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Classiques Garnier

Marx, phénoménologie de la pauvreté et mise au jour du commun

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
    2019 – 2, n° 8
    . varia
  • Auteur : Mardellat (Patrick)
  • Résumé : Nous nous intéressons ici aux articles que Marx a consacrés à la question du vol de bois sous la perspective de la signification de la pauvreté : que nous apprend le mode d’existence des pauvres sur l’humanité selon le jeune Marx ? Et, quelle est la nature des biens dont jouissent les pauvres en revendiquant un droit d’usage coutumier ? Nous montrons que ces textes exposent une phénoménologie de la pauvreté qui donne à penser une économie de l’inappropriabilité du commun.
  • Pages : 37 à 55
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406098454
  • ISBN : 978-2-406-09845-4
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09845-4.p.0037
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/12/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Pauvreté, valeur d’usage, commun, inappropriabilité, Marx
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Marx, phénoménologie de la pauvreté
et mise au jour du commun

Patrick Mardellat

Sciences Po Lille

CLERSÉ UMR 8019

Introduction1

La recension critique par Marx en 1842 dans la Gazette rhénane – dont il avait pris la direction – des débats de la Diète rhénane sur la qualification juridique du ramassage et glanage du bois mort en vol, entrainant amendes et travaux forestiers forcés des coupables, a surtout intéressé les commentateurs du point de vue de la confrontation de Marx avec la philosophie hégélienne du droit. Il est vrai que Marx y fait apparaître les contradictions des arguties juridiques invoquées lors des débats, quil confronte aux conceptions des deux écoles opposées du droit alors dominantes en Allemagne, lécole historique de la jurisprudence de Savigny et lécole philosophique hégélienne. Ces cinq articles parus du 25 octobre au 3 novembre 1842 sont contemporains de son projet de Critique de la philosophie politique de Hegel (1982, p. 866-1018) resté inachevé, dont seule lintroduction est parue dans les Deutsch-Französische Jahrbücher à Paris en 1844 sous le titre : Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (id., p. 382-397). Cet intérêt pour la critique du droit qui est exprimée dans ces articles de Marx sur la loi 38relative aux vols de bois (id., p. 235-280) est parfaitement illustré par larticle de Camille Vigouroux (1965), et surtout par la référence sur la question quest louvrage de Lascoumes & Zander (1984) : Marx, du vol de bois à la critique du droit, dans le prolongement duquel il convient de situer les travaux de Mikhaïl Xifaras dans le cadre de sa thèse (2002, 2004). Plus récemment, cest laccélération dun nouveau mouvement denclosures autour de la connaissance, du vivant, etc., qui a suscité un regain dintérêt pour ces articles de Marx, dont le petit livre de Daniel Bensaïd (2007) constitue un témoignage brillant, ainsi que ce que Dardot & Laval nomment le retour des communs (2014), en particulier dans le chapitre 8 portant sur « le droit coutumier de la pauvreté ».

Bien que dans toutes ces études la pauvreté constitue larrière-plan de la discussion, celle-ci nest appréhendée quà travers la question de la propriété privée, et en particulier de lopposition entre le droit coutumier des pauvres et son exclusion par lextension du droit de propriété privée. Aucune ne semble réellement porter sur les pauvres et la pauvreté elle-même. La seule étude, à ma connaissance, qui aborde ces textes sous langle de la pauvreté est larticle de Heinz Lubasz de 1976 consacré au problème de la pauvreté quil identifie comme étant la problématique initiale de Marx. Ce texte présente un intérêt certain pour la genèse de la pensée de Marx et en particulier concernant le prolétariat, dont le terme napparaît pas dans ces articles, mais bien dans lintroduction critique à la philosophie du droit de Hegel, (p. 396, il est cité par deux fois et celui de « prolétaire » est cité p. 395). Il contraste son approche de la pauvreté avec celle de Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit, et il oppose deux figures de la pauvreté, lune intégrée à la société civile parce que les pauvres y sont membres de corporations ou appartiennent à un seigneur, ce qui leur donne une existence juridique ; lautre exclue ou non intégrée à la société civile, nappartenant à aucune corporation, sans maître et sans terre, et étant de fait sans statut juridique, donc hors de la société et sans existence politique ou civile. Cette deuxième catégorie, qui correspond à une figure de la vie nue selon Agamben, est celle à laquelle Marx sintéresse dans les articles sur les vols de bois.

Cest dans la voie ouverte par Lubasz que nous voudrions nous situer ici, à savoir proposer une lecture de ces textes en sintéressant moins à la question du conflit de légitimité entre types de droit et langages juridiques, quà la pauvreté elle-même. Quest-ce que la pauvreté selon 39le jeune Marx et que représentent les pauvres au regard de lorganisation de la société civile ? Que nous révèle-t-elle de lhumanité et de la société ? Si le pauper est exclu de la société civile parce quil est nu des droits positifs et rationnels, de la société civile bourgeoise, en est-il pour autant exclu de lhumanité ? Et que nous apprend le rapport du pauvre aux bois morts, brindilles et autres fruits « libres » de la nature, du statut de ces choses ? Les pauvres sont-ils un résidu de lhistoire tombé hors de la société, vestige non rationnel de lordre féodal, dont la société nouvelle doit se débarrasser définitivement en marche vers la rationalité de lordre civil, dont lÉtat garantit dans le droit luniversalité, et les progrès de léconomie capitaliste assurent le dépassement, la Aufhebung ? Ou bien les pauvres nannoncent-ils pas le dépassement de linjustice de lordre nouveau qui se pare de lobjectivité du droit rationnel, qui nest que le droit des propriétaires ? Quelle économie les réflexions de Marx sur la pauvreté donnent-elle à penser ?

