitôt rayonne » (Ellul, 1974, p. 146) ; et « partout où la Bonne Nouvelle sera prêchée dans le monde entier on racontera en mémoire de cette femme ce quelle a fait » (Lc 7, 36-50) Ellul rejoint ainsi Henri Lefebvre. La meilleure manière de sopposer à laliénation de largent est de le gaspiller par la fête et le partage, et cela vaut mieux que toutes les autres voies esquissées par Lefebvre, lapologie de lœuvre ou lautogestion.

Le don rend ainsi à largent sa vraie place, une place que lintendant infidèle de la parabole a bien comprise (Ellul, 1974, p. 144). En distribuant des fonds qui lui appartenaient pas, il est désapprouvé « selon la loi de largent », mais pour Jésus, il mérite léloge, puisquil a compris que largent est là pour servir la relation entre les hommes (Lc 16, 1-15). En critiquant la société de consommation, le don restaure ainsi léconomie dans sa dimension véritable.

Cest le modèle de lhomme heureux par le bien-être qui doit être éliminé. Cest le modèle de la croissance de la productivité à tout prix qui doit être critiqué. (…) cest tout cela qui doit être non pas rejeté, mais en tant quidéologie, impitoyablement passé au crible de la critique la plus sévère. (Ellul, 1974, p. 153)

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Face aux impasses de la société de consommation, il faut quun particulier se lève, lui qui est semblable aux autres et pourtant singulier ; « il est comme tous les autres et pourtant il est différent en ceci quil est libre » (Ellul, 1974, p. 143). Cet individu ne prétendra pas avoir de « solution », de « réponse », ou dalternative pour changer la politique ou léconomie. Jamais il ne parlera de réforme dun système (Ellul, 1974, p. 116). On ne saurait en effet tirer de la révélation un système quel quil soit et lœuvre de Dieu ne peut en aucun point sexprimer dans une organisation économique ou sociale (Ellul, [1954] 1979, p. 28). Le sujet libre se contentera de faire entendre la voix de lisolé, étouffée par les groupes et les intérêts collectifs (Ellul, 1974, p. 117 ; 1963).

Ellul ne veut pas apporter de réponse, pas même chrétienne, et moins encore si cest par lentremise dun parti « chrétien ». Cest en se rendant libre et disponible, en ouvrant sa vie à laction même de Dieu, quun humain pourra laisser Dieu agir à travers lui (Ellul, 1974, p. 141). Son don naura alors pas dautre valeur que celle dun signe, préfigurant le don que lhumanité fera un jour à Dieu, lui rendant ainsi le bien quil lui a fait (Ellul, 1974, p. 142). Dans la voie prophétique esquissée par Ellul le don a une portée à la fois anthropologique et théologique. Cest en acceptant lappel à donner quune vie peut être « reflet de la grâce », à laquelle Dieu, et Dieu seul, apporte sa fécondité (Ellul, 1974, p. 132).

IV. Ricœur :
le don pour une distribution plus juste

Daccord avec Ellul, Ricœur estime que léconomie du don à laquelle renvoie lagapè biblique ne peut être directement assimilable à lhistoire à travers un ensemble de normes morales supposées renouveler les structures économiques, politiques et sociales. Le don doit garder son caractère méta-éthique et ne vise pas à poser une alternative au jeu des échanges. En ce sens, lidée dun programme, dun parti politique ou dun syndicat religieux reposerait sur une confusion de niveau (Ricœur, [1967] 2016, p. 50).

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Mais le philosophe se refuse à voir dans le don une simple alternative à la consommation. Le don dessine plutôt une « perspective nouvelle » (Ricœur, [1990] 2008, p. 37) qui ne concerne pas seulement les actes privés, mais les structures. Lintervention de lhomme libre, aussi circonstanciée et discontinue soit-elle, appelle en creux une action plus continue, à laquelle il donne son impulsion et qui ne peut se jouer quau niveau social. Le défi est alors de penser comment le don, dans son économie propre, introduit son exigence, en posant la question du sens des structures et des institutions, de leur signification et de leur direction.

Ricœur défend ici une position dialectique. Dans le sillage de Hegel et de Kierkegaard, il se donne pour tâche de tenir ensemble les contraires, de voir la positivité du négatif, de repérer la nouveauté qui surgit du choc des opposés, et de penser quun tiers peut les unir, même si la contradiction ne pourra jamais être totalement surmontée dans un dépassement par la totalité (Aufhebung) (Ricœur, [1967] 2016, p. 49).

