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Classiques Garnier

La notion de propriété chez Sismondi Un premier positionnement à partir des Nouveaux principes

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
    2019 – 2, n° 8
    . varia
  • Auteurs : Bellet (Michel), Solal (Philippe)
  • Résumé : La façon dont Sismondi aborde la question de la propriété dans les Nouveaux principes d’économie politique n’est pas dissociable de sa définition de la richesse. C’est par le détour de la méthode rousseauiste du second Discours qu’il caractérise la richesse. La propriété est abordée sous l’angle des contraintes de la reproduction des richesses, conditionnée par le respect d’un juste rapport entre production et consommation. Ce qui importe est moins la propriété que la relation à la propriété.
  • Pages : 241 à 267
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406098454
  • ISBN : 978-2-406-09845-4
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09845-4.p.0241
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/12/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Consommation, production, propriété, Jean-Jacques Rousseau, Jean de Sismondi, richesse
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La notion de propriété chez Sismondi

Un premier positionnement
à partir des Nouveaux principes

Michel Bellet

Université Jean Monnet

GATE Lyon Saint-Étienne

Philippe Solal

Université Jean Monnet

GATE Lyon Saint-Étienne

I. Positionnement de la question1

La question de la propriété dans lœuvre de Sismondi a été très peu étudiée en tant que telle, alors quune abondante littérature sur ce thème existe concernant lœuvre de Rousseau (Xifaras, 2003 ; Bachofen, 2009 ; Crétois, 2012, 2014a, 2014b, 2019 ; Spector, 2017, chap. ii ; Spitz, 2015, 3e partie). On connaît aussi linfluence du genevois Rousseau sur le genevois Sismondi (Sofia, 1999 ; Minerbi, 1967 ; Paulet-Granguillot, 2010, 2012), le premier étant souvent présenté comme un inspirateur du second, en particulier dans la discussion qui a trait au statut du contrat social et de laliénation de souveraineté. On ne peut donc quêtre frappé de cette quasi absence, y compris au sein des études sismondiennes2. 242On ne peut aussi quêtre frappé par la très inégale présence du terme dans les travaux de Sismondi. En effet, le terme est très peu présent dans la première grande œuvre économique de cet auteur, De la richesse commerciale (deux tomes, soit 548 et 448 pages respectivement dans lédition dorigine de 1803)3, bien quil apparaisse dans dautres travaux économiques (dans le Tableau de lagriculture toscane, édition de 1801, mais en premier lieu dans les Nouveaux principes déconomie politique, éditions de 1819 et de 1827, puis dans les Études sur léconomie politique de 1837). Il apparaît aussi de manière effective, sans être systématique, dans les travaux historiques4, mais se fait rare dans les diverses versions des travaux sur les constitutions où la propriété est présentée, en général, comme une garantie de sécurité des hommes en société5. Cette inégalité 243de traitement ne peut que laisser perplexe lorsque lon sait linteraction forte qui existe entre ces trois domaines dans la pensée de lauteur.

Il importe donc de rendre compte de létrangeté du statut de la notion de propriété dans lœuvre de Sismondi. Ce statut place Sismondi à part dans le mouvement des idées de son époque, loin de ce qui a été désigné comme « lindividualisme possessif » et de ses prolongements. Lhypothèse que nous tentons de soutenir est liée à trois éléments.

Tout dabord, la notion de propriété dans lœuvre de Sismondi joue un rôle important. Toutefois, ce rôle est décalé car dépendant dune question fondamentale : la maîtrise dune proportion nécessaire entre richesse et bonheur. Ce statut décalé dépend dune définition de la richesse qui relègue la propriété à un moyen plus ou moins adapté de cette maîtrise du rapport entre richesse et bonheur. Pour mener à bien sa démonstration, Sismondi recourt à la méthode utilisée par Rousseau dans le second Discours, et sur laquelle nous reviendrons, mais pour un objet et un projet smithiens (la richesse), ce qui le conduit à définir la propriété comme une « heureuse usurpation pour la société ». Cette expression paradoxale paraît être une provocation anti-rousseauiste. Pourtant, elle ne lest pas.

Ensuite, la propriété est beaucoup plus que la propriété de soi et de ses biens. Elle incorpore, selon Sismondi, des dimensions politiques et morales que des contrats spécifiques de droit positif peuvent, dans une certaine mesure, garantir. Ces dimensions sont particulièrement révélées par la matrice de la formation et du développement de la richesse territoriale, liée au travail agricole. En réalité, cette matrice est fondatrice pour lensemble de léconomie et de la société marchandes, car elle établit les conditions modernes de la vertu civique. Plus que la propriété en tant que telle, cest en définitive la relation à la propriété qui, dans lesprit de Sismondi, importe ; relation pouvant prendre des formes diverses. Ainsi, à partir du positionnement initial centré sur la définition et la formation de la richesse, Sismondi veut montrer comment la question des contrats de propriété joue alors un rôle important et révélateur lors de lexamen de la production de la richesse territoriale, et donc de lagriculture, pour raisonner ensuite sur la question de la richesse commerciale. Le rapport à la richesse territoriale et au travail de la terre sont fondateurs, au sens historique tout comme au sens logique, de la bonne proportion entre richesse et 244jouissance (ou entre production et consommation) dans les sociétés. Sismondi montre que certains contrats de propriété, et en particulier le métayage, sont plus à même de garantir cette proportionnalité, au moins dans certaines circonstances. À partir de ce modèle, que lon pourrait appeler rustique et toscan avec certains échos rousseauistes, Sismondi analyse la richesse commerciale qui existe dès que les produits sont achevés et se vendent. Elle concerne donc lagriculture et lensemble des autres produits non agricoles dans une société marchande étendue. Les conditions de la proportion entre production et consommation deviennent plus incertaines, et les rapports de propriété possibles prennent des formes diverses.

Enfin, progressivement, Sismondi avance vers une interprétation extensive de la propriété, où ce qui devient important, plus que la propriété en elle-même, est l« association à la propriété », le « sentiment de propriété », incluant la formation de richesses dans un réseau qui nest plus strictement défini par lopposition entre un état de « propriétaires » et un état de « non propriétaires ». Sismondi développe de plus en plus une vue critique de lévolution de léconomie marchande et du rapport salarial (il sagit dun rapport entre non propriétaires et propriétaires) dans la mesure où la dépendance qui peut le caractériser provoque une succession de ruptures dans le rapport de proportion entre production et consommation. Sismondi devient alors plus interrogatif sur les contrats de propriété qui seraient les plus adaptés à une production industrielle, et à même de respecter la condition de proportionnalité. Il semble avancer cependant vers une conception de la propriété-association qui se développera de manière beaucoup plus marquée quinitialement. Cette définition inédite de la propriété, qui na rien à voir avec la définition dune propriété collective ou communautaire des réformateurs sociaux que Sismondi condamne, est révélatrice dun nouveau décalage par rapport aux débats de son époque. Elle permet à Sismondi, de manière parfois tâtonnante, de définir les conditions dune proportion juste entre richesse et bonheur dans les sociétés modernes salariées et ne peut être caricaturée sous la forme dune aspiration à un retour romantique à une propriété artisanale.

Dans cette présentation, nous nous attacherons seulement au premier point, qui est central pour la suite.