La méthode suivie ici consiste à lire ces textes de Marx en phénoménologue. Les lectures phénoménologiques de Marx ou confrontations de la pensée de Marx à la phénoménologie ne sont pas nouvelles. Tran-Duc-Thao est peut-être le premier à avoir confronté la phénoménologie husserlienne au marxisme (2012) [1951] ; mais cest surtout Michel Henry (2009) [1976] qui est allé le plus loin dans linscription de lœuvre de Marx dans une perspective phénoménologique ; aujourdhui, Jean Vioulac (2015) prolonge ces recherches en lisant Husserl à la lumière de Marx, sans toutefois se reconnaître dans la lecture henryenne. Que veut dire « lire Marx en phénoménologue » ? Il sagit de considérer Marx comme un proto-phénoménologue, qui na certes pas théorisé la méthode phénoménologique, en particulier la réduction, mais qui opère ce retour aux choses mêmes qui constitue le premier principe de la phénoménologie, en ramenant la distinction objet/sujet à la source subjective fondamentale de la vie pratique. Autrement dit, la réduction est mise en œuvre sans avoir été thématisée par Marx. Sa critique de léconomie politique lui permet daccéder à la couche plus profonde des rapports productifs que ceux qui sont construits dans les rapports déchange sur les marchés, et de découvrir la valeur dusage fondamentale comme travail vivant, comme vie subjective et monadique (M. Henry) sur laquelle sont construits les rapports objectifs déchange qui constituent une inversion des rapports entre la subjectivité et lobjectivité : les objets produits par le sujet, à 40savoir par la subjectivité vivante au travail, étendent leur règne sur cette subjectivité quils invalident pour installer la domination sans partage de lobjectivité, celle de la science, celle du calcul, celle de la technique. Dans les articles de la Rheinische Zeitung consacrés aux débats sur le vol de bois, quil faut se garder dinterpréter à la lumière des écrits de la maturité – tout le travail de contextualisation de ces textes effectué par Lascoumes et Zander (op. cit.) permet déviter cet écueil – Marx pratique dune certaine façon cette réduction pour atteindre lhumanité vraie dans son rapport au monde, en mettant entre parenthèses les droits construits de la société civile, le droit de propriété essentiellement. La pauvreté, les pauvres, cette humanité réduite à lessentiel, constitue pour lui le révélateur des rapports vrais ou authentiques, cest-à-dire non pervertis par les rapports bourgeois de propriété et dargent : rapports au monde et rapports aux autres ou rapports sociaux.

Nous voulons affirmer trois thèses à propos de la pauvreté et des pauvres à partir de la lecture de ces articles de Marx sur le vol de bois : la pauvreté est le révélateur de lhumanité qui ne se laisse pas enfermer dans le cadre juridique de la propriété privée ; la pauvreté définit un rapport naturel aux choses, non vicié par les rapports de propriété et dargent, les pauvres agissant comme dans une sorte de monde de la vie, non médiatisé par les abstractions objectivantes que sont le droit, largent, la marchandise ; le rapport que les pauvres ont avec les choses du monde est un rapport dusage à ce qui nest pas appropriable et qui se définit comme le commun de lhumanité.

I. La pauvreté
comme manifestation de lhumanité

Qui sont les pauvres visés par les débats sur le vol de bois et dont Marx se fait le rapporteur critique ? Il ne sagit ni de ceux qui ont fait le vœu de pauvreté auxquels Agamben a consacré un volume de sa vaste enquête philosophique Homo Sacer (2011), ni de ceux qui sont intégrés à la société civile en appartenant à un ordre ou une corporation. Il sagit des pauvres qui en sont exclus, qui nappartiennent à aucun ordre ou 41état, et qui correspondent à une réalité sociale précise du temps de Marx, relevant de la question sociale. Il sagit de ceux qui nentrent pas dans les catégories juridiques et politiques de la société civile parce quils ne sont pas propriétaires, parce quils ne possèdent rien dautre que leur vie ou eux-mêmes et qui comme tels ne peuvent entrer dans des relations déchange sur les marchés avec leurs congénères. Nentrant pas dans les catégories objectivées dexistence au sein de la société civile, lexistence politique et juridique ne leur est pas reconnue. Ils nexistent pour ainsi dire pas. Cest ainsi quils sont définis par Hegel, comme étant hors de la société civile, sans existence. Ils nappartiennent pas à la communauté politique. Ce sont ceux qui crient : « Je nai pas de pain », « Je nai pas de bois pour me chauffer, cest pourquoi je vole du bois » (Marx, Vols de bois, 1982, p. 261).