Dun côté le don, la grâce de limagination, du possible et du surgissement ; de lautre, la nécessité (Ricœur, [1967] 2016, p. 26). Dun côté, léthique de la conviction ; de lautre, celle de la responsabilité. Ricœur rappelle que Max Weber en avait développé lidée en 1920, alors quil sadressait à des pacifistes allemands. À vouloir défendre unilatéralement la paix, les pacifistes prenaient le risque dêtre impuissants à sopposer à la logique de guerre qui se mettait en marche. Ricœur prend ainsi la voix de Weber :

« Vous ne pouvez pas être pacifistes comme ça… je vous donne rendez-vous dans vingt ans ». Ce fut la guerre vint ans après ! Ces gens, qui nont pas agi sur les institutions, ont fait en quelque sorte un court-circuit de laction directe de labsolu. Ils ont tout manqué, car ils nont pas préservé labsolu, et ils nont pas corrigé, pratiquement, honnêtement, humainement la morale quotidienne de la vie politique. (Ricœur, [1967] 2016, p. 51)

On ne sétonnera donc pas que sur une telle base, les visions dEllul et de Ricœur convergent sur la dimension prophétique du don, mais se démarquent ensuite dans sa portée pratique politique, économique et institutionnelle. Lun veut garder à lidéal sa pureté radicale, lautre appelle à son incarnation à la fois imparfaite et nécessaire. Pour Ricœur, léthique est ainsi toujours partagée entre les deux buts quelle poursuit : dun côté lidéal, de lautre lefficacité des moyens ; dun côté « lexigence 208utopique », de lautre, « loptimum raisonnable dune action économique, sociale et politique » (Ricœur, [1967] 2016, p. 16) ; dun côté le « problème du sens », de lautre, l« intelligence calculatrice » (Ricœur, [1967] 2016, p. 50). « On ne peut échapper à cette tension », car « justement la vie morale repose sur une dialectique de labsolu souhaitable et de loptimum réalisable » (Ricœur, [1967] 2016, p. 46-47)

Sans doute faut-il prendre en compte lexigence dune résistance, mais également, dans la recherche dune emprise sur le monde et sur lhistoire, daccepter de se salir les mains :

Le mot même de résistance garde un aspect négatif : on désobéit à une autorité quon ne fait pas. Je crois à lefficacité de ces refus en tant que refus, mais leur efficacité ne procède-t-elle pas de leur articulation à des activités positives constructives ? Quand je passe du « tu ne tueras pas » au « tu aimeras », du refus de la guerre à la construction de la paix, jentre dans le cycle des actions que je fais ; alors, je commence à opprimer ; jentre dans la dissociation des moyens et des fins en participant à des entreprises où les actions humaines ne sont pas « compossibles », où jéprouve le maléfice de lhistoire avec lefficacité de lhistoire (Ricœur, 1955 p. 275).

Vouloir, comme Ellul, individualiser les destins pour quils ne suniformisent pas est essentiel, tant les relations humaines sont menacées dabstraction et de conformation de chacun à tous (Ricœur, [1967] 2016, p. 54), mais il faut également sengager pour rassembler lhumanité dans une unité qui forme un tout (Ricœur, [1967] 2016, p. 15). Le don nest quun volet de cette « rationalité englobante, qui donnerait à la fois un sens individuel et un sens collectif » (Ricœur, [1967] 2016, p. 45). Si lon tient tous les humains pour des égaux (Ricœur, [1967] 2016, p. 37), le défi premier réside dans la production et dans la distribution plutôt que dans la consommation, afin que les plus riches ne deviennent plus riches et les plus pauvres plus pauvres encore (Ricœur, [1967] 2016, p. 53).

Ricœur place ainsi léconomie sous légide dun double « horizon », celui de lefficacité et celui de lamour, chacun des termes conservant lallégeance à lordre dont il relève. Lamour questionne lefficacité, lorsque celle-ci donne lillusion dêtre sa propre fin, mais lefficacité interroge lamour en retour sur sa capacité à apporter une réponse pratique aux besoins matériels des humains.

Vingt ans plus tard, le philosophe revient en 1985 sur le thème. Même si le contexte économique et idéologique nest plus celui de 1967, 209Ricœur reprend la dialectique de lintérieur et de lextérieur (Ricœur, [1967] 2016, p. 29), en substituant la place donnée au don par celle du politique. Léconomie a une rationalité puissante qui peut par le calcul organiser le travail et penser les rapports entre production, distribution et consommation. Le philosophe reconnaît donc à léconomie un réel pouvoir dintégration dans une « société économique » qui rassemble les individus et les rend interdépendants, faisant delle un facteur déducation des individus à prendre en compte luniversel.

