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Classiques Garnier

D’un marché libérateur (1803) à un marché despotique (1837) Une note de synthèse sur le concept de marché chez Sismondi

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Dun marchÉ libÉrateur (1803)
à un marchÉ despotique (1837)

Une note de synthèse sur le concept de marché
chez Sismondi

Pascal Bridel1

Université de Lausanne

Centre Walras-Pareto

Les œuvres économiques complètes de Sismondi reflètent lagacement progressif de cet auteur pour léconomie politique chrématistique de lécole anglaise incarnée par Ricardo. Sans entrer dans les innombrables problèmes techniques liés à lévolution de sa théorie des prix2, cette petite note examine très brièvement lévolution du concept de marché qui se trouve derrière lanalyse technique de la coordination exprimée par le mécanisme de prix. La théorie des prix adoptée par Sismondi de la Richesse commerciale aux Nouveaux Principes et aux Études sur les sciences sociales se démarque non seulement de lapproche smithienne (et plus tard de celle de lécole chrématistique de Ricardo) en adoptant une théorie basée sur le double principe de loffre et de la demande mais elle évolue significativement dun ouvrage à lautre. Cette démarche est totalement différente de celle de Ricardo et de son argument central qui voudrait que le système de prix relatif soit indépendant des variations de la répartition du revenu puisque les coûts de production sont établis sur les marchés 238sur la base des services producteurs qui sont naturellement les revenus des détenteurs de ces services.

La recherche de rigidités, de lenteurs, dimperfections, de limites aux ajustements inter-temporels, à lélasticité et aux capacités autorégulatrices transforme un mécanisme « idéal » dajustement marchand en un processus laborieux, et douloureux, et finalement inexistant dajustement en temps historique. Lapparition dune inégalité nouvelle entre les échangistes est à la source de cette évolution qui marque aussi une révision substantielle de la vision sismondienne du marché. De 1803 à 1838, quatre étapes principales se dégagent des écrits de Sismondi :

A. Dans la Richesse commerciale, Sismondi se distance clairement de la théorie smithienne des prix (comme de celle encore à venir de Ricardo). Sa version de 1803 nest pas basée sur une théorie des coûts de production mais sur une théorie de marché reposant sur les deux concepts doffre et de demande (dans laquelle, en particulier, la règle de distribution du surplus est strictement un phénomène de marché).

B. En 1803, le concept de marché est un mécanisme social qui libère les agents de léconomie de statut de lAncien Régime. Dans ce qui est encore pour lui une économie déchange, reposant sur une procédure contractuelle garantissant – par le biais de la concurrence – un faible degré dasymétrie dans la force relative des échangistes, le marché est aussi la règle de répartition du surplus entre les différents participants au processus de production. Ce mécanisme concurrentiel garantit la conformité de lintérêt du consommateur (une classe qui englobe selon Sismondi « luniversalité des agents ») avec lintérêt national : « en suivant toutes les révolutions qui peuvent survenir dans la proportion entre le prix relatif et le prix intrinsèque, nous verrons que, dans tous les cas également, lintérêt national est le même que lintérêt du consommateur » (Richesse commerciale, OEC, II, p. 177).

La société que décrit Sismondi dans la Richesse commerciale nest pas structurée par le conflit entre capital et travail, mais entre producteur et consommateur. Lidée que la concurrence puisse se faire au détriment du salarié nest pas encore centrale. Cela ne veut pas dire que lattention envers la classe ouvrière soit absente de la Richesse commerciale, même si elle na pas la centralité quelle possède dans les Nouveaux Principes.

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C. Dans une léconomie industrielle qui apparaît chez Sismondi dès 1817 et atteint son apogée théorique dans les Nouveaux Principes, le marché devient un mécanisme asymétrique qui au travers du despotisme exercé par une minorité de propriétaires des capitaux réduit en esclavage la majorité des agents quil nomme pour la première fois des prolétaires (consacrant ainsi le divorce entre travail et propriété). De son idée initiale de 1803 dun mécanisme de marché concurrentiel idéal entre agents de force équivalente, en lespace de quinze ans, Sismondi est parmi les tout premiers à exprimer des réserves sur lefficience et la stabilité de la coordination par les prix dans une société industrielle caractérisée par une concurrence imparfaite entre agents inégaux.

De libérateur, le marché est devenu asservisseur par le biais de lindustrialisme qui réduit le salarié à un statut inférieur à celui dune population servile. Le despotisme sur le marché du travail na rien à envier aux multiples tyrannies politiques dont lhistoire nest pourtant guère avare. Les vertus potentiellement libératrices du marché sont ainsi détournées dans le système industrialiste au bénéfice dune minorité. Sismondi nhésite pas à affirmer que, dans le système anglais, sur le marché du travail, « jamais pouvoir plus absolu na été donné à lhomme sur lhomme, et jamais il na été exercé plus durement » (Études, OEC, VI, p. 178).

Pour le Sismondi de la Richesse commerciale, laccès au marché semble permettre à lhomme de fonder sa liberté, sa richesse et son bonheur sur sa capacité à se procurer par lui-même des revenus suffisants en favorisant son inclusion économique et sociale. En revanche, et dès 1817, Sismondi tempère singulièrement cet enthousiasme lorsquil prend conscience de la nature profonde du système industrialiste qui transforme lhomme et son travail en marchandise :

Depuis labolition de lesclavage, tout le travail manuel est exécuté … par des hommes qui ne sy déterminent que par un libre choix. … Pressés quils sont par le besoin, ils ne sont pas réellement libres dans le marché quils font pour livrer leur travail : il est nécessaire que la société, qui nexiste que par ce marché, les protège pour que ce marché soit équitable (idem, p. 35).

