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Classiques Garnier

Des républiques commerçantes à l’économie politique républicaine La question du territoire au XVIIIe siècle

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
    2019 – 2, n° 8
    . varia
  • Auteur : Larrère (Catherine)
  • Résumé : L’existence de républiques commerçantes est la preuve, selon Montesquieu, qu’il existe une économie politique républicaine. Mais outre que la compatibilité du commerce et de la vertu républicaine fait problème, le commerce à lui seul ne définit pas l’économie, qui est liée au territoire. Il reste donc à se demander pourquoi les républiques seraient principalement liées au commerce, c’est-à-dire à la vie urbaine. Ne peut-il exister des républiques agraires ?
  • Pages : 185 à 206
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406098454
  • ISBN : 978-2-406-09845-4
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09845-4.p.0185
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/12/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Montesquieu, république commerçante, économie politique, territoire, économie agraire
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Des républiques commerçantes
à léconomie politique républicaine

La question du territoire au xviiie siècle

Catherine Larrère

Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne

SJPS (UMR 8103)

A-t-on idée, au xviiie siècle, de lexistence dun lien entre la république et léconomie ? La réponse semble se trouver chez Montesquieu, dans la distinction quil fait, au livre xx de LEsprit des lois entre le « commerce de luxe » qui convient au « gouvernement dun seul » (donc à la monarchie) et le « commerce déconomie » que lon trouve dans « le gouvernement de plusieurs », cest-à-dire dans les républiques1. À la question, « Y a-t-il une économie politique républicaine ? », Montesquieu donne, semble-t-il, une réponse positive : elle est à chercher dans les républiques qui pratiquent le commerce déconomie.

Mais la possibilité dun commerce républicain ne va pas de soi. Elle se heurte dabord à lidée, défendue par un certain nombre dadeptes de lidée républicaine2, de lincompatibilité entre la vertu républicaine et le commerce, source de corruption. Ensuite, cest lidée même de commerce déconomie qui pose problème : la plupart des interprètes de Montesquieu considèrent que la distinction entre commerce de luxe 186et commerce déconomie na pas grande signification3. Pour donner une certaine consistance à lidée des républiques commerçantes, il faut donc examiner de plus près la présentation que Montesquieu en fait et voir si elle répond aux objections républicaines et si elle a un sens dans sa propre démarche.

Mais une fois que lon a montré quil peut y avoir des républiques commerçantes, et ce dautant plus quelles se livrent à ce type de commerce que Montesquieu qualifie de commerce déconomie, cest le mot même déconomie qui pose problème. Car, lorsque dans le deuxième tiers du xviiie siècle (donc, après 1748, date de la publication de LEsprit des lois), on se met à parler déconomie politique pour désigner ce qui était abordé jusque là sous le nom de commerce (la production, léchange, la circulation des richesses), le terme de commerce perd sa portée générale pour ne plus désigner quun certain type dactivité économique (lachat et la vente de marchandises, le négoce). Une question surgit alors : pourquoi les républiques devraient-elles être commerçantes, pourquoi, comme semble le supposer Quesnay, seules les monarchies pourraient-elles être agricoles ?

Pour répondre à cette question, il nous faudra faire apparaître un lien, masqué par lexpression de « républiques commerçantes », entre la république et la condition urbaine. La question alors nest plus celle de la compatibilité entre activité commerciale et vertu républicaine, mais entre culture de la terre et compétence citoyenne. Cest une autre façon daborder la question de léconomie politique républicaine, qui nous amènera à quitter Montesquieu pour lire Rousseau et traverser lAtlantique du côté de la république américaine.

I. Républiques et commerce

Au début de LEsprit des lois, Montesquieu, après avoir distingué entre les gouvernements dun seul (monarchie et despotisme) et les gouvernements républicains – que ce soit ceux du petit nombre (aristocratie) ou du grand nombre (démocratie) –, en explique la « nature », 187ou ce qui les définit (le mode dattribution du pouvoir, les institutions qui les caractérisent), puis il en présente le « principe », cest-à-dire la disposition, psychologique ou morale, qui anime chacun dentre eux. Aux républiques, et plus précisément aux démocraties, convient la vertu, alors que celle-ci nest pas requise dans les monarchies (dont le principe est lhonneur). Pour bien marquer cette distinction et établir que la vertu est réservée aux républiques, Montesquieu rappelle « les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie » au siècle précédent, si bien que, faute davoir trouvé la vertu, « il fallut se reposer dans le gouvernement même quon avait proscrit » et rétablir la monarchie (EL, iii, 3, 2011, t. 1, p. 27).

