Aller au contenu

Classiques Garnier

Diderot contre la physiocratie Une critique républicaine ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
    2019 – 2, n° 8
    . varia
  • Auteur : Hamel (Christopher)
  • Résumé : Dans son Apologie de l’abbé Galiani, Diderot attaque la conception physiocratique du droit absolu de propriété et lui oppose le principe de l’utilité générale qui en justifie la limitation. Cet article interprète la critique de Diderot à partir des catégories républicaines : la protection contre la domination d’autrui y apparaît comme la finalité de la société, et la misère comme une forme, extrême, de la dépendance vis-à-vis d’autrui, contre laquelle l’autorité politique légitime doit lutter.
  • Pages : 207 à 239
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406098454
  • ISBN : 978-2-406-09845-4
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09845-4.p.0207
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/12/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Diderot, physiocratie, républicanisme, misère, droit de propriété
207

Diderot contre la physiocratie

Une critique républicaine ?

Christopher Hamel

Université de Rouen

ERIAC

Introduction

Comme le montre un récent ouvrage collectif, Les voies de la richesse ? La physiocratie en question (1760-1850), les formes dopposition au mouvement physiocratique sont nombreuses et variées (Klotz & al., 2017). Comment caractériser celle que Diderot développe dans lApologie de labbé Galiani (Diderot, 1770), ces notes de lecture quil couche sur le papier lorsque, désigné par Sartine comme censeur, il lit la Réfutation de louvrage qui a pour titre Dialogues sur le commerce des blés, de labbé Morellet (1770), qui sétait lui-même vu confier par les physiocrates la mission de répondre à la publication la même année des Dialogues sur le commerce des blés de labbé Galiani ?

Le titre du texte de Diderot, dont la publication a été rendue inutile par la révocation de Choiseul et la suppression de lédit de 1764, fin décembre 1770 (Vernière, 1963, p. 65), suggère que Diderot y défend léconomiste italien, dont il avait déjà relu et édité les Dialogues, et donc quil soppose à la libéralisation complète du commerce des blés sur des bases similaires à celles qui animent le texte de Galiani. En réalité, au moins autant quil défend Galiani, il formule sa propre critique de la physiocratie, dans la version que lui donne Morellet1.

208

Dans la somme récente quil a consacrée aux débats relatifs à la liberté du commerce des blés, Steven Kaplan (2017, chap. iii) y situe la position de Diderot et soppose à la lecture, fréquente, dun Diderot crypto-physiocrate nattaquant Morellet que pour des raisons circonstancielles et personnelles. Rien ne montre, ajoute-t-il, que la fidélité de Diderot aux principes de liberté et de propriété sexplique par un attachement spécifique à la doctrine physiocratique ; rien nindique non plus que Diderot assimile « linvocation de lutilité publique » – selon lexpression de lApologie : « lutilité générale » – au despotisme (ibid., p. 269-270). Kaplan nen dit cependant guère plus sur la théorie politique qui sous-tend cette défense non physiocratique de la liberté et de la propriété, que lon trouve effectivement dans lApologie. Il évoque simplement une « sorte dhumanisme social » pour commenter la manière dont Diderot défend la supériorité du « sentiment dhumanité » sur la doctrine « atroce » de lintangibilité du droit de propriété (ibid., p. 270). Parmi les traits communs de lanti-physiocratie, interprètent G. Klotz, P. Minard & A. Orain (2017b, p. 314) dans la conclusion de louvrage collectif précité, on peut identifier le souci d« élev[er] le pacte social, les communautés humaines, et même le corps vivant, la nature sensible de lêtre humain, contre (…) leur négation ». Quoiquelle ne vise pas Diderot spécifiquement – puisque louvrage Les voies de la richesse ?, nexamine pas le cas de Diderot en détail – cette caractérisation générale fait écho à la lecture de Kaplan tout en linscrivant, à juste titre, dans des préoccupations plus directement politiques.

Or, deux raisons au moins invitent à explorer lhypothèse selon laquelle la pensée républicaine fournit des outils pertinents pour comprendre lopposition de Diderot à la physiocratie. La première tient à lapproche de la pensée républicaine des xviie-xviiie siècles dans laquelle sinscrit cette hypothèse. Cette approche conteste, premièrement, que la catégorie de « républicanisme classique », centrée sur une vertu archaïque par principe hostile à la liberté individuelle et au commerce, soit la seule permettant daborder la pensée républicaine des xviie et xviiie siècles2. Elle affirme, 209deuxièmement, que la protection de la liberté individuelle, conçue non comme absence dentraves mais comme absence de dépendance vis-à-vis de la volonté dautrui, est la finalité de la société politique. Elle insiste, troisièmement, sur limportance des effets de dépendance induits par les relations économiques productrices de grandes inégalités.

De fait, aucun des principaux représentants du républicanisme dans la France dAncien Régime – Rousseau, Mably, Saige – ne met en cause limportance du droit individuel de propriété, ni ne condamne par principe la liberté des échanges commerciaux. Tous saccordent par contre sur la nécessité dempêcher que le droit de propriété et la liberté de commercer ne nourrissent des passions destructrices du lien social et ne nuisent aux finalités pour lesquelles les sociétés ont été formées : jouir à labri du besoin avec sûreté dune existence libre, indépendante vis-à-vis de la volonté dautrui.

Cest globalement dans cette perspective que la critique adressée par Mably (1768, 1775) à la physiocratie a récemment été interprétée dans des travaux dhistoire de la pensée économique (Ferrand, 2013, 2014 ; Ferrand & Orain, 2017). Or, on observe une certaine proximité entre Diderot et Mably dans leur anti-physiocratie – et cest une première raison, externe, qui milite en faveur dune lecture républicaine du Diderot anti-physiocrate (voir Goggi, 2007, p. 90). Tous deux raisonnent à partir dun principe politique dégalité morale des individus, et nestiment injustes les inégalités économiques que lorsquelles engendrent la dépendance des plus démunis vis-à-vis des plus riches (Mably, 1768, p. 23 ; voir pour Diderot sections II et III ci-dessous). De même, tous deux reconnaissent linfluence considérable des passions dans les rapports économiques et politiques, et prétendent quune bonne législation doit moins étouffer ces passions que les empêcher daccroître la dépendance des personnes, la misère et ultimement les troubles et les désordres (Mably, 1768, p. 53-54 ; voir pour Diderot section IV ci-dessous). Tous deux mettent en évidence le caractère inévitable du conflit entre lintérêt du riche prêt à senrichir aux dépens de la misère dautrui et lintérêt des pauvres de satisfaire leurs besoins élémentaires – conflit qui rend impossible la poursuite du bien public (Mably, 1768, p. 203-204 ; voir pour Diderot sections III et IV ci-dessous).

Une deuxième raison vient renforcer cette hypothèse et justifier le rapprochement systématique Mably/Diderot (qui ne sera cependant pas 210tenté ici) : plusieurs travaux substantiels ont montré combien les concepts républicains informent la pensée politique tardive de Diderot, à partir de 1770 jusquà sa contribution à lHistoire des deux Indes (Imbruglia, 1994, 2007 ; Goggi, 2013), et il me semble que ces concepts sont dans une certaine mesure déjà à lœuvre au cœur de plusieurs articles politiques de Diderot dans lEncyclopédie (Hamel, 2009).

Après une brève présentation de la défense par Morellet du principe qui provoque lemportement de Diderot dans lApologie de Galiani (section I), je montre que la misère est aux yeux de Diderot une question éminemment politique (section II), en rappelant, dabord, que la fonction du gouvernement est de protéger la liberté individuelle conçue comme absence de soumission à la volonté dun maître ; en analysant, ensuite, la misère comme une forme, extrême, de la dépendance vis-à-vis dautrui ; en soulignant, enfin, que la puissance publique doit par conséquent être considérée comme responsable de la misère du peuple. Je me penche ensuite (section III) sur le principe que Diderot oppose, dans lApologie, à la conception absolutiste du droit de propriété : lutilité générale, déclinaison économique du bien commun, qui prime le droit individuel de propriété sans se confondre pour autant avec la raison dÉtat. Cette priorité est justifiée, ultimement, par la nécessité de prévenir les effets les plus dangereux des passions (section IV), et en particulier la violence des conflits qui opposent aux riches les pauvres, forcés par la nécessité de voler ou duser de violence pour subvenir à leurs besoins les plus élémentaires.

I. Le « respect inviolable dû aux droits de propriété » (Morellet) : un « principe de tartare » (Diderot)

I.1. Morellet et le droit absolu de propriété
comme fondement de l
ordre social

Partons de la proposition qui suscite la réaction violente de Diderot dans lApologie, à savoir ce que Morellet, dans sa Réfutation de Galiani, décrit comme « le principe bien fécond » du « respect inviolable dû aux droits de la propriété », principe utilisé « cent fois par les défenseurs de 211la liberté du commerce des grains » (Morellet, 1770, p. 98, et p. 98-110). La fécondité de ce principe tient à ce quil forme la « base de lédifice social » (ibid., p. 98-99 ; voir p. 105) et constitue le garant de la solidité des lois (ibid., p. 250, 273). Parce que les hommes se sont réunis afin de protéger « les droits de la propriété du sol et de ses productions », toute « restriction », « limitation », « prohibition », en matière de liberté de commerce, « blesse manifestement ce droit » de lagriculteur et du propriétaire. La conséquence spectaculaire de ce principe est que « toute atteinte donnée à la liberté du commerce des grains est (…) destructive des fondements de la société » (ibid., p. 99). Pour récuser ce principe, poursuit Morellet, il faut soit réfuter la thèse selon laquelle « la propriété du sol et de ses productions [est] le fondement de lordre social », soit accepter cette thèse mais affirmer que la poursuite du « bien du plus grand nombre » est une raison de déroger au principe, et donc de limiter la liberté de commerce des blés (ibid.).