Ces pauvres sont réduits à lexistence la plus élémentaire, à savoir à une vie qui nest préoccupée que de son entretien. Cet état de pauvreté ramène toute vie humaine à sa nudité absolue. Une vie où lhomme nest pas ζῷον πολιτικν, parce quil nest pas intégré à une communauté politique. Si lon reprend les catégories grecques, le pauvre dont il est question ici nest même pas un esclave, qui lui est intégré dans une maison et est partie intégrante dune propriété. Le pauvre na ni propriété, ni nappartient à une propriété. Il représente un état élémentaire de lhumanité. Marx parle de « cette masse élémentaire qui ne possède rien » (ibid., p. 242), puis de « la classe élémentaire de la société humaine » (ibid. p. 247). Élémentaire doit sentendre ici au double sens à la fois de rudimentaire, désignant une masse ou une classe dhommes vivant dans des conditions rudimentaires car ne possédant rien, et de fondamental ou dessentiel, au sens où ces pauvres ne se présentent pas aux autres dans un statut qui les distingue et les sépare du reste de la société. Ils ne sont pas dabord membres dune corporation ou dun ordre, Rhénans ou Allemands, à la différence des députés qui ont statué à la Diète rhénane, à qui Marx reproche de navoir représenté que des intérêts particuliers : « Le Rhénan devait lemporter en eux sur le député, et lhomme sur le propriétaire des forêts » (ibid. p. 279), ce quils nont pas su faire. Les pauvres nont personne pour représenter leurs intérêts parce quils nont pas dintérêt particulier à défendre, ils sont simplement hommes. La représentation des intérêts des ordres ou des particuliers est loin de faire justice de la richesse de lhumanité qui se décline dans la 42diversité des individus concrets, des subjectivités monadiques pour parler comme Michel Henry. Ainsi, « une telle représentation détruit toutes les différences naturelles et spirituelles, en leur substituant labstraction immorale, inintelligente et insensible, dune matière déterminée et dune conscience déterminée qui lui obéit servilement » (ibid., p. 279). Cest contre les députés que savance Marx en proclamant :

Or, nous autres, gens peu pratiques, nous revendiquons pour la foule pauvre, politiquement et socialement déshéritée, ce que la valetaille docte et docile des soi-disant historiens a inventé comme la vraie pierre philosophale, afin de transmuer en pur or juridique toute prétention impure. Nous revendiquons pour les pauvres le droit coutumier, plus exactement un droit coutumier qui nest pas celui dun lieu, mais un droit coutumier qui est celui de la pauvreté dans tous les pays (ibid., p. 242).

Ainsi, en sintéressant aux pauvres Marx accède immédiatement à lhumanité et non pas aux citoyens de tel ou tel pays, cest-à-dire à des sujets de droits civils. Ce droit que revendique Marx pour les pauvres, qui nest pas le droit rationnel positif de la société civile, est un droit qui vaut par-delà les frontières nationales autant que sociales. Marx conteste ainsi luniversalité du droit rationnel positif et lui oppose luniversalité de la condition de pauvreté. Il ne sagit pas pour lui de considérer les pauvres dun lieu, parce que la pauvreté est sans lieu précisément, la pauvreté est humaine. Sous les différences dintérêt national, sous les différences dintérêts des corporations et des ordres, sous les différences dintérêts de propriétaires, qui ne sont que des « abstractions immorales », il y a « cette masse placée tout au bas de léchelle, [de] cette masse élémentaire qui ne possède rien » (ibid., p. 242). Le droit positif ne fonde pas lappartenance à lhumanité, il ne fonde pas lhumanité. La propriété qui est la raison du droit ne fonde pas lappartenance à lhumanité. Lappartenance à lhumanité, lhumanité tout simplement, est élémentaire, elle est dune certaine façon donnée, elle est a priori : elle est la condition fondamentale et première. Ce que la jurisprudence de la Diète rhénane élabore dans la qualification du ramassage du bois mort comme vol, à savoir un droit de propriété excluant les pauvres des usages traditionnels et coutumiers à vivre des fruits libres de la nature, cest linjustice légale. Le droit positif de la société civile est une construction rationnelle de lhumanité et de lappartenance à lhumanité, comme si les hommes – ici les propriétaires – avaient la maîtrise de 43leur condition, comme sils pouvaient la produire par des abstractions. Si la rationalité est universelle et si luniversalité est inclusive alors, tout droit positif qui se dit rationnel sans inclure toute lhumanité, y compris celle qui nest daucun ordre ou état (die Standeslosen), ne peut être ni universel ni rationnel.