Lexplication donnée de cet échec se trouve dans la différence entre le monde classique et le monde moderne, dont le commerce est le pivot :

Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient dautre force qui pût les soutenir. Ceux daujourdhui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même (EL, iii, 3, 2011, t. 1, p. 27).

La formulation est frappante et a retenu lattention : Rousseau la reprend à peu près à lidentique dans le Discours sur les sciences et les arts4. Cependant, cette opposition entre vertu et commerce nest pas nouvelle, elle est issue tout droit de la tradition républicaine, celle de lhumanisme civique5. Celle-ci, dans lItalie de la Renaissance, puis dans lAngleterre du xviie siècle, a maintenu vivante la référence aux modèles classiques de la vie civique, trouvés chez Aristote, Cicéron ou Plutarque. Lidée directrice en est quil nest daccomplissement humain que dans la participation citoyenne et le dévouement au bien public, si bien que le développement du commerce est source de corruption individuelle et dinégalités sociales, et menace la république, régime de légalité et de la vertu.

Mais, en reprenant une opposition si caractéristique de la tradition républicaine, Montesquieu la situe dans un contexte qui lui donne un sens différent. Cela montre que, sil connaissait très bien le langage républicain, il nen reprenait nullement le projet6. Son souci principal, à 188ce moment de LEsprit des lois, nest pas de sinterroger, en général, sur la compatibilité ou non de la vertu et du commerce dans les républiques, mais détablir, comme lénonce le titre dun chapitre suivant, « que la vertu nest point le principe du gouvernement monarchique » (EL, iii, 5, t. 1, p. 29). Or, en Angleterre les discussions sur les effets délétères du commerce sur la liberté anglaise nont pas cessé avec léchec de la république, mais elles ont continué au siècle suivant, alors même que lAngleterre était redevenue une monarchie7. Prendre lAngleterre comme exemple permet ainsi de montrer que ce qui a provoqué léchec de la tentative républicaine (labsence de vertu) nest pas un obstacle pour lexistence dune monarchie et que lexistence du commerce ne la gêne pas. Lobjectif nest pas alors pas tant le rapport positif entre vertu et démocratie (il a été établi dans les chapitres précédents), que labsence de rapport entre vertu et monarchies. Celles-ci – et notamment la monarchie française – nont pas besoin de vertu, car les lois (qui font partie de leur nature) et lhonneur (qui, à la différence de la vertu, ne réclame pas le sacrifice volontaire de lintérêt particulier à lintérêt général) en tiennent lieu.

La question de la compatibilité entre vertu et commerce dans les républiques nest donc nullement tranchée dans ce passage et, lorsquil aborde directement la question, Montesquieu ne se prononce pas négativement, bien au contraire. Car non seulement il existe, dans la modernité, des républiques commerçantes (Venise ou la Hollande), mais celles-ci ont également fleuri dans lantiquité, domaine de référence de létude des républiques. Cest bien en se référant aux républiques commerçantes de lantiquité que Montesquieu montre ce qui établit, entre vertu et commerce, une compatibilité qui se perpétue à lépoque moderne. La vertu démocratique se définit par lamour de la patrie et de légalité qui la caractérise. Et sans doute celle-ci nest-elle pas aussi parfaite dans les républiques où le commerce est répandu, quelle ne lest dans celles qui semploient à maintenir des fortunes égales, notamment par le partage des terres, ou dans les républiques militaires, comme Sparte, qui ne se préoccupent pas de commercer. Mais, pour autant, la vertu nest pas exclue des républiques commerçantes. Lexplication se trouve dans ce que Montesquieu nomme « lesprit de commerce » :

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Il est vrai que lorsque la démocratie est fondée sur le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers y aient de grandes richesses, et que les mœurs ny soient pas corrompues. Cest que lesprit de commerce entraîne avec soi celui de frugalité, déconomie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, dordre et de règle. Ainsi, tant que cet esprit subsiste, les richesses quil produit nont aucun mauvais effet. Le mal arrive, lorsque lexcès des richesses détruit cet esprit de commerce ; on voit tout à coup naître les désordres de linégalité, qui ne sétaient pas encore fait sentir (EL, v, 6, 2011, t. 1, p. 54).