À la première objection, Morellet répond par lautorité du Second traité sur le gouvernement civil (1690) de John Locke, où est selon Morellet « exposé[e] la doctrine que jadopte ici » (ibid., p. 99-100)3. Cest en répondant à la seconde objection que Morellet est amené à défendre une position jugée « atroce » par Diderot. Pour justifier la limitation du libre usage, par lindividu, de sa propriété, il faudrait pouvoir montrer que cet usage porte atteinte à « la propriété et à la liberté » dautres individus. Or, cest précisément ce qui est impossible :

Cest ce qui ne peut jamais arriver, parce quen vendant leurs grains à létranger, ou en les vendant à tel prix quils veulent au-dedans, les agriculteurs et les marchands de blé ne donnent atteinte à aucune propriété ni à aucune liberté daucun de leurs concitoyens (ibid., p. 103).

Morellet envisage immédiatement lobjection appuyée sur la thèse du droit à lexistence : ne doit-on pas considérer le « droit de vivre » comme une « propriété, une liberté naturelle » à ces concitoyens ? Et par conséquent, ne doit-on pas admettre quen vendant le blé à létranger, le marchand « empêch[e] » ces derniers de vivre ? (ibid., p. 103-104). Non, répond Morellet en se plaçant du point de vue du propriétaire : en usant de sa propriété à sa guise, il « nempêche » personne « de vivre et dêtre comme [lui] propriétaire et libre » (ibid., p. 104). Chacun a donc bien 212le « droit de vivre », mais « de [son] travail, de [son] industrie, de [sa] propriété », pas en empiétant sur le droit de propriété dautrui, « pas au dépens daucun autre membre de la société » (ibid.). Morellet renverse donc la perspective et réduit linvocation du droit de vivre comme motif de limitation du droit de propriété à une forme de « fausse compassion » qui vient colorer « une injustice et une inhumanité réelles » (ibid., p. 103) – celles qui consistent à empiéter sur le droit exclusif du propriétaire.

La justice ne doit donc viser quà protéger rigoureusement lusage que chacun fait de sa propriété ; que cet usage ait pour effet de nuire à l« intérêt dun tiers » – comme lorsque je « ferme ma porte » à celui qui « souffre » du froid dehors ou lorsque mon activité dans un secteur contribue à ruiner mes concurrents – ne suffit pas à limiter le droit de propriété :

Il faut bien comprendre que le seul intérêt dun tiers que jaie à respecter et dont il sagisse ici est sa propriété et non pas le profit ou la perte qui peuvent résulter pour lui de lusage libre que je fais de la mienne (ibid., p. 110).

Certes, admet Morellet, en fermant ma porte au nez de lun de mes concitoyens qui risque de mourir de froid, « je puis blesser lhumanité ou plutôt la charité, mais je ne blesse ni la propriété, ni la justice » (ibid.). La rectification que Morellet choisit de laisser visible dans son texte (« ou plutôt ») peut être lue comme la réponse quil ferait à lobjection des partisans du « droit de vivre », qui jugeraient inhumaine la thèse du physiocrate. Celui-ci, qui a déjà soutenu que la limitation du droit de propriété au nom du droit de vivre constituerait une « inhumanité » et une « injustice réelles » (ibid. p. 103), se corrige désormais et précise sa pensée : la question des effets, sur la vie dautrui, de lusage de mon droit de propriété relève dun ordre, celui de la charité, rigoureusement séparé de celui de la justice, lequel est défini par la protection de la propriété.

I.2. Diderot et linhumanité de la position de Morellet

Cest à lensemble de cette argumentation que Diderot soppose avec emportement, en invoquant la supériorité du sentiment dhumanité sur le droit de propriété :

Ce principe [du droit absolu de propriété justifiant la liberté illimitée dexporter] est un principe de tartare, de cannibale et non dun homme policé. Est-ce que le sentiment dhumanité nest pas plus sacré que le droit de propriété 213quon enfreint en paix, en guerre, en une infinité de circonstances, et pour lequel M. labbé nous prêche le respect jusquà nous exposer à nous tuer, à nous égorger, à mourir de faim ? (p. 118)4.

Je reviendrai plus loin sur deux éléments de ce passage : limpression (trompeuse) de désinvolture de Diderot vis-à-vis du droit de propriété, et la question des effets de déstabilisation de la société entraînés par la conception absolutiste du droit de propriété. Mais il convient de souligner dabord la violence de lattaque de Diderot parce quelle répond à la violence avec laquelle est à ses yeux traitée la plus grande partie du peuple dans le système physiocratique.

Diderot souligne dabord que la théorie de Morellet manifeste une indifférence complète vis-à-vis du sort de ceux qui manquent du nécessaire. Cette indifférence sillustre notamment par la manière dont lenrichissement des fermiers aisés tient lieu, dans le raisonnement de Morellet, de richesse collective :

Quest-ce qui forme la population des champs ? Est-ce un petit nombre de fermiers aisés ou la multitude infinie de salariés misérables ? (…) Sur quelques fermiers aisés (…) labbé Morellet voit toujours lagriculture enrichir, tandis quelle ne met à laise que trois hommes pour en laisser trois cents dans la peine, les petits fermiers, les petits laboureurs et les salariés de tous (p. 97).

Ce ne sont pas les fermiers aisés qui forment la condition des campagnes, cest la multitude des salariés ; et je demanderai si les premiers, devenus plus aisés, leur richesse refluera sur les derniers et les tirera de leur misère ? (p. 122).

Vouloir représenter une campagne par quatre fermiers aisés, cest oublier la misère [trop réelle, dit une version du ms] de la multitude (p. 99).

Le fait quun petit nombre senrichit suffit donc à rendre aveugle à la réalité qui en est leffet : lécrasante proportion de la population est formée de la multitude vivant dans la misère, et Diderot conteste à ce titre que le droit absolu de propriété puisse être un principe légitime dorganisation sociale.

Cette indifférence transparaît également comme effet de labstraction du raisonnement physiocratique, qui se fie à des prédictions spéculatives au mépris dune réalité alarmante :

214

Les peuples seront bien nourris, bien approvisionnés dans votre cerveau ; mais ils mourront sur la place, ils crieront famine, et sentretueront (p. 103)5.

Lindifférence physiocratique pour la multitude pauvre est ainsi confirmée de façon terrible dans les situations qui mettent en présence le superflu des propriétaires et le besoin impérieux qua le peuple de se nourrir. Dans le passage que recopie Diderot et qui inspire à ce dernier la qualification de « principe de tartare », Morellet soutient en effet :

Quil ny ait que deux millions dhommes occupés à produire les grains et dix-huit millions qui les mangent, ce nest pas une raison de décider que le superflu en blé de ces deux millions de cultivateurs doit être gardé tout entier malgré eux [i.e. quon les empêche dexporter] ; puisque ce blé, superflu pour eux, quoique nécessaire en partie pour leurs concitoyens, est leur propriété (Morellet, 1770, p. 273-274, cité par Diderot, p. 117, je souligne).

Selon une formule condensée et efficace de labbé Roubaud (1769, p. 395), qui résume la position de Morellet : « les besoins ne sont point des droits, et les droits sont avant tout, et tout ce qui porte atteinte aux droits est violence et tyrannie6 ». Mme dÉpinay rapporte ainsi à Galiani une illustration fictive de Diderot destinée à mettre en évidence l« atrocité » du principe physiocratique du droit de propriété, lorsquon le considère « relativement au membre individuel de la société » (Épinay & Galiani, 1993, p. 40). Supposons, disait Diderot, un individu se trouvant à la frontière dun pays voisin. Dun côté un concitoyen qui lui propose un écu pour du pain, de lautre un étranger qui lui en propose 4 francs. Voici ce que le raisonnement physiocratique suggère comme réponse au concitoyen :

Tu es mon concitoyen il est vrai, mais je suis commerçant, tu nas quun écu et il serait trop bête à moi de te donner pour un écu ce dont cet autre-ci moffre quatre francs (…) Jen suis bien fâché mais il me faut quatre francs, tâche donc de mourir de faim sans te plaindre (ibid.).

Un tel principe, en dautres termes, revient à défendre une forme de société où limmense majorité des hommes qui la peuplent comptent 215pour moins que les biens possédés par quelques-uns. Dans un échange fictif, mais fidèle au propos de Morellet (1770, p. 288-289) et reconstruit pour faire apparaître le caractère inacceptable du système physiocratique, Diderot insiste sur la même idée :

[Morellet] Si lagriculture doit souffrir, il faut vendre. – [Diderot] Si la vente fait souffrir le citoyen ? – [Morellet] Il faut vendre encore. – [Diderot] Mais, labbé, rien ne vous effraye. Les âmes pusillanimes comme moi, qui aiment mieux leurs semblables que des denrées possibles, diront : « Il faut sen tenir à une culture qui suffit à nos besoins actuels. Jusquà ce que nous soyons bien sûrs que personne ne souffrira des ventes qui, peut-être, lamélioreraient » (p. 120 ; voir Épinay & Galiani, 1993, p. 37-41).

Diderot fait ainsi très bien voir comment le raisonnement de Morellet conduit non pas seulement à négliger mais littéralement à compter pour rien tous ceux qui sont susceptibles de subir lexercice dune liberté illimitée7. Morellet (1770, p. 269-280) affirme de façon générale que les propriétaires nexportent que lorsquil y a du superflu ; mais Diderot le reprend à juste titre et souligne quil ne suffit pas quun propriétaire particulier dispose de superflu pour justifier lexportation, car la question se pose à léchelle collective. À parler strictement, le superflu dun propriétaire ne dit rien de létat général du pays, ni même de la province : ce superflu ne se trouve que dans le grenier du vendeur. Mais peut-on toujours le considérer comme du superflu – et donc justifier lexportation – si la misère règne autour de ce grenier abondant ?