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Pour appuyer cette lecture, nous nous réfèrerons principalement aux Nouveaux principes6 (les deux éditions de 1819 et 1827 respectivement). En effet, cest dans cet ouvrage que lon peut trouver le processus de pensée le plus ordonné sur le statut dérivé, mais néanmoins important, de la propriété. Le texte a fait lobjet dune maturation allant de la version originale en français (« Économie politique ») de larticle « Political Economy » (1817) prévu pour lEdinbugh Encyclopædia7 et fournissant la trame de louvrage, à la seconde édition de 1827. De plus, cest ici que lon trouve les références à Rousseau les plus volontaires et manifestes concernant la propriété (Livre III, chap. 2 en particulier). Cette observation permet alors de mieux rendre compte de la ligne sismondienne sur la question, en particulier sur le premier point ici traité. Les Nouveaux principes capitalisent une nette inflexion, engagée à partir de 1817, après la publication de louvrage de 1803 De la Richesse commerciale. Comme on le verra, cette inflexion est liée à la volonté de légitimer la nécessité dune proportion entre production et consommation : la distinction entre « haute politique » et « économie politique » est introduite, sous la double pression des « tristes découvertes » de la situation des catégories ouvrières, de la misère au sein de la société enrichie et des crises commerciales, mais aussi de la volonté de répondre à ceux « qui veulent renverser lordre social8 » ; la référence à une situation dun « solitaire » est introduite et développée de 1817 à 1827 ; le rapport entre richesse, propriété et bonheur est précisé.

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II. La propriété chez Sismondi ou une question dépendante de la question centrale :
la définition de la richesse et la proportion
entre richesse et jouissance

Le texte des Nouveaux principes (1819 et 1826) est singulier à plusieurs égards, dans sa structure même, mais il est selon nous révélateur. Cest pourquoi nous en suivrons le cours jusquau Livre III.

II.1. Livre I : bien-être physique et bonheur moral

Le Livre I porte sur lobjet de léconomie politique et lorigine de cette science. Léconomie politique est la science des richesses. Elle prend place au sein dune science plus large du gouvernement. Il sensuit que son objet nest pas tant de dégager in abstracto les mécanismes de laugmentation de la richesse que de fournir les conditions sous lesquelles la richesse devient effectivement un moyen daugmenter le bonheur dans la société. Sismondi soumet donc laccroissement de la richesse à la satisfaction dun critère moral : le bonheur des hommes, défini comme perfectionnement appelé à sétendre sur toutes les classes de la nation. Ce bonheur moral relève de la « haute politique » qui doit fournir une constitution, une éducation et une religion. Il y a donc deux facettes qui doivent être en rapport mais qui peuvent se perdre lune lautre, par exemple sous la forme dune contradiction entre égalité et liberté. Le contrat initial, cest-à-dire lassociation des hommes en corps politique, na pu avoir lieu quà travers ce lien entre richesse et bonheur, et nécessite le respect de certaines proportions. Le bonheur incorpore à la fois des conditions précises de production et de répartition de la richesse et des jouissances immatérielles et morales, y compris la qualité de bon citoyen9. Ce contrat social ne saurait se maintenir sans ce lien. Néanmoins, dans certains types de contrats de droit positif, ce lien entre richesse et bonheur peut se distendre, et la liberté être mise en cause. Le cœur du projet sismondien est alors défini, et pour entamer lanalyse des conditions de ces proportions, il faut sexpliquer sur la notion de richesse.

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II.2. Livre II : la formation de richesse comme objet central

Dans le Livre II, Sismondi analyse alors la formation de la richesse. Le rapport à la propriété est ici précisé, mais il na de signification que si lon garde à lesprit lenjeu fondamental relevé dès le Livre I. De ce point de vue, Sismondi respecte la ligne qui apparaît dès la Richesse commerciale (1803), où dans le chapitre 1 du Livre I, intitulé « Origine de la richesse nationale », la notion de propriété est absente en mode direct10. Cest laccumulation et léchange du surplus qui sont décrits comme le point de départ des sociétés modernes, avec la disposition à faire des échanges. La ligne de lecture de Sismondi, poursuivie dans les Nouveaux principes, porte en effet sur la rupture originelle créée par léconomie devenue marchande : un système de production qui nest plus tourné vers la consommation de celui qui produit, mais vers la production pour vendre à dautres11. Cette rupture a pour effet de distendre le lien direct entre production et consommation en rendant possible une disproportion. Sismondi, pour sa démonstration de lémergence de la richesse, mobilise la méthode et des références au second Discours de Rousseau qui sont chez lui inhabituelles12.

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La méthode du second Discours est complexe, puisquelle se déroule en réalité sur plusieurs registres13. La première partie est une enquête sur lhomme dans le « véritable » état de nature, cest-à-dire dans létat de nature où lhomme na pas encore établi un commerce régulier avec ses semblables. Lhomme décrit dans ce « véritable » ou premier état de nature, même si Rousseau nemploie pas ce terme, nest ni un modèle à suivre ni une réalité historique, il est le résultat dune expérience de pensée qui se déploie à travers un raisonnement inductif à rebours à partir de lhomme civil que lon dépouille de tous ses attributs sociaux. Il sagit donc de comprendre ce quest lhomme mû par la seule exigence vitale. La deuxième partie du Discours, dont lincipit est la phrase détournée par Sismondi14, se présente, cette fois-ci, comme un récit historique de la société avant lapparition du gouvernement civil. Ce récit décrit un « second » état de nature, une période « durable et heureuse » soumise à une suite détapes et de ruptures économiques, qui conduisent finalement à un point de basculement, le dernier moment de létat de nature : létablissement de la convention dappropriation des terres qui institue les rapports de domination et les inégalités parmi les hommes, une condition étrangère à lhomme dans le véritable état de nature.

Selon nous, pour comprendre la nature de cette référence, il faut préciser deux points.

Dune part, Sismondi invoque un état de nature précédant le contrat social : la construction rousseauiste est ici utilisée, même si Sismondi emploie très rarement lexpression « état de nature » : elle existe dans les Recherches (p. 83 et p. 94) mais il emploie plus souvent lexpression « état sauvage » (Nouveaux principes, p. 65) au sens dune société des peuples sauvages, primitifs, qui fait référence au « second » état de nature évoquée au paragraphe précédent. Linfluence concomitante de Rousseau et de la tradition écossaise, en particulier celle de Smith qui nest pas contractualiste15, semble donc lemporter sur la distinction stricte entre 249un état de nature et un état de société civile. Lévolution historique des sociétés en quatre stades, et à travers eux les « progrès de lordre social », que Sismondi trouve en partie dans le second Discours, mais surtout dans le Livre v des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, lue dans la traduction française de Garnier (éd. de 1802)16, indique un « premier degré et le plus informe de létat social » et dans lequel « il ny a presquaucune propriété, ou au moins aucune qui excède la valeur de deux ou trois journées de travail », représenté par les peuples de chasseurs ; lui succède un « état de société plus avancé », représenté par les peuples de pasteurs, puis « un état de société plus avancé, chez les nations agricoles, qui nont pour tout produit de manufacture, ces ouvrages grossiers et ces ustensiles de ménage que chaque famille fait elle-même pour son usage particulier », et enfin la société commercial17. Ce schéma smithien représente le cadre historique et anthropologique permanent de Sismondi. Pour le dire autrement, Sismondi raisonne sur des états successifs de sociétés qui, à partir du moment où ils font intervenir la création de richesse, ouvrent les questions de la propriété individuelle et de linégalité. La référence, inégale chez Sismondi, au contrat18, traduit, 250comme on le verra, un emprunt à la méthode de Rousseau, mais pour un objet différent : la richesse (et non légalité ou linégalité).

