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Classiques Garnier

Introduction L’économie politique et la république

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Introduction

Léconomie politique et la république

Thierry Demals

Clersé – Université de Lille

Alexandra Hyard1

Clersé – Université de Lille

Dans une courte note parue en 1943 dans le Journal of Modern History James E. King2 repérait deux occurrences, présentées comme les premières, de lexpression économie politique au début du xviie siècle, lune chez Louis Turquet de Mayerne (1550-1618) et lautre chez Antoine de Montchrétien (1575-1621).

La lecture de leurs deux ouvrages est instructive. Dans La monarchie aristodémocratique, ou le gouvernement composé et meslé des trois formes de légitimes républiques (1611), quil destine à Henri IV puis, celui-ci mort, dédie à la République hollandaise, Turquet de Mayerne, de religion réformée, ne fait quun seul usage de cette expression dans un ouvrage de théorie politique. L« œconomie politique » concerne ici ladministration prudente dune collectivité et notamment laccès libre aux charges publiques. Montchrétien nemploie, lui aussi, quune seule fois lexpression dans le 112titre de son ouvrage, Traicté de lœconomie politique (1615). Un autre titre, Traicté œconomique du trafic, était, semble-t-il, envisagé pour le chapitre consacré au commerce3. Mais, à la différence de Turquet de Mayerne, il naborde pas le domaine de la constitution politique, il traite dobjets économiques – tels les arts mécaniques regroupant lagriculture et la manufacture, le commerce, la navigation, et des tâches du souverain –, tous étroitement insérés dans une problématique des relations internationales et de la rivalité des nations. Léconomie politique rassemble ainsi un certain nombre dobservations et de réflexions destinées à guider un souverain dont le but principal est dœuvrer à « la gloire, laugmentation et lenrichissement » de lÉtat (Montchrétien, [1615] 1999, p. 40). Cest à ce dernier, appelé également « magistrat » ou « pilote », quil revient détablir la « meilleure forme de gouvernement » (Montchrétien, [1615] 1999, p. 37). Cest donc une réflexion sur la politique économique de ce souverain et, en amont, sur ceux qui contribuent à accroître la richesse et qui sont à la source de sa puissance : « Laboureurs, Artisans et Marchands » (Montchrétien [1615] 1999, p. 46). Montchrétien précise que « lon ne sçauroit diviser lœconomie de la police sans démembrer la partie principale de son Tout. Et que la science dacquérir des biens … est commune aux Républiques aussi bien quaux familles… En leurs Traitez politiques ils [Aristote et Xénophon] ont oublié cette mesnagerie publique, à quoy les nécessités et charges de lEstat obligent davoir principalement égard » (Montchrétien [1615] 1999, p. 67). En bref, il y a du « ménagement » et de l« œconomie » dans la politique, expressions que lon peut encore lire dans le Dictionnaire universel dAntoine Furetière (1690)4.

Ainsi, en ce début de xviie siècle il est au moins deux usages différents de lexpression économie politique : dans un cas on associe ladministration de la cité en vue du bien commun à une question constitutionnelle, dans lautre on sabstient dune réflexion approfondie sur la constitution pour se concentrer sur ladministration des hommes et des choses. Il est également à noter que lexpression est reprise par plusieurs intellectuels protestants, juristes ou théologiens au cours de ce siècle et du suivant, tels Pierre Jurieu (1637-1713), Jacques Basnage de Beauval (1653-1723), Jean Aymon (1661-1734), ou encore le voyageur 113et diplomate Jean Chardin (1643-1713)5. Examinant le gouvernement de la Cour pontificale après la réforme tridentine et, pour le dernier, le gouvernement de la Perse, tous maintiennent peu ou prou la même définition : ladministration dun État et lexamen de ses rouages (ministres, secrétaires, intendants, économes, conseillers, etc.), la gestion politique, voire politicienne, de cet État.