Mais ce quil convient ici de remarquer, dans ce premier article où Marx revendique pour la foule pauvre, cest quil y va avec les pauvres dhommes qui ne se manifestent pas dans un espace public, autrement dit qui ne paraissent pas dans un espace conçu précisément pour permettre à lhumanité de lhomme de paraître. Les pauvres nont pas de députation dans aucune Diète ou Parlement ; ils ne sont pas membres de la société civile, ils ne prennent pas part aux débats publics et donc ils ne peuvent manifester leur humanité par leurs gestes et dits ; ils sont à la frontière et même au-delà de la frontière de lhumanité considérée dans les catégories de la politique, de la philosophie politique dont la philosophie spéculative du droit est la réalisation effective. Politiquement, effectivement la pauvreté nest pas visible, elle nest pas manifeste. En sintéressant à la pauvreté, Marx sintéresse donc à une humanité dont lessence est de ne pas se manifester, et qui compte tenu du privilège grec accordé à la visibilité, se voit nier son existence. Si elle ne se manifeste pas dans lespace public de lapparaître, les pauvres et la pauvreté nen sont pas moins réels : quelle est cette réalité ? La question ne doit pas sentendre au sens sociologique ou statistique, mais au sens ontologique. De quoi la pauvreté est-elle la réalité si elle ne se transcende pas dans un apparaître public ? La réponse est que les pauvres dans le cri même de la faim et du besoin (en loccurrence de bois de chauffe) sont vivants, cest-à-dire affectés par la vie quindividuellement ils vivent et cette vie se manifeste à eux dans une intériorité pure, de manière immanente. Il y a bien là phénomène comme la montré Henry, mais phénomène dun nouveau genre, qui ne sextériorise pas, qui ne se montre pas, qui napparaît pas. Cette vie affecte le vivant dans lindividu et le pousse à couvrir ses besoins, cest-à-dire à se mettre en œuvre pour satisfaire aux exigences de la vie, ainsi que lécrit Marx : « ce qui pousse les gens à voler du bois, cest simplement la légitime défense contre la faim et le manque dabri » (ibid., p. 274). Il est bien entendu possible de ramener cette revendication des droits opposables au droit rationnel positif, voire même au droit coutumier des nobles qui se présentent comme « lanticipation dun droit légal » (ibid., 44p. 244), comme un conflit de rationalités juridiques ou laffrontement entre « deux langues juridiques irréductibles » (Xifaras, 2002, p. 92), mais cest le fait premier dêtre humain qui prime sur les questions de droit, et ce fait que manque la sphère politique et la rationalité juridique, sexprime à travers un instinct, un « sûr instinct », par lequel cette classe élémentaire de lhumanité « tend instinctivement à satisfaire un besoin de nature » (Marx, Vols de bois, 1982, p. 246). Cet instinct est un instinct de justice plus sûr que les constructions rationnelles du droit et de la jurisprudence qui ne punissent le vol de bois « comme crime antisocial quen commettant la plus grande injustice » (ibid., p. 248).

Ainsi, donc, la pauvreté manifeste aux yeux du jeune Marx une humanité qui passe inaperçue dans les catégories grecques de la vie politique et qui reste étrangère aux principes de la philosophie du droit, parce quelle concerne une masse ou une classe élémentaire sans droit, sans propriété et sans existence civile. Mais sous lexistence civile, il y a encore une vie, une vie humaine, et même une condition humaine, certes dépouillée, qui ne trouve pas dans les catégories de lentendement, cest-à-dire dans le langage des concepts, dans le langage de la généralité, les moyens de faire droit à son existence. Linstinct dont parle Marx nest pas un simple instinct de survie, un instinct animal ; à la fin du premier article, Marx dénonce précisément le droit coutumier des classes privilégiées comme « la forme animale du droit » contraire au « fond humain du droit » (ibid., p. 243). Cet instinct de justice des pauvres est précisément le fond humain du droit : par les coutumes des pauvres (le glanage, le ramassage du bois, la cueillette, etc.) qui sont les coutumes de tous les pauvres sans distinction de nationalité, où « survit (…) un sens instinctif de la justice » (ibid., p. 247), la classe élémentaire de la société humaine « aspire tout autant à satisfaire un instinct de droit » (ibid., p. 246), « un sentiment de justice et déquité qui veut quon défende lintérêt du propriétaire de la vie, du propriétaire de la liberté, du propriétaire de lhumanité, du propriétaire de lÉtat, de lhomme qui nest propriétaire que de lui-même » (ibid., p. 272). La pauvreté révèle une humanité qui nest pas inscrite dans le droit, mais qui doit constituer le fond du droit de lhumanité ; une humanité qui nest propriétaire que de ce dont il ny a pas de propriété privée, qui nest pas appropriable de manière privative, comme nous le verrons dans la troisième partie. Mais avant cela, quelle est la nature du rapport au monde que les pauvres révèlent dans le ramassage du bois ?

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II. La pauvreté comme manifestation
dun rapport naturel aux choses

Le contexte économique des débats de la Diète rhénane pour requalifier le ramassage du bois en vol est bien précisé par le jeune Marx : il sagit de lextension du règne de la valeur marchande (Marx nemploie pas cette expression mais seulement celle de valeur, quil faut bien entendre toutefois au sens de valeur marchande), en particulier du développement dun marché du bois de chauffage. Cest la raison pour laquelle pour déterminer la peine comme sanction du vol, le délit doit recevoir sa mesure du dommage causé au propriétaire. Or, « cette mesure de la propriété, cest sa valeur » (ibid., p. 241). Marx ajoute : « La valeur est lexistence civile de la propriété, le langage logique grâce auquel la propriété devient socialement intelligible et communicable » (ibid.). Le « voleur » est donc accusé damputer la propriété dune partie de sa valeur. La propriété privée définit immédiatement un rapport marchand à la propriété, celle-ci étant implicitement une valeur à réaliser. Ce que le pauvre « vole » en ramassant du bois mort, cest la possible réalisation de cette valeur, une anticipation de valeur en quelque sorte : et si le marché ne permet pas de la réaliser par la vente, alors le droit de propriété sen chargera en condamnant le fauteur du délit à remboursement et travaux forestiers obligatoires. Alors que le bois mort à létat naturel, si lon peut dire, na pas de valeur marchande, la qualification de son ramassage en vol lui confère une telle valeur à létat de substance : « même la plus-value du bois, cette rêverie économique, se change grâce au vol, en une substance » (ibid., p. 266). Le terme de plus-value na bien entendu pas le sens que celui-ci revêtira plus tard dans lœuvre de Marx ; il désigne ici simplement une valeur détachée de tout coût de production, comme le remarque M. Rubel en note (Marx, 1982, p. 1549, note de la page 266).

