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Classiques Garnier

Francis Bacon and William Petty Another Republican Political Economy?

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue d'histoire de la pensée économique
    2019 – 2, n° 8
    . varia
  • Author: Ravix (Joël Thomas)
  • Abstract: The article shows that Francis Bacon and William Petty develop a republican political economy different from that of James Harrington. Its particularity is to rely on the notion of conflict borrowed from Machiavelli. However, the dynamics generated by this conflict do not concern the political domain of the domination of the nobles over the people, but the economic domain insofar as it is linked to the production and distribution of wealth.
  • Pages: 153 to 183
  • Journal: Journal of the History of Economic Thought
  • CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN: 9782406098454
  • ISBN: 978-2-406-09845-4
  • ISSN: 2495-8670
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09845-4.p.0153
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-17-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Republicanism, conflict, Francis Bacon, James Harrington, Machiavelli, William Petty
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Francis Bacon et William Petty

Une autre économie politique républicaine ?

Joël Thomas Ravix

Université Côte dAzur,

CNRS-GREDEG

Ce sont de piètres découvreurs ceux qui pensent quil ny a point de terre là où ils ne voient que la mer

Francis Bacon (1605)

Introduction1

Les diverses analyses qui sintéressent à lorigine des liens entre économie politique et républicanisme se concentrent principalement sur la période historique qui sétend de la Glorieuse révolution de 1688 à la Révolution française (Pocock, 1975, 1985 ; Pincus, 2011). Deux raisons principales semblent venir expliquer cet état de choses. La première se situe sur le plan de lanalyse politique puisque les commentateurs admettent généralement quil nexistait aucun signe perceptible de républicanisme en Grande-Bretagne avant la guerre civile de 1642 et que « seuls leffondrement de la monarchie et la guerre civile permirent de franchir cette étape » (Pocock, 1975, p. 355). Ce serait donc la première révolution anglaise qui serait à lorigine de lémergence dun discours 154républicain sinspirant « de lhumanisme civique et du républicanisme machiavélien » (ibid., p. 385), dont la figure de proue serait James Harrington, lauteur de The Commonwealth of Oceana (1656). La seconde raison se situe sur le terrain de lanalyse économique où les divers discours de la première moitié du xviie siècle, portant sur la richesse et le commerce, sont habituellement regroupés sous lappellation générique de mercantilisme. Même si les historiens de la pensée économique contestent quelquefois la pertinence de ce qualificatif ou prennent en compte certains travaux sur le républicanisme, ils négligent généralement les clivages idéologiques ou politiques qui fondent ces discours (Marquer, 2012 ; Magnusson, 2015).

Pourtant, lorsque John G. A. Pocock remarque que « Harrington fut un républicain classique, le premier humaniste civique dAngleterre et un penseur machiavélien » (Pocock, 1977, p. 24) et quil ajoute que « sans doute, dautres avant lui avaient conçu la politique anglaise dans les mêmes termes » (ibid.), il se contente de rappeler un constat déjà fait dans un ouvrage antérieur, où il se limitait simplement à signaler le cas de Francis Bacon, sans plus de commentaire (Pocock, 1975, p. 354). Toutefois, si la question des liens entre Bacon et Machiavel a été ultérieurement approfondie, cest uniquement à propos de la notion de grandeur (Peltonen, 1995 et 1996 ; Weber, 2003) ; en négligeant complètement celle du « conflit civil comme moteur dun État libre et puissant » (Lefort, 1978, p. 232), qui caractérise pourtant la démarche de Machiavel et fonde une autre tendance du républicanisme (Audier, 2005)2. Bien quen partie explorée à travers le clivage entre le modèle républicain de Rome et celui de Venise (Audier, 2015, p. 26-30), les implications de cette notion de conflit en matière déconomie politique nont semble-t-il jamais été véritablement abordées.

Lobjet de cet article est den proposer une première esquisse en montrant que cette notion de conflit a été mobilisée non seulement par Francis Bacon mais aussi par William Petty, pour structurer leurs discours économiques respectifs dont la particularité est demprunter une voie différente de celle ouverte par Harrington et prolongée par les 155auteurs néo-harringtonniens (Pocock, 1975, ch. xiii). Pour préciser la nature de la bifurcation empruntée par Bacon et Petty, il sera nécessaire de rappeler dans un premier temps les raisons qui font que, en préférant le modèle de Venise à celui de Rome, Harrington se sépare de Machiavel. Il sera alors possible dans un deuxième temps de montrer quen investissant au contraire ce même modèle romain, Francis Bacon élabore les prémisses dune autre économie politique reposant sur un conflit entre une classe active et une classe oisive. Enfin, la troisième partie sera consacrée à William Petty qui, en reprenant lidée du conflit entre actifs et oisifs pour létendre aux questions de mesure de la richesse publique et de fiscalité, prolonge la démarche de Bacon dans le cadre dune analyse économique plus structurée.

I. Rome et Venise,
deux approches différentEs de léconomique

Le modèle de république élaboré par James Harrington sinspire directement de la république de Venise dont il admirait la perfection et la stabilité parce quelle avait su garder « les yeux fixés sur lancienne prudence » (Harrington, 1656, p. 229). Cette ancienne prudence est celle qui fait du gouvernement « un art par lequel une société civile est constituée et maintenue sur des bases de droits et dintérêts communs ; ou, pour suivre Aristote et Tite-Live, cest lempire des lois et non celui des hommes » (ibid.). Harrington lui oppose « la prudence moderne, [qui] est un art par lequel un homme, ou quelques hommes, soumettent une ville ou une nation et la conduisent selon leur intérêt particulier » et dans ce cas, ce qui prévaut, cest « lempire des hommes et non celui des lois » (ibid., p. 229-230). Cest donc en adoptant lancienne prudence, qui est aussi celle à laquelle il associe Machiavel3, que Harrington se propose de reconstruire le concept de république à partir de la distinction classique entre trois formes de gouvernement.

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Le gouvernement, selon les anciens et leur savant disciple Machiavel, le seul politicien des derniers siècles, est de trois sortes ; celui dun seul, des meilleurs, ou de tous : les noms sous lesquels ces différents gouvernements sont les plus connus, sont la monarchie, laristocratie, et la démocratie (ibid., p. 231).

Cependant, pour Harrington, toutes ces formes de gouvernements sont susceptibles de « dégénérer », car elles sont sujettes à la corruption dès lors que ceux qui gouvernent sont conduits par les passions et non par la raison : « Cest pourquoi, comme la raison et la passion sont deux choses, de même le gouvernement de la raison en est une, et la corruption du gouvernement par la passion une autre (…). La corruption de la monarchie est donc appelée tyrannie, celle de laristocratie oligarchie, celle de la démocratie anarchie » (ibid.).

Cette typologie est construite à partir de lidée que les principes de tout gouvernement sont soit internes, soit externes. Les premiers sont les « biens de lesprit » qui regroupent les vertus naturelles ou acquises comme la sagesse, la prudence et le courage ; les seconds sont les « biens de la fortune » qui désignent les richesses. Or ces deux types de biens ne relèvent pas de la même catégorie puisque « les biens de lesprit répondent à lautorité ; ceux de la fortune à la puissance ou à lempire » (ibid., p. 232). Cette distinction entre pouvoir et autorité est essentielle pour Harrington car elle lui permet de trouver dans la richesse, et plus précisément dans la propriété de la terre, la source du pouvoir. Il observe en effet que « celui qui a besoin de nourriture est le serviteur de celui qui le nourrit, un homme, donc, qui nourrit tout un peuple, le tient sous son empire » (ibid., p. 232). Harrington attribue ainsi au pouvoir politique un fondement qui peut être qualifié déconomique (Polin, 1952) : cest le partage des terres ou ce quil nomme « la balance de la propriété » qui définit selon lui « la nature de lempire », cest-à-dire qui donne sa forme au gouvernement.

Si un homme est unique seigneur dun territoire, ou balance la propriété du peuple, (…), alors il est grand seigneur (…) et son empire est une monarchie absolue. Si quelques hommes, ou une noblesse, ou une noblesse et un clergé balancent la propriété du peuple, cest la balance gothique, (…), et lempire est une monarchie mixte (…). Si tout le peuple possède les terres dune manière si divisée, quaucun homme, ou un certain nombre dhommes, ne puissent, avec le compas de laristocratie le balancer, lempire alors (sans le concours de la force) est une république (ibid., p. 233).