[Morellet] Il y a du superflu toutes les fois quon vend du blé au dehors. [Diderot] Quelle assertion ! Il y en a sur le grenier de celui qui vend (…) La misère peut être à vingt lieues plus loin (p. 120, je souligne).

Sil est impossible de considérer à bon droit ces denrées comme superflues alors que la misère sévit dans la province de ce propriétaire aisé, cest parce que la question du superflu doit impérativement être posée du point de vue collectif, celui de lutilité générale réelle, qui implique de se soucier de « linfinité de classes uniquement consommatrices » (Galiani, 1770, p. 131-132).

216

Cependant, le plus probable nest pas que les pauvres se laisseront mourir de faim. Comme le montrent les très nombreuses émeutes qui suivent la mise en œuvre des Édits de libéralisation du commerce des grains de 1763 et 1764, il faut plutôt sattendre à ce que les pauvres se révoltent violemment. Le principe de Morellet est donc un « principe de tartare » en un autre sens : censé être au fondement de lédifice social, le droit absolu de propriété crée au contraire les conditions dun entre-déchirement des hommes8.

II. La misère :
une question éminemment politique

La réaction violente de Diderot à la théorie de Morellet fournit assurément une base textuelle solide pour étayer linterprétation de Kaplan, qui voit dans cette réaction lexpression dun « humanisme social ». Ce serait cependant manquer la force de cet appel que de ne pas le relier à une conception politique de la société normée par un principe dégalité morale des individus que lautorité publique a pour fonction de protéger, y compris dans la sphère économique.

II.1. La fonction du gouvernement :
protéger l
indépendance individuelle

Dans larticle « Autorité politique », Diderot (1751, vol. i, p. 898a) soutient que la fonction de la société politique est de maintenir la liberté naturelle des individus, comprise comme indépendance vis-à-vis de la volonté dautrui. Comment ? En faisant en sorte que « lordre de subordination », inhérent à toute forme de société, soit « utile à la société », « avantageux à la république », cest-à-dire établi « pour le bien commun et pour le maintien de la société ». Pour être conforme à la « droite raison » (ibid., p. 898b), cette subordination doit préserver la liberté inaliénable de lindividu : « lhomme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve » à autrui, il ne peut « livrer son cœur, 217son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice » daucun individu (p. 898a-b). Or, la forme que prend, dans un contexte politique, la liberté comprise comme indépendance individuelle et collective vis-à-vis de la volonté dun tiers, cest la limitation de lautorité des gouvernants par « les lois de la nature et de lÉtat » (ibid., p. 898b).

Non content davoir posé les rudiments dune théorie républicaine du gouvernement légitime9, Diderot présente une alternative qui oppose les peuples heureux parce que libres aux sujets misérables parce quesclaves :

Lobservation des lois, la conservation de la liberté et lamour de la patrie sont les sources fécondes de toutes grandes choses et de toutes belles actions. Là, se trouvent le bonheur des peuples, et la véritable illustration des princes qui les gouvernent. Là, lobéissance est glorieuse, et le commandement auguste. Au contraire, la flatterie, lintérêt particulier, et lesprit de servitude sont lorigine de tous les maux qui accablent un État, et de toutes les lâchetés qui le déshonorent. Là, les sujets sont misérables, et les princes haïs (ibid., p. 899a)10.

Si larticle « Autorité politique » ne contient guère de considérations économiques, il en va autrement de larticle « Homme » : Diderot (1765, vol. viii, p. 278b) y soutient que les « véritables richesses » sont les hommes et la terre. Or, la priorité lexicale entre ces deux richesses et évidente11 : ladministration est bonne lorsque la richesse se trouve répartie de façon relativement égale, cest-à-dire ne contribue pas à « divis[er] le peuple en deux classes, dont lune regorgerait de richesse et lautre expierait dans la misère » (ibid.). Et ladministration est meilleure, ajoute-t-il, si la richesse nationale est inférieure mais moins inégalement répartie (ibid.)12. La même préoccupation pour une égalité économique 218relative, maintenue par la limitation du droit de propriété pour protéger de la misère, se retrouve dans léconomie politique républicaine de Rousseau (Bachofen, 2013) et sexprime dans lApologie à travers la priorité que Diderot accorde au sort des êtres humains sur la production de richesses (voir Quintili, 2001, p. 481).

Lautorité politique a en effet le devoir, affirme Diderot, de réglementer le droit de propriété afin de prémunir les moins bien lotis contre la forme de dépendance extrême quest la pauvreté et, de façon plus générale, dassurer le « maintien de la société » (Diderot, 1751, vol. i, p. 898a)13. Lidée revient constamment dans lApologie : alors que le système physiocratique fait comme sil suffisait que le gouvernement évite de « sen mêler » (p. 100) et « rest[e] les bras croisés » pour que tout aille pour le mieux (p. 115), ce laissez-faire fabrique en réalité la misère. Diderot lui oppose donc le devoir du gouvernement dintervenir : pour prévenir les effets terribles des disettes (p. 115)14 en soulageant ceux qui ne pourraient pas acheter le nécessaire au prix où le marché libre le proposerait, mais plus généralement pour empêcher lenrichissement de créer la misère (p. 105-106). Le gouvernement doit à plus forte raison sen mêler lorsque cest la cohésion sociale elle-même qui est en péril15.

On le voit, contrairement à la conception hobbesienne de la liberté adoptée par Morellet, selon laquelle la loi est par définition contradictoire avec la liberté, la notion de liberté adoptée par Diderot et Galiani repose au contraire sur lidée que la liberté individuelle est constituée par la protection de la loi, et donc par le fait quelle a des « bornes » (p. 91) : « labbé Galiani veut comme vous la liberté du commerce des grains, mais lui la veut protégée, parce quil sait que rien ne va seul dans aucun pays du monde » (p. 105-106). Morellet (1770, p. 279) affirmait que la liberté illimitée dexporter est une « suite naturelle et nécessaire » du « droit de propriété », droit auquel la société « ne peut et ne doit jamais donner atteinte », et quen légitimant les entraves à la liberté, Galiani se fait donc « fauteur du despotisme » et « ennemi de la liberté » (Morellet, 2191770, p. 239, 249). Diderot invite donc, en défendant Galiani16, à accepter au contraire lidée que bien loin dêtre contradictoire, une liberté limitée duser de son droit de propriété (ici : dexporter) est la condition du maintien de la société, et que la liberté dexportation nest légitime que si le blé vendu est bien du superflu à léchelle collective – et donc si personne ne manque du nécessaire.

II.2. La misère comme forme économique
d
une condition de domination

Le cadre républicain est dautant plus pertinent, pour analyser la critique politique de la physiocratie, que le principal effet de cette dernière aux yeux de Diderot – la misère – est pensé comme une forme, extrême, de dépendance vis-à-vis du bon vouloir dautrui (en loccurrence, des propriétaires), cest-à-dire comme une figure, dans le champ économique, de la domination17.

Selon un propos de Diderot rapporté par Mme dÉpinay à Galiani, le problème daccorder au commerce des grains une liberté illimitée vient de ce que cela confère à ceux qui ont les ressources le pouvoir de « faire naître, alternativement, labondance et la disette, à volonté » (Épinay & Galiani, 1993, p. 38, je souligne). De même quun pouvoir souverain délié des lois réduit ceux qui y sont soumis à une condition de servitude, les plus pauvres sont donc, au sens strict, à la merci des propriétaires disposant dune liberté non contrôlée18. Cest dès lun des deux articles « Besoin », rédigés pour lEncyclopédie, que Diderot décrit le dénuement complet du pauvre face au riche comme la figure extrême de la dépendance. Il y analyse le phénomène économique de la pauvreté comme la privation de la maîtrise la plus élémentaire de son existence : « la pauvreté est un état opposé à lopulence » où, « manqu[ant] des commodités de la vie », l« on nest pas maître de sen tirer » (Diderot, 1752a, vol. ii, 220p. 213b, je souligne). Or, poursuit Diderot, qui associe dans ce second article la notion de « besoin » à celles de « nécessité », d« indigence », de « pauvreté » et de « disette », ce qui justifie la diversité du vocabulaire de la misère et lui confère sa pertinence, ce sont les rapports moraux quentraîne cette dépendance : si besoin et nécessité ne sont pas de stricts synonymes de pauvreté et dindigence, cest parce quils disent quelque chose de « ce que lon attend des autres » : quoique « mépris[és] » et « évit[és] », les pauvres, qui sont dans le besoin, ne font pas « pitié19 » contrairement aux indigents à qui lon donne parce quils sont dans la nécessité ; les pauvres, « avec un peu de fierté », peuvent se dispenser du secours, même si le besoin les « met dans le cas de demander », alors que les indigents sont « contraint[s] daccepter » et de « recevoir le plus petit don » (ibid.).

II.3. La misère comme effet des institutions politiques

Or, Diderot naffirme pas seulement que la puissance publique doit donc avoir le souci de protéger les plus vulnérables contre les plus puissants économiquement ; il soutient aussi quil faut, corrélativement, la tenir pour responsable de la misère du peuple.

La genèse politique de la misère est suggérée de façon nette dans larticle anonyme « Misérable », qui pourrait être dû à Diderot :

[le misérable] est dans le malheur, dans la peine, dans la douleur, dans la misère, en un mot, dans quelque situation que lui rend lexistence à charge, quoique peut-être il ne voulût ni se donner la mort, ni laccepter dune autre main. La superstition et le despotisme couvrent et ont couvert dans tous les temps la terre de misérables. ([Anon.], 1765a, vol. x, p. 575a, je souligne)20.