Or, le ramassage du bois mort répond au besoin élémentaire de la vie, ici de se chauffer et se mettre à labri, de cuire ses aliments. Cest sa valeur dusage que revendiquent les pauvres, non pas sa valeur marchande. Marx dresse un parallèle saisissant entre le rapport du bois mort au bois vert et celui des pauvres aux propriétaires, il évoque une affinité entre les pauvres et le bois mort : les pauvres sont à la société 46civile ce que le bois mort est à la forêt. Les pauvres sont le bois mort de la société civile ! Voici le passage en question :

Le bois mort va nous servir dexemple2. Il na pas plus de lien organique avec larbre vivant que la dépouille du serpent nen a avec le serpent. Dans le contraste des ramilles et des rameaux secs, brisés, séparés de la vie organique, et des arbres aux fûts solidement enracinés, gorgés de sève, sassimilant organiquement lair, la lumière, leau et la terre pour les incorporer dans leur propre forme et dans leur vie individuelle, la nature elle-même figure en quelque sorte le contraste de la pauvreté et de la richesse. Cest une image physique de la pauvreté et de la richesse. La pauvreté humaine ressent cette affinité, et de ce sentiment daffinité elle dérive son droit de propriété (…). Dans ce jeu des forces élémentaires, elle sent une puissance amie, plus humaine que la puissance humaine (Marx, 1982, p. 246-247).

Les pauvres sont comparés aux rameaux secs, brisés et séparés de la vie organique ; les pauvres sont séparés de la vie organique de la société civile. Les arbres vivants comme les riches, les propriétaires, sassimilent les éléments nécessaires à la vie. Les propriétaires peuvent-ils avec laide du droit priver les pauvres de la jouissance de ces éléments et les laisser pour morts ? Quel est le droit qui peut justifier cette mise à mort ? La situation du bois mort offre une image de la pauvreté économique et sociale. Cette parenté est ressentie par la classe des pauvres, et finalement cest la nature elle-même qui la conforte dans son usage, qui la légitime à se défendre par le ramassage contre la faim et le manque dabri. La nature va dans le sens de linstinct des pauvres, le droit de propriété privée va contre la nature ainsi que la jurisprudence qui qualifie ce ramassage en vol. Cest la vie qui pousse les pauvres à agir ainsi, pas le calcul ou lintérêt. Ainsi lactivité des pauvres se trouve par là inscrite dans lordre naturel des choses. Cest lordre des choses qui justifie et légitime lactivité des pauvres à ramasser les produits tombés de la nature, contre le système économique et juridique bourgeois. Lordre contre le système. Ce faisant ils sont eux-mêmes « un facteur dordre » (ibid., p. 247) contribuant à laccomplissement de lordre naturel : par leur activité de ramassage les pauvres mènent à leur destination ces aumônes de la nature qui sont en attente, dune certaine façon, dêtre collectées.

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Cette activité, cette mise en œuvre deux-mêmes, cette energeia/ἐνργεια, est vie ou activité économique à laquelle la vie contraint chacun par nécessité, contrainte ou nécessité qui est masquée par la « sophistique » du calcul dintérêt chez les propriétaires (ibid., p. 256 et p. 259). Lintérêt cherche à faire entrer le ramassage de bois dans son calcul, pour en faire « une monnaie plus courante du propriétaire de forêts, pour rendre le voleur de bois rentable, bref pour placer plus facilement son capital : car le délinquant est devenu un capital pour le propriétaire de forêts » (ibid., p. 262). La vie du pauvre dont lexistence est niée est ainsi livrée par la jurisprudence de la Diète rhénane à labstraction objectivante de la monnaie et du calcul dintérêt. Cest en « usuriers » (p. 248) que les propriétaires se rapportent aux pauvres. Ce nest pas la nécessité de la vie qui pousse les propriétaires – les riches – à agir ainsi, cest « lesprit sophistique de lintérêt privé » (p. 256) qui ne pense pas, mais calcule (p. 265).

Les pauvres se rapportent directement selon la nature aux choses nécessaires à la vie quils sassimilent : lair et la lumière, leau et la terre, mais aussi le bois et autres nécessités pour vivre, que Marx désigne comme les « aumônes de la nature » (p. 247). Ce rapport naturel est un rapport organique dassimilation. On en retrouvera lécho chez le Marx des Manuscrits de 1844 jusquau Capital, dans sa définition de léconomie comme le métabolisme de lhomme avec de la nature. Les pauvres sont doublement justifiés à réclamer ces aumônes de la nature pour leur usage : dune part, parce que ces « objets » par « leur nature élémentaire et leur existence fortuite » relèvent du droit doccupation, dautre part, parce que le ramassage est une activité qui donne un droit dusage sur ce qui est ramassé. Le premier argument renvoie à la nature des choses qui sont prélevées dans la nature : parce quelles ne sont pas des productions de lactivité des propriétaires, mais de la nature seule, et parce que leur existence tient du hasard, ils ne peuvent revenir en propre aux riches, mais à la classe qui occupe dans la société civile la même position que ces choses dans la nature, à savoir quils ne doivent pas leur existence aux riches, et quils sont pauvres par le hasard de leur condition. Le second argument dit que « cest aussi dans son activité que la pauvreté trouve déjà son droit » (ibid., p. 247), à savoir le ramassage, la collecte, le glanage et la cueillette. Cest lactivité qui in fine légitime les pauvres à faire usage de ces ressources quils rencontrent dans la nature. Il ne 48sagit pas dun travail au sens du travail salarié, bien entendu, donc ce nest pas de la valeur dusage de la force de travail que les pauvres tirent cette légitimité. Cest plus simplement de leur vie même qui les pousse à ramasser ce bois et autres aumônes que la nature a placés ici et là au hasard, sans aucune nécessité objective. La réalité de ces aumônes de la nature na rien de rationnelle : le bois mort na pas de rationalité en soi, comme la pauvreté humaine qui elle aussi est fortuite.