On peut être surpris, comme le remarque Bernard Manin (Manin, 2001, p. 584), de voir cette association entre le commerce et la frugalité, lordre ou la modération… Mais il ne sagit pas ici des ressorts individuels des activités commerciales (cupidité, insatiable recherche du profit…), sous le nom d« esprit de commerce », il est question des effets des activités commerciales sur les comportements et les dispositions individuelles. Ces effets sont régulateurs : comme la vertu, lesprit de commerce dispose à obéir aux règles en maîtrisant ses désirs et ses inclinations. Cela nétablit pas un rapport de nécessité interne entre commerce et république, mais les deux peuvent saccorder : « le bon marchand peut faire un bon citoyen parce que lun et lautre rôles impliquent la même aptitude à faire prévaloir la règle sur les inclinations » (Manin, 2001, p. 585).

Lesprit de commerce nest donc pas la vertu (celle-ci vise intentionnellement le bien public, et y sacrifie lintérêt particulier), mais il peut en tenir lieu parce quil produit des effets comparables. La présence du commerce dans les républiques nen corrompt pas inévitablement le principe tant quelles sont préservées des excès des richesses, cest-à-dire du luxe. Or tel est justement leffet modérateur de lesprit de commerce : « dans les républiques où légalité nest pas tout à fait perdue, lesprit de commerce, de travail et de vertu fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que par conséquent, il y a peu de luxe » (EL, vii, 2, t. 1, p. 107).

La compatibilité entre commerce et république repose sur un équilibre assez fragile, dont les contours ne sont pas clairement tracés : si légalité nexiste plus, le commerce ne la rétablira pas, il peut seulement lentretenir. Alors légalité de condition que permet lindépendance commerciale (chacun « peut » vivre de son bien) renforce celle que suppose lindépendance démocratique (chacun « veut » vivre de son bien) : dans un cas comme dans lautre, il sagit dêtre libre au sens où 190lon nest pas soumis à une volonté étrangère (Spector, 2006, p. 90). Il ny a donc pas subordination du commerce à la politique, mais plutôt convergence entre des pratiques commerciales et des conduites politiques, chacune soutenant lautre. Cependant, cette convergence est dautant plus fragile, que du commerce au luxe, il y a une forme denchaînement logique : « leffet du commerce, ce sont les richesses ; la suite des richesses, le luxe ; celle du luxe, la perfection des arts. » (EL, xxi, 5, t. 2, p. 22). Pour que république et commerce soient compatibles il faut que celui-ci se maintienne dans certaines limites qui lempêchent de poursuivre lenchaînement jusquau luxe : cest ce que permet le commerce déconomie. Ainsi le commerce de luxe dessine une autre conjonction, qui lie symétriquement monarchie et luxe parce que tous deux se soutiennent de linégalité et de la dépendance.

Il y a donc bien, entre le commerce et la constitution, un « rapport » que lon peut dire de convenance : le commerce de luxe convient à la monarchie, et, à la république, convient le commerce déconomie. Ce qui fait la différence entre commerce de luxe et commerce déconomie, cest tout ce qui sépare une société qui se fonde sur la dépense des plus riches, qui nont pas besoin de gagner leur vie, dune autre où tout le monde travaille, et peut se contenter de petits gains sils sont répétés. Aussi dans les monarchies, où règne linégalité, le commerce nest-il quun moyen au service de l« orgueil », des « délices » et des « fantaisies » des riches (EL, xx, 4, t. 2, p. 4). Dans les républiques, au contraire, le commerce est la finalité même des activités, car il « nest fondé que sur la pratique de gagner peu et même de gagner moins quaucune autre nation, et de ne se dédommager quen gagnant continuellement » (ibid.). Cela conduit ces républiques commerçantes (et la référence de Montesquieu semble être bien être la Hollande) à pratiquer, entre les différents pays, un commerce dintermédiaires, où leur capacité à se contenter de faibles gains et le grand nombre de ceux qui sy livrent leur donnent souvent lavantage sur les nations dont le commerce nest pas lactivité principale ou quasi-unique.