Lhomme de la technique, du calcul économique, du mécanisme social, est le premier homme qui vit universellement et se comprend par cette rationalité universelle (Ricœur, [1986] 1998, p. 435).

Mais là où léconomie devient suspecte, cest lorsquelle veut faire un absolu de sa propre logique. Cétait là la critique de Ricœur contre le marxisme, qui prétendait faire du politique une simple variable de léconomie, réduisant les aliénations politiques à de simples symptômes de laliénation économique (Ricœur, [1986] 1998, p. 437). Mais ce risque vaut aussi pour le libéralisme économique, lorsque celui-ci donne pour seul critère du politique la satisfaction des besoins et lefficience du marché. Il réduit alors la rationalité politique à une sorte dégoïsme intelligent. Ricœur plaide alors pour le raisonnable à côté du rationnel :

Je distinguerai entre le rationnel et le raisonnable, et dirai que le plan technico-économique de la vie en société ne satisfait quaux exigences du rationnel. Cest pourquoi lhomme y est insatisfait, cest pourquoi il cherche le raisonnable dans luniversel concret qui définit le politique comme tel. (Ricœur, [1986] 1998, p. 438)

Cest malgré tout une fois encore au don que revient le philosophe lorsquil reprend le même thème en 2004 dans la discussion de Marcel Mauss.

LEssai sur le don (1923-1924) vise à faire apparaître une autre manière – plus archaïque et plus profonde – de penser un système déchange que celui de léconomie marchande. Ce qui avait été qualifié de troc nétait quun don et son retour un contre-don. En se fiant à ce que lui apprenaient les groupes quil étudiait, Mauss en avait rapporté la clé à un usage cérémoniel et même à la « force magique » des choses échangées. Donner en retour, cétait faire revenir la force contenue dans le 210don à son origine, au donateur. Léconomiedu don, suppose donc une sorte defficacité du rite, indépendante de la qualité des personnes.

à la suite du livre de Marcel Hénaf, Le Prix de la vérité, dont le sous-titre est Le don, largent, la philosophie, Ricœur récuse la logique inhérente au don comme chose donnée. Il propose plutôt de voir dans le don le gage dune reconnaissance tacite, où le don est donné en substitut du donateur. Ce ne serait donc pas la chose donnée, qui, par sa force, exigerait le retour, mais lacte mutuel de reconnaissance de deux êtres qui nauraient pas le « discours spéculatif de leur connaissance » :

Le fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée, mais dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite symboliquement figurée par le don. (Ricœur, 2004, p. 24)

Le don nest que la figure symbolique par laquelle le donateur manifeste la reconnaissance du donataire, et cest alors parce quil est reconnu que le donataire peut être, sans contrainte, à son tour reconnaissant.

Le partage et le don festif sont ainsi les signes de la réalité dune autre économie que léconomie marchande. Chacun peut en faire lexpérience, même banale, dans les relations interpersonnelles. La politesse, le cadeau ou le bienfait reçus nous font voir ce que signifie « le petit bonheur dêtre reconnaissant et dêtre reconnu ». Une telle économie peut également avoir une portée sociale que Ricœur illustre par linstitution des jours fériés et du dimanche :

Est-ce que la différence entre les jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une signification fondatrice, comme sil y avait une sorte de sursis dans la course à la production, à lenrichissement et qui fait que le festif serait pour ainsi dire la réplique non violente de notre lutte pour être reconnu ? (Ricœur, 2004, p. 27)

Bien entendu une telle économie ne se substitue pas à léconomie marchande. Mais elle rappelle que léconomie marchande ne joue jamais que comme un mécanisme social abstrait, ou comme le dit Hegel comme un « État extérieur ». Ce qui lui manque, cest une capacité dintégrer les individus de lintérieur dans une communauté historique concrète, ce qui ne peut se faite que par le politique, les coutumes et les mœurs (Ricœur, [1986], 1998, p. 434). Une société qui ne se définit quen termes économiques est dabord une société de compétition, où 211les individus et les groupes saffrontent sans arbitrage, et qui na pas de réponse à linjustice. La mécanique sociale de léconomie isole les individus et elle engendre un sentiment dinsécurité. Mais surtout, la logique de léconomie marchande et de lintérêt ne suffisent pas à donner un sens à la vie et noffrent quune vue incomplète des finalités de laction humaine (Ricœur, [1986], 1998, p. 435). Léconomie du don rappelle alors limportance de la reconnaissance de la singularité des personnes, que léconomie est incapable dapporter.