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Deux implications découlent de cette conception. La première est lobligation de promulguer une loi agraire pour stabiliser le partage des propriétés foncières, de manière à garantir la pérennité de la république en empêchant un retour à linégalité des patrimoines. Elle a pour corollaire que largent ou la richesse mobilière ne saurait jouer ce rôle car, « pour que la propriété fonde un empire, il faut quelle ait quelques bases ou quelques racines, ce qui ne peut avoir lieu que pour celle des terres, lautre nétant fixée que sur les ailes du vent » (ibid.). La seconde implication est que cette conception accorde un rôle essentiel aux propriétaires fonciers et donc implicitement à la noblesse. Harrington reconnaît à ce propos sécarter de Machiavel – qui au contraire oppose le peuple à la noblesse – en lui reprochant de ne pas avoir compris le principe de la balance de la propriété.

Machiavel a manqué ce point, très fortement et très dangereusement ; ne sapercevant pas avec clarté que, si une république est tourmentée par la petite noblesse, cest à cause de son trop grand nombre ; il parle de cette noblesse comme lennemi du gouvernement populaire, et de celui-ci comme de lennemi de cette noblesse (ibid., p. 236-237).

Harrington est au contraire convaincu quil ne peut y avoir de conflit dès lors que la balance est respectée et que le pouvoir est bien en rapport avec la propriété. Ce nest que dans le cas inverse que le gouvernement repose sur la violence et se corrompt, car il perd alors son caractère naturel pour devenir tyrannique, oligarchique ou anarchique.

À la différence du pouvoir, lautorité participe des biens de lesprit et « le législateur qui peut, dans son gouvernement, les unir à ceux de la fortune, approche de louvrage de Dieu » (ibid., p. 240). Toute la difficulté pour parvenir à ce résultat provient du fait que lâme de lhomme nobéit pas uniquement à la raison, mais quelle est également soumise aux passions : « deux puissantes rivales qui se la disputent continuellement » (ibid., p. 241). Si les passions forment le vice et engendrent le mépris et la honte, la raison produit au contraire la liberté et la vertu tout en procurant lhonneur et lautorité sur les autres. Il en va de même pour le gouvernement qui est lâme dune nation ou dune cité. Harrington peut alors poser lhypothèse que, dans toute société dhommes, il apparaitra toujours « quun tiers sera plus sage, ou moins fou que tout le reste » (ibid., p. 245) et ce tiers servira de guide aux autres. Cette portion de 158la population, qui correspond à « une aristocratie naturelle que Dieu lui-même a répandue parmi les hommes » (ibid.), doit former le Sénat. Chez Harrington le Sénat présente une double caractéristique : dune part, ses membres ne sont pas choisis par droit héréditaire ni en raison de leur fortune, mais « par élection, à cause de lexcellence de leurs qualités qui servent à augmenter linfluence de leur vertu ou de leur autorité, et à conduire le peuple » (ibid., p. 246) ; dautre part, il a pour unique fonction de débattre des intérêts de la république, de sorte que « les décrets du Sénat ne sont jamais des lois, ni appelés ainsi mais senatus-consulta : après les avoir mûrement formés, il est de son devoir de les soumettre au peuple » (ibid.).

Mais, si cest lassemblée du peuple qui choisit les lois proposées par le Sénat, il faut encore indiquer qui les fera exécuter. Pour Harrington, cest la « magistrature » qui est en charge de cette fonction et « cest dans ces trois ordres habilement liés entre eux que consiste la république ; le Sénat propose, le peuple décide, et le magistrat exécute » (ibid., p. 247). Ce dispositif, qui se présente comme un mélange « habile » de monarchie, daristocratie et de démocratie, vise à soustraire la république à toute forme de corruption et de conflit pour assurer sa perpétuation. Là encore contre Machiavel, Harrington affirme quune distinction essentielle doit être faite entre une république égale et une république inégale.

Car faire une république inégale, cest la diviser en différents partis, qui sont dans des querelles continuelles, un des partis cherchant à conserver sa prééminence et linégalité, lautre faisant ses efforts pour atteindre à légalité. Ce fut là ce qui fit naître à Rome les débats perpétuels entre le peuple et la noblesse ou le Sénat. Mais dans une république égale, il ne peut pas plus y avoir de discorde quil ny a de surbalance entre des poids égaux ; cest pourquoi, dans la république de Venise, dont la Constitution est la plus égale de toutes, il ne séleva jamais aucun débat entre le Sénat et le peuple (ibid., p. 256).

Aussi, pour être parfait, ce modèle doit encore préciser le principe de la rotation qui correspond au renouvellement périodique de lensemble ou dune partie des membres des différentes assemblées et de la magistrature par « lélection ou les suffrages du peuple ». Harrington ajoute que « le contraire est la prolongation de la magistrature, ce qui arrête la rotation et détruit la vie ou le mouvement naturel de la république » (ibid., p. 257). En fait, comme lindique Pierre Lurbe, lorsque la république est égale, ce nest pas parce que les citoyens seraient fondamentalement égaux, 159« mais cest parce quelle est fondée sur un fonctionnement régulier de ses institutions à travers le temps qui la rend substantiellement identique à elle-même » (Lurbe, 2007, p. 96). Plus que légalité, cest en fait léquilibre ou lharmonie que recherche Harrington parce que pour lui, « il ny a rien de plus beau que de tirer du chaos, ou de la confusion, les ordres dune république bien organisée » (Harrington, 1656, p. 456). Il est donc contraint décarter lélément de contingence ou de hasard que Machiavel attachait à lidée de fortune, pour se limiter à concevoir « un monde de mouvement perpétuel, enfermé dans une paix permanente » (Scott, 1993, p. 162), dans lequel sa notion de « mouvement naturel » dune république nest au mieux quune illusion.

Le modèle de république élaboré par Harrington est donc radicalement différent de celui de Machiavel qui, hostile à la république aristocratique de Venise, opte au contraire pour le modèle de Rome, dont la caractéristique principale est de se construire en réaction aux « accidents de lhistoire » (Audier, 2015, p. 19). La rupture analytique introduite par Machiavel par rapport au républicanisme classique consiste ainsi à associer une conception cyclique de lhistoire à une approche agonistique du politique.

Dans leur évolution, les pays vont dordinaire de lordre au désordre, puis passent du désordre à lordre. Car, ne pouvant sarrêter, les choses du monde, lorsquelles arrivent à leur ultime perfection, ne peuvent plus sélever et doivent donc décliner. De même, une fois descendues et parvenues au fond à cause du désordre, ne pouvant plus descendre, elles sont contraintes de sélever. Ainsi lon descend toujours du bien vers le mal et lon monte du mal vers le bien (Machiavel, 1525, p. 829).

Le moteur de cette dynamique cyclique réside dans le conflit permanent qui oppose les grands et le peuple parce quils poursuivent des fins contradictoires : « En chaque cité lon trouve ces deux humeurs différentes ; cela naît de ce que le peuple désire nêtre ni commandé ni opprimé par les grands, et que les grands désirent commander et opprimer le peuple » (Machiavel, 1513, p. 133). Un tel conflit est essentiel pour la conservation de la république puisque Machiavel explique, à propos de ces deux humeurs, que « toutes les lois favorables à la liberté procèdent de leur opposition » (Machiavel, 1531, p. 196). Il rompt ainsi avec la tradition humaniste qui considérait que lintérêt supérieur de la cité résidait avant tout dans lharmonie sociale. Au modèle de Venise, 160il préfère le modèle de Rome, car « ceux qui condamnent les troubles advenus entre les nobles et la plèbe blâme ce qui fut la cause première de la liberté de Rome » (ibid.). Lagitation, les troubles, les tumultes sont donc indispensables au maintien et au développement de la république ; en dautres termes, « la république ne peut vivre et se développer que si elle nest pas en paix » (Guineret, 2006, p. 138).