Alors quà sen tenir à la seule opposition de la vertu et du commerce, dans sa formulation classiquement républicaine, on pourrait penser que la modernité commerciale ne peut être que monarchique, lexamen plus approfondi du rapport entre la constitution politique et le type de commerce, conduit plutôt au jugement inverse. Non seulement le commerce, sil se 191maintient dans certaines limites, ne met pas en danger les républiques, mais celles-ci se montrent plus accueillantes au commerce que ne le sont les monarchies. Au Livre xx, Montesquieu montre en effet que les républiques se prêtent sans difficulté à létablissement dun certain nombre dinstitutions qui accompagnent ou favorisent les activités commerciales, comme les ports francs, les compagnies de commerce, les banques, alors que celles-ci ne saccordent guère aux monarchies. Dans les républiques, en effet, il nest pas besoin dune stricte séparation des affaires publiques et privées : les négociants ny sont-ils pas en même temps des citoyens qui participent aux affaires publiques ? Ils ont donc le contrôle des affaires publiques et nont pas à sen méfier. Alors que « dans les monarchies, les affaires publiques sont, la plupart du temps, aussi suspectes aux marchands quelles leur paraissent sûres dans les États républicains » (EL, xx, 4, t. 2, p. 5). Dans les monarchies, le roi a tendance à confondre les affaires publiques avec les siennes propres, cest pourquoi Montesquieu pose que « le prince ne doit pas faire le commerce8 » : cela exclut toute banque royale. Affirmer que « le commerce a du rapport à la constitution », ce nest donc pas subordonner les activités commerciales au pouvoir politique, cest poser que les rapports qui sétablissent entre les affaires publiques et les affaires privées ne sont pas identiques suivant le type de gouvernement. Montesquieu peut donc établir que lentreprise de Law qui visait à implanter en France précisément les établissements quil examine au Livre xx (une banque, une compagnie de commerce) était vouée à léchec, car « les grandes entreprises de commerce ne sont (…) pas pour les monarchies, mais pour le gouvernement de plusieurs » (EL, xx, 4, t. 2, p. 5)9.

La distinction entre commerce déconomie et commerce de luxe nest donc pas dénuée de signification. Mais peut-on dire quil sagit dune signification « économique » ? Le fait même que Montesquieu distingue entre commerce déconomie et commerce de luxe montre bien que le mot déconomie na pas, pour lui, le même sens que pour nous. Ce nest pas une catégorie distincte, un domaine séparé dont on peut faire la théorie, cest un adjectif qui peut qualifier des substantifs très divers. On peut donc dire que, pour Montesquieu, il existe bien un commerce républicain, et que cest le commerce déconomie, mais cela ne nous autorise pas à parler, à ce sujet, déconomie politique républicaine.

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Sans doute lexpression déconomie politique existe-t-elle quand, en 1748, paraît LEsprit des lois. Antoine de Montchrestien lintroduit quand, en 1615, il publie un Traicté de lœconomie politique10). Mais Montchrestien ne semble pas avoir été très conscient de la nouveauté de son langage, il prévoyait un autre titre, celui de Traité oeconomique du trafic, cest-à-dire du commerce. Le livre na guère été lu et lexpression ne sest pas répandue. Cest bien le terme de commerce qui fut ensuite retenu pour parler de ce qui avait trait aux richesses, du point de vue des particuliers comme de celui de lÉtat et, plus de cent ans après, lexpression déconomie politique nétait toujours pas devenue dusage courant11. LEsprit des lois en porte témoignage. Cest de commerce dont il y est question, jamais déconomie politique, le terme déconomie, certes présent dans le livre, nayant pas daffectation spécialisée. Le plus souvent, Montesquieu lemploie dans son sens le plus banal, qui loppose à la dépense. On le trouve aussi au sens plus ancien, et plus précis, de ce qui a rapport à la maison (loikos grec, terme sur lequel celui doikonomia est construit) : lorsque Montesquieu explique que la loi salique était « une loi purement économique » qui « donnait la maison, et la terre dépendante de la maison, aux mâles qui devaient lhabiter » (EL, xviii, 22, t. 1, p. 317).

Lexpression ne refait surface quen 1755, avec larticle « Économie politique » que Rousseau écrit pour lEncyclopédie12, et il suffit de lire cet article pour comprendre que, pour Rousseau, le sens de référence reste au plus près dAristote ou de Xénophon : léconomie, cest la règle de la maison, léconomie domestique, et lexpression d« économie politique » choque Rousseau. à la façon dAristote (qui avait été suivi sur ce point par Locke) il fait valoir que ce qui règle la famille (le pouvoir paternel), ne peut être transposé sans changement à lÉtat, notamment en ce qui concerne la propriété : dans la famille le père est propriétaire de tous les biens, ce qui nest pas dans le cas dans lÉtat, où les citoyens sont chacun propriétaires de leurs biens. Cela ne contribua pas à faire adopter lexpression déconomie politique. Celle-ci ne devint véritablement courante quà la fin du siècle quand, après que les physiocrates se soient auto-désignés comme les Économistes, lexpression se généralisa pour nommer un domaine indépendant du savoir. 193La publication, entre 1784 et 1788, des quatre volumes de lEncyclopédie méthodique consacrés à lÉconomie politique et diplomatique, et dirigés par Démeunier, marque ladoption définitive de lexpression.