Toutefois, selon Sismondi, ce nest que lorsque la propriété et linégalité existent quun excès durable de la production sur la consommation est possible. La question centrale est donc bien louverture de cette situation historico-logique de création de richesse et elle seule. Certes, lorsque la propriété existe, la question de la garantie de propriété se pose pour Sismondi, mais elle est un processus délaboration volontaire qui nexiste pas dans des sociétés qui sont dans un stade initial (société de chasseurs surtout, mais aussi dans les sociétés de pasteurs).

Dautre part, il sagit en fait pour Sismondi déclaircir analytiquement le statut de la richesse. De ce point de vue, Sismondi recourt à la méthode de lenquête du Rousseau du second Discours, dans lequel la référence à un « véritable » état de nature tient moins à la volonté de décrire un état historique, dont on ne connaît finalement peu de choses, que de procéder à un raisonnement scientifique de type rétroactif : lhomme en société étant donné, comment en éclairer par analyse les caractéristiques à partir de celles de lhomme isolé ? Il sagit, par référence à un individu dépouillé de ses attributs sociaux et de son histoire, de montrer les données essentielles du problème étudié, lhomme isolé chez Sismondi jouant ici un rôle similaire à celui de « véritable » état de nature chez Rousseau. Cette méthode est cependant utilisée par Sismondi pour traiter une question différente de celle abordée par Rousseau. Ce dernier traite de la question de légalité, centrale pour lui car il nexiste pas de liberté sans égalité, et travaille donc à partir dune caractérisation de légalité « naturelle ». Sismondi, quant à lui, traite de la question de la richesse, à partir dune caractérisation dune richesse « naturelle ». Dans les deux cas, la mise en évidence dun basculement entre un état naturel et un état social dans un stade développement suffisamment avancé, permet de mesurer la distance qui les sépare : les inégalités de convention non proportionnées aux inégalités objectives pour Rousseau, des proportions non respectées entre la production et la consommation de la richesse pour Sismondi. Dans les deux cas également, il ny a aucune volonté den appeler à un retour vers la situation de référence : légalité originelle pour Rousseau, labsence de richesse ou une richesse limitée, bien quéventuellement proportionnée à la jouissance, pour Sismondi. Ce retour na de sens ni pour lun ni pour lautre puisque la finalité de la 251réflexion porte sur les principes qui doivent fonder les sociétés politiques légitimes : un certain degré dégalité entre les hommes pour Rousseau, une certaine corrélation entre richesse et bonheur pour Sismondi.

Le raisonnement seffectue ainsi dans le chapitre 1 de ce livre II des Nouveaux principes par régression vers un « homme isolé », ou plus précisément un homme considéré comme « solitaire ». La représentation de l« homme solitaire19 » est une épure de lespèce humaine dans son ensemble afin de définir précisément la richesse (qui ne recouvre pas le seul travail, ni la propriété, ni léchange), sa constitution et son développement.

Tout dabord, la recherche des fondements de la richesse à partir dun état de nature ou dun « homme solitaire » implique quelle puisse être pensée sans possibilité déchange. Ensuite, un raisonnement met au jour les trois caractéristiques les plus visibles de la richesse dans un système simple (un solitaire, puis deux hommes20) afin de sexpliquer par la suite sur « la question la plus abstraite et la plus difficile de léconomie politique21 » parce quen société, la création et le développement de la richesse sobscurcissent. Travail, économie (accumulation et anticipation dun usage futur), et consommation, donc jouissance, sont ces trois caractéristiques indissociables et nécessaires pour quil y ait richesse. En effet, l« homme solitaire » sur une île déserte peut sapproprier cette île, sans risque de contestation, mais aussi sans la garantie dune création de richesse, qui, dans lacception sismondienne, exige en effet du travail, une réserve pour les besoins futurs et une consommation différée. Si, au lieu de dévorer immédiatement les animaux, l« homme solitaire » 252les apprivoise, vit du lait, les multiplie avec son travail, alors seulement il devient « riche », « parce que son travail lui aura acquis la propriété de ses animaux et quun nouveau travail les aura rendus domestiques » (ibid., p. 57-58). La richesse est ainsi définie par le temps pendant lequel il pourra vivre du fruit de ses peines sans recourir à un nouveau travail. La richesse se présente comme un équivalent dune réserve de travail (préparatoire à une production anticipée ou bien qui a déjà donné lieu à une production finale) ; elle mesure le temps que l« homme solitaire » peut suspendre sans éprouver de nouveaux besoins, mais qui peut être mis à profit pour commencer dautres travaux destinés à satisfaire de nouveaux besoins. La richesse exige enfin consommation, car le solitaire doit jouir des biens produits qui renvoient toutefois ici à des besoins limités à sa seule personne.

En somme, ce détour par la figure de l« homme solitaire » a fonction de connaissance sans que lintroduction de léchange en société en modifie la substance. Bien que les échanges ne bouleversent pas les caractéristiques de la richesse, ils troublent néanmoins notre vue en déplaçant sa destination. On retrouve toujours, selon Sismondi, les trois aspects décisifs et indissociables dans la compréhension de la formation et du mouvement de la richesse : il faut le travail qui la crée, il faut économiser sur la consommation pour laccumuler (le travail que lon va faire donc, la capacité virtuelle à effectuer un travail productif), et il faut la consommation qui lutilise puis la détruit. Les chapitres 2 et surtout 3 du Livre II rendent compte de la formation de la richesse pour les hommes réunis en société, ou plus précisément dans des sociétés caractérisées par la division du travail et les échanges. Lhomme en société devient un « être abstrait » selon lexpression de Sismondi, car il nest plus possible détablir un rapport fiable entre la quantité de travail et le niveau de consommation pour lequel ce travail est alloué. Tout dabord, la division du travail entre les individus permet la progression de la richesse, selon le schéma smithien repris et amplifié par Sismondi : la production augmente, le rôle de la science saccroît22, le machinisme se diffuse, léconomie de travail est possible. Dans le même temps, 253les besoins se raffinent, le luxe intervient dans la dynamique de la consommation et permet même une meilleure conservation des biens car on en connaît le prix. Dans ce mouvement, toujours selon le schéma smithien, lhomme producteur spécialisé est obligatoirement devenu échangiste. Cet échange, né de la surabondance, se matérialise par un contrat qui en fixe les termes. En retour, la prise en compte de lutilité, mais aussi de la peine et donc du temps de production formera la base de formation dun prix qui servira de comparaison avec la fabrication par soi-même. Léchange de produits est aussi échange de travail qui entraîne lapparition dun rapport salarial. Sismondi examine ce rapport uniquement dans sa signification déchange entre celui qui na plus de ressources et celui qui va permettre son entretien (par le salaire) contre échange de travail. Il sagit donc uniquement dune forme de représentation23 supplémentaire et de substitution dans le jeu infini déchanges qui souvre avec la division du travail : « celui qui paie un salaire met un ouvrier à sa place » (ibid., p. 62). Lanalyse des conséquences de la mise en place de la division du travail et de léchange dans le chapitre 2 sont dinspiration fortement smithienne, bien que le mode soit rousseauiste.