Ce conflit des humeurs ne fait quexprimer chez Machiavel une articulation singulière du politique à léconomique. Selon le Secrétaire florentin, cest le développement de la richesse qui viendrait corrompre les républiques et provoquer leur ruine, parce quen favorisant linégalité entre les citoyens, elle entraînerait la perte de leur liberté. Il observe en effet que « ces cités où la liberté sest maintenue et le régime nest pas corrompu nadmettent pas quun de leurs citoyens vive comme un noble. Elles maintiennent en leur sein une parfaite égalité et sont très hostiles aux seigneurs et aux nobles vivant dans le pays » (Machiavel, 1531, p. 281).

Le terme de noble désigne les hommes riches et oisifs, cest-à-dire les hommes qui vivent largement des revenus de leurs propriétés, sans avoir besoin de travailler la terre ou davoir une autre profession. Or pour Machiavel, « ces gens-là sont nuisibles dans chaque république et dans chaque pays ; mais plus nuisibles encore sont ceux qui, outre leurs biens susdits, ont encore des châteaux et des sujets sous leurs ordres. (…) Il en découle que, dans ces pays, il nest jamais apparu de république ni de régime libre, parce que ces sortes dhommes sont totalement opposées à toute liberté » (ibid.). Cest pour cette raison quil soutient lidée que la chose la plus utile dans une république consiste à maintenir les citoyens dans la pauvreté, de manière à garantir légalité, car « la pauvreté est plus féconde que la richesse, que lune a été lhonneur des cités, des pays, des religions et que lautre les a ruinés » (ibid., p. 426 et 427).

Cependant, lorsque Machiavel affirme que la richesse est la ruine des républiques, cest de la richesse privée dont il parle, celle des particuliers, et non de celle de lÉtat. Pour lui, en effet, « les républiques bien ordonnées doivent avoir de riches finances et des citoyens pauvres » (ibid., p. 253). Il convient néanmoins de relativiser ce constat pour deux raisons. Dune part, chez Machiavel la pauvreté nest pas synonyme de dénuement mais de frugalité puisquil cite à lappui de sa démonstration lexemple de Cincinnatus et le fait quà lépoque de la république 161romaine, « la pauvreté nempêchait personne daccéder à une fonction ou à une dignité et que lon allait cherchait le mérite sous quelque toit quil habite » (ibid., p. 426). Dautre part, il nest pas fondamentalement hostile à lidée que le développement économique puisse être favorisé.

Un prince doit encore montrer quil aime les talents en donnant lhospitalité aux gens de talent, et honorer ceux qui excellent dans une profession. Ensuite, il doit encourager ses concitoyens à pouvoir exercer paisiblement leurs métiers, dans le commerce, lagriculture et tout autre métier des hommes ; que lun ne craigne pas dembellir sa propriété de crainte quelle lui soit ôtée, ni lautre douvrir un nouveau trafic par peur des impôts ; mais il doit prévoir des récompenses pour qui veut faire ces choses et pour quiconque pense dune façon quelconque à développer sa cité ou son État (Machiavel, 1513, p. 168-169).

Il nen reste pas moins que, même si elles sont instituées sur ces bases, de telles républiques ne sauraient résister aux hasards de la nécessité et de la fortune.

La nécessité vous contraint à de nombreuses choses auxquelles la raison ne vous pousse pas. Si bien que, ayant organisé une république capable de se maintenir sans sagrandir, si la nécessité vous contraint à le faire, ses fondements seront détruits et elle sécroulera promptement. Dautre part, si le ciel lui est assez favorable pour quelle nait pas à faire la guerre, il en résultera que loisiveté lamollira ou la divisera. Ces deux choses ensemble, ou chacune séparément, seront cause de sa ruine (Machiavel, 1531, p. 203).

Loisiveté engendrée par la richesse et le luxe soppose donc à laction et vient corrompre le fondement de la république, qui doit reposer sur la vertu civique, seul moyen de résister au cycle de la fortune4. Machiavel note en effet quil est impossible à un État de vivre en paix et de jouir de sa liberté, car, sil nattaque pas les autres, il sera attaqué, et sil na pas dennemi extérieur, il le trouvera chez lui en raison de lopposition entre les grands et le peuple. Le conflit des humeurs se double donc de la possibilité toujours présente dun conflit extérieur, qui requiert que lÉtat soit institué en vue de la guerre et non de la richesse, que les citoyens soient armés et que lart de la guerre soit lunique objet du 162Prince (Faraklas, 1997). Il ne fait aucun doute pour Machiavel que la vertu militaire est le plus sûr moyen de dompter la fortune, car « là où il y a une bonne armée, il faut quil y ait de bonnes institutions et quil est bien rare alors que la fortune ne soit pas favorable » (Machiavel, 1531, p. 196). Le rôle négatif assigné à la richesse le conduit donc à affirmer :

Il ne peut y avoir didée plus fausse que lopinion générale selon laquelle largent est le nerf de la guerre. (…) ce nest pas lor, comme le proclame lopinion générale, qui est le nerf de la guerre, mais les bons soldats. Lor ne suffit pas à trouver de bons soldats, mais ceux-ci suffisent à trouver de lor (Machiavel, [1531] 1996, p. 314-315).

En sécartant ainsi de lopinion commune, Machiavel ouvre bien la possibilité de concevoir léconomie politique, même sil nexplore pas véritablement ce nouveau champ. Cest dans cette perspective que vient sinscrire la réflexion économique de Francis Bacon.

II. Le conflit dans la réflexion économique
de Francis Bacon

Comme Machiavel, Francis Bacon considère que lenrichissement des États engendre progressivement laffaiblissement de leur vertu guerrière originelle qui annonce leur déclin et conduit pour finir à leur ruine : « Quand un État belliqueux devient mou et efféminé, on peut être assuré de la guerre ; car ces États se sont dordinaire enrichis dans le temps quils dégénéraient, et le butin est une tentation à la guerre que le déclin de leur valeur encourage » (Bacon, 1625, lviii, p. 299). Tout lenjeu de lart de gouverner est alors de savoir comment parvenir à ralentir ce mouvement inéluctable. Les questions économiques se retrouvent donc placées au cœur de la science du gouvernement. Dans son ouvrage De la dignité et de laccroissement des sciences (1623), Bacon assimile lart de gouverner à « la doctrine de ladministration de la république ; doctrine dans laquelle est comprise léconomique, comme la famille lest dans la cité » (Bacon, 1623, viii, 3, p. 234). Il précise également que « toutes les espèces de moyens dont se compose lart de gouverner, embrassent 163trois offices politiques ; savoir : 1o celui de conserver un État ; 2o celui de le rendre heureux et florissant ; 3o celui de lagrandir et den reculer les limites » (ibid.).

Considérant cependant que les deux premiers offices ont déjà été étudiés, Bacon se restreint au troisième, en proposant « un traité sommaire de lart de reculer les limites dun empire ». Ce court traité se présente comme une synthèse didées quil a développées antérieurement, dabord dans sa « Lettre au Roi Jacques, sur la véritable grandeur du Royaume de Grande-Bretagne » (1608) et ensuite dans son essai « De la véritable grandeur des États et des royaumes », paru dans lédition de 1612 de ses Essais de morale et de politique. La récurrence de ce thème en souligne toute limportance, car aux yeux de Bacon la poursuite de la grandeur se présente comme le seul véritable moyen de résister aux vicissitudes des choses, qui font que « les États sont exposés à deux dangers : au dehors linvasion, au dedans la révolte » (Bacon, 1608, p. 756). Face à ces deux conflits, Bacon est convaincu que : « Au dedans, la justice est la meilleure garantie ; au dehors, soyez prêts à la guerre, cest le plus sûr moyen davoir la paix » (Bacon, 1616, p. 773).

La difficulté que pose le conflit extérieur est de savoir comment se prémunir contre la menace réelle ou potentielle des pays voisins. Bacon considère que, dans ce domaine, il est impossible de donner de règles générales en raison de la très grande diversité des situations. Il précise néanmoins quil y en existe une « qui vaut dans tous les cas, savoir de faire bonne garde, afin que nul de ces voisins, par laccroissement de son territoire, par lextension de son commerce, par des empiètements, etc., ne sagrandisse jusquà devenir plus gênant quil nétait » (Bacon, 1625, xix, p. 99). Toutefois, si la vigilance est nécessaire, elle nest pas suffisante, et il est indispensable de considérer que « La juste crainte dun danger menaçant est une cause légitime de guerre » (ibid., p. 101). Aussi, le plus sûr moyen de prévenir la menace dune autre nation est de léviter en frappant le premier. Chercher à agrandir ou à reculer les limites de son État se présente donc bien comme le moyen dont doivent user les souverains pour se garder des vicissitudes des choses et des hasards de la fortune. Il est toutefois important pour ces derniers de ne pas se tromper, car « il ny a rien dans les affaires politiques qui soit plus sujet à lerreur que lévaluation vraie et le jugement exact de la puissance ou de la force dun État » (Bacon, 1625, xxix, p. 151 et 153).