Les distinctions juridiques entre les types de propriété et les distinctions des choses selon leur nature juridique supposée, ne sont que le produit de lentendement (p. 245). Lentendement est la faculté des concepts, cest lui qui détermine les choses comme des objets de connaissance en effectuant des distinctions à lintérieur de la réalité. Lentendement est la faculté qui produit les abstractions. Par rapport à lactivité (die Thätigkeit) des pauvres, les distinctions juridiques sont des abstractions spéculatives, des abstractions de lentendement, qui ensuite ont une existence qui aliène les sujets et les oppose entre eux. Ainsi, après avoir rappelé que les droits coutumiers des pauvres reposaient sur limprécision de certaines propriétés au Moyen-Âge, hésitant entre propriété privée et propriété commune, Marx indique que :

lorgane par quoi les législations concevaient ces phénomènes ambigus, cétait lentendement, et lentendement nest pas seulement partiel, mais sa besogne essentielle consiste à rendre le monde partiel, tâche sublime et admirable, car seule la partialité modèle le particulier et larrache à la viscosité organique du tout. Le caractère des choses est un produit de lentendement. Pour être quelque chose, toute chose doit sisoler elle-même et elle doit être isolée. (…) Et lentendement législatif se croyait dautant plus autorisé à libérer cette propriété indécise de ses obligations envers la classe des plus pauvres, quil en supprimait également les privilèges publics (Marx, 1982, p. 245-246).

Ces abstractions de lentendement sopposent à lactivité des pauvres – le ramassage, le glanage, la cueillette, etc. – et sopposent aussi au « sens instinctif de la justice » de la classe pauvre. Alors que les choses de la nature, ces aumônes de la nature, soffraient aux pauvres par leur occupation et activité, par lusage, désormais que lentendement législatif a fait son œuvre spéculative dabstraction, ces produits de la nature sont devenus « un monopole des riches » (ibid., p. 248) qui les autorise de droit à réclamer à la justice que leur soit livré et transféré le pauvre « comme serf temporaire » (ibid., p. 271). Le pauvre est devenu un objet du sujet 49de droit, un élément de son capital ou de sa propriété. Le droit positif rationnel de la société civile valide linversion du sujet et de lobjet, en inscrivant la propriété privée comme objet du droit qui commande pour ainsi dire le supposé vrai rapport des hommes aux choses : le pauvre comme sujet est soumis à lobjectivité du droit, il lui est aliéné, et le riche réclame donc den pouvoir disposer à sa guise afin de transformer sa rêverie économique de plus-value en substance.

Les abstractions juridiques ainsi que labstraction monétaire du calcul dintérêt vont à lencontre du rapport que dinstinct les pauvres ont avec le monde, à savoir un rapport dusage gagné par le fait dêtre-là et de sactiver pour sa vie. Le droit de propriété qui nie le droit coutumier des pauvres, à savoir lusage de tout ce qui nest pas organiquement lié à une propriété privée, est en contradiction avec le fait que lexistence de la classe pauvre est elle-même une coutume de la société civile. En privant les pauvres de cet accès à une nature plus humaine que la société civile, lordre juridique commet la plus grande injustice, qui est de divisé lhumanité en ordres et états, et de distribuer les titres dhumanité en fonction des possessions des uns et des autres, là où il ny a que bien commun donné à lhumanité.

III. La pauvreté comme manifestation
de linappropriabilité du commun

Quelles sont ces choses qui font lobjet dun ramassage ou dune cueillette de la part des pauvres ? Leur qualification juridique est restée dans une certaine ambiguïté jusquà laube des temps modernes nous dit Marx, qui à leur propos parle de « phénomènes ambigus » (ibid., p. 245), ne relevant ni de la propriété privée ni de la propriété publique. Doù leur vient cette ambiguïté qui na été levée que par un coup de force de lentendement législatif qui les a pétrifiées « dans une détermination fixe » ? Ce qui est certain, cest quil ne sagit en aucun cas des produits de lactivité du propriétaire de la forêt ou du terrain sur lesquels ils se trouvent (ibid., p. 247). Marx les conçoit comme les « produits de la puissance élémentaire de la nature » (ib.). De fait, ils nappartiennent à 50personne, car leur existence ne peut être imputée à lactivité daucun homme. Ils ne relèvent donc pas de la catégorie des biens privés. Pour Marx il sagit dun « bien commun » (p. 248). Cest le ramassage ou lactivité des pauvres qui révèle la vraie nature de ces biens comme bien commun, et puisque les pauvres constituent la classe élémentaire de lhumanité, il sagit du bien commun de lhumanité. Le fait quils se trouvent au hasard dans la nature, de manière non intentionnelle, ne permet pas den imputer la propriété et le bénéfice à des personnes à raison de leur seul statut de propriétaire. Ces « biens » ne relèvent donc pas de manière prédéterminée de la propriété privée. Marx va même plus loin en indiquant « quil existe des objets de la propriété qui ne peuvent jamais, en raison de leur nature, acquérir le caractère de la propriété privée prédéterminée » (ibid., p. 246). Sils ne relèvent pas de la propriété prédéterminée, cela signifie quils relèvent du droit doccupation et dusage : autrement dit, ils reviennent à ceux qui ne peuvent réclamer ceux-ci par un autre droit dont ils sont privés. Il conviendrait même ne pas parler de droit ici, simplement de loccupation au sens de la présence ou du passage et de lusage. Le droit ne peut donc a priori les attribuer au propriétaire, mais ils reviennent aux pauvres comme à qui de droit. Nayant pas de droits à faire valoir dans lordre juridique de la société civile, ces « biens » sont libres de droits pour les pauvres. La classe des pauvres est celle qui ne sattribue pas de manière prédéterminée par des droits positifs et de manière exclusive des biens qui sont « libres », soit hors marché, qui ne sont pas des marchandises.