Sans que cela soit explicitement formulé chez les auteurs précédemment cités, la distinction aristotélicienne entre loikonomia et la politeia (ce qui relève de la famille et ce qui relève de la cité), acceptée ou rejetée, reste une référence obligée. Cette distinction court jusquà Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) qui livre dans le tome 5 de LEncyclopédie de Diderot et dAlembert (1755) un article intitulé « Économie ou Œconomie (Morale & Politique) », publié à nouveau quelques années plus tard sous le titre Discours sur léconomie politique (1758). Dans cet article, Rousseau assimile l« Économie particulière ou domestique » à ladministration de la maison, cest-à-dire « le sage et légitime gouvernement de la maison, pour le bien commun de toute la famille » (Rousseau 1755, p. 337 ; 1758, p. 1), pour la distinguer aussitôt de l« Économie générale ou politique » ou, un peu plus loin, de l« économie publique6 ». Au sens de Rousseau et probablement dautres, la distinction entre loikonomia et la politeia repose sur lidée que les lois qui régissent lun et lautre domaine ne sont pas strictement les mêmes. Et placer léconomie politique sous lenseigne de la politique, cest considérer que les choses économiques ont du rapport avec la cité, pas seulement avec la famille.

Dans An Inquiry into the Principles of Political Œconomy (1767)7, Steuart (1712-1780) reprend également cette distinction entre le domaine de la famille et celui de lÉtat, mais en la complétant dune seconde entre ce qui relève de l« œconomy » et ce qui relève du « government » (Steuart, [1767] 1805, p. 2), deux fonctions qui ne doivent pas être confondues, aussi bien dans léconomie domestique que dans léconomie politique. De là aussi, la distinction entre le « steward », intendant ou régisseur, et le « lord », maître ou souverain. Cependant, sil est dans lÉtat une autorité supérieure qui établit les lois, cette autorité ne fait pas les lois qui lui plaisent. La différence notable entre une famille et un État, cest 114aussi quil ny a pas de « servants » dans lÉtat, car les hommes y sont libres. Léconomie politique concerne donc, non les familles, mais les sociétés où les hommes sont supposés libres – sans que cette liberté soit toujours bien définie et sans quil soit nécessairement précisé une forme spécifique de gouvernement ou de constitution8.

Recourant à une expression et une distinction similaires, Rousseau et Steuart ne se livrent cependant pas au même examen. Rousseau ne mène pas une enquête analytique et systématique sur les lois ou les phénomènes économiques, ni nenvisage un traitement de léconomie politique séparé de la politique. Dailleurs, écrit-il : « Je prie mes lecteurs de bien distinguer encore entre léconomie publique dont jai à parler ici et que jappelle Gouvernement, de lautorité suprême que jappelle Souveraineté, distinction qui consiste en ce que lune a le droit législatif et oblige, en certains cas, le Corps même de la nation, tandis que lautre na que la puissance exécutrice, et ne peut obliger que les particuliers » (Rousseau 1755, p. 338 ; 1758, p. 10-11). Rousseau traite dobjets économiques (richesse, commerce, agriculture, manufacture, luxe, impôts) mais dans un sens politique, en les associant à une réflexion sur légalité et la justice.

Léconomie politique systématique qui se profile au xviiie siècle (Quesnay, Turgot, Steuart, Verri, Smith, etc.) prend un chemin différent. Certes elle ne perd pas de vue la politique théorique, mais elle lui préfère la politique pratique : conseiller le législateur sur le meilleur moyen denrichir la nation. Elle nentend pas non plus se limiter à cet art, elle se veut une « science nouvelle » – expression employée par les physiocrates –, une science plus analytique à la recherche de lois générales ou de principes universels. Et dans ce cheminement elle se construit par opposition entre vrai et faux systèmes, vraie science et pseudo-sciences : par exemple chez Quesnay entre le système de la liberté du commerce et le système des commerçants, ou chez Smith entre le système de la liberté naturelle, le système mercantile et les systèmes agricoles9. Les manuels dhistoire de la pensée économique sont en général construits sur ce genre doppositions.