221

Le bref article « Misère », lui aussi anonyme et renvoyant à larticle « Misérable », poursuit lanalyse. Lauteur commence par couper court à la posture moralisatrice naïve et responsabilisante en affirmant que rares sont les individus qui sont capables de résister à la force destructrice et dégradante de la misère : « Il y a peu dâmes assez fermes que la misère nabatte et navilisse à la longue » ([Anon.], 1765b, vol. x, p. 575a). Ainsi, lorsque lauteur évoque ensuite la « stupidité incroyable » du « petit peuple » et fait part de son incrédulité devant « le prestige » qui « ferme les yeux » de cette multitude « sur sa misère présente », le lecteur y lit moins lexpression du mépris évoqué plus haut que la mise en relief de leffet combiné des deux causes de la misère : la superstition et le despotisme. Et sil reconnaît dans la « misère [du petit peuple] la mère des grands crimes », il pointe surtout immédiatement, sur un ton comminatoire, la responsabilité des gouvernants quant aux effets de cette condition économique misérable : « ce sont les souverains qui font les misérables, qui répondront dans ce monde et dans lautre des crimes que la misère aura commis » (ibid.).

Dans lApologie, les mêmes catégories politiques permettent de penser les relations économiques. Ainsi Diderot établit-il un parallèle entre les contrées méditerranéennes « accablées sous le poids du plus cruel despotisme » et les provinces françaises soumises à la tyrannie des monopoleurs :

Je le prie [i.e., Morellet] de rêver un peu à un monopole national et tout formé en Pologne, cest le monopole du roi et des grands. Eh ! bien, je lui demanderai si ce monopole nest pas en grand ce quest le monopole de trois ou quatre fermiers aisés dans nos campagnes. Ce sont et ce seront à jamais les Palatins de la Brie, quoi que puisse faire labbé, avec sa liberté. Il leur permet dêtre riches, je le vois bien ; mais ils ne le seront pas, et je ne verrai jamais dans la Pologne que des esclaves indigents et quelques tyrans monopoleurs riches, et dans nos campagnes quelques fermiers, aisés, riches même si labbé lexige, et une multitude de salariés, gueux et malheureux (p. 103-104).

Dans le système de la liberté illimitée, les riches fermiers disposent à léchelle dune province de ce dont disposent les rois et les grands dans les nations : un monopole du pouvoir qui leur permet de satisfaire 222leurs passions et de faire valoir leurs intérêts particuliers aux dépens du peuple ; ils jouissent dune forme de liberté qui sexerce aux dépens de ceux qui leur sont soumis. De même que la lutte contre le despotisme implique, en termes républicains, de placer les lois au-dessus de la volonté des gouvernants, la lutte contre la tyrannie économique des monopoleurs suppose lintervention de lÉtat pour réglementer le commerce des grains. La loi ne protège pas seulement le peuple contre le pouvoir arbitraire du roi, elle le prémunit aussi contre la domination de ceux que les richesses rendent puissants.

III. Utilité générale et droit de propriété

III.1. Lutilité générale, figure de la raison dÉtat ?

Si par conséquent Diderot conteste linvocation du caractère sacré des droits de propriété comme argument à lappui de la liberté illimitée dexportation, cest parce quil estime que cet argument dangereux sert une thèse inacceptable, car incapable de prendre au sérieux lutilité générale :

tout de suite vous appelez au secours de la libre et illimitée exportation les droits sacrés de la propriété qui ne sont malheureusement, sil faut vous en dire mon avis, que de belles billevesées. Est-ce quil y a quelque droit sacré quand il sagit daffaire publique, dutilité générale, réelle ou simulée ? On me fait prendre le mousquet, on môte la liberté, on menferme sur un soupçon, on coupe mon champ en deux, on renverse ma maison, on me ruine en me déplaçant, on abandonne ma moisson aux animaux, on vide ma bourse par un impôt absurde, on expose ma vie, ma fortune, par une guerre folle21. Mettez toutes vos belles pages dans une utopie22 et cela figurera bien là. Voulez-vous nous faire un autre ministère et dautres maîtres, dautres lois, un autre gouvernement, dautres souverains ? (p. 85 ; et voir p. 119).

Une telle attaque pourrait être interprétée, à tort, comme une reprise assumée de la « raison dÉtat » quinvoque Galiani (1770, p. 33) pour 223justifier la réglementation du commerce des blés, et que Morellet (1770, p. 79-82) fustige dans sa réfutation : la raison dÉtat, sinquiète le physiocrate, est une arme « avec laquelle on a constamment attaqué les droits les plus sacrés des citoyens », « sacrifi[é] constamment le bonheur des individus à je ne sais quel fantôme quon appelle la grandeur de la nation », qui « sert dinstrument à la tyrannie et dapologie aux tyrans », qui « se joue de la propriété, de la liberté, de la vie de tant dhommes, esclaves volontaires et trompés, qui sétaient réunis pour vivre et mourir propriétaires et libres ». Or, la stratégie de Diderot consiste à renvoyer dos à dos la politique condamnable de la raison dÉtat (dont il nie, dailleurs, quelle soit adoptée par Galiani) et la doctrine physiocratique inacceptable de laissez-faire économique. Diderot admet bien volontiers la justesse des griefs de Morellet contre lexercice arbitraire du pouvoir, mais en tire la conclusion que la vision physiocratique du droit de propriété est un projet tout à fait irréalisable en létat actuel des choses :

Tout ce que vous dites sur le commerce du blé considéré par le côté de la raison dÉtat, sur linfluence de cette raison sur la propriété, nest que trop vrai. Mais quest-ce quil faut en conclure ? Que votre droit de propriété nest quune chimère, qui nest, na été, ne sera respecté que sous le gouvernement des anges (p. 90).

Diderot ne justifie donc pas les atteintes arbitraires à la propriété et à la liberté quil énumère dans le passage (p. 85) cité au début de cette section23. Il fait au demeurant clairement comprendre que sa critique de lusage du droit de propriété comme argument à lappui de la liberté illimitée dexporter nest pas cynique : de fait, ses exemples datteintes aux droits de propriété et de liberté des particuliers (emprisonnement infondé, saisie arbitraire des biens, taxe absurde, guerre folle) relèvent, sans ambiguïté possible, de lutilité générale « simulée » et suggèrent donc que lutilité générale « réelle » implique a minima dêtre protégé contre ces atteintes arbitraires variées24.

224

De même, si Diderot feint de sinterroger sur les velléités subversives de Morellet (« voulez-vous nous faire un autre ministère (…) dautres souverains ? »), ce nest pas pour tourner en dérision les griefs relatifs aux violations fréquentes des droits de propriété, mais pour se moquer de son adversaire, dont ce nest clairement pas le propos. La suite immédiate du texte suggère en filigrane une voie qui ne serait ni la dangereuse utopie physiocratique ni le recours à la raison dÉtat : si, affirme Diderot, la philosophie qui entend « sassujettir les lois de la nature et le train du monde » est « folle », « la bonne philosophie est celle qui reconnaît ces lois et sassujettit à ce train nécessaire ». Or la « nécessité » du train du monde – cest-à-dire du cours des choses, de lhistoire – est évidemment moins forte que celle des lois de nature. La folie des philosophes qui refusent de sy soumettre est donc dun autre ordre que celle des philosophes qui ont le désir insensé de contrôler les lois de nature ; ces derniers veulent limpossible, les premiers entendent résister au sens de lhistoire et renverser lordre existant :

Le train du monde ne changera pas : à moins que vous nayez un secret pour le ramener et fixer à un âge où tout soit dans un ordre renversé de celui-ci, où lon soit sûr de quarante-neuf bons rois pour un mauvais, au lieu de quarante-neuf mauvais pour un bon. Mon cher abbé, vous utopisez à perte de vue (p. 90-91, je souligne)25.

La restriction (« à moins que ») marque la différence qualitative et le déplacement quelle induit, de la nécessité des lois de la nature vers le « train du monde » : alors que lattitude passive face à lordre naturel est la seule raisonnable, le train du monde nexclut pas une posture dynamique, inscrite dans le temps humain. Dans sa correspondance avec Galiani, Mme dÉpinay énonce, de façon plus claire, ce déplacement : pour être assuré davoir de bons maîtres, il faudrait

commencer par refondre lespèce humaine ou du moins la constitution fondamentale dun État, de manière quon fût très assuré davoir quarante-neuf bons maîtres pour un mauvais. Alors on pourrait se promettre que ce serait vraiment à la raison et non pas au prétexte du bien général, que le droit du particulier serait sacrifié (Épinay & Galiani, 1993, p. 40, je souligne).

225

Certes, Diderot nexplore pas dans lApologie la question constitutionnelle du bon despote ; mais il y réfléchira bientôt au contact de Catherine II et en viendra à assumer pleinement la nécessité denvisager les choses selon cet « ordre renversé », puisquil défendra la position radicale selon laquelle « un des plus grands malheurs qui puisse arriver à une nation libre, ce serait deux ou trois règnes consécutifs dun despotisme juste et éclairé » (Diderot, 1773, p. 272, je souligne ; voir Diderot, 1774, p. 354 ; Hamel, 2009).