Ces « biens » sont à ranger aux côtés des éléments de la nature, à savoir « lair, la lumière, leau et la terre », dont les riches ne peuvent sattribuer le monopole, sauf par un coup de force juridique argumenté sur des abstractions de lentendement qui suivent « lesprit sophistique de lintérêt privé » (ibid., p. 256). Mais la nature illustre bien selon Marx que le processus dassimilation de ces éléments par la vie organique (des arbres) est fortuit, comme est fortuite la chute de ramilles ou branches mortes. Les pauvres ne sont que les ramilles que la société bourgeoise abandonne, et forment une classe qui na été « jusquà ce jour [qu] une simple coutume » (p. 247) de la société civile, autrement dit dont lexistence na pas de justification rationnelle. Si lexistence de la classe pauvre ne se justifie pas dans la rationalité de lentendement, cette classe par son mode de vie témoigne de ce que le monde est à disposition en commun pour 51la vie, de la même façon que la lumière est assimilée par un arbre sans en priver les autres. Par leur mode de vie les pauvres remettent en cause la légitimité de lintérêt privé et la réduction du monde au seul intérêt privé du propriétaire : « Sa bête noire [pour le propriétaire], cest le monde entier, ce monde plein de dangers, précisément parce que ce nest pas le monde dun seul intérêt, mais celui dintérêts nombreux. Lintérêt privé se considère comme le but ultime du monde » (ibid., p. 264). Ces dangers pour lintérêt privé sont incarnés par les pauvres qui usent de ressources sans en réclamer la propriété privée exclusive. Lunité du monde pour les hommes aux intérêts différents se montre comme étant commun, alors que lintérêt privé ne voudrait voir le monde que comme monde de ce seul intérêt, celui du propriétaire.

Linsistance de Marx sur le parallèle entre le caractère élémentaire du bois et autres objets ramassés ou glanés, et le caractère élémentaire de la pauvreté humaine, est tout à fait frappante. Que veut-il finalement dire par cette insistance ? Il renvoie par là aux éléments de la nature, comme la liste des éléments premiers – lair, leau, la terre et la lumière – lillustre. Ces éléments sont constitutifs de la nature, la nature en est le composé. La société de même est constituée de ses éléments que sont les hommes, qui à létat naturel sont comme les pauvres, cest-à-dire nus, sans droits prédéterminés. La pauvreté humaine définit lhumanité à létat élémentaire. Non pas que la pauvreté soit la nuit dont lhumanité serait sortie, mais lhumanité pauvre définit plutôt un avenir pour une humanité non divisée par les droits privatifs et exclusifs, se rapportant au monde sans se lapproprier. Soit une relation dusage sans la division des propriétés, un usage et une jouissance en commun du monde et de ses éléments. Pour aller plus loin dans léclaircissement de cette insistance du jeune Marx sur la nature élémentaire de ces biens communs ainsi que des pauvres, la méditation dEmmanuel Levinas sur les choses qui soffrent à la prise des hommes est bénéfique. Pour Levinas, aussi, le pauvre est une figure éminente de lhumanité, marquée par la vulnérabilité et linsécurité de ses besoins. Or, les choses – le bois, les nourritures, leau, etc. – qui sont réclamées pour les besoins et la jouissance du vivre se présentent toujours dans un milieu où elles soffrent à la prise, « une prise originelle » qui est la condition du travail (Levinas, 1961, p. 131), et non pas linverse. Ces choses se détachent sur un fond qui est un milieu :

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Elles [les choses] se trouvent dans lespace, dans lair, sur la terre, dans la rue, sur la route. Milieu qui reste essentiel aux choses, même quand elles se réfèrent à la propriété (…). Le milieu a une épaisseur propre. Les choses se réfèrent à la possession, peuvent semporter, sont meubles ; le milieu à partir duquel elles me viennent gît en déshérence, fond ou terrain commun, non-possédable, essentiellement, à « personne » : la terre, la mer, la lumière, la ville. Toute relation ou possession se situe au sein du non possédable qui enveloppe ou contient sans pouvoir être contenu ou enveloppé. Nous lappelons lélémental (Levinas, 1961, p. 104).