On y trouve des articles consacrés aussi bien aux physiocrates ou à Adam Smith (chez qui lexpression déconomie politique est dusage courant) quaux écrits sur le commerce : ceux de Melon, de Cantillon, mais aussi de Hume et de Montesquieu. Les réflexions sur le commerce sont ainsi absorbées dans léconomie politique pour former un seul ensemble. Ny a-t-il donc, du commerce à léconomie, quune différence de mots ? Assimiler commerce républicain et économie politique républicaine ne va pourtant pas de soi.

II. Du commerce à léconomie :
la question du territoire

La continuité quil peut y avoir – ou pas – des réflexions sur le commerce à léconomie politique dépend de ce que lon entend par là. Dans un article sur Burke, Pocock remarque, que, à la fin du xviiie siècle, lexpression déconomie politique ne désigne pas seulement, de façon spécialisée, la science émergente de « la richesse des nations » et de la bonne façon dadministrer le revenu public. Lexpression peut aussi renvoyer, de façon plus globale, plus complexe, à lensemble des conditions sociales, culturelles, politiques, qui contribuent au développement des activités économiques. Il nest alors pas seulement question de calcul et de rationalité des actions, mais denjeux moraux et de qualité de vie13. Cest pour qualifier cette façon dappréhender les effets globaux et moraux de léconomie politique quil introduit lexpression d« humanisme commercial ». En se demandant si « lhumanisme commercial » peut prendre le relais de lhumanisme civique et répondre à ses défis, on reprend la question des républiques commerçantes, mais en lenvisageant du point de vue de léconomie politique. Ainsi entendue, il sagit dune question politique (celle de la république), qui passe par létude des formes de vie et des possibilités morales quelles offrent.

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Le point de vue adopté par Pocock sur léconomie politique correspond bien à létude de Montesquieu. Ce nest pas la contribution analytique de Montesquieu à lhistoire de la pensée économique qui importe. Il ne sintéresse pas tant au détail des pratiques commerciales quà leur « esprit » : le contexte dans lequel elles se développent, et quelles contribuent à transformer. Si lon aborde létude des républiques commerçantes à partir de ce cadre conceptuel, la question de léconomie politique républicaine prend sens et trouve une réponse positive. Oui, les républiques peuvent être commerçantes sans cesser dêtre des républiques. Mais la question devient alors de savoir si lhumanisme commercial, qui convient aux républiques, nen déborde pas très largement le cadre.

Ce qui caractérise en effet lhumanisme commercial (tel que Pocock le définit), cest quil nest pas propre aux républiques. Cest ce que montre létude dHirschman sur le « doux commerce14 ». Lexpression ne se trouve certes pas chez Montesquieu, mais elle lui convient dautant mieux, que LEsprit des lois est une référence centrale du livre dHirschman, Les passions et les intérêts15. Or quil sagisse, pour Montesquieu, de remarquer que « partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces » (EL, xx, 1, t. 2, p. 2), ou daffirmer que « leffet naturel du commerce est de porter à la paix » (EL, xx, 2, t. 2, p. 3), les effets régulateurs du commerce, que ce soient sur les gouvernements ou sur les individus, ne portent pas sur les seules républiques, mais sur les monarchies aussi bien. Quand Montesquieu montre comment les intérêts commerciaux sont venus à bout de la violence politique, celle des « grands coups dautorité », et conclut qu« il est heureux pour les hommes dêtre dans une situation où, pendant que leurs passions leur inspirent la pensée dêtre méchants, ils ont pourtant intérêt de ne pas lêtre » (EL, xxi, 20, t. 2, p. 58), cest à lhistoire de la monarchie française quil se réfère. Au Livre suivant, il renvoie à ce passage pour expliquer comment les manipulations monétaires de Law ont été mises en échec sur les places financières européennes (EL, xxii, 13, t. 2, p. 87)16.

Montesquieu na pas attendu LEsprit des lois pour étudier larticulation du commerce et de la politique, au niveau intérieur mais également 195dans les rapports entre États. Les Livres sur le commerce