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Toutefois, Bacon précise que sur cette question, ce ne sont pas fondamentalement les forces matérielles qui comptent ; mais bien la vertu guerrière des hommes. Sa conception est ainsi très proche de celle de Machiavel puisquil affirme que, « pour la grandeur et la domination, il importe avant tout quune nation fasse du métier des armes lessentiel de son honneur, de son étude et de son occupation » (ibid., p. 161). Il nest donc pas surprenant que Bacon en appelle explicitement à lautorité de Machiavel pour récuser lidée que largent serait le nerf de la guerre.

Lopinion de Machiavel nest pas non plus à mépriser, surtout quand on pense quil avait sous les yeux lexemple de son pays et de son siècle. Il se moque de ce vulgaire préjugé fondé sur un discours de Mutianus, lieutenant de Vespasien, qui disait que largent est le nerf de la guerre ; Machiavel dit que cest une dérision, et quil ny a pas dautres nerfs de guerre que les nerfs et les muscles des hommes qui savent se battre, et que jamais peuple pauvre et vaillant neut à lutter contre un peuple riche sans lui faire payer au moins tous les frais de la guerre (Bacon, 1608, p. 759).

Cette indispensable vocation guerrière nimplique pas cependant que Bacon dédaigne complètement le rôle de la richesse. Bien au contraire, même sil reconnaît que dans la définition de la grandeur des États, « on attribue trop de valeur aux richesses et aux revenus » (ibid., p. 756), il affirme néanmoins que la richesse ne doit pas être négligée, parce quelle aide et soutient la poursuite de la grandeur.

Je ne saurais mieux dénommer les richesses que les bagages de la vertu. Le mot latin est meilleur encore : impedimenta, entraves ; car la richesse est pour la vertu ce que sont pour une armée ses bagages. On ne peut sen passer, ni les abandonner, mais ils empêtrent la marche ; et parfois même le soin quon y accorde fait perdre ou dérange la victoire (Bacon, 1625, xxxiv, p. 183).

Grandeur et richesse sont dès lors étroitement associées puisque le but de la véritable grandeur des royaumes et des républiques est « dagrandir un État en force, en richesse et en succès » (ibid., xxix, p. 151). Aussi, Bacon réaffirme la nécessité de maintenir une bonne proportion entre les grands et le peuple, car « dans les pays où les gentilshommes sont trop nombreux, la classe moyenne sera avilie ; et on en arrivera à ceci quil ny aura pas un homme sur dix pour porter le casque, notamment dans linfanterie, qui est le nerf dune armée » (ibid., xxix, p. 155-157). Il souligne également limportance quil convient daccorder à la répartition 165de cette richesse pour éviter quelle saccumule entre les mains des nobles et des gentilshommes. Dans cette perspective, il fait léloge de la politique du roi Henry VII, qui est parvenue à « instituer des domaines et des fermes dun même modèle – cest-à-dire possédant une proportion fixée de terres capables de nourrir et de maintenir les sujets dans une aisance suffisante et dans une condition libre, et de laisser la charrue aux mains des propriétaires au lieu de simples journaliers » (ibid., p. 157).

Chez Bacon, le niveau international vient donc simbriquer dans le niveau national puisque lorganisation de la propriété terrienne a une incidence directe sur la grandeur militaire. De même, toute conquête ayant pour effet détendre le territoire national, soulève la question de sa gestion. Ici encore, Bacon reprend Machiavel et oppose comme lui la politique de Rome à celle de Sparte. La Grande-Bretagne doit en effet suivre le modèle romain, non seulement en naturalisant les étrangers, mais aussi dans son « usage de fonder des colonies », que Bacon présente comme le chemin assuré de la grandeur. À propos de cette question, à laquelle il consacre son essai xxxiii, Bacon ajoute que « cest chose honteuse et funeste que de prendre lécume dun peuple et des condamnés pervers pour en faire des colons » (ibid., xxxiii, p. 179). Il conçoit au contraire la colonisation comme une sorte dextension de la nation dorigine, puisquil tient « les colonies nouvelles pour les enfants des anciens royaumes » (ibid., p. 177), auxquelles il faut donc laisser le temps de se développer.

Enfin, limbrication de linternational dans le national se retrouve dans son analyse du commerce extérieur. Pour Bacon, en effet, ce nest pas le commerce extérieur qui est important, mais le commerce intérieur, car « cest celui-là qui est essentiel, qui fait vivre les sujets du royaume, et qui est la base de celui que lon fait à létranger. (…) Si le premier a pour but le nécessaire, le dernier a en vue lutile et lagréable » (Bacon, 1616, p. 775). Pour autant, il ne vante pas les mérites de lautarcie puisquil assimile lexpansion commerciale à lexpansion territoriale. Sil ne fait aucun doute quétendre son territoire ne peut se faire quau détriment du territoire de son voisin, il en va de même avec le commerce : « La prospérité dun État doit se faire aux dépends de létranger puisque ce qui est gagné dun côté doit être perdu dun autre » (Bacon, 1625, xv, p. 77). Le commerce extérieur étant une source de richesse, il contribue directement à la grandeur de la nation à condition dêtre pratiqué avec sagesse.

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Ce royaume sest depuis quelques années considérablement enrichi par le commerce extérieur. Si ce commerce se fait avec sagesse, il ne peut manquer de devenir une source inépuisable de richesses. Il faut pour cela avoir soin que lexportation surpasse limportation en marchandises ; autrement nous serions obligés de payer la différence en argent (Bacon, 1616, p. 776).

La sagesse dont parle Bacon requière lapplication de deux principes essentiels : dune part, « il faut surtout se garder dautoriser des monopoles sous de spécieux prétextes de bien public. Le monopole est le chancre du commerce » (ibid., p. 776) ; dautre part, il faut être attentif à la balance du commerce, car « de cette manière la richesse du royaume augmentera sans cesse, puisque la balance nous sera payée en argent monnayé » (ibid., p. 778).

Plus généralement, Francis Bacon considère que lenrichissement par le commerce extérieur passe nécessairement par un développement de léconomie nationale et principalement par une amélioration des conditions de production de lagriculture. Pour lui, « il ny a pas de meilleur placement dargent. Le roi ne peut reculer les bornes de son royaume insulaire, mais il peut en doubler les revenus et la population par un bon système dagriculture » (ibid., p. 778-779). À cet avantage quoffre une agriculture florissante sajoute le fait que les agriculteurs font généralement dexcellents soldats, « notamment, nous dit Bacon, dans linfanterie, qui est le nerf dune armée » (Bacon, 1625, xxix, p. 157), et ceci dautant plus quils sont indépendants, cest-à-dire de condition libre et propriétaires de la terre quils cultivent. Il conseille donc de laisser tous les métiers délicats aux étrangers et de cantonner lessentiel du peuple dans les travaux relevant des catégories suivantes : « Laboureurs du sol, domestiques libres, et ouvriers des métiers virils et vigoureux : forgerons, maçons, charpentiers, etc. » (ibid., p. 161).

Limportance attribuée à léconomie nationale conduit Bacon à poser en termes nouveaux les problèmes relatifs aux risques de conflit intérieur. Si comme la plupart de ses contemporains il trouve lorigine « des troubles et des séditions » dans « le dénuement et la misère de la nation » (Bacon, 1625, xv, p. 75), il ne se limite pas à en faire le constat mais en attribue lorigine à la manière dont la richesse se distribue entre les nobles et le peuple. Or, ces deux groupes ne jouent pas le même rôle dans le processus de production de la richesse.