III.2. La priorité de lutilité générale réelle
sur le droit de propriété

Cest donc au nom de lutilité générale réelle que Diderot met en cause la conception absolutiste de la propriété privée. Il précise plus loin la manière dont il envisage le rapport entre droit de propriété individuel et utilité générale, lorsquil revient à la charge dans un passage qui nest pas sans rappeler larticle « Économie politique » que Rousseau (1755, p. 49, 65) écrit pour lEncyclopédie. Diderot introduit une distinction qui permet de comprendre que sa critique peut dautant moins se confondre avec une hostilité de principe à légard de ce droit quelle sarticule précisément à la reconnaissance de son caractère sacré :

le droit de propriété est sacré de particulier à particulier, et sil nest pas sacré, il faut que la société se dissolve. Cest le contraire de ce droit de particulier relativement à la société (p. 99).

Avec cette distinction, Diderot entend à la fois montrer que lutilité générale réelle nest pas par principe incompatible avec le droit de propriété et clarifier la thèse de Morellet (1770, p. 250), équivoque à ses yeux, selon laquelle « le respect inviolable pour les droits de la propriété est la seule base sur laquelle puisse porter solidement le trône des Monarques ».

Dun côté, Diderot reconnaît que le respect interindividuel du droit de propriété est une condition de la cohésion sociale. Il est en effet invraisemblable que les individus se soient réunis en société sans chercher à mettre leurs biens à labri des déprédations dautrui. Le respect du droit de propriété est donc, entre citoyens, la condition de lexistence même de la société (on trouverait des affirmations similaires chez Rousseau, Mably et Saige).

226

Mais dun autre côté, poursuit Diderot, ce qui vaut entre citoyens nest plus vrai dans les relations entre chaque individu et la société dans son ensemble. De ce dernier point de vue,

ce [droit] nest rien car si cétait quelque chose, il ne se ferait rien de grand, dutile à la société ; la propriété de quelques particuliers croisant sans cesse les vues générales, elle tendrait à sa ruine, parce que le droit de propriété de quelques particuliers croiserait sans cesse les moyens de son opulence, de sa force et de sa sûreté (p. 99).

Le principe invoqué pour limiter le respect du droit de propriété est donc lutilité relative à la société : lutilité générale, transcription économique du bien commun (voir Diderot & Amilaville, 1765, p. 856b). De nouveau, Mme dÉpinay la bien vu et le résume à Galiani en identifiant le cœur de largument : « Ce droit considéré par rapport à lutilité générale nest rien, puisquil lui est subordonné » (Épinay & Galiani, 1993, p. 39, je souligne). Cette justification – qui invoque la nature subordonnée du droit de propriété – éclaire donc le sens à donner à lénoncé troublant selon lequel ce droit « nest rien » face à lutilité : il nest rien en tant que droit non subordonné, cest-à-dire en tant que droit absolu26.

Plus précisément, le principe de lintangibilité du droit individuel de propriété constitue, pour Diderot, un triple obstacle au bon fonctionnement de la société.

Un obstacle économique à « lopulence » de la société, dabord, parce que la concentration des richesses dans les mains de quelques particuliers est susceptible dans certaines circonstances dappauvrir, voire de réduire à la misère, la masse de ceux qui ne possèdent rien ou pas grand-chose. Aux yeux des critiques de la libéralisation du commerce des blés, cest lun des effets contreproductifs de cette politique, qui permet aux propriétaires, par exemple, de vendre leur blé à létranger à un prix excédant largement celui que peuvent payer les pauvres dans les provinces où le blé est produit.

Un obstacle politique à la « force » de la société, ensuite, car la pauvreté et la misère affaiblissent inévitablement les capacités productives du peuple. Comme le soulignait Diderot dans larticle « Homme » 227(Diderot, 1765, vol. viii, p. 278), la facilité à « acquérir et à conserver » rend les hommes « robustes et industrieux ». En outre, la pauvreté et la misère détruiront chez les individus toute raison de porter secours à la société si elle est menacée. Une société forte est une patrie : une société qui peut compter sur lattachement de citoyens satisfaits de leur sort27.

Un obstacle politique et juridique à la « sûreté » de la société, enfin, dans la mesure où la pauvreté et la misère poussent dans certains cas ceux qui les subissent à sen prendre par la violence à la propriété des riches pour se procurer le nécessaire à leur survie. Les physiocrates ont alors beau jeu de décrire les pauvres, à linstar de Quesnay, comme des « compatriotes peu vertueux », eux dont les désirs et lenvie les « porte[nt] à violer le droit dautrui28 ». Dans le même sens, Morellet assimile les restrictions réglementaires de la liberté des grains à la contrainte exercée sur le propriétaire pour quil vende à bas prix et y voit la source de la discorde entre citoyens :

Cest leffet de toutes les contraintes en ce genre, darmer et dexciter tous les citoyens contre lagriculteur. Cest daprès ce même principe quon fait violence à un fermier pour lobliger à vendre ses blés à perte, et à garnir, comme on dit, les marchés ; cest en suivant cette maxime, que le peuple des villes pille les voitures chargées de grains, et les magasins où on le [sic] conserve. (…) Et de bonne foi, qui des deux est lennemi de lagriculteur, ou létranger qui lui paie sa récolte au prix que la rareté lui donne, ou le concitoyen, qui le force à donner à perte, ou la prend de force sil refuse dy consentir ? (Morellet, 1770, p. 344-345).

Diderot, lui, renverse laccusation et présente le commerçant prêt à « laisser mourir de faim ses concitoyens pour gagner un sou de plus » comme « un mauvais patriote » :

le commerçant en blé napporte pas toujours sa denrée, mais la laisse dans les lieux où il espère en tirer meilleur parti (…) [il] est un mauvais patriote ; il laissera mourir de faim ses concitoyens pour gagner un sou de plus (Diderot, 1773-1774, p. 104).

228

Cette priorité est particulièrement sensible dans un passage où Diderot résume en quelques mots les raisonnements opposés de Galiani et Morellet quant au fondement justifiant la limitation de la liberté :

labbé Galiani dit : Pour permettre de vendre, il faut être sûr quil y a du superflu. Labbé Morellet rétorque : Pour empêcher de vendre, il faut être bien sûr quil ny ait point de superflu (p. 117).

Cette formulation illustre parfaitement la différence entre les perspectives qui animent la pensée de Morellet dun côté et celle de Galiani et Diderot, de lautre. Le raisonnement de Morellet (1770, p. 283) repose sur lintuition simple selon laquelle il faut une justification particulière pour limiter la liberté duser de sa propriété ; prétendre le contraire, cest adopter une « maxime de tous les gens à prohibitions, mais maxime fausse et tyrannique ». Si cette justification fait défaut, si labsence de superflu nest pas établie, rien ne justifie la limitation de la liberté.

Or quoiquil ait lavantage de reposer sur une intuition simple, ce raisonnement implique surtout de masquer lenjeu crucial de la condition à satisfaire. En effet, à largument de Galiani selon lequel les partisans de la liberté illimitée dexporter nont pas montré quil y avait du superflu même pendant les années dabondance (car produire une telle démonstration est matériellement impossible), Morellet (1770, p. 282-283) répond finement que les mêmes contraintes pèsent tout autant sur la démonstration du contraire. Diderot accorde ce point, mais il circonscrit la question clef qui était restée aux marges du raisonnement partant du droit de propriété, et il sinterroge de façon rhétorique :

Sans doute, il est aussi difficile de démontrer quil ny a point de superflu que de démontrer quil y en a ; mais les conséquences pratiques quon tirera de ces deux suppositions seront-elles également innocentes ? (p. 120).

Il est entendu que la réponse est négative : dans le raisonnement de Morellet, la conséquence est quon ne saurait limiter la liberté alors même quil est possible que le peuple manque du nécessaire. Cette conséquence pratique, pour adopter le langage de Diderot en ladaptant, est criminelle. Au contraire, dans le raisonnement de Galiani et de Diderot, la conséquence à tirer de cette difficulté à établir la présence ou labsence de superflu est quon ne saurait accorder par principe la liberté illimitée, précisément parce quon ne peut pas être sûr que le peuple ne manquera pas du nécessaire. Cette 229conduite est non seulement prudente, mais – toujours selon le langage de Diderot – « humaine ». On comprend en effet la mesure de lenjeu : dire quil est difficile de déterminer sil y a ou non du superflu, cest admettre la difficulté détablir que le peuple dispose de façon garantie du nécessaire. Ainsi pour Galiani et Diderot, le respect du droit de propriété doit être suspendu à lexamen préalable des conditions dexistence matérielle des membres du corps social. Après avoir restitué lun après lautre les deux raisonnements que nous examinons, Diderot poursuit :

Et il [labbé Morellet] prétend que ces deux raisonnements sont de même force. Il ny a pourtant que cette petite différence, cest que si lon ne vend pas et quil y ait du superflu, je mangerai du pain à très bon marché, et que si lon vend et quil ny ait pas de superflu, je risque de mourir de faim. Jaime labbé Morellet qui sur une amélioration de culture possible, veut nous exposer à la famine (p. 117).

Comme il laffirme de façon nette, Diderot considère que cest le besoin qui forme le critère légitimant la contrainte imposée au droit de propriété : est « nuisible et exige la restriction » ce qui « conduit la denrée nécessaire ailleurs que dans le grand besoin » (p. 84).

On le voit, la primauté accordée par Diderot à la notion d« utilité générale » sur le droit de propriété, bien loin de signifier labandon du souci de la sûreté individuelle, est au contraire commandée par le devoir de lÉtat de garantir à chacun des conditions dexistence décentes.

IV. Prendre au sérieux le jeu des passions
pour garantir les besoins

Lune des principales fonctions dun gouvernement soucieux de lutilité générale réelle consiste à intervenir pour empêcher les passions humaines de générer leurs effets les plus destructeurs de lordre social. Contrairement à la physiocratie, dont Diderot dénonce labstraction et lirresponsabilité politique, il convient de prendre la mesure de la puissance des passions qui peuvent soutenir la société ou la déstabiliser selon quelles sont canalisées et orientées ou au contraire laissées à leur libre développement.