Ellul pourrait-il souscrire à cela ? Cest bien là le sens quil donne au don divin. Dieu prodigue sa grâce sans calcul ni condition, mais parce quil reconnaît celui quil élit, il suscite la réponse de lhomme, qui lui aussi se donne librement, non pas à Dieu, mais à lautre homme. Pourquoi ce don humain resterait-il sans réponse de la part des donataires ? La reconnaissance du donataire par le donateur ne linvite-t-elle pas à se donner lui aussi ? Cest là une voie quEllul nexplore pas, sans doute parce que même porté par le prophète, le don humain naura jamais les traits du don de Dieu.

Conclusion

À partir dun même constat – la société de consommation ne suffit pas à répondre à la quête dun sens – et dun même point critique – le don –, Ellul et Ricœur tirent ainsi des conclusions opposées.

Pour Ellul (1974, p. 125), le don se pose en alternative à laffirmation de soi et à la convoitise. Si une économie est possible, cest une économie qui repose sur des fondements opposés à ceux de léconomie marchande. Dans une telle économie, largent, le travail et le repos reprennent une fonction quEllul pense normale, dont le but nest plus délever son niveau de vie ni daccaparer de nouveaux objets (Ellul, 1974, p. 151), où le sens nest plus défini par la jouissance de choses généralement inutiles (Ellul, 1974, p. 149), mais simplement de vivre. Dès lors que lessentiel est dêtre libre, pourquoi se préoccuper de changer de voiture ? Cela peut se faire sans mobiliser toute sa personne et sans y attacher de passion (Ellul, 1974, p. 151). Nul na besoin de cet appareillage de choses 212prétendument indispensables, qui ne sont « que la preuve extérieure de notre déficience intérieure » (Ellul, 974, p. 133).

On nattendra pas dEllul quil donne à cette économie des traits plus précis. Ce ne serait jamais quun programme de transformation du système, cest-à-dire une idéologie :

Certains seront daccord de dire que nous ne devons pas subir les décisions de lÉtat ou des techniciens, mais que sur cette base, les chrétiens doivent coopérer avec dautres, et participer aux choix collectifs, en fixant des priorités à la société, en termes dobjectifs, dintérêts à privilégier, etc. (…) or la liberté collective nexiste pas. (Ellul, 1974, p. 117)

Jacobine, nationaliste, nazie ou stalinienne, la liberté collective se gagne toujours contre la liberté individuelle (Ellul, 1974, p. 114) et dès lors quil est inséré dans un groupe, lindividu nest plus libre (Ellul, 1974, p. 117). Ellul na jamais caché ses sympathies pour lanarchie, à cette réserve quil ne pense pas que lhomme soit naturellement bon et que cest la société qui le corrompe. Mais une raison plus profonde justifie sa position. Il ny a déthique véritable que rapportée à la volonté de Dieu. Toute éthique humaine et a fortiori tout programme politique nest en réalité quune « prise de possession » et une appropriation par lhomme de la question du bien (Ellul, 1974, p. 167, p. 181). Lhomme libre reçoit sa liberté du Dieu libre. Il se garde dattaquer lÉtat, les organisations ou les hiérarchies, comme si cétait là le fond du problème. Il sait que le nœud est ailleurs. Il nest pas au dehors mais en soi, dans lesprit de puissance par lequel nous convoitons et cherchons à dominer quelque chose ou quelquun. Cest contre cet esprit si contraire à celui de Dieu (Ellul, [1954] 1979, p. 103) quil faut lutter par le don. Ou pour le dire autrement, il ne peut y avoir déthique que libre face à Dieu qui le fait capable de répondre (Ellul, 1966, p. 205). Sa parole est celle dun sujet responsable, responsable de se présenter libre, devant Dieu, et dassumer soi-même, personnellement la situation du pauvre (Ellul, [1954] 1979, p. 211).

Pour Ricœur, le don marque plutôt les limites de la logique de lefficacité de léconomie moderne. Le don, comme toute autre expression de lamour ne se pose pas en alternative à la réalité ambigüe des relations humaines, mais vient en corriger les excès. Ricœur ne nie donc pas la nécessité des signes posés par les prophètes à travers leur don, mais ce ne sont jamais que des signes. Pour avoir prise sur le réel, Ricœur en 213appelle alors lui aussi à la responsabilité, mais être responsable signifie savoir faire passer la force critique du don à travers des médiations politiques, culturelles et sociales, seules capables de transformer la société.