En effet, conformément au projet central de lauteur, le chapitre 3 est construit, comme lindique son titre, pour signifier que, dans une société de division du travail, de surplus et déchange qui, comme Sismondi vient de le montrer, est très efficace pour la production de richesses, il y a néanmoins des bornes à la production. Et ces bornes, visibles dans léconomie du solitaire, deviennent masquées dans léconomie civile. Elles concernent le rapport entre la production et la consommation. Dune part, l« homme isolé » a une production et une consommation limitées, et, dautre part, voit son accumulation bornée par les limites de sa consommation. Le cadre est fondamentalement modifié pour lhomme social. La production de ce dernier est non seulement croissante, mais il perd de vue sa propre jouissance et son repos. Dans la société, lun travaille pour que lautre jouisse et réciproquement24.

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De plus, le processus économique saccompagne dune augmentation de linégalité parmi les hommes : ceux-ci ne vivront plus en égaux. En effet, dès quil y a division du travail, il y a distinction des conditions, et il y a irrésistiblement disproportion entre ceux qui travaillent et ceux qui jouissent de ce travail. « Le solitaire ne pouvait faire travailler de concert avec lui que la terre et les animaux, mais dans la société lhomme riche put faire travailler lhomme pauvre » (Économie politique, 1817, p. 51). Cette opération est rendue possible par le fait que le surplus de produit pour lun peut servir à nourrir dautres qui travailleraient pour lui la terre et produiraient ce produit. Lhomme productif et économe acquiert donc une sorte de droit de commander. Le rapport salarial est alors ici analysé par Sismondi non seulement en termes déchange, comme auparavant, mais en termes de rapport inégal : léchange de travail contre subsistance se fait toujours dans des conditions asymétriques, car les deux besoins le sont eux-mêmes selon Sismondi, ce qui pousse le salarié à limiter sa demande au nécessaire, et le vendeur à tirer vers lui les avantages de la division du travail. Ce décalage entre riches et pauvres saccroît encore avec laccroissement de population, car, toujours selon Sismondi, il existe toujours plus de personnes qui nont de revenu que leur bras, qui demandent du travail et sont ainsi en situation de dépendance.

Suit un long développement dans le chapitre 4 sur « la question la plus abstraite et la plus difficile de léconomie politique », à savoir le rapport entre revenu brut et revenu net. Toute la démonstration, qui commence par la situation du solitaire, puis continue avec celle de deux contractants échangistes, pour aboutir enfin à la situation de société, sert à cela. Le revenu net est ce qui reste au détenteur de capitaux après paiement des frais de production, dont les salaires ; le revenu brut est le revenu total incorporant ces frais. Il y a une tendance à se focaliser uniquement sur le revenu net, au fur et à mesure que la division du travail saccentue, alors quil existe un rapport nécessaire entre les deux types de revenu, qui exprime une proportion nécessaire entre production et consommation. Cette tendance débouche sur un divorce entre richesse (physique, relevant de léconomie politique) et bonheur (moral, relevant de la haute politique) indiqué au début de louvrage.

Comme on a pu le constater, dans la démarche sismondienne, les remarques sur la propriété sont restées très limitées jusquici, et la propriété nest analysée que de manière dérivée. Le point essentiel réside 255dans lintroduction de léchange qui perturbe la perception des bornes du rapport entre production et consommation, pour la richesse territoriale liée à la terre, mais davantage encore pour la richesse commerciale et son développement industriel ou « manufacturier25 », donc dans une société développée. La question des inégalités de convention, qui était le point dentrée de Rousseau (et donc de la propriété, dabord du sol, puis de ses fruits, et enfin de tout produit mobilier), est posée comme un effet de la question essentielle, à savoir le processus économique démergence de la richesse, dans sa définition sismondienne précise.

II.3. Livre III : la propriété comme « heureuse usurpation »

Pour affronter directement la question de la propriété, il faut attendre le Livre iii qui, en se focalisant sur la question de la richesse territoriale, oblige à préciser le statut de la propriété. La richesse liée à la terre se présente comme la première dans lordre historique et lordre logique, et ainsi le travail agricole renvoie à la terre et à ses fruits. La référence explicite au second Discours sur la propriété et précisément à lhomme qui enclot son pré26 apparaît alors (bien quabsente dans la version initiale dÉconomie politique, 1817) :

Celui qui, après avoir enclos son champ, a dit le premier : « ceci est à moi », a appelé à lexistence celui même qui na point de champ à lui, et qui ne pourrait pas vivre si le champ du premier ne fournissait un surplus de produit. Cest une heureuse usurpation et la société, pour lavantage de tous, fait bien de la garantir (ibid., p. 114).

Ces deux phrases peuvent apparaître, dans leur formulation volontairement transformée, comme une provocation anti-rousseauiste. Cependant, 256pour comprendre leur sens réel, il faut conserver le fil du raisonnement sismondien27. Tentons donc dexpliquer lexpression utilisée.

Pourquoi usurpation ? Sismondi, tout en reprenant une expression usuelle28, est peu prolixe dans les Nouveaux principes sur le processus de rupture entre ceux qui produisent et les propriétaires fonciers, car son objet principal est ailleurs. Le processus de séparation nest donc pas explicité, même sil est constaté29. Les éléments sur ce point peuvent cependant se trouver dabord dans louvrage de 1803 dans lequel Sismondi reprend la thèse du premier occupant du sol, première origine de la rente. Puis, avec laugmentation de la population, il mentionne lavantage de ceux qui ont participé au premier partage, même sils nont pas cultivé eux-mêmes la terre30. 257Tout ce passage est écrit uniquement pour souligner quen tout état de cause, conformément aux critères de définition de la richesse relevés plus haut, cest la propriété virtuelle de faire un travail productif qui crée la valeur et permet la formation véritable dune richesse. Plus tardivement, dans le chapitre 1 du premier tome de lHistoire des républiques italiennes du Moyen âge publié pour la première fois en 1807, Sismondi rappelle, à loccasion de la formation du système féodal à partir dinfluences venues du Nord, que « légalité ou linégalité entre les divers ordres de citoyens, dans toute nation nouvelle et semi-barbare, tient essentiellement au premier partage des propriétés territoriales » (p. 59) : ce partage initial de la terre a été « à peu près égal » (au sens dune proportion avec les forces familiales aptes à la culture) et sans création de dépendance entre les hommes, en respectant une sorte de balance territoriale. Dans le chapitre 3 du tome 3 de la même Histoire, qui porte sur les considérations sur le xiiie siècle, il adopte la thèse usuelle dun fondement de la propriété inégale des terres par la conquête militaire (p. 161). Enfin, en 1821, dans un article repris et étendu dans les Études sur léconomie politique, tout particulièrement dans le quatrième essai, Sismondi traite du « nettoiement » violent du domaine de Sutherland (« the clearing of an estate ») en Écosse entre 1811 et 182031. On retrouve les mêmes appréciations sur la rupture du contrat social qui a institué la propriété dans le cas de lIrlande (compte-rendu de 1834). Sismondi souligne par là un retour cyclique possible dune situation initiale de conditions de propriété défavorables à la richesse et à son rapport proportionné aux jouissances32. Cette fois, elle est située dans les 258temps modernes dexploitation en grandes fermes et déconomie chrématistique. Lusurpation traduit donc pour Sismondi une dénaturation dune situation initiale (état de nature) de partage égalitaire.