De plus, Sismondi relie très clairement ce type dinégalité avec linégalité de statut politique qui en résulte. Un certain degré dégalité 240politique et sociale ne saurait voir le jour sans un équilibre entre les échangistes sur les marchés :

Tant quil y a réciprocité davantages, les hommes ont contracté des obligations envers lordre social : ils sont sujets, si la réciprocité est incomplète ; ils sont citoyens, si elle est égale… Cette réciprocité davantages est la base de léconomie politique, comme elle est celle du droit public et constitutionnel (idem, p. 660).

Finalement, les crises macroéconomiques sont le résultat systématique de lincapacité du système de prix à coordonner les décisions intertemporelles des agents. La levée des aléas, des incertitudes et des conséquences de ce funeste jeu de hasard quest le marché ne peut être que le fait de lÉtat. Pour Sismondi, « le législateur doit être guidé surtout par le désir de prévenir, de détruire toute disposition aléatoire, dans la société » (idem, p. 717) de manière à écarter les risques de crises et de surproduction considérés comme inhérents au système industriel. Malheureusement, en matière de mesures précises de politique économique, refusant demblée tout interventionisme de lÉtat (Écrits, OEC, IV, p. 441), Sismondi voudrait pouvoir convaincre les économistes « que leur science fait fausse route », mais navoir « pas assez de confiance en [lui] pour leur indiquer quelle serait la véritable [] pour nous aider à retenir, à retarder le char social qui, dans sa course accélérée, nous paraît se précipiter vers labîme ». Et de conclure : « Quel serait [en effet] lhomme assez fort pour concevoir une organisation qui nexiste pas encore, pour voir lavenir comme nous avons déjà tant de peine à voir le présent ? » (Nouveaux Principes, OEC, V, p. 538 ; Études, OEC, VI, p. 632).

D. Exprimé dune manière plus brutale encore, pour Sismondi, la notion de marché et les vertus socialement et économiquement régulatrices dun mécanisme de prix considérés déjà par Smith comme le moins mauvais des systèmes possibles étaient supposés accomplir une fois en place exactement ce que Sismondi allait rapidement dénoncer comme ses caractéristiques les plus violemment critiquables. Là où léchange était promoteur dégalité et de reconnaissance mutuelle entre les hommes, la production les divise et les éloigne les uns des autres. En lespace de quinze ans, de libérateur, le marché, au travers du salariat et de la poursuite exclusive dun accroissement de la richesse par le biais dune 241concurrence illimitée, est devenu despotique en détruisant la liberté civile qui était pourtant chez Smith à lorigine de laccroissement initial des richesses. Et Sismondi de sinterroger finalement sur la nature même de léconomie politique chrématistique et de son concept de marché qui « sacrifie la fin aux moyens [en prenant] laccroissement de la richesse pour le but de la société » (Études, OEC, VI, p. 366 et 584).

Et cela nest peut-être pas totalement une surprise si, avec Ricardo, Sismondi est le seul économiste à être cité dans le Manifeste du Parti communiste. Paradoxalement, Marx semblerait ainsi avoir finalement réussi à réconcilier Sismondi avec Ricardo et les autres économistes anglais.

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bibliographie

Bridel, Pascal [2014], « Origines et détermination du “prix de chaque chose” : la Richesse commerciale entre le coût de production de Smith et la “catallactique” de loffre et de la demande de Canard » in Les marmites de lhistoire – Mélanges en lhonneur de Pierre Dockès (sous la direction de J.-P. Potier), Paris, Classiques Garnier, p. 93-104.

Bridel, Pascal [2017], « Une économie politique dans le temps et lespace : lexemple de la théorie des prix », Il pensiero economico italiano, Vol. xxv, No 2, p. 19-24.

Sismondi, Jean-Charles L. de [2012], De la Richesse commerciale ou Principes déconomie politique appliqués à la législation des douanes, Œuvres économiques complètes, vol. II, Paris, Economica.

Sismondi, Jean-Charles L. de [2012], Écrits déconomie politique 1799-1815, Œuvres économiques complètes, vol. III, Paris, Economica.

Sismondi, Jean-Charles L. de [2015], Écrits déconomie politique 1816-1842, Œuvres économiques complètes, vol. IV, Paris, Economica.

Sismondi, Jean-Charles L. de [2015], Nouveaux Principes déconomie politique ou De la richesse dans ses rapports avec la population, Œuvres économiques complètes, vol. V, Paris, Economica.

Sismondi, Jean-Charles L. de [2018], Études sur les sciences sociales, Œuvres économiques complètes, vol. VI, Paris, Economica.

Sismondi, Jean-Charles L. de [2018], Tableau de lagriculture toscane et autres écrits, Œuvres économiques complètes, vol. I, Paris, Economica.

1 Une version antérieure de cette note a été présentée aux Journées détude en lhonneur de Ragip Ege organisées par le laboratoire BETA Strasbourg-Nancy de luniversité de Strasbourg, les 21-22 septembre 2018.

2 Voir Bridel (2014 et 2017).