230

Le système de la liberté illimitée promet par exemple théoriquement une efficacité économique que les passions humaines contrarieront dans les faits, parce quun tel système entraînera avec lui « toute la litanie des inconvénients physiques et moraux » (p. 103) :

Comment a-t-on prouvé que la liberté illimitée fixe les prix et les rend invariables ? Cela peut être vrai par abstraction, en négligeant les friponneries, les passions, toutes les ruses de lavidité, toutes les ruses de la crainte. Belle théorie ! Cela va bien dans la tête ; en pratique, je doute fort que cela sarrange aussi bien (p. 93-94).

Si tant est quil soit possible de « calculer juste », il est impératif pour le faire de « laisser là les vues générales et [d]entrer dans tout ce détail de craintes, davidités, despérance » (p. 100).

Diderot illustre les ruses de lavidité en décrivant les terribles monopoles rendus possibles par lenharrement, pratique qui est selon lEncyclopédie ([Anon.], 1751, vol. i, p. 708b) interdite par les « ordonnances de police » pour les grains, mais autorisée par lÉdit de 1764. Elle consiste, pour ceux qui le peuvent, à sapproprier les grains avant quils ne parviennent sur les marchés (et parfois avant même quils ne soient récoltés) en payant des arrhes aux producteurs. Contre les remontrances populaires, qui voyaient dans cette pratique la cause de disettes artificielles, les physiocrates distinguent en général lenharrement – forme ordinaire, parmi dautres, de transaction parfaitement légitime – de laccaparement, assimilé pour sa part à un monopole illégitime29. Il faut donc voir dans lenharrement « lun des droit essentiels (…) de la liberté générale, absolue et indéfinie du commerce intérieur » (Roubaud, 1769, p. 140-141). Dans une Lettre de la Chambre des vacations du Parlement de Rouen 231(15 oct. 1768, p. 9-10) visée par la réponse de Roubaud, les auteurs invoquent le « droit naturel » de la ville de prendre, aux dépôts de passage à Rouen, la part qui permettrait aux Rouennais de « jouir en paix de la liberté, de leurs biens et de la sûreté de leur subsistance ». Roubaud conteste vivement : « sil y avait un tel droit de toucher à un dépôt et de sapproprier le bien dautrui, quel brigandage que la société ! » (Roubaud, 1769, p. 137).

Sans mobiliser explicitement la notion de droit naturel à la subsistance, Diderot montre comment lenharrement est susceptible de créer artificiellement une disette, dont le monopoleur peut profiter en revendant à un prix modéré le blé à ceux mêmes que le lui ont vendu précédemment, et ainsi de suite (p. 101-103)30. La cupidité de ceux qui sont suffisamment riches pour sapproprier tout le blé sappuie sur la cupidité de ceux qui sont toujours disposés à vendre ou à acheter à bon prix – lutte qui expose le peuple à la disette et entretient cette dernière :

Cest ainsi que des particuliers, ayant vendu leur blé trois fois à un assez haut prix, ont été presque ruinés, et quau milieu de la lutte des cupidités du propriétaire et du monopoleur, le petit peuple a souffert des maux infinis (p. 101-102).

Les temps de disette font des individus la proie de passions qui obligent à considérer la tranquille circulation du blé promise par la physiocratie comme une « chimère ». Les disettes suscitent un « conflit tumultueux de crainte, davidité, de cupidité » (p. 84) : lincertitude du lendemain fait demander à certains au-delà de leurs besoins, tandis que dautres achètent à nimporte quel prix ; dautres encore retiennent leur souffle et attendent la remontée des prix.

De même, prétendre avec Morellet que seul le superflu sera exporté, cest se persuader que le riche producteur sera prêt à frustrer sa cupidité au nom de son souci que le peuple puisse toujours se procurer ce dont il a besoin (p. 115). Or comme lillustrent à lenvi les raisonnements de Morellet (1770, p. 110, 317, 69 ; voir Galiani, 1770, p. 265-266), il nest guère vraisemblable dattendre du propriétaire-type décrit par le système une telle autolimitation dans l« usage libre » de ses biens : selon lordre naturel de la société, le propriétaire est censé chercher avant tout à vendre, et à vendre au meilleur prix.

232

Mais si la cupidité de quelques-uns engendre la misère ou la famine, une autre passion vient se jouer des prédictions physiocratiques : la crainte, affect protéiforme. Par exemple, lintérêt du propriétaire de vendre son blé à une province subissant la disette sera diminué par différentes considérations qui le dissuaderont de vendre. Supposons quil croie la disette connue dautres provinces ; il craindra alors que dautres propriétaires de provinces riches narrivent avant lui, et jugera en conséquence quil a trop à perdre à se déplacer :

cest que le blé pouvant arriver au lieu de la disette dune infinité de côtés, il ne vient daucun parce que chacun craint darriver trop tard et dêtre ruiné (p. 99).

Admettons cependant que ce même propriétaire soit certain darriver le premier, alors une crainte plus sérieuse encore pourrait fort bien le retenir de se déplacer pour vendre son blé : « lalarme ferme les greniers de la province abondante » (p. 99), car « la misère rend les convois hasardeux, on craint dêtre pillé en route », mais aussi « au marché » (p. 100 ; voir p. 103).

Comme on le voit, la perspective de Diderot nest pas celle du moraliste désireux de soumettre aux lois les viles passions humaines. Il ne sintéresse aux passions que pour les effets quelles produisent sur les conditions dexistence, en loccurrence économiques, des plus démunis, et cest à ce titre seulement que les lois doivent réglementer lexistence sociale. Dans son article « Grecs », Diderot (1757, vol. vii, p. 908a) formulait le principe politique général, tout en insistant déjà sur la fonction des lois de protéger les plus faibles. Si ces dernières forment « la seule barrière quon puisse élever contre les passions des hommes », cest parce que

sans un glaive qui se meuve également sur la surface dun peuple, et qui tranche ou fasse baisser les têtes audacieuses qui sélèvent, le faible demeure exposé à linjure du plus fort ; le tumulte règne, et le crime avec le tumulte ; et il faudrait mieux pour la sûreté des hommes, quils fussent épars, que davoir les mains libres et dêtre voisins.

De la même façon, dans lApologie, Diderot nestime justifiées les contraintes imposées à la liberté des grains que parce quelles contribuent à protéger « le petit peuple » des pires effets des passions (voir p. 101-102) et, ultimement, parce quelles prémunissent la société contre sa 233dislocation par la violence. Mais il est bien loin de condamner ces passions en elles-mêmes. Quoique le désir de senrichir ne soit pas la finalité de la société (p. 87), il nest pas caractérisé comme un vice en tant que tel ; il le devient, et peut être légitimement limité par la loi, lorsquil « croise » lutilité générale. Dans ses différentes formes, la crainte des propriétaires est aussi non seulement innocente en elle-même, mais tout à fait compréhensible : il est normal de se soucier de ce qui est à soi. Cette crainte a beau parfois alimenter un désir immodéré de richesses et sen nourrir en retour, accroissant ainsi la pauvreté, on ne peut guère reprocher aux propriétaires, et en particulier aux riches, de craindre que les miséreux ne sen prennent à eux et déstabilisent lordre social qui est à leur avantage.

Le système de la liberté illimitée comporte en effet de redoutables « dangers » (p. 113) : les « soulèvements » (p. 102) dont les riches feront les frais sils ne les anticipent pas : « la terreur » de ceux « qui crai[gne]nt de manquer » est dangereuse, parce que la faim « ne souffre pas de délai » (p. 99). Labbé Galiani a bien raison de « crain[dre] le peuple », ajoute Diderot : « quand il sagit de pain, il ny a quun homme ivre qui nen ait pas peur » (p. 117). Non pas parce que le peuple est « absurde et imbécile », mais parce quil est « sensible, et lorsquon touche à son nécessaire, il crie » (Galiani, 1770, p. 178-179). Mais la misère porte aussi aux excès, comme lorsque la multitude miséreuse « sempare du double, du triple, du quadruple de son besoin » (p. 103). En cas de disettes successives, « il faudrait que le gouvernement sen mêlât, ce que votre engouement de la liberté illimitée ne permettra pas, ou que nous nous dévorions » (p. 116)31.

Dans lApologie de Galiani, Diderot sarrête à plusieurs reprises sur les « crimes que la misère comm[et] », selon la formule de larticle « Misère » mentionné plus haut : provinces, villes et marchés pillés, citoyens qui sentretuent et sentrégorgent, etc. (p. 118, 103, 100), mais il va plus loin puisquil légitime la violence populaire, ultime recours des pauvres pour se procurer ce dont ils ont besoin. Supposons, raisonne Diderot, une province riche en blé, voisine dune province indigente. Selon les principes de la physiocratie, la province riche pourrait, au nom du droit 234de propriété, refuser de vendre son blé à un prix accessible et souhaiter le vendre plus cher à dautres provinces, ou à létranger. Commentaire de Diderot : « cette province inhumaine, avare, serait pillée et le mériterait » (p. 120, je souligne).

Dans un passage où il décrit le blé comme une res communis, Diderot revient sur cette question de la violation du droit de propriété tout en mettant en scène une situation où il sagit moins de justifier le pillage que de montrer la légitimité dune violation du droit absolu de propriété au nom du droit, supérieur, de se procurer en le payant ce qui est un besoin élémentaire :

Le blé est comme lair et leau. Si un homme avait chez lui un coffre plein de quinquina32 et quil ne voulût en vendre à ses concitoyens attaqués dune fièvre épidémique quà un certain prix qui serait au-dessus de leurs moyens, parce que létranger lui en offrirait davantage, que ce quinquina lui appartient et quil ne doit le sacrifice de son intérêt personnel à personne, on enfoncerait les portes de cet homme, on briserait son coffre, on mettrait à côté largent du quinquina quon prendrait, et lon ferait bien (p. 121, je souligne).