Pourquoi usurpation heureuse ? parce quelle permet, comme la vu et comme le soulignent clairement les deux phrases de Sismondi, lanticipation du travail des autres. En tant que telle, cette usurpation est favorable à la possibilité du travail de tous, y compris les non propriétaires. Cette origine de lappropriation était illégitime pour Rousseau car elle nétait généralement pas proportionnée au travail effectué (elle viole donc le fondement de la propriété) ; elle consistait de plus à sapproprier un bien commun (i.e. un bien à personne en particulier) rare ; enfin elle était source de domination et deffets cumulatifs non proportionnés aux capacités naturelles. Pour Sismondi, au contraire, lappropriation répond à lenjeu smithien, à savoir la formation de la richesse ; elle conditionne laccroissement futur de la richesse territoriale par la protection quelle offre ; et enfin, elle nest pas la légitimation de lappropriation brutale, car la propriété est convention « qui met des conditions à une concession » (Nouveaux principes, p. 115).

Cest la virtualité de création de richesse qui est ici encore invoquée par Sismondi économiste, à léchelle même de la société, avec sa dynamique. Comme on la vu, lapparition du luxe et laugmentation du pouvoir productif sont concomitantes : une production étendue nécessite linégalité des richesses et des pouvoirs, car, en égalisant les conditions, personne naurait intérêt à travailler pour produire des biens de luxe33. La possibilité dune économie diversifiée repose donc sur la possibilité de maintenir les inégalités. Dans les premières sociétés, la propriété est, selon Sismondi, commune (familiale par exemple), ce qui équivaut, pour lui, à dire quil ny a pas de propriété. Dans ce type de sociétés, il y a égalité de fortune entre les hommes, car lextrême misère règne (Sismondi cite lAmérique et la Nouvelle Hollande comme exemples de situations 259comparables à son époque)34. Pourtant, dès quil y a surplus et échange, linégalité apparaît et par conséquent linégalité dans la distribution des propriétés. Ces inégalités sont caractérisées par le fait que certains ont acquis le pouvoir de commander du travail à dautres. Lusurpation est heureuse, car elle est indissociable dun processus de production dont linterdépendance inégalitaire est positive : « le solitaire ne pouvait faire travailler avec lui que la terre et les animaux, mais, dans la société, lhomme riche put faire travailler lhomme pauvre » (1817, p. 51). Sur cette base, et sur cette base seulement, se pose la question du niveau de garantie de cette propriété, au cours de lévolution des divers états de société. En revanche, ces inégalités sont soumises à des contraintes de reproduction, et en particulier au respect du rapport entre revenu brut et revenu net. Ainsi, linégalité de propriété est le fondement de léconomie. Celle-ci est heureuse car elle est le moyen pour répondre à la formation de richesse et, sous conditions, pour atteindre le bonheur, si certaines proportions sont respectées à divers niveaux de richesse. Si cette proportion nest pas ou plus respectée, il existe pour Sismondi des usurpations non heureuses (« usurpation inique » ou encore « sourde usurpation »)35, qui sont celles qui détruisent le lien social productif décrit plus haut.

Les deux phrases de Sismondi ne sont donc pas fondamentalement une provocation anti-rousseauiste dans la mesure où le progrès humain est analysé comme un processus de dénaturation engendrant une mutation irréversible par rapport à un état dorigine. Linégalité de propriété 260est finalement utile pour Sismondi, au nom dune utilité pour lespèce humaine, dans le sens dune meilleure destination des ressources :

Ce nest pas en effet, sur un principe de justice mais sur un principe dutilité publique que lappropriation est fondée (Nouveaux principes, livre III, chap. ii, p. 115)36.

Cette dénaturation doit, pour Rousseau comme pour Sismondi, être accompagnée de la mise en place de dispositifs institutionnels, des « concessions sociales qui ne sauraient exister pour lhomme sauvage » (Nouveaux principes, p. 478), garantissant le respect de certaines proportions.

La référence au second Discours de Rousseau, manifeste dans les Nouveaux principes, est faite pour répondre au problème de lintroduction du rapport nécessaire entre production et consommation, qui constitue le cœur de la démonstration de Sismondi. Dun côté, cette démonstration répond aux mises en cause de la propriété par « ceux qui veulent renverser lordre social » dans la mesure où Sismondi montre que richesse et propriété individuelle sont fondamentalement liées, car nées de léchange et de laccumulation. Comme on la vu, l« usurpation heureuse » est fondée, selon Sismondi, sur un principe de réciprocité. Lusage de la méthode de Rousseau est également loccasion de formuler une critique envers certaines interprétations rousseauistes, car le second Discours a souvent été interprété à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle comme la justification des idées égalitaires, de la passion pour légalité, voire de ses conséquences despotiques daliénation totale. La revendication de loi agraire (au sens du partage égal des terres), dans ses versions babouviennes et buonarrotienne, mais aussi dans sa version oweniste, continue davoir un écho rousseauiste. Dun autre côté, Sismondi doit faire face aux « tristes découvertes ». Il offre une réponse par la démonstration de la possibilité dune disproportion entre production et consommation, concrétisée par certains types de contrats de propriété qui placent les individus dans une situation de dépendance. Par exemple, dans le contrat 261salarial, laccumulateur de capitaux, le riche, perd rapidement de vue ce critère de justice au sein dun système concurrentiel puisque son revenu dépend de moins en moins de son travail et de plus en plus du travail quil commande grâce à ses capitaux, cest-à-dire des revenus de la séquence de production précédente. De plus, le travailleur, le pauvre, na pas les moyens de négocier un salaire équitable, cest-à-dire un salaire qui satisfasse à certaines proportions entre travail, repos et revenu. Nétant propriétaire que de son travail, le pauvre dépend de la volonté du capitaliste de lui commander du travail. Le pauvre est alors largement exposé à la volonté arbitraire du riche. Noublions pas que tous les développements sur les formes de contrats (servile, corvées, métayage…) du Livre III des Nouveaux principes sont rattachés à la justification de la législation, cest-à-dire à « linfluence du gouvernement sur les progrès de la culture » (chap. 1 et 2, p. 109 et p. 113). La dimension critique chez Sismondi intervient à ce niveau, dans une lignée de modernisation de Smith et dopposition aux développements plus récents de léconomie politique anglaise. Le droit est un instrument qui permet de faire respecter, par des contrats adaptés de propriété, le rapport entre production et consommation :

On peut soumettre la propriété territoriale à une législation qui en fasse résulter le bien de tous, puisque le bien de tous a seul légitimé cette propriété (Nouveaux principes, p. 115 ; nous soulignons).

Le contrat salarial, dans lagriculture comme dans dautres domaines dactivité productive, doit être plus nettement encore soumis à cette législation (voir le chapitre 12 du Livre IV, qui reproduit le même impératif présenté antérieurement concernant la richesse territoriale).

En définitive, si la notion de propriété semble affectée dune certaine étrangeté et dun statut dérivé chez Sismondi, cest dabord parce quen empruntant la méthode de Rousseau, le genevois, en tant quéconomiste, traite dun enjeu smithien bien révélé par les Nouveaux principes. La propriété est vue sous langle prioritaire de la formation et du progrès de la richesse, et non sous langle de laccroissement des inégalités. à ce titre, elle ne doit pas faire obstacle à létablissement dun rapport économique entre production et consommation (revenu net et revenu brut). En labsence de ce rapport, la question rousseauiste dune inégalité disproportionnée entre certaines quantités économiques réapparaît à travers la question des crises commerciales.