Dans The Free-holder, or Political Essays paru en 1716, le Whig Joseph Addison (1672-1719) emploie le terme republicanism pour sen distancier et 115laver son parti de laccusation de soutenir les positions anti-monarchistes des Commonwealthmen10. Le terme survient à nouveau dans les débats constitutionnels au lendemain de la Révolution française, par exemple dans Élémens du républicanisme (1793) du montagnard Jacques Nicolas Billaud-Varenne (1756-1819)11, dans Principles of French Republicanism Essentially Founded on Violence and Blood-Guiltyness (1793) du révérend Thomas Rennel (1754-1840), hostile au jacobinisme, ou encore dans Le Mercure britannique (1798) du genevois Jacques Mallet du Pan (1749-1800), nourri de la même hostilité : « linfluence quont sur les invasions du républicanisme cette nuée de maîtres décole, de précepteurs des nations, de disciples de Diderot & de Condorcet, dilluminés politiques, de législateurs enthousiastes, joignant lintolérance monastique à la rage des sectaires, réclamant la liberté des opinions tant que leurs opinions ne dominoient pas12 ».

Derrière ce terme se profile toute une histoire complexe qui remonte au moins à la tradition antique et à lidée dune politeia regroupant un ensemble de citoyens vivant sur un territoire donné, libres, mettant en partage des choses communes et participant à des degrés divers à certaines fonctions publiques. Si lon accepte cette simplification, le républicanisme se caractériserait par une insistance sur les thèmes suivants13 : celui du bien commun, celui de la participation des citoyens libres ou du peuple aux affaires communes, celui de la liberté protégée par la loi et celui du règne de la vertu.

Lune des questions rémanentes est celle du choix du régime de gouvernement. La république, cest-à-dire ce qui est mis en commun, na pas de constitution propre, elle peut en combiner plusieurs. De là, les propositions de constitutions mixtes ou modérées quon peut lire chez Aristote et Cicéron ou le commentaire de Montesquieu (1689-1755) sur la constitution anglaise de 1688. De là aussi, la vision bodinienne dune république nécessairement monarchique ou à lopposé cette définition 116par Montesquieu du gouvernement républicain comme aristocratique ou démocratique, mais par essence non monarchique. Ainsi, sommairement, deux conceptions du républicanisme apparaissent : le terme peut signifier, soit lato sensu une tradition de pensée ou une culture assumant la supériorité du bien commun et des affaires communes sur le bien et les affaires privés et promouvant les vertus civiques, soit stricto sensu un régime de gouvernement opposé au gouvernement monarchique.

Une seconde question récurrente est celle des vertus républicaines : ces vertus sont-elles menacées par le développement du commerce, le commerce est-il corrupteur des mœurs, comment intégrer ces vertus à une société commerçante, celle que léconomie politique au xviiie siècle présente comme une étape avancée de lhistoire des sociétés ? Le thème de la nature corruptrice, à tout le moins douteuse, du commerce lucratif est présent à des degrés divers dans la tradition républicaine antique. Aristote opposait léchange naturel pour suffire au besoin au commerce de revente, forme malsaine de la chrématistique, tandis que Cicéron distinguait entre un bon commerce apportant de partout un grand nombre de marchandises au pays et un mauvais commerce en apportant peu14. Des commentateurs, tels John G. A. Pocock, ont noté une résurgence des vertus républicaines antiques et une suspicion à légard du commerce dans ce quil est convenu dappeler lhumanisme civique des cités italiennes médiévales. Par cette expression, on entend une culture fondée sur lintérêt pour les affaires publiques et la vie politique et la revendication consécutive de la liberté politique15. Ils ont successivement décelé chez nombre dauteurs économiques du xviiie siècle un humanisme commercial, quils ont interprété comme une adaptation de lhumanisme civique à la société commerçante émergente16. Pour autant, lambivalence du commerce marque encore les esprits au xviiie siècle. On la retrouve par exemple chez Montesquieu, au cœur même de ce quAlbert Hirschman a appelé la « doctrine du doux commerce » : 117« partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces… On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures17 ». De même chez Rousseau ([1750] 1776, p. 19) : « Les anciens Politiques parloient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce & dargent. »