Lidée de Diderot est claire : sil nest pas souhaitable den venir là, on ne saurait pour autant blâmer ceux qui, pour sextraire de telles conditions de nécessité, ont recours à la violence contre les biens de ceux qui disposent à leur discrétion de ce qui est vital pour autrui. Le droit de propriété ne peut servir à protéger la satisfaction dun « intérêt personnel » aux dépens de la satisfaction dun besoin de première nécessité. Pour ne pas en arriver là, il convient donc de considérer le blé comme un bien quon ne peut pas sapproprier à nimporte quelle condition.

Le système de la liberté illimitée est donc bien contradictoire et destructeur de lordre social, puisque le respect strict et absolu du droit de propriété crée les conditions de sa violation en exposant la société à des révoltes et des violences légitimes dont les propriétaires sont les premières victimes. Dans leur souci de prendre au sérieux lenrichissement des sociétés, les physiocrates en oublient « la première condition dune société », qui « nest pas dêtre riche, mais (…) dêtre en sûreté. Il faut que la société se maintienne dabord avant que de sordonner pour le mieux » (p. 87).

235

Conclusion

Dans lApologie de labbé Galiani, Diderot soppose à largument de lintangibilité du droit de propriété, que Morellet conçoit comme le socle de lédifice social et quil utilise pour justifier la liberté illimitée du commerce des grains. Le texte de Diderot ne permet assurément pas de dégager une réplique systématique de la Réfutation visant Les dialogues sur le commerce des blés, encore moins une doctrine complète sur cette matière. Cependant lorsquon les relie à certains articles politiques que Diderot a écrits pour lEncyclopédie, les principaux éléments de sa critique de Morellet – linvocation du sentiment dhumanité, la thèse de la supériorité de lutilité générale sur le droit de propriété individuel, la nécessité de lintervention de la puissance publique pour prévenir les effets dangereux des passions – peuvent tous être interprétés comme relevant dune vision républicaine de la société politique qui découle dune certaine conception de lêtre humain : parce quils sont tous naturellement libres, les individus nont pu élever la société sur des principes susceptibles dengendrer pour la grande majorité dentre eux des conditions de misère, cest-à-dire de dépendance économique extrême. De même, lutilité générale nest pas un principe transcendant justifiant le sacrifice des intérêts individuels, mais le critère à laune duquel le droit de propriété est à la fois justifié et limité, dès lors quil entraîne, dans la sphère économique, la dépendance des pauvres à légard des propriétaires pour satisfaire leurs besoins élémentaires. De même encore, si les passions doivent demeurer sous la vigilance de la puissance publique, ce nest que parce quelles seraient susceptibles, laissées à leur libre cours, de nuire à la stabilité de la société.

236

Bibliographie

[Anon.] [1751a], « Accaparement », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. i.

[Anon.] [1751b], « Enharrement », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. i.

[Anon.] [1765a], « Misérable », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. x.

[Anon.] [1765b], « Misère », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. x.

Bachofen, Blaise [2013], « Rousseau : une économie politique républicaine ? », Le Philosophoire, 39 (1), p. 117-145. doi:10.3917/phoir.039.0117.

Baudeau, Nicolas [1768], Éphémérides du citoyen, ou Chronique de lesprit national, Paris, t. vii.

Diderot, Denis [1751], « Autorité politique », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. i.

Diderot, Denis [1752a], « Besoin », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. ii.

Diderot, Denis [1757], « Grecs », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. vii.

Diderot, Denis [1765], « Homme (politique) », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. viii.

Diderot, Denis [1770], Apologie de labbé Galiani, in Diderot, Denis Œuvres politiques, éd. Vernière, Classiques Garnier, 1963.

Diderot, Denis [1770b], « Voyage à Bourbonne », Œuvres Complètes, éd. Dieckmann & al., Paris, Hermann, 1995, t. xx.

Diderot, Denis [1773], « Entretiens avec Catherine II », Œuvres politiques, éd. Vernière, Paris, Classiques Garnier, 1963.

Diderot, Denis [1773-1774], Voyage en Hollande, éd. Y. Benot, Paris, François Maspero, 1982.

Diderot, Denis [1774], Observations sur linstruction de lImpératrice de Russie aux députés pour la confection des lois, in Œuvres politiques, éd. Vernière, Paris, Classiques Garnier, 1963.

Diderot, Denis, [1995], Fragments divers. Histoire des deux Indes, Paris, Laffont, édition Versini, Laurent, Vol. iii.

Diderot, Denis & Amilaville, Étienne Noël d [1765], « Vingtième », 237Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, vol. xvii.

Encyclopédie de jurisprudence ou Dictionnaire complet, universel, raisonné, historique et politique de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale, de toutes les nations de lEurope, Bruxelles, 1772, t. i.

Épinay, Louise Tardieu dEsclavelles & Galiani, Ferdinando [1992], Correspondance, i, 1769-1770, Dulac, G. & Maggetti, D. (éd.), Paris, les Éditions Desjonquères.

Épinay, Louise Tardieu dEsclavelles & Galiani, Ferdinando [1993], Correspondance, ii, 1771-février 1772, Dulac, G. & Maggetti, D. (éd.), Paris, les Éditions Desjonquères.

Felix, Joël [1999], Finances et politique au siècle des Lumières. Le ministère LAverdy, 1763-1768, Vincennes.

Ferrand, Julie [2013], « Mably and the liberalisation of the frain trade : An economically and socially inefficient policy », European Journal of History of Economic Thought, Vol. 20, No 6.

Ferrand, Julie [2014], Natural right, sensualism and free trade : the political economy of Gabriel Bonnot de Mably, thèse de doctorat, Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis.

Ferrand, Julie, & Orain, Arnaud [2017], « Abbé de Mably on commerce, luxury and “classical republicanism” », Journal of the History of Economic Thought, Vol. 39, No 2.

Galiani, Ferdinando [1770], Dialogues sur le commerce des blés, Londres.

Goggi, Gianluiggi [2007], « Quelques images du langage politique de Diderot », in Goggi, Gianluigi & Kahn, Didier (dir.), Lédition du dernier Diderot : pour un Diderot électronique, Paris, Hermann.

Hamel, Christopher [2009], « Jusnaturalisme et républicanisme dans la philosophie politique de Diderot », in Granada, Miguel A. & al. (dir.), Filosofos, filosofia y filosofias en la Encyclopédie de Diderot y dAlembert, Barcelona, Universitat de Barcelona.

Hamel, Christopher [2013], « Lesprit républicain anglais adapté à la France du xviiie siècle : un républicanisme
classique ? », La Révolution française [En ligne], No 5.

Imbruglia, Girolamo [1994], « From utopia to republicanism : the cas of Diderot », in Fontana, Biancamaria (dir.), The Invention of the Modern Republic, Cambridge, Cambridge University Press.

Imbruglia, Girolamo [2007], « Indignation et droits de lhomme », in Goggi & Kahn (dir.), Lédition du dernier Diderot : pour un Diderot électronique, Paris, Hermann.

Jaucourt, Louis de [1755a], « Égalité naturelle », Encyclopédie, ou Dictionnaire 238raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. v.

Jaucourt, Louis de [1755b], « Esclavage », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. v.

Jaucourt, Louis de [1765a], « Patrie », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Vol. xii.

Jaucourt, Louis de [1765b], « Pitié », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, vol. xii.

Kaplan, Steven [2017], Raisonner sur les blés. Essais sur les lumières économiques, Paris, Fayard.

Klotz, Gérard, Minard, Philippe & Orain Arnaud (dir.) [2017], Les voies de la richesse ? La Physiocratie en question (1760-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Klotz, Gérard & al. [2017a], « Introduction », in Klotz, Gérard & al. (dir.), Les voies de la richesse ? La Physiocratie en question (1760-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Klotz, Gérard, & al. [2017b], « Conclusion », in Klotz, Gérard & al. (dir.), Les voies de la richesse ? La Physiocratie en question (1760-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Larrère, Catherine [1992], Linvention de léconomie au xviiie siècle : du droit naturel à la physiocratie, Paris, PUF.

Linguet, Simon-Nicolas-Henri [1771], Réponse aux docteurs modernes, ou Apologie pour lauteur de la « Théorie des Lois », et des « Lettres sur cette théorie », avec la réfutation du système des philosophes économistes, s.l.

Lovett, Franck [2010], A general theory of domination and justice, Oxford, Oxford University Press.

Mably, Gabriel Bonnot de, [1768], Doutes proposés aux philosophes économistes, sur lordre naturel et essentiel des sociétés politiques, La Haye.

Mably, Gabriel Bonnot de, [c.1775], Du commerce des grains, in Collection complète des Œuvres de lAbbé de Mably. Œuvres posthumes, Paris, C. Desbrière, 1794-1795, t. xiii.

Morellet, André [1770], Réfutation de louvrage qui a pour titre Dialogues sur le commerce des blés, Londres.

Pettit, Philip [1997], Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. française, Paris, Gallimard, 2004.

Roubaud, Pierre-Joseph-André [1769], Représentation aux magistrats, contenant lexposition raisonnée des faits relatifs à la liberté du commerce des grains, et les résultats respectifs des Règlements et de la liberté, s. l.

Rousseau, Jean-Jacques [1754], Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes, éd. B. Bachofen & B. Bernardi, Paris, GF-Flammarion, 2008.

239

Rousseau, Jean-Jacques [1755], Discours sur léconomie politique, éd. Bernardi & al., Paris, Vrin, 2002.