La proximité avec la problématique de Marx dans les articles sur le vol de bois est si évidente, que Levinas aurait pu écrire ce texte sous linspiration de Marx. Rien à ma connaissance ne permettant de lattester, il faut y voir une affinité profonde entre léthique du jeune Marx et la philosophie de laltérité de Levinas, qui semblent se rencontrer sur la figure du pauvre et de la pauvreté. Levinas indique dailleurs que Marx « a pris lAutre au sérieux » (1991, p. 130). Cet élémental provient de nulle part, il est là. Il nest pas possédable dit Levinas, il nest pas appropriable, cest dire quil nest à personne, pas même au possédant ou au propriétaire. Car cet élémental et les choses qui sen détachent pour la prise en vue des besoins définissent notre condition terrestre par un don. Dire de ces choses ou de lélémental quil est un milieu, cest aussi dire quils ne peuvent pas constituer « le fondement du lieu, la quintessence de toutes les relations qui constituent notre présence sur terre », mais cest au contraire affirmer que ces choses se présentent sur fond de la relation à autrui, sur fond de la relation de chacun avec lhumanité dont la figure du pauvre est une manifestation essentielle. Ces choses ne sont pas ce que lon produit, ce que lon échange, avant tout, mais elles sont ce qui se présente au don : Marx parle daumônes de la nature. Sil faut pousser jusquau terme son analogie entre la pauvreté physique et la pauvreté humaine, alors il convient aussi de pousser lanalogie entre laumône de la nature et laumône faite aux pauvres. Plutôt que daumônes, mieux vaudrait ici parler de dons. Ce sont les dons qui constituent ces choses en richesse, non leur appropriation et marchandisation. Il convient donc dinverser la logique, qui est celle de lintérêt, et qui va de la propriété constitutive des richesses comme premier temps, vers la distribution et le don dans un deuxième temps ; en fait, et même en réalité, le commun est premier et se donne aux hommes, se donne à 53la prise des hommes : cest là le premier temps de la constitution des richesses, dans lusage, et ce nest que sur cette constitution première des richesses quensuite sélaborent les relations économiques qui sont des relations de propriétaire à propriétaire. Avant dêtre propriétaires, les hommes sont tous membres de la classe élémentaire de lhumanité. Ils le sont dabord comme incapables de sapproprier ce quils reçoivent et en quoi ils se situent et par quoi ils sont englobés : lélémental, le monde, la vie, la liberté, lhumanité, le corps, etc. Marx dit que contre la défense de lintérêt du propriétaire de forêt, le « sentiment de justice et déquité veut quon défende lintérêt du propriétaire de la vie, du propriétaire de la liberté, du propriétaire de lhumanité, du propriétaire de lÉtat, de lhomme qui nest propriétaire que de lui-même » (Marx, 1982, p. 272). Le jeune Marx se laisse ici certainement emporter par des effets de rhétorique davocat en parlant dintérêt de propriétaire, recherchant le symétrique de lintérêt de propriétaire de forêt, car au fond, la vie, la liberté, lhumanité, lÉtat et soi-même, sont des figures de ce qui nest pas appropriable. Toutes ces qualités les hommes les reçoivent en commun, et ce qui est commun nest à personne en particulier. Ils le reçoivent de lusage quils en ont : usage de la vie, de la liberté, de lhumanité, de soi, de son corps, etc. Le don et la communauté du don séprouvent dans lusage que les hommes en font. Personne à titre privé nen est propriétaire exclusif. Lhumanité est définie par ce qui constitue sa condition mondaine. Cette condition est le commun de lhumanité vécu par tout homme dans sa subjectivité monadique : tout homme léprouve pleinement et sans limite dans son existence intérieure. Le commun qui se manifeste dans la condition élémentaire dexistence de lhumanité nest pas construit, contrairement aux thèses institutionnalistes (Ostrom) ou critiques (Dardot & Laval) du commun. Le commun est donné, et cest précisément parce quil est donné que linjustice est son appropriation. La problématique du commun, aujourdhui et de tout temps, ce nest pas sa construction ou son institution, mais bien plutôt son usage. Comment faire usage du commun ? Et, quel usage du commun ? Cest là le point dArchimède pour repenser léconomie.

Cest ce que le jeune Marx a pressenti dans les débats sur le vol de bois, comprenant que les pauvres ne sont pas un résidu des temps féodaux que les progrès de la rationalité juridique et de la rationalité économique allaient permettre de dépasser (aufheben), mais constituent 54bien au contraire la classe davenir de la communauté humaine. Les pauvres savent encore distinguer entre le bois et un homme, là où la société bourgeoise fait triompher les idoles de bois et tomber les victimes humaines (ibid., p. 237). Les pauvres ont dinstinct le rapport juste au monde et aux autres. Par leurs usages, par leurs solidarités, les pauvres font éclater au grand jour la communauté des choses de ce monde. Par leurs pratiques ils annoncent la communauté à venir. Il y a là une économie, une autre économie que celle qui sest constituée sur lindividualisme possessif, une économie où la richesse nest pas ce qui est soustrait à lusage et la jouissance commune, mais où la richesse se révèle être dans la communauté des biens de ce monde ce qui est donné et ce quon donne. La richesse est la communauté de laccueil du don. Le mode dexistence des pauvres témoigne de lespérance dans lavènement dune telle communauté que Marx a intuitionné dans lidée de communisme.

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1 Cet article a été présenté lors des journées détudes Repenser léconomie à partir du don, organisées par François Dermange dans le cadre dun programme de recherche Économie et religion, qui se sont tenues à lUniversité de Genève les 24 et 25 mars 2017. Larticle a bénéficié des échanges avec les participants à ces journées. Quils en soient ici remerciés.

2 Il sagit dillustrer linstinct de la classe pauvre à reconnaître la vraie nature juridique des choses pour satisfaire leur besoin de vivre.