167

En règle générale, il faut veiller à ce que la population dun royaume (surtout si elle nest pas fauchée par les guerres) nexcède pas la production du pays évaluée seulement par le nombre, car un nombre moindre, dépensant plus et gagnant moins, use une nation plus vite quun nombre supérieur vivant plus frugalement et produisant davantage. Cest pourquoi laccroissement de la noblesse et des autres degrés de laristocratie dans une proportion trop forte pour la masse du peuple réduit promptement un État au besoin ; de même lexcès du clergé, qui napporte rien au fonds commun ; et aussi lorsquil y a plus de clercs que les emplois nen peuvent absorber (ibid., p. 77).

La référence à un tel rapport entre la taille de la population et la quantité de richesse produite, montre que Bacon considère que seule une partie de la population est active ou productrice de richesse, tandis que lautre, qui regroupe la noblesse, le clergé et les clercs, est oisive. Ce résultat saccompagne dune autre idée importante, bien que plus implicite, qui est que la classe oisive serait entretenue par une sorte dexcédent ou de surplus de richesse résultant de la frugalité de la classe productive, cest-à-dire du peuple. Une partie de cette classe oisive est ainsi entretenue par les grands ou les nobles parce que ces derniers accaparent lessentiel de la richesse nette produite. En effet, « ces immenses fortunes ne se font que par labsorption de la substance du grand nombre, suivant ladage qui les compare à la rate, viscère qui ne se gonfle que quand le reste du corps languit et maigrit » (Bacon, 1608, p. 762). Doù la nécessité que la richesse ne soit pas détenue par un petit nombre de personnes et, en particulier, « accumulée entre les mains des nobles et des gentilshommes », mais bien quelle circule entre les différentes catégories qui composent la population active.

Cest tout le contraire dans les États dont le numéraire se trouve entre les mains des marchands, des bourgeois, des artisans, des tenanciers et des fermiers. Nos voisins des Pays-Bas men fournissent un exemple frappant ; car jamais, avec toute leur frugalité et leur industrie, ils nauraient pu soutenir daussi lourdes charges, si ce nétait quil y avait parmi eux une rivalité et une émulation de travail excitées par la distribution à peu près égale de la richesse entre un grand nombre de personnes, et encore que cette richesse nappartient pas exclusivement aux nobles, mais se trouve en grande partie entre les mains des travailleurs (ibid.).

Bacon défend donc la nécessité que la richesse se distribue largement au sein du peuple, favorisant ainsi une certaine égalité ; mais surtout que largent circule entre les mains des divers types de producteurs pour 168assurer le bon fonctionnement de lactivité économique de la nation. Ce nest que de cette manière que la richesse devient avantageuse à la société. Pour illustrer son propos, Bacon nhésite pas à affirmer que « largent est pareil au fumier, qui ne sert de rien sil nest épandu » (Bacon, 1625, xv, p. 77).

Or, lun des phénomènes qui empêche que largent se répande dans la population active, cest la persistance de lusure qui vient entraver le bon fonctionnement de lactivité économique, « car, sans ce paresseux métier de lusure, largent ne resterait pas oisif, mais serait pour une bonne part employé au commerce qui est la veine porte de la richesse dans lÉtat » (ibid., xli, p. 215). Pour empêcher que largent reste oisif, Bacon propose de faire une distinction entre deux formes dusure qui reposeraient sur linstauration de deux taux dintérêt différents : « Lun courant et ouvert à tous, lautre accordé seulement sur licence à certaines personnes et dans des places déterminées » (ibid.). Son idée consiste alors à réduire lusure qui relève de la consommation à un taux peu élevé de cinq pour cent, de manière à soulager les particuliers qui empruntent, et à réserver aux seuls négociants reconnus laccès à un taux plus élevé. Cette solution impose alors que :

Ces prêteurs patentés soient en nombre illimité, mais quils soient confinés à certaines grandes villes et cités commerçantes ; ainsi ils auront de la peine à écouler largent dautres prêteurs dans le reste du pays, et les neuf pour cent autorisés nengloutiront pas lintérêt normal de cinq pour cent, car les gens ne voudront pas prêter leurs écus à si longue distance et les risquer entre des mains inconnues (ibid.).

La solution retenue par Bacon explique peut-être pourquoi il ne participe pas au débat, opposant principalement Gerard de Malynes (1622, 1623) à Edward Misselden (1622, 1623), qui se déroule en Grande-Bretagne dans les années 1620. Il ne pouvait pas ignorer les termes de ce débat, mais ne les évoque jamais ; sans doute pour deux raisons. La première est quil traite de lusure sans jamais aborder les questions de la monnaie et du change, qui sont au cœur de cette controverse. Ce constat suggère ainsi que Bacon ouvre bien une perspective originale puisquil nadhère ni à la thèse de Malynes ni à celle de Misselden. La seconde raison vient confirmer en partie ce constat puisque, en distinguant deux taux dintérêt, Bacon admet implicitement lidée selon laquelle il existerait deux formes de circulation monétaire : lune entre 169producteurs et consommateurs correspondant aux achats et aux ventes de marchandises ; lautre pouvant être qualifiée de financière, puisque mettant uniquement en relation les producteurs et les négociants avec les prêteurs détenteurs de licence. Bien quune telle approche du fonctionnement de lactivité économique reste chez Francis Bacon à létat dune simple ébauche, il est possible den trouver une autre version plus élaborée, quoique présentée différemment, chez William Petty.

III. William Petty et la richesse publique

Si William Petty ne fait aucune référence à Machiavel, il se réclame en revanche explicitement de la démarche de Bacon. Dans la préface à son ouvrage Lanatomie politique de lIrlande (1691), il note que « Sir Francis Bacon, dans son Advancement of Learning, a fait un judicieux parallèle sur beaucoup de points entre le corps naturel et le corps politique, et entre les arts respectifs de préservation de la santé et de la force » (Petty, 1691, p. 129). Il ajoute quil est donc raisonnable de considérer que « lanatomie est le meilleur fondement de lun et de lautre, et que traiter de la politique sans connaître sa symétrie, sa structure et ses proportions est aussi désinvolte que la pratique des vieilles femmes et des empiriques » (ibid., p. 129). Ce constat fait semble-t-il écho à la remarque suivante de Bacon :

Il est fort improbable, en ce qui concerne la politique et le gouvernement, que le savoir nuise plutôt quil naide : nous savons quon considère que cest une erreur de confier son corps à des médecins empiriques, qui ont généralement quelques recettes agréables auxquelles ils se fient avec une audace excessive, mais qui ne connaissent ni les causes des maladies, ni les complexions des passions, ni la gravité des symptômes, ni les vrais moyens thérapeutiques. (…) Pour la même raison, si les États sont dirigés par des hommes dÉtat empiriques, sans alliance avec des hommes instruits, cela ne peut que conduire à des conséquences redoutables (Bacon, 1605, p. 14-15).

Petty reconnaît donc à la suite de Bacon que le savoir est indispensable à laction politique et quen matière de santé et de force économique il convient de disposer dune connaissance précise. Cependant, à la différence 170de Bacon qui considérait que « le jugement exact de la puissance ou de la force dun État » est particulièrement « sujet à lerreur », Petty est au contraire pleinement convaincu que la méthode de lanatomie politique est susceptible de fournir les bases dune telle connaissance parce que, décrivant la structure et lorganisation du royaume, elle offre les moyens den comprendre le fonctionnement5. Sur ce point, il ne fait que prolonger largument baconien selon lequel le développement de la connaissance ne peut être mené à bien « sans quait été faite du monde la dissection et lanatomie la plus exacte » (Bacon, 1620, I, 124, p. 177)6. Toutefois, si une anatomie du corps politique est indispensable, elle nest pas pour autant suffisante pour éviter les erreurs dans lestimation de la puissance. Elle doit encore être complétée par la méthode de larithmétique politique. En permettant de « sexprimer en termes de nombres, de poids ou de mesures », cette méthode privilégie « uniquement des arguments de raison » pour justifier laction de lÉtat, « en laissant de côté ceux qui dépendent des idées, des opinions, des appétits et des passions versatiles des hommes particuliers » (Petty, 1690, p. 135). Lenjeu nest donc pas de réduire la politique à un calcul, mais déviter les contestations sans fin et les décisions arbitraires. Plus précisément, il sagit pour Petty de montrer que « les obstacles à la grandeur de lAngleterre ne sont que contingents et peuvent être levés » (ibid., p. 172), à condition que le souverain fonde son action sur une connaissance plus précise de la situation du royaume en matière de population, de commerce, de richesse et de revenu, que seule larithmétique politique peut lui fournir7.