Une troisième question persistante est celle de liberté. La conception dune liberté protégée par la loi est ce qui constitue, pour nombre de commentateurs, lun des traits principaux du (néo)républicanisme et ce qui permet dopposer ce courant de pensée au libéralisme18. Il sagit pour ces derniers de repenser les auteurs modernes, non pas tant à travers deux visions distinctes de la liberté, celle des anciens et celle des modernes, ce qui reviendrait à faire du libéralisme le seul discours ou le seul langage de la modernité19, quà travers deux visions, celle de la liberté républicaine et celle de la liberté libérale. La première liberté serait définie par la non soumission à la volonté dun maître, labsence de domination publique ou privée. Elle connaîtrait sa première formulation dans la Rome républicaine, puis réapparaîtrait dans les cités italiennes médiévales avec le développement du commerce, enfin en Hollande et dans le monde anglophone. Elle serait revendiquée inter alios par les auteurs des Catos Letters20, mais aussi par Rousseau. Elle serait donc plus ancienne que la liberté libérale, appelée encore liberté négative, laquelle signifierait absence dinterférence. Par différence, la liberté libérale serait une liberté, non pas protégée par la loi, mais méfiante à légard de loi qui, simposant aux individus, peut restreindre leur domaine privé. Pour le libéralisme les individus sont libres dès lors quils effectuent des choix libres réglés par négociation et consentement mutuel21. La question de la liberté touche également à celle de la propriété privée et des droits individuels, traitée jusque là par le jusnaturalisme : le souci du bien commun nentraîne-t-il pas une limitation du droit de propriété privé par le droit de préservation ? Le langage républicain est-il exclusif du langage du droit naturel22 ?

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Quel rapport léconomie politique entretient-elle avec la politique en général et la république en particulier ? Ce domaine nest pas ignoré, même des systématisations économiques du xviiie siècle. Smith (1723-1790) présente léconomie politique – appelée dans ses Lectures on Jurisprudence « Police, Revenue and Arms » – comme une science dépendante et annexe de la science de lhomme dÉtat et du législateur qui traite de la jurisprudence et des formes de gouvernement23. Elle na pour objet apparent que de révéler au législateur les conditions denrichissement de son peuple et de lÉtat dont il a la charge. Sil se garde de préconiser une forme spécifique de gouvernement pour la société commerçante, Smith considère que les républiques hollandaise et vénitienne se sont tellement transmuées en ploutocraties et en oligarchies quelles ont perdu toute la substance des républiques antiques ([1776] 1976, V ii k 80, p. 906). Il est ainsi conduit à penser quà létape commerçante de lhistoire des sociétés, une république commerçante parcimonieuse est devenue aussi une forme de gouvernement rare quune monarchie parcimonieuse ([1776] 1976, V iii 3, p. 909). Poussé par ce scepticisme, il se replie sur la constitution mixte anglaise qui, malgré ses imperfections, lui semble moins pernicieuse pour la liberté. Partant dune définition similaire de léconomie politique, les physiocrates prônent létablissement dune monarchie économique pour les grands territoires agricoles et dune république pour les petits territoires.

Peut-on aisément distinguer une économie politique inscrite dans une vision républicaine de la société dune autre qui le serait dans une vision libérale ou, au contraire, faut-il considérer que ce genre de savoir mêle indistinctement des thèmes républicains et des thèmes libéraux ? Récemment certains commentateurs ont tenté de faire ressortir des formes de républicanisme dans les économies politiques respectives de François Véron de Forbonnais (1722-1800) et de Smith24. Forbonnais, souvent rangé parmi les mercantilistes, serait à bien des égards assez proche de positions libérales, à tout le moins de lhumanisme commercial – notamment dans sa valorisation de lintérêt privé, du principe de concurrence et de la liberté du commerce –, mais peut être également considéré comme un « néo-harringtonien » lorsquil traite des moyens de préserver la liberté 119des citoyens dans un contexte de rivalité commerciale des nations. De même, léconomie politique de Smith serait libérale en première lecture en raison de sa revendication dune liberté absolue du commerce, mais républicaine en seconde lecture (un « républicanisme libre-échangiste »), parce quelle associerait la liberté de lindividu à son indépendance matérielle et placerait cet individu dans un marché libre non soumis à des rapports de domination publique ou privée arbitraires et constants.