262

Conclusion

Sismondi défend une position singulière sur la propriété37, qui le place en marge de deux lignes de lecture. En ce sens, il prête le flanc à une double accusation qui isolera lauteur : sa position nest pas une défense de la propriété en tant que telle, comme droit sacré ou droit naturel, puisque ce qui peut apparaître comme une défense de ce droit est évolutive et surtout débouche sur une critique sévère de l« oppression chrématistique » et de lévolution des sociétés modernes ; elle nest pas non plus une mise en cause véritable de ce droit, puisque Sismondi semble défendre des formes de propriété individuelle paysanne ou artisanale de taille réduite, qui paraissent incompatibles avec lunivers industriel et relever encore de lordre propriétaire. Pour le dire brutalement, ni le camp de lindividualisme possessif, ni le camp du socialisme associatif, faisant face chacun à la constitution dune masse prolétarisée, ne sont satisfaits. Pourtant, sa position résulte partiellement dune incompréhension, que lui-même a sans doute contribué à valider.

Tout dabord, le statut de la propriété chez Sismondi dépend dune définition de la richesse, qui est lobjet propre de lauteur. Cette définition permet de comprendre pourquoi la propriété est le fruit dune « usurpation heureuse », même si cette usurpation est soumise à une double contrainte : la possibilité de former la richesse, et la nécessité de respecter une proportion entre production et consommation. Cette base analytique autour de la définition de la richesse, doit être accompagnée de deux autres composantes, qui, alliées à la première38, permettrait sans doute de fournir une lecture républicaine de la propriété de lœuvre de Sismondi.

263

Il faudrait prendre en compte la manière dont, chez Sismondi, la relation à la propriété est analysée comme une relation principalement sociale, jouant un rôle dans la société comme organisme équilibré ou proportionné (Bellet & Solal, 2018). Si le genevois défend parfois la condition de propriétaire (propriétaire cultivateur en particulier), en donnant limpression de défendre la propriété en tant que telle, cest tout dabord au nom dune relation centrale et proportionnée entre les diverses classes de la société. Cette relation de propriété est, selon lui, une relation économique, politique mais aussi morale ouvrant des droits et des devoirs entre citoyens (donc entre « propriétaires » et « non propriétaires », si lon en reste à une définition indiquant un lien de possession entre un individu et une chose). Elle traduit un rapport de réciprocité. Bref, elle est un bien « affectif » qui doit être sauvegardé pour lensemble de la société. Enfin, il faudrait examiner comment, face au contrat salarial liant propriétaires et non propriétaires (prolétaires) dans une société industrielle dont le but est le développement de la richesse matérielle (revenu brut) sans proportion avec la consommation, et donc sans partage équitable (revenu net), Sismondi estime que la liberté est mise en cause. On sapercevra alors que Sismondi est amené à défendre aussi un rapport à la propriété qui nest plus direct, qui est un rapport dassociation, notamment dans les derniers travaux, doù une extension considérable de la notion de propriété elle-même, une définition extensive et une détermination plus complexe39. Sismondi définit alors un monde d« ouvriers associés » et pas seulement un monde de paysans propriétaires et dartisans (Nouveaux principes, p. 482). Sismondi tente là aussi un dépassement de la dimension purement individuelle des droits (en particulier dans le contrat de travail), en intégrant le statut de lindividu comme membre dun collectif, dans une société devenue manufacturière et qui semble constituer une nouvelle donne. On est donc très loin de la définition du droit de propriété du Code civil (1804) écrite au moment où Sismondi publiait ses premiers travaux : « droit le plus absolu de jouir et de disposer » dun bien matériel.

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1 Nous remercions les deux rapporteurs anonymes pour leurs remarques.

2 Il ny a pas, par exemple, de rubrique « propriété » dans louvrage de Paulet-Grandguillot. Par ailleurs, on ne trouve pas de texte spécifique consacré à la question, à part peut-être ceux de Gioli (2005), Arena (2009) et Rossi (2011) consacrés au métayage. Ces textes sont donc limités à un contrat spécifique de propriété et, de ce fait, ne posent pas dabord la question du statut de la propriété chez Sismondi.

3 Il ny a pas, par exemple, le mot « propriété » dans le « Postscriptum. Définition des mots scientifiques employés dans cet ouvrage » (à la fin du vol. I). Pour autant, on y trouve les termes « richesse nationale », « travail productif », « capital », « rente », « profit », « salaire », « revenu ».

4 Dans lHistoire des républiques italiennes, voir particulièrement le chap. 2 du tome 1 sur la propriété de la terre, le chap. 3 du tome 3 sur les considérations sur le xiiie siècle, plus particulièrement sur les essais de constitution en Italie et leur rapport avec la propriété, le chap. 9 du tome 10, sur le rôle de la législation civile de la propriété dans lasservissement des républiques. Louvrage synthétique de 1832 sur lHistoire de la renaissance de la liberté en Italie (tome 1 et tome 2) est beaucoup plus elliptique sur la propriété. Au cours des 29 volumes de son Histoire des français (1821-1842), Sismondi sétend surtout sur le processus de spoliation des petits propriétaires paysans jusquà leur disparition totale avec la féodalité, bien quil existe des volumes entiers de cette œuvre sans un mot sur la propriété. Le roman de 1822, Julia Sévéra, présente aussi un riche propriétaire gaulois, Felix Florentius, faisant fructifier son domaine au bénéfice de tous, au cours de la période de la chute de lempire romain.

5 Les références à la propriété dans les travaux constitutionnels sont limitées. Dans les Essais sur les constitutions (1796-1801) du jeune Sismondi, voir le chap. 2A du Livre II, le chap. 15 sur les relations entre légalité et la liberté, le chap. 10 du Livre IV concernant les américains comme un peuple de propriétaires, ainsi que les quelques remarques dans le chap. 6 du Livre V sur le statut de la propriété dans la Constitution française de 1795. Dans les Recherches sur les constitutions (1801), on trouve une référence à la propriété au Livre I, chap. 1, p. 83, qui porte sur la naissance des sociétés et la manière dont la liberté se définit historiquement ; au chap. 3, p. 97 et p. 99, où Sismondi lie le droit de propriété à la liberté civile. Le chap. 2 du Livre II comporte les références les plus développées, en lien avec les causes dinégalités (en écho au chap. 15 du manuscrit des Essais). Enfin, les références à la propriété sont également peu nombreuses dans les Études sur les constitutions (1836) et non reliées à une base contractuelle explicite comme cétait le cas dans les Essais et les Recherches.

6 Nous désignerons désormais les Nouveaux principes déconomie politique de cette manière.

7 Lédition du manuscrit français a été effectuée pour la première fois dans le tome IV des Œuvres complètes (2015). La traduction anglaise faite par Carlyle (Political Economy) ne paraîtra quen 1825.

8 « Ce nest point légalité des conditions, mais le bonheur dans toutes les conditions, que le législateur doit avoir en vue. Ce nest point par le partage des propriétés quil procurera ce bonheur, mais par le travail et sa récompense » (Économie politique, 1817, p. 37).

9 Voir Livre III, chap. 1, p. 109.

10 Comme on la déjà signalé, le terme est rarement présent dans louvrage, et surtout il est totalement marginalisé dans la problématique du chapitre l. Dans ce chapitre 1, si important, on trouve seulement les catégories de « riches » et « pauvres », et, une fois seulement, une référence au « propriétaire du superflu » (p. 51 et p. 52).