Dans cette perspective, Petty introduit une distinction entre la richesse du royaume et ce quil nomme la « richesse publique ». Si la première repose sur lagriculture, lindustrie et le commerce, la seconde passe par une fiscalité bien ordonnée. Ces deux notions ne sont donc pas indépendantes puisque la seconde est en grande partie issue de la 171première, mais cest bien la richesse publique qui est essentielle, car cest delle dont dépend fondamentalement la grandeur dun royaume.

La richesse dun souverain est de trois sortes : la première est la richesse de ses sujets, la seconde la quote-part qui lui est donnée pour assurer la défense du peuple, maintenir lhonneur et la splendeur publics, et accomplir pour le bien commun ce quun individu ou quelques-uns ne pourraient réaliser seuls. La troisième sorte est la proportion de cette quote-part dont le roi peut disposer à son gré et selon sa propre inclination, sans avoir à en rendre compte (ibid., p. 173).

La richesse publique correspond donc à la fraction de la richesse du royaume que le souverain prélève sur ses sujets. Elle sert à financer les différentes sortes de dépenses publiques que Petty énumère au début de de son Traité des taxes et contributions (1662). Il distingue ainsi plusieurs catégories de dépenses. Premièrement, « celles quexigent sa défense sur terre et sur mer, le maintien de la paix à lintérieur et à lextérieur » (Petty, 1662, p. 43), qui en temps de guerre peuvent devenir très importantes. Deuxièmement, celles qui concernent « lentretien des gouvernants » (ibid.), dans lesquelles il range « les dépenses liées à ladministration de la justice » (ibid.). Troisièmement, les dépenses concernant « le soin des âmes et la direction des consciences », dont dit-il, « on pourrait penser (parce quelles regardent lau-delà et seulement lintérêt particulier de chacun dans lautre monde), quelles ne devraient pas être à la charge du public dans celui-ci » (ibid., p. 44). Il admet néanmoins « quune contribution publique est nécessaire pour que les hommes soient instruits des lois de Dieu », mais également parce que « ceux qui travaillent à ce service public doivent aussi être entretenus avec suffisamment de splendeur » (ibid.). Quatrièmement, les dépenses publiques qui concernent « les écoles et les universités » et cinquièmement les dépenses pour « lentretien des orphelins et des enfants trouvés et exposés, qui sont aussi des orphelins ; et celui des impotents de toutes sortes, sans oublier ceux qui sont sans travail » (ibid.). Enfin, Petty ajoute les dépenses relatives à « lentretien des routes, des rivières navigables, des aqueducs, des ponts, des ports, et dautres choses dutilité et dintérêt généraux » (ibid., p. 45).

En procédant à ce rappel, Petty confirme limportance politique quil attribue à la mise en œuvre dun système fiscal efficace. Il remarque toutefois quun certain nombre de causes viennent hypothéquer le recouvrement des impôts, parmi lesquelles la principale est « la répugnance 172des gens à payer leurs taxes » (ibid., p. 45). Or cette réticence, qui est fondée sur lopinion ou sur le soupçon que « limpôt est trop élevé, quil est détourné ou mal dépensé, ou, quil est inégalement levé ou réparti » (ibid.), peut devenir une source de troubles politiques. Petty admet, comme Bacon, que les principales causes de sédition et de guerres civiles résident dans le fait « que la richesse de la nation est entre les mains dun trop petit nombre, et quon ne dispose pas de moyens sûrs pour préserver tous les hommes de la nécessité de mendier, de voler ou de se faire soldats. Elles viennent aussi de ce quon permet à certains de vivre dans le luxe, tandis que dautres meurent de faim inutilement » (ibid., p. 47) ; ce qui a pour conséquence que « le pauvre se plaint toujours du riche ; lun sefforce de tromper ou dopprimer lautre, et ceux qui sont écartés du pouvoir trouvent toujours à redire contre ceux qui le détiennent » (Petty, 1672, p. 158).

Ce constat typiquement machiavélien nincite cependant pas Petty à préconiser linstauration dun régime politique plus égalitaire. Il est au contraire convaincu de limpossibilité déradiquer la pauvreté et linégalité de la société : « Que certains soient plus pauvres que dautres, cela a toujours été et sera toujours. Et que beaucoup soient naturellement mécontents et envieux, cest un mal aussi vieux que le monde » (Petty, 1690, p. 134-135). En revanche, il considère que le risque de sédition pour raison fiscale peut être limité parce quil lui semble possible de « réduire les causes de la résistance à limpôt » (Petty, 1662, p. 54), en modifiant le montant des prélèvements. En effet, sur les six catégories de dépenses publiques quil distingue, Petty indique que les quatre premières peuvent, dans certaines circonstances, être diminuées mais il recommande au contraire daugmenter les deux dernières qui concernent respectivement lentretien des pauvres et celui des voies de communication.

Pour justifier ce conseil Petty propose une nouvelle approche théorique fondée sur la notion de surplus8, qui était implicitement présente chez Bacon, mais quil introduit en développant un raisonnement en trois étapes. Tout dabord, il précise que le « soin des pauvres » doit être assuré par lÉtat dans des asiles, des hôpitaux ou encore des orphelinats. 173Toutefois, lintervention publique ne peut se limiter à simplement secourir les miséreux, elle doit également combattre la fainéantise en trouvant « des emplois permanents pour tous les autres indigents » (ibid., p. 52). Ensuite, à la question de savoir « quels seront ces emplois ? », il commence par répondre :

ce qui se rapportent à la sixième branche des dépenses publiques, cest-à-dire lélargissement, la consolidation et laplanissement des routes, ce qui réduira beaucoup le coût et la fatigue des voyages et des transports ; le curage des rivières pour les rendre navigables ; la plantation darbres pour la production de bois et de fruits et pour lagrément dans les endroits appropriés ; la construction de ponts et de chaussés, lexploitation des mines, des carrières et des houillères, la manufacture du fer, etc. (Petty, 1662, p. 52).

Et enfin, pour expliquer « qui paiera ces hommes », Petty développe lexemple suivant :

Sil y a 1000 hommes sur un territoire, dont 100 peuvent produire la nourriture et les vêtements nécessaires aux 1000 ; si 200 autres produisent une quantité de marchandises que dautres nations sont prêtes à échanger contre leurs propres produits ou de largent ; si 400 autres travaillent à lornementation, à lagrément et à la splendeur de tous ; sil y a 200 gouvernants, théologiens, hommes de loi, médecins, négociants et détaillants, ce qui fait 900 en tout ; la question est la suivante : puisquil y a assez de nourriture pour les 100 hommes en surnombre, comment devront-ils se la procurer ? (ibid., p. 53).

Afin que ces hommes ne meurent de faim ou ne tombent dans la mendicité ou le vol, qui sont sévèrement punis par la loi, Petty suggère que :

Pour toutes ces raisons, il sera certainement plus sûr de leur accorder le superflu qui sinon serait perdu et gaspillé, ou dépensé en frivolités. Et au cas où il ny aurait pas de surplus, il serait bon de réduire un peu la part des autres, en quantité ou en qualité ; car peu dhommes consomment moins du double de ce qui pourrait leur suffire, sils sen tenaient aux exigences de la nature (ibid.).

En mobilisant ce concept de surplus, Petty se différencie de la plupart de ses contemporains puisquil ne considère pas que la richesse découle directement du commerce extérieur. Au contraire, il montre quelle provient de la productivité du travail agricole, qui permet de nourrir non seulement les agriculteurs mais aussi les artisans et les commerçants, ainsi que toutes les autres catégories de la population travaillant directement ou 174indirectement au bon fonctionnement de la société. De plus, lutilisation de ce surplus pour améliorer les voies de communications et non pour des dépenses futiles, ne peut que contribuer à « enrichir le royaume et augmenter sa gloire » (Petty, 1691, p 124). Toutefois, la réussite de laction publique ne dépend pas uniquement de la dépense publique, elle est également soumise à la manière dont limpôt est prélevé par le souverain, car « sil ne connaît pas la richesse de son peuple, le prince ne sait pas ce quil peut supporter ; et sil ne connaît pas son commerce, il ne peut juger du moment le plus opportun pour réclamer ses subsides » (ibid., p. 56). Au total, cette réticence à payer limpôt provient donc non seulement des insuffisances du système fiscal lui-même, mais aussi des imperfections caractérisant les méthodes dimposition. Ce sont ces dernières qui constituent lobstacle essentiel à la grandeur du royaume.