Quesnay, François [1768], Physiocratie, ou constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, recueil…, Leyde et Paris, Merlin, 2 vol., 1768.

Quintili, Paulo [2001], La pensée critique de Diderot : matérialisme, science et poésie à lâge de lEncyclopédie, 1741-1782, Paris, H. Champion.

Spitz, Jean-Fabien [1985], « Locke et le droit dappropriation », Philosophie, no 8.

Spitz, Jean-Fabien [2018], « Locke e a apropriação privada : em que condições o direito de excluir pode ser justificado ? », Cadernos Espinosanos, No 38.

Turgot, Anne-Robert-Jacques [1770], Lettres à labbé Terray sur le commerce des grains, in Œuvres de M. Turgot, nouv. éd., avec les notes de Dupont de Nemours augmentée de Lettres inédites, des questions sur le commerce…, Paris, Guillaumin Libraire, t. i, 1844.

Vernière, Paul [1963], « Introduction », in Diderot, Denis, Œuvres politiques, Paris, Classiques Garnier.

Versini, Laurent [1995], « Introduction à lApologie de labbé Galiani », in Diderot, Denis, Œuvres politiques, t. iii, Paris, Robert Laffont.

1 Je laisse ici de côté à la fois la question plus générale de lévolution de lappréciation que Diderot porte sur la physiocratie (en 1767, la lecture de louvrage de Le Mercier de la Rivière lenthousiasme), et celle de savoir si Morellet est un représentant orthodoxe de la pensée physiocratique.

2 Voir Klotz & al. (2017a, p. 30) qui récusent également la pertinence de la catégorie de « républicanisme classique », mais semblent considérer que cette catégorie épuise le « vocabulaire républicain » tout court, jugé non pertinent. Pour une critique détaillée de cette catégorie, centrée sur les travaux de Keith Baker, qui lit Rousseau, Mably et Saige comme des « républicains classiques », voir Hamel, 2013.

3 Spitz (1985 ; 2018) montre que Locke ne peut pas être lu de cette façon.

4 Toutes les citations dans le corps du texte qui nont pas de mention douvrage renvoient à lApologie de labbé Galiani, dans lédition Vernière.

5 Labstraction du raisonnement physiocratique est souvent dénoncée par ses adversaires, voir Ferrand, 2013, p. 886.

6 Kaplan 2017, p. 305, fait du début de cette affirmation (les besoins ne sont pas des droits) le titre du chapitre quil consacre à labbé Roubaud.

7 Voir Klotz & al., 2017a, p. 17 : la posture physiocratique est perçue comme « une impardonnable désinvolture, une coupable négligence des contingences humaines, une négation du corps vivant et sensible de lêtre humain ».

8 Voir plus ci-dessous (p. 229) lanalyse du rôle des passions négligé par Morellet aux yeux de Diderot.

9 Voir Hamel, 2009, p. 193-200, pour une argumentation plus détaillée en faveur de cette lecture.

10 Voir également Diderot & Amilaville, 1765, vol. xvii, p. 855b, 866a, pour des textes proches.

11 Voir larticle « Besoin », où Diderot pose que « la société leur facilite et leur assure [aux hommes] la possession des choses dont ils ont un besoin naturel » (Diderot, 1752, vol. i, p. 213a [je souligne]), et « Vingtième » (Diderot & Amilaville, 1765, vol. xvii, p. 856a, 861a). Voir contra, Versini, 1995, p. 119 : « en 1767 », Diderot « est encore physiocrate, il admet avec les élèves de Quesnay que la terre est la seule vraie richesse dun État », jugement cependant corrigé deux pages plus loin : « la vraie richesse dun pays à ses yeux, ce sont les bras des travailleurs » (p. 121).

12 La coloration républicaine des principes et des réflexions d« économie politique » présentées dans larticle « Vingtième », de Diderot & Amilaville (1765), est nette ; voir notamment Imbruglia, 1994, p. 71 sq.

13 Linguet (1771, p. 65) insiste également sur lidée que la limitation du droit de propriété est nécessaire au « maintien de la société ». Comme le souligne Larrère (1992, p. 253, 267), si lÉtat doit agir, évaluer, juger et donc contraindre, dans la sphère économique, cest parce quest en jeu la subsistance du peuple.

14 Voir Diderot, 1770b, p. 158 : les « horreurs de la disette ».

15 Voir notamment p. 100, 116-117 (passages cités ci-dessous, respectivement p. 232 et p. 233).

16 Chez Galiani (1770, p. 210), « la propriété et la liberté sont des droits sacrés à lhomme, ils sont les premiers droits (…), ils constituent notre essence politique comme le corps et lâme constituent notre physique ; excepté les liens qui nous attachent à la société, rien ne doit les troubler ».

17 Voir de même chez Rousseau 1754, p. 123-124 ; sur limportance du concept de domination dans la philosophie politique normative républicaine, voir Pettit, 2004 et Lovett, 2010.

18 Voir Diderot & Amilaville, 1765, vol. xvii, p. 871a, où le même raisonnement est appliqué, dans les mêmes termes, à léchelle collective dune société dépendante dune autre pour sa subsistance.

19 Voir larticle « Pitié » (Jaucourt, 1765b, vol. xii, p. 663a), qui poursuit en quelque sorte le raisonnement, en définissant ainsi la pitié : « sentiment naturel de lâme, quon éprouve à la vue des personnes qui souffrent ou qui sont dans la misère », cest-à-dire les pauvres, que la pitié enjoint de soulager. « Rien ne fait tant dhonneur à lhumanité que ce généreux sentiment ».

20 Il conviendrait dexplorer le rapprochement de ces articles avec certains articles de de Jaucourt. Dans larticle « Esclavage » (Jaucourt, 1755b, vol. v, p. 934a), il soutient que « la nécessité » fut « la source et lorigine » de lesclavage ; dans larticle « Égalité naturelle », il développe lidée que « lesclavage politique et civil » entraîne la création de trois classes socio-économiques dont la dernière est formée de « la plus grande partie du peuple [qui] gémit dans la pauvreté » (Jaucourt, 1755a, vol. v, p. 415a). Par contraste, la « patrie », dans larticle éponyme, est définie comme un « état libre » qui a empêché que se forme la classe des misérables, puisquelle « veut bien quil y ait de lopulence et de la médiocrité, mais point de pauvres ; des grands et des petits, mais point dopprimés (…), qui ne souffre aucun mal dans sa famille, que ceux quelle ne peut empêcher, la maladie et la mort » (Jaucourt, 1765a, vol. xii, p. 178b).

21 Voir p. 92 pour des exemples similaires de violations de liberté et du droit de propriété.

22 Voir p. 97 sur laccusation dutopisme portée contre Morellet.

23 Mme dÉpinay (Épinay & Galiani, 1993, p. 39) rapporte le souci de Diderot de « faire lénumération » « des vexations quon éprouve toutes les fois quon peut sautoriser de la raison ou du prétexte de lutilité publique ».

24 Voir Diderot & Amilaville, 1765, vol. xviii, p. 866a, qui assimilent toute charge ne relevant pas de « lutilité générale et particulière » à une mesure « injuste et oppressive », à une « infraction aux lois fondamentales de la société et à la liberté dont ses membres doivent jouir ».

25 Diderot qualifie Morellet de « raisonneur abstrait, utopique », cest-à-dire ne connaissant pas les hommes et les choses (p. 97). Dans sa correspondance avec Galiani, Mme dÉpinay rapporte une discussion entre Diderot et Morellet : on est contraint de considérer « lutilité publique » comme un prétexte lorsquon « a quarante neuf mauvais maîtres pour un bon » (Épinay & Galiani, 1993, p. 39).

26 « Je suis propriétaire, note Diderot, jen dois défendre les droits, mais je ne le ferai jamais jusque-là » (p. 119, je souligne).

27 Voir larticle « Patrie », de de Jaucourt (1765a, vol. xii, p. 178b-180a), qui reprend lessai de labbé Coyer.

28 Quesnay, 1768, p. 22 ; voir également Baudeau, 1768, p. 145 (cité par Larrère, 1992, p. 233) ; Turgot, 1770 : entraver la « liberté entière » par des règlements, fût-ce pour fournir au peuple le nécessaire vital, est par définition une « injustice » (p. 256).

29 On retrouve la même distinction chez LAverdy (voir Félix, 1999, § 49). Ce conflit sémantique, qui oppose ceux qui tiennent à la distinction entre accaparement et enharrement et ceux qui assimilent ces deux pratiques, est déjà reflété dans larticle « Accaparement » de lEncyclopédie ([Anon.], 1751, vol. i, p. 60a), qui pointe la raison de la confusion : ces pratiques sont punies de façon identique. Dans lentrée « Accaparement » de lEncyclopédie de jurisprudence ou Dictionnaire… de jurisprudence civile (1772, p. 445-446), lauteur maintient la même distinction entre accaparement (comme monopole réel toujours illégitime) et lenharrement (comme convention légitime). Mais en affirmant « quil y a des enharrements qui ne le sont pas [i.e., qui sont des “monopoles réels”] », il reconnaît en creux que lenharrement peut être une forme daccaparement, et donc être illégitime. Dans ce cas, « lenharreur monopoleur et laccapareur sont punis de même » (trop peu sévèrement, ajoute lauteur de larticle, p. 450).

30 Épinay & Galiani, 1992, p. 284-285, décrivent de façon plus détaillée ce processus.

31 Dans larticle « Besoin », Diderot prévient : « [les besoins] ont donné lieu à la formation de la société, à tous les avantages qui laccompagnent, et à tous les désordres qui la troublent » (Diderot, 1752, vol. ii, p. 213a, je souligne).

32 Écorce amère, aux propriétés toniques et fébrifuges.