11 La version originale en français du texte de 1817, Économie politique, qui servira de base aux Nouveaux principes de 1819 et à lédition en anglais de Political Economy (1825), témoigne nettement de lépure sismondienne et, justement, de la place dérivée de la question de la propriété. Sismondi écrit ce texte en Italie, sans avoir à sa disposition les ouvrages auxquels il fait référence. Le texte traduit donc la trame essentielle de sa proposition, en mettant à jour certaines réflexions de Smith, en accentuant encore limportance de lanalyse de la proportionnalité entre richesse et jouissance, ou entre revenu net et revenu brut.

12 Le terrain de discussion de Sismondi concernant Rousseau concerne habituellement le Contrat social, le Projet de constitution pour la Corse (1764), les Lettres sur la montagne (1767), et les Considérations sur le gouvernement sur la Pologne (1770), et ce, avec un axe clair : sont en jeu le statut et lampleur de laliénation des droits individuels dans le contrat social et la question de la représentation. Il faut cependant rajouter les échos rousseauistes des passages du Tableau de lagriculture toscane de 1801 concernant les paysages collinaires de la Valdinievole et lintérêt pour la botanique (cf. Sofia, 1998, 1999 et Magnani, 2014, sur ce point). On trouve deux références au second Discours dans les Recherches (livre II, chap. 2, p. 129 et n.1, p. 139-140) et une dédicace de ce Discours dans son journal, en date du 25 février 1834 (cf., Fragments de son journal et correspondance, 1857).

13 Nous suivons ici dans les grandes lignes la présentation de Bachofen & Bernardi pour lédition GF Flammarion publiée en 2008.

14 « Le premier qui, ayant enclos un terrain savisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le premier fondateur de la société civile » (p. 109).

15 Dans le chapitre 2 du Livre II des Recherches (édition et présentation par Minerbi, 1966), lorsquil étudie les divisions naturelles dune nation liées aux inégalités, Sismondi se situe là aussi « non pas dans létat de nature, que Rousseau nous a peint dans un discours célèbre, puisquil résulte évidemment ainsi quil lobserva, de lhistoire du monde entier, que cet état na jamais existé nulle part, mais dans tous les progrès de la société humaine depuis sa plus grossière origine jusquau derniers points de civilisation » (ibid., p. 129).

16 On trouve cette référence précise et habituelle dans la Richesse commerciale (1803), dans les deux éditions des Nouveaux principes (1819 et 1827), et dans lHistoire des républiques italiennes (tome 3, chap. 3) qui contient une critique de linterprétation de Garnier. On trouve toutefois des références à lédition anglaise de 1789 (London, Strahan and Cadell) dans les Essais (1896-1801), dans Économie politique (1817) et Political Economy (1825) et dans le Journal de lauteur. Sismondi ne pouvait connaître les Lectures on Jurisprudence, qui sont beaucoup plus précises sur les quatre stades smithiens, car leur connaissance et leur publication ont été beaucoup plus tardives.

17 Smith, 1776, Livre V, chapitre 1, sections 1 et 2. Chez Smith, létat de société est compatible avec labsence de propriété, mais il y a par contre un rapport nécessaire entre létablissement dun gouvernement civil et la propriété, pour des impératifs de sûreté : plus la société se complexifie, avec des inégalités plus fortes, et des passions plus influentes et durables, plus il y a de « passions qui portent à envahir la propriété » ; « ainsi lacquisition dune propriété dun certain prix et dune certaine étendue exige nécessairement létablissement dun gouvernement civil » (chap. 1, section 2). Chez Smith, cest bien un processus historique qui fait apparaître, à des stades différents et au sein des stades eux-mêmes, diverses pratiques, validées ensuite par un gouvernement civil.

18 Le texte des Nouveaux principes (1819-1827) parle une fois des « contractants ». Sur lambiguïté de la notion de contrat chez Sismondi, hésitant entre une vision sociologique et historique de constitution de la société comme ensemble humain, et une vision véritablement contractualiste de la société issue dun acte volontaire et raisonnable des hommes individuels, cf. Paulet-Granguillot, 2010, chap. 4, et Bellet & Solal, 2019.

19 La construction de lhomme isolé ou solitaire, auquel Sismondi consacre un chapitre entier dans les Nouveaux principes nexiste pas dans De la richesse commerciale (1803). Ce sont demblée les états de société smithiens qui servent de support pour traiter de la question essentielle de la formation de la richesse. Lauteur distingue dabord les peuples chasseurs (avec les points dappui de la Nouvelle Hollande ou lAustralie), qui travaillent mais sans accumulation du travail productif, puis les peuples pasteurs et peuples agricoles dans lesquelles léchange et la division du travail ont lieu, et enfin la société commerciale et industrielle. Dans Économie politique (1817), lhomme isolé abandonné sur son île apparaît de manière encore plus centrée sur la question de la définition de la richesse (p. 46-48).

20 On notera que Sismondi utilise un temps encore dans le chapitre 2 une construction méthodologique intermédiaire de seulement deux hommes « contractant », expérimentant léchange et constatant ensuite lintérêt de diviser et de spécialiser le travail (ibid., p. 61-63).

21 Ou encore dans larticle intitulé « Sur la balance des consommations avec les productions » publié pour la première fois en 1824 : « la question fondamentale de léconomie est, comme je le crois, la balance de la consommation avec la production » (p. 534).

22 Sur ce point, la lecture des textes du jeune Auguste Comte, encore lié au saint-simonisme, a joué un rôle sur Sismondi (le Système de politique positive, dabord publié en 1824 dans le Catéchisme des industriels de St-Simon, puis les textes de Comte publiés en 1825 et 1826 dans le Producteur sur le rôle de la science et le pouvoir intellectuel). Sur ce point, cf. Pappe (non daté), p. 11-14.

23 Nous nous permettons de transposer ici la notion présentée par Pasquino (1987). Le salaire peut sinterpréter comme une forme de représentation.

24 « Les efforts sont alors séparés de leur récompense : ce nest pas le même homme qui travaille et qui se repose ensuite ; mais cest parce que lun travaille que lautre doit se reposer » (ibid., p. 66), ou encore : « lhomme isolé travaillait pour se reposer, lhomme social travaille pour que quelquun se repose » (ibid., p. 68).

25 Sismondi semble hésiter dans son interprétation dun développement « manufacturier » de la société commerciale. Est-ce seulement une voie liée au modèle national anglais qui tente de se généraliser, sous limpulsion de la transformation de léconomie politique en chrématistique (voie que Sismondi condamnera dès 1817, puis davantage en 1827 après son voyage en Angleterre, et plus nettement encore en 1837) ? ou bien est-ce un cinquième stade dans une graduation smithienne (avec « concurrence universelle », développement de « lhomme machine », « transformation du pauvre en prolétaire », « concentration des capitaux », « apparition effrayante du paupérisme ») ?

26 Lenclos est évoqué dès le Livre II du chap. 1, comme acte de travail donnant de la valeur à un pré du fait du travail futur que lon pourra y exécuter. à noter que Rousseau et lincipit célèbre de la seconde partie du Discours ne sont pas invoqués en tant que tels dans le texte des Nouveaux principes.