Les articles présentés dans ce symposium traitent de cette relation complexe entre léconomie politique et lidée républicaine. Jean-Fabien Spitz sinterroge sur la notion de bien commun et de propriété privée chez le jusnaturaliste Hugo Grotius (1583-1645). Que reste-t-il du commun, de lusage commun, de la propriété commune, une fois que la terre et les autres choses de la nature ont été appropriées le plus souvent privativement ? Sans conteste, Grotius élabore une théorie de la propriété individuelle dont lune des propositions est quil reste du commun après lappropriation privée : en dautres termes, le droit de propriété ne peut pas être considéré comme absolu, il est inclusif, il doit intégrer une dimension communautaire. Un droit lui reste supérieur : le droit de préservation ou de nécessité. Grotius en tire la conclusion quon peut demander à tout propriétaire qui nest pas dans le besoin et qui possède donc un surplus, le transfert, par une sorte de justice distributive, dune partie de ses biens ou ressources vers ceux qui sont dans le besoin.

Joël Ravix se propose de montrer que Francis Bacon (1561-1626) et William Petty (1623-1687), généralement classés parmi les auteurs mercantilistes, subissent linfluence de Machiavel et suivent un modèle politique qui ne sera pas celui imaginé par James Harrington (1611-1677) dans Common-wealth of Oceana (1656), inspiré de la république de Venise, mais plutôt le modèle romain pour ce qui concerne Bacon. Cest plutôt une réutilisation de certains thèmes machiavéliens par les deux écrivains anglais, tel le conflit, appliqués non plus sur le plan politique, mais sur le plan économique.

Catherine Larrère lisant Montesquieu sattache à une définition constitutionnelle de la république. Elle se propose de confronter Montesquieu à deux notions, le commerce républicain, et léconomie politique républicaine, en les reliant à une troisième notion, celle du territoire (petit ou grand, rural ou urbain). Elle fait ressortir que, tel que lentend Montesquieu, la science du commerce ne signifie pas science de léconomie politique, 120que le commerce peut être républicain comme monarchique et que le commerce républicain est urbain ou attaché à un petit territoire (parce quil ne peut exister de grands territoires républicains). Montesquieu ne fait pas une économie politique dans la mesure où il ne sengage pas dans une réflexion analytique et pratique sur les phénomènes économiques, mais sintéresse à lesprit du commerce, à la différence de Quesnay ou de Smith qui construisent une véritable économie politique, qui plus est, attachée à un grand territoire plutôt gouverné par une monarchie.

Pour Christopher Hamel, le républicanisme de Denis Diderot (1716-1784) ne correspond pas à ce que les commentateurs anglo-saxons appellent le républicanisme classique alléguant lincompatibilité du commerce et des vertus civiques. Cest un républicanisme proche de celui de Rousseau ou de Mably, ne remettant en cause ni le droit de propriété, ni la liberté des échanges, mais prétendant seulement en limiter les effets nocifs pour la collectivité. Ce républicanisme séclaire si on le replace dans une controverse opposant lencyclopédiste à Morellet (1727-1819) et aux physiocrates sur la question de la liberté (de circulation des grains et plus généralement des biens nécessaires) et de la propriété. Il nest pas assis sur un projet de constitution spécifique, mais sur le sentiment de la supériorité du bien commun sur lintérêt privé et le droit individuel de propriété, et sur la nécessité dune intervention publique pour protéger les plus démunis au nom de légalité morale.

Michel Bellet et Philippe Solal examinent le droit de propriété dans lœuvre de Sismondi (1773-1842). Comme chez Grotius et Diderot, ce droit individuel, largement accepté, contient sa propre limite. La propriété est définie comme une « usurpation heureuse » ou encore un mal nécessaire. Le thème de lusurpation fait penser naturellement à Rousseau qui conçoit la propriété comme illégitime et malheureuse. Cette usurpation est heureuse et légitime si elle permet daccroître les richesses de la nation. Le thème de lappropriation privée comme mal nécessaire fait penser à Smith. Ainsi, Bellet et Solal perçoivent-ils deux influences, celle de Rousseau et celle de Smith, sur léconomie politique de Sismondi, articulées de la manière suivante : le droit inégalitaire de propriété est acceptable sil en résulte des effets économiques positifs pour la collectivité et sil permet de proportionner la production et la consommation. Sil ne permet dy parvenir, alors le thème rousseauiste (maîtriser les inégalités) prend le pas sur le thème smithien (admettre lusurpation).