En Angleterre, les impôts sont levés non pas sur les dépenses, mais sur lensemble des biens ; non pas sur les terres, le capital et le travail, mais principalement sur la terre ; et non pas selon une règle égale et impartiale, mais selon linfluence fluctuante des partis et des factions. En outre, le système de collecte de ces impôts nest pas le plus commode ni le plus économique, car elle est confiée à des fermiers, qui lafferment à leur tour à tel ou tel autre sans vraiment savoir ce quils sont ; mais de telle sorte quen fin de compte, le pauvre peuple paie deux fois plus que ne reçoit le roi (Petty, 1690, p. 174-175).

Il est alors possible dobserver que le conflit entre les nobles et le peuple sétend également au domaine de limpôt, dans la mesure où cest le peuple qui se retrouve principalement désavantagé par le système fiscal. Petty remarque en effet que « si les charges publiques étaient réparties proportionnellement, nul ne devrait payer plus de 1/10 de tous ses biens. Cela signifie que selon le système actuel, certains paient quatre fois plus quils ne devraient, ou quil est nécessaire. Cest cette disproportion qui fait la véritable oppression des taxes » (Petty, 1691, p. 113). Une telle situation est dautant plus dommageable pour la grandeur du royaume que Petty voit dans la fiscalité le moyen de redistribuer une partie de la richesse de la classe oisive à la classe active.

Les taxes, si elles sont immédiatement dépensées en produits du pays, ne font guère de tort au peuple dans son ensemble, et affectent seulement les richesses et la fortune de certains individus ; notamment en les transférant des propriétaires fonciers et des paresseux aux hommes ingénieux et industrieux (Petty, 1662, p. 58).

175

Il existe donc un enjeu politique essentiel, en raison de ses retombées économiques, à bien connaître « les différentes méthodes et expédients permettant de collecter ces impôts de la manière la plus commode, la plus rapide et la moins sensible » (ibid., p. 59), de façon à pouvoir mettre en place un système fiscal qui soit plus égalitaire et plus impartial, car « aussi lourd que soit limpôt, sil est proportionnel pour tous, nul ne devient moins riche en lacquittant » (ibid., p. 54). Le problème diagnostiqué par Petty est alors double : dune part, il faut déterminer quel est le montant du surplus ou, plus précisément, quelle part « du produit total de leurs terres et de leur travail devrait constituer lexcisum, cest-à-dire la part à retrancher du tout et à mettre de côté pour lusage public » ; dautre part, il faut « savoir comment lun ou lautre de ces prélèvements [sur la terre et sur le travail] sera effectué » (ibid.).

Pour ce qui est de taxer le travail, Petty défend lidée que « tous les hommes ne devraient contribuer aux dépenses publiques que selon la part et lintérêt quils ont à la paix publique, cest-à-dire selon leurs biens et leur richesse » (ibid., p. 104). Il préconise donc un impôt indirect sur la consommation. Cette méthode présente un certain nombre davantages, parmi lesquels Petty retient tout dabord quelle favorise la frugalité car « cette taxe nest imposée à personne et est très légère pour ceux qui se contentent des biens naturels et nécessaires » ; ensuite le fait que « si elle nest pas affermée, mais collectée de façon régulière, elle incite à léconomie, qui est le seul moyen denrichir une nation » ; et enfin, que « nul ne paie le double de ce quil doit, ou deux fois pour la même chose, car un bien ne peut être consommé quune fois » (ibid.).

Pour ce qui est de limpôt foncier, les choses sont plus délicates parce quelles passent nécessairement par une évaluation de la rente. Dans ce but, Petty commence par supposer « quun homme puisse, de ses propres mains, cultiver du blé sur une certaine étendue de terre » (ibid., p. 63), cest-à-dire, quil puisse réaliser lensemble des opérations nécessaires pour produire du blé et quil dispose de lensemble des moyens de production indispensables pour y parvenir. Il en déduit que : « lorsque cet homme a retranché du produit de sa moisson sa semence, sa nourriture et ce quil a échangé contre des vêtements et dautres biens naturellement nécessaires, le blé qui lui reste constitue la rente naturelle et vraie de la terre » (ibid.). Comme cette rente se présente sous la forme dune quantité physique de blé, Petty est logiquement conduit à se poser la question 176de savoir : « quelle est la valeur de ce blé ou cette rente en monnaie anglaise ? ». À cette question Petty répond : « quelle est égale à largent (money) quun autre homme seul peut économiser dans le même temps, en plus de ses dépenses, sil sest entièrement consacré à le produire » (ibid.). Pour illustrer son propos, Petty retient le cas dun autre homme qui se rend dans un pays où il y a de largent, qui lextrait, le raffine et le transporte au même endroit où lautre homme a planté son blé. Il suppose également que le même homme, pendant tout le temps où il a travaillé largent, a aussi récolté la nourriture pour sa subsistance, et sest procuré son vêtement. Il peut alors en déduit que « largent (silver) de lun doit être estimé de valeur égale au blé de lautre ; soit par exemple 20 onces pour le premier et 20 boisseaux pour lautre. Il sensuit que le prix dun boisseau de ce blé est égal à une once dargent » (ibid., p. 64).

La principale implication de cette analyse est quen considérant que la production et léchange ne se déroulent pas de manière simultanée, Petty est conduit à distinguer deux concepts de prix. Le premier est celui de « prix naturel » ou de « valeur intrinsèque », qui exprime les contraintes productives propres à léconomie considérée – puisque « le prix naturel est plus ou moins élevé selon quil faut plus ou moins de bras pour produire les biens naturels nécessaires » (ibid., p. 103) – et dont le principe de détermination est légalisation des rentes des producteurs. Le second est celui de « prix courant » ou de « valeur extrinsèque », qui se forme dans léchange et obéit à des causes « accidentelles » et « contingentes » (ibid., p. 70 et p. 103), cest-à-dire qui dépendent de phénomènes tels que « la nouveauté, la surprise, lexemple des supérieurs et la croyance des gens en certains effets invérifiables des choses [qui] font augmenter ou diminuer le prix » (ibid.). Ces causes accidentelles ou contingentes traduisent ainsi la manière dont la vicissitude des choses se manifeste sur les marchés par des écarts entre prix courants et prix naturels, qui peuvent venir perturber le bon fonctionnement et donc la reproduction de lactivité économique.

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Conclusion

La particularité de lapproche de Francis Bacon et de William Petty est de se situer dans le prolongement de Machiavel en concevant le fonctionnement de la société sur le mode du conflit. Toutefois, à la différence du Secrétaire florentin, ils ne placent pas véritablement la dynamique engendrée par ce conflit sur le plan politique de la domination que les nobles ambitionnent sur le peuple, mais sur un plan plus économique en le rapportant à la production et à la répartition des richesses. Dès lors, tout comme il ne peut y avoir dharmonie politique, il ne saurait y avoir dharmonie économique ; ce qui explique que la perspective empruntée par Bacon et Petty ne peut être que différente de celle de James Harrington. Ce changement dapproche a deux conséquences importantes.

La première est quil devient nécessaire de relativiser lidée avancée par Machiavel selon laquelle le développement de la richesse provoquerait la corruption et donc la ruine des républiques, parce quelle engendrerait un affaiblissement de la vertu guerrière, indispensable à leur conservation. Chez Bacon, en effet, la véritable grandeur des royaumes et des républiques dépend tout autant de lexistence dune « race de guerriers » que dune distribution relativement égalitaire de la richesse dans lensemble de la société et surtout de la nécessité quelle circule pour animer lagriculture, lindustrie et le commerce. De même, si contrairement à Bacon, Petty ne reprend pas laphorisme selon lequel « largent nest pas le nerf de la guerre », il ne le dénonce pas non plus. Il est même possible den trouver une formulation implicite dans son Arithmétique politique, lorsquil affirme que « la puissance maritime consiste principalement à avoir des hommes capables de combattre en mer » et quil ajoute : « ce ne sont pas les navires et les canons qui combattent, mais les hommes qui les manœuvrent et les dirigent » (Petty, 1690, p. 158 et 159)9. Pour le reste, sa conception est la même 178puisquil dénonce de manière identique les conséquences néfastes pour la richesse et la grandeur du royaume dune répartition trop inégale des richesses ou dune fiscalité arbitraire, qui sont lune comme lautre défavorables à la partie active de la population.