27 Ailleurs dans lœuvre de Rousseau, on peut trouver des expressions qui paraissent plus absolues, et qui font de la propriété un « droit sacré » : « Car tous les droits civils étant fondés sur celui de la propriété, sitôt que ce dernier est aboli aucun autre ne peut subsister. La justice ne seroit plus quune chimère, et le gouvernement quune tyrannie » (Rousseau, Fragments politiques, 1756-1762, p. 483). Citation à rapprocher de la suivante : « mais celui-ci [le gouvernement], qui fut institué par les hommes pour protéger leurs droits et maintenir parmi ceux-là lun des plus précieux, celui de propriété » ou « cest en les rapprochant de la loi fondamentale sur laquelle le gouvernement lui-même est établi ; et qui la préposé sur tous les citoyens pour consacrer et consolider leur droit de propriété. Ce droit sacré est le premier principe de la richesse et de la puissance de tous les États » (Sismondi, De la richesse territoriale, 1802-1803, p. 118 et 119). En effet, comme le signale Xifaras (2003) au sujet de Rousseau, le sens de ces formulations est à resituer dans leur généalogie afin dindiquer la cohérence de la théorie de la propriété chez cet auteur. Il en est de même pour Sismondi. On pourrait dailleurs, a contrario des premières références, et comme pour Rousseau, citer des phrases où Sismondi évoque le « prétendu droit de propriété » dans le manuscrit de 1817 (p. 126).

28 Lexpression se trouve chez Rousseau dans le second Discours (par exemple « usurpation des riches », 2e partie, p. 125). Cette expression est aussi courante chez Sismondi, par exemple dans les Études sur les sciences sociales.

29 En ce qui concerne laccroissement constant de richesse, « cet accroissement peut, ou former le revenu des classes industrieuses, ou sajouter à leurs capitaux. Mais, en général, le capital qui salarie le capital et qui le rend possible nest point resté aux mains de celui qui travaille » (ibid., chapitre 5, p. 82). De la même manière, Sismondi écrit : « louvrier na point, en général, pu garder la propriété de la terre… Louvrier na pas davantage, dans notre état de civilisation, pu conserver la propriété dun fond suffisant dobjets propres à sa consommation pour pouvoir vivre pendant quil exécutera le travail quil a entrepris, jusquà ce quil ait trouvé un acheteur. Il na pas davantage en sa propriété les matières premières souvent tirées de fort loin sur lesquelles il doit exercer son industrie. Il a moins encore les machines compliquées » (ibid., p. 72-73).

30 Cf., De la richesse commerciale, 1803, chap. 2 (Des capitaux fixes, p. 53-54), qui est le seul passage important de louvrage concernant la propriété. En 1803, le texte de Canard (1801) est explicitement référencé, mais le chapitre 1 de cet auteur ne fait pas mention dune appropriation non liée au travail productif direct, après la première occupation, et au premier partage ayant eu lieu avant que toute la terre ait été partagée, « avant que chaque individu en ait obtenu une portion » pour citer Sismondi (ibid., p. 54).

31 Le texte de Sismondi a été utilisé par Marx en 1853. Sur ce point, cf. Eyguesier (2018).

32 Ce qui fait question, selon Sismondi, « cest lesprit même de la législation qui a aboli les anciennes limitations de la propriété établies par lusage ; cest lapplication du principe que le propriétaire est le meilleur juge de son propre intérêt et de celui de la nation quant à sa propriété ; cest lapplication du principe que lagriculture est également en progrès, soit quelle obtienne plus dutilité pour les mêmes frais, ou la même utilité pour de moindres frais ; cest lapplication du principe que toute économie sur la main dœuvre, ou en dautres termes, toute suppression des vies humaines qui concourent à une industrie est un profit, si lindustrie reste la même ; cest enfin une grande expérience de lapplication de la chrématistique à lagriculture et de ses résultats. » (Études sur léconomie politique, quatrième essai, p. 214-215). Dans ce cas, Sismondi parle d« usurpation inique » (p. 229), car cette usurpation ne permet pas la mise en œuvre future dun travail, elle la limite ou la détruit. Cf. supra, a contrario, la notion sismondienne d« usurpation heureuse ».

33 « Si tous les pompons de la richesse étaient offerts aux manœuvriers, il ny aurait pas un qui hésitât à choisir moins de luxe et plus de repos » (ibid., Œuvres économiques complètes, livre II, chap. 2, p. 67, ajout à 1re édition).

34 Cf. Smith (1776, Livre V, chapitre 1, section 2) : Dans « la première période de ma société, celle des peuples chasseurs… la pauvreté générale établit une égalité générale ». Sur cette connexion, avec parfois des reprises directes de certains éléments, voir la délimitation des types dinégalités et le rapport à la propriété dans les Essais, chapitre 15 du livre II intitulé « Quelles sont les relations entre légalité et la liberté ? », (p. 363-372) ; essai partiellement repris dans la version postérieure des Recherches au chapitre 2 du livre II, intitulé « Des divisions naturelles dune nation, et des différentes classes de citoyens que doit considérer un législateur » (p. 129-141). Dautres éléments sont aussi repris directement et réutilisés dans un cadre différent. Par exemple, certaines phrases du texte de Smith sur les colonies, avec quelques remarques sur la propriété, sont réintroduites par Sismondi pour sa démonstration de lévolution du rapport entre production et consommation dans la production agricole. En ce qui concerne la conception smithienne de la propriété par occupation, comme on la signalé, Sismondi na pu connaître le passage des Lectures on Jurisprudence renvoyant à lexemple célèbre de justification du droit exclusif sur la pomme, fondé sur lanticipation raisonnable de la peine et du temps de cueillette (1762, Lectures on jurisprudence, p. 25-58).

35 Par exemple dans un texte de 1821, p. 238 et p. 240.

36 Cette référence à un principe dutilité publique ne relève pas dune adhésion à lutilitarisme. On sait que Sismondi est en désaccord avec les fondements de la pensée de Bentham, dabord parce quil reconnaît la diversité des passions, non réductibles au seul intérêt, ensuite parce que lutilitarisme, selon lui, ne parvient pas à fonder lintérêt public. Lutilité publique se construit avec un peuple acteur dune volonté commune, à travers des principes constitutionnels ; elle peut alors sexprimer légitimement dans une législation. Sur cette question, voir surtout Bridel (2009).

37 Pour expliciter cette position particulière concernant la définition de la propriété à son époque, il faudrait comparer Sismondi avec les idéologues (cercle dAuteuil) comme Rœderer, Destutt de Tracy ou Say ; avec le cercle de Coppet auquel il a été profondément lié (Constant et Mme de Staël principalement), mais avec lequel il se différencie nettement sur cette question de la propriété ; avec les néophysiocrates encore puissants (Garnier particulièrement, auteur que Sismondi évoque plusieurs fois de manière critique) et enfin avec les écoles des réformateurs sociaux qui deviendront « socialistes » (saint-simoniens et owenistes pour lessentiel). Sur certaines de ces comparaisons, cf. Bellet & Solal (2018).

38 Les Livres III, IV et VII des Nouveaux principes peuvent encore servir de trame pour saisir le raisonnement de Sismondi.

39 Sur cette difficulté générale, et lélargissement considérable de la notion, cf. Xifaras (2004) : « Il faut en faire son deuil : nous ne savons plus avec exactitude ce que désigne le terme “propriété” » (p. 9) ; cf. aussi les travaux récents sur les « communs » (Cornu, M. & al. (éd.), 2017).