On le voit, tant à propos du don que de la responsabilité, les perspectives sopposent. Là où Ricœur voit dans le don le vecteur critique dune réforme de léconomie, Ellul lui donne une portée eschatologique. À la suite de Luther, il rapporte ainsi le monde à une double souveraineté de Dieu suivant des logiques opposées6. Comme Providence, Dieu gouverne lunivers et donne à chacun les moyens dassurer un ordre extérieur ici-bas permettant la vie de tous à travers des institutions et le travail de la raison. Mais comme rédempteur, il annonce par lÉvangile, un autre règne, intérieur celui-ci, où léthique ne vise plus lordre mais lamour. Les deux règnes, temporel et spirituel, relèvent ainsi de la « main gauche » et de la « main droite » de Dieu. Dun côté, léconomie, la raison et une justice toujours approximative ; de lautre, une réalité incompatible, fondée sur le don, la grâce et la liberté. Avec Rudolf Bultmann, grand théologien de cette époque, Ellul affirme ainsi « le caractère singulier, unique et individuel à la fois de la décision » :

Bultmann a raison dinsister sur le fait que le christianisme na à présenter aucun système politique, économique, juridique qui porterait lhomme, et à lintérieur duquel il pourrait exprimer sa liberté. (Ellul, 1974, p. 114)

Ricœur aussi est alors marqué par Bultmann, mais il en retient une autre leçon. Sil invite les Eglises à porter lespérance dun sens et à témoigner de ce sens par une réflexion sur les méthodes et les buts de notre société (Ricœur, [1967] 2016, p. 63), il précise aussitôt quil ny a là aucune exclusive. Tout en affirmant que « si la prose de laction technique à tous ses plans (économique, social, culturel, politique) cessait dêtre reliée à la poésie du culte, toute la dialectique de la conviction et de la responsabilité seffondrerait » (Ricœur, [1967] 2016, p. 29), il écarte alors la spécificité dune position religieuse. La raison dêtre des Eglises est de poser en permanence la question des fins (Ricœur, [1967] 2016, p. 14), mais dans la démythologisation que Bultmann appelle de ses vœux, le discours religieux doit être entièrement déconstruit pour ne 214plus laisser place quà la foi. Or que dit la foi ? Seulement « viser plus, demander plus » (Ricœur, [1967] 2016, p. 16), répond Ricœur, ou encore affirmer que « lhomme est possible, cest-à-dire nest pas impossible » (Ricœur, [1967] 2016, p. 26). Lessentiel est ainsi de « maintenir un but lointain pour les hommes », et peu importe quon lappelle « un idéal, en un sens moral, et une espérance, en un sens religieux ; les deux se recoupent » (Ricœur, [1967] 2016, p. 51-52). Quelle sarticule ou non sur une foi, lessentiel est que léconomie du don fasse voir une exigence utopique. La logique de la surabondance dont se nourrit le christianisme ouvre un large réseau symbolique, qui nest aucunement réductible au noyau dur de la religion (Ricœur, 1989, p. 6).

Même si Ellul et Ricœur sont ainsi marqués par les mêmes sources bibliques et quils appartiennent au même univers confessionnel, la manière dont ils pensent léconomie du don atteste dune profonde différence quant à larrière plan, philosophique et théologique de leur éthique. Le premier écart porte sur la qualité du don : don pur, qui ne peut venir que de Dieu, ou exigence utopique née du fond de lespérance humaine. Le second concerne sa portée : tandis que pour lun, le don offre les prémices du royaume qui vient, lautre y voit le correctif à la dérive utilitaire de léconomie, toujours menacée de se replier sur la seule logique du do ut des (Ricœur, [1990] 2008, p. 39). Donner parce quil nous a été donné et non pour que lautre donne serait la tâche première de léconomie du don.

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BIBLIOGRAPHIE

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1 En anglais dabord et lannée suivante en français.

2 Le système technicien en 1977, Le bluff technologique en 1988.

3 Baruch Spinoza, Éthique (1990, IV, proposition 67) ; cf. P. Ricœur (2000, p. 466).

4 Le Dasein se définit par le fait de sa finitude : quil soit pour-la-mort, indique que la mort est une possibilité indépassable. Pour Ricœur, il convient, au contraire de libérer le Seinskönnen du joug de lêtre-pour-la-mort (P. Ricœur, 1998, p. 21).

5 Hannah Arendt (1983, p. 277-278), cité par P. Ricœur (2000, p. 636). Arendt rapporte la citation non pas à Ésaïe mais aux Évangiles (cf. Lc 2, 11).

6 Sur la doctrine luthérienne des deux règnes, voir en particulier Martin Luther De lautorité temporelle et des limites de lobéissance quon lui doit (1523), trad. par Franck D.C. Gueutal, in Œuvres, Genève, Labor et Fides, t. IV, 1960.