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1 Les articles qui constituent ce numéro spécial sont issus dune Journée détudes tenue le 19 décembre 2017 sous les auspices de la MESHS, Maison Européenne des Sciences de lHomme et de Lille-Nord de France, dans le cadre dun projet émergeant « Y a-t-il une économie politique républicaine ? ». Nous tenons à remercier chaleureusement la MESHS pour son soutien. Pour toute correspondance : Univ. Lille, CNRS, UMR 8019 – CLERSÉ – Centre Lillois dÉtudes et de Recherches Sociologiques et Économiques, F-59000 Lille, France.

2 King (1948, p. 230-231).

3 Voir Billacois dans son introduction au Traicté ([1615] 1999, p. 9) ; et aussi Perrot (1992, p. 63-66).

4 Voir Furetière (1690, t. 2, p. 766).

5 Voir Jurieu (1683), Basnage de Beauval (1719), Aymon ([1707] 1726) et Chardin (1735).

6 Pour un examen récent de larticle de Rousseau, voir Bernardi (2002), Spector (2017).

7 Louvrage est repris dans Works (1805, vol. 1, chap. i).

8 Montchrétien, ([1615] 1999, p. 63) soutient également que la France quil veut servir est « le vray domicile de la liberté » et que « lesclavage ny trouve point de lieu ».

9 Quesnay (2005, vol. 1, p. 302) ; Smith ([1776] 1976, IV, Introduction, p. 428 et ix, p. 663).

10 Cest-à-dire, selon Addison (1716, p. 158) : « some odious Common-wealth Principles », « a disaffection to Kings and kingly Government with a proneness to rebellion. » Par ce terme, Pocock (1985, p. 32 ; 1998, p. 51) fait référence à une réaction contre létablissement dun régime oligarchique Whig suivant la Révolution de 1688 orienté, non vers le pays, mais vers le commerce, la finance et la conquête impériale.

11 Voir Spitz (2000, p. 22-23).

12 Mallet du Pan (vol. 1, No 6, 10 novembre 1798, p. 420 ; et aussi No 4, 10 octobre 1798, p. 299 : « les inepties philosophiques du moderne républicanisme »).

13 Pour une définition plus complète, voir par exemple la synthèse dAudier (2014).

14 Aristote ([s.d.] 1960, liv. I, 1257a). Cicéron ([44 av. J.-C.] 1965, liv. 1, xlii, 151, p. 185).

15 « Bürgerhumanismus », terme employé par Hans Baron (1955). Le terme est ensuite repris par Pocock.

16 Pour Pocock (1985, p. 50 ; 1998 p. 72), lhumanisme commercial est compris comme une altération de lhumanisme civique, valorisant des relations humaines tournées vers sur le commerce et des arts comme moyens de policer, civiliser les mœurs plutôt des relations humaines valorisant les vertus civiques. Lhumanisme commercial correspond à une forme de républicanisme libéral.

17 Montesquieu ([1748] 1964, liv. XX, chap. i, p. 651). Voir Hirschman (1977, p. 60 ; 1980, p. 58).

18 Voir par exemple Pettit ([1997] 2004) ; Skinner ([1998] 2000) ; Viroli ([1999] 2011).

19 Constant ([1819] 1980) ; Berlin (1969).

20 Lettres publiées par Trenchard et Gordon ([1723-1724] 1995).

21 Voir Pettit (2018).

22 Voir Bélissa, Bosc & Gauthier (2009).

23 Smith ([1776] 1976, IV, Introduction, p. 428) ; voir aussi Winch (1996, p. 21-22 ; et aussi 1978).

24 Voir larticle de Skornicki (2014, p. 86-87) et celui de Casassas (2015, p. 132-135).