La deuxième conséquence est que la dimension civique de la vertu, qui désigne chez Machiavel lamour de la liberté et du bien commun, mais aussi « lénergie face à ladversité » (Audier, 2015, p. 20), se prolonge chez Bacon mais emprunte avec Petty une nouvelle orientation. Cette énergie, qui animait le citoyen en armes et sexprimait principalement sur le terrain politique, se manifeste désormais dans lespace économique où elle vient caractériser le comportement de la fraction active de la population. Il convient toutefois de noter que son origine relève finalement du même registre, car si chez Machiavel « cest à la religion païenne que Rome doit aussi sa grandeur » (ibid.), cest à la liberté de conscience que Petty lassocie pour expliquer en partie la prospérité de la Hollande. Il observe en effet, que « les Hollandais étaient encore, il y a un siècle, un peuple pauvre et opprimé, vivant dans un pays naturellement froid et inhospitalier ; et quils étaient en outre persécutés pour leur hétérodoxie en matière de religion » (Petty, 1690, p. 146). Il remarque également que « les dissidents de ce type sont, pour la plupart, des hommes réfléchis, sobres et patients, qui considèrent le travail et lindustrie comme un devoir envers Dieu (aussi erronées que soient leurs croyances) » (ibid., p. 147). Aussi, en adoptant le principe de la liberté de conscience, les hollandais ont choisi une politique qui ne pouvait que favoriser lexpansion de leur commerce. Ce nest donc pas le fait davoir opté pour un gouvernement républicain qui est à lorigine de la réussite économique de la Hollande, mais celui davoir en quelque sorte libéré lénergie de la partie la plus dynamique de la population grâce à la tolérance religieuse. Petty peut alors en conclure que « contrairement à ce que certains croient, le commerce nest pas plus florissant sous les gouvernements populaires, mais plutôt que dans tous les États et sous tous les gouvernements, cest la partie hétérodoxe de la population qui sy emploie le plus vigoureusement, et ceux qui professent des doctrines différentes de celles qui sont publiquement établies » (ibid., p. 148).

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Toutefois, si la forme du gouvernement dune nation reste secondaire, il nen va pas de même de sa politique, cest-à-dire de son action. Ainsi, linstauration de la liberté de conscience apparaît bien comme une décision politique essentielle puisque « la chose la plus importante à prendre en compte est la superlucration ; car aussi nombreux que soient les sujets dun prince, et aussi bon que soit son pays, si à cause de la paresse, des dépenses extravagantes, ou de loppression et de linjustice, ce qui est gagné est aussitôt dépensé, lÉtat doit être considéré comme pauvre » (Petty, 1690, p. 140)10. Lenjeu est donc bien la richesse de lÉtat, qui dépend non seulement des « capitaux amassés par les hommes travailleurs et ingénieux » (ibid., p. 153), mais surtout du type de politique mise en œuvre par lÉtat. Pour le démontrer, Petty prend un exemple : « supposons, nous dit-il, que le capital de ces gens soit diminué par une taxe et transféré à des hommes qui ne font rien dautre que manger et boire, chanter, jouer et danser ; ou même à des hommes qui sadonnent à la métaphysique et autres spéculations inutiles, ou à toute autre occupation qui ne produit aucun bien matériel, ni aucun objet dutilité ou de valeur réelle pour lÉtat » ; il en conclut que « dans ce cas, la richesse publique sera diminuée » (ibid.). Une telle politique ne peut être que néfaste, car toute réduction de la richesse publique se traduira nécessairement par une baisse des dépenses publiques, dautant plus dommageable pour le bien commun quelle pourrait devenir cumulative.

Le discours économique de Petty continue donc de sinscrire dans lart de gouverner que Bacon définissait comme « la doctrine de ladministration de la république ». Sa finalité reste dès lors la même : il sagit toujours de faire face à la vicissitude des choses et aux hasards de la fortune, qui découlent des accidents de lhistoire et de la dynamique engendrée par le conflit entre une noblesse oisive et un peuple entreprenant et laborieux. La logique de cette approche demeure donc celle inaugurée par Machiavel, avec pour seule différence que la révolution commerciale a eu pour conséquence de transformer progressivement un antagonisme sociopolitique en un clivage principalement économique entre oisifs et actifs. La poursuite de la prospérité peut alors venir remplacer la recherche de puissance et lesprit de commerce se substituer à lesprit de conquête. Petty personnifie pleinement cette évolution 180lorsquil critique « lopinion erronée selon laquelle la grandeur et la gloire dun prince résident dans létendue de son territoire plutôt que dans le nombre, les arts et lindustrie de son peuple, bien uni et bien gouverné » (Petty, 1662, p. 46). Son analyse se présente alors comme lun des aboutissements possible de la manière dont la réflexion économique a pu progressivement pénétrer, par lintermédiaire de Bacon, la pensée républicaine élaborée par Machiavel. Dans ce mouvement, larithmétique politique se substitue en quelque sorte à lancienne vertu, dont devait faire preuve le souverain pour parvenir à maîtriser la fortune, puisquelle renforce sa faculté politique de saisir loccasion, en lui permettant de connaître le moment opportun pour agir.

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1 Lauteur remercie les deux rapporteurs anonymes de la revue pour leurs remarques et suggestions, qui ont permis daméliorer cet article. Bien évidemment, ils ne sauraient être tenus pour responsables des erreurs ou imprécisions qui pourraient subsister.

2 Serge Audier précise que « lhistoire du républicanisme britannique est complexe et comprend deux tendances hétérogènes, lune valorisant le conflit comme facteur potentiel de liberté (dans le sillage de Machiavel), lautre privilégiant lordre et lharmonie (dans le sillage plutôt de Guichardin) » (Audier, 2015, p. 28).

3 Harrington écrit en effet que « Machiavel [est] le seul restaurateur de lancienne prudence » (ibid., p. 253).

4 Machiavel attribue également cette oisiveté à la religion qui « glorifie davantage les hommes humbles et contemplatifs que les hommes daction » (Machiavel, 1531, p. 299). Il précise cependant que cet état de fait nincombe pas à la religion elle-même, mais « provient sans aucun doute davantage de la lâcheté de ceux qui ont interprété notre religion en termes doisiveté, et non en termes dénergie » (ibid.).

5 Bien que la notion danatomie renvoie au concept de corps politique, Éric Marquer (2012, p. 206) suggère de la comprendre plutôt comme une « cartographie ». Petty est en effet intervenu comme arpenteur et cartographe pour la réalisation dun cadastre de lIrlande : le Down Survey (McCormick, 2009, ch. 3).

6 Didier Deleule précise que « Bacon transpose dans le champ moral lanatomie comparée dont il souhaitait la systématisation dans le domaine médical » (Deleule, 2010, p. 100).

7 Cette conception nest pas sans rappeler le rétablissement de la censure souhaité par Jean Bodin ou par Antoine de Montchrestien, elle sappuie toutefois sur une démarche différente, qui se veut incontestable parce que plus scientifique et qui surtout écarte toute idée de contrôle des mœurs (Ravix, 2011).

8 Petty est semble-t-il le premier à mobiliser explicitement ce concept de surplus et à lui faire jouer un rôle essentiel dans son analyse. Pour plus de précision, cf. Aspromourgos (1996, ch. 3) et Roncaglia (2005, ch. 3).

9 Petty considère en effet, dune part, que « les agriculteurs, les matelots, les soldats, les artisans et les marchands sont les véritables piliers dun État », et dautre part, quun matelot équivaut à trois dentre eux, « car tout matelot travailleur et ingénieux nest pas seulement navigateur, mais aussi marchand et soldat, non quil ait souvent loccasion de combattre et de manier les armes, mais parce quil a lhabitude daffronter les privations et les dangers, y compris au péril de sa vie. (…) Par conséquent, posséder de nombreux matelots est un grand avantage » (ibid., p. 144).

10 Cette notion renvoie bien à lidée de surplus puisque « la superlucration [est ce] que le travailleur réalise en plus de sa subsistance » (Petty, 1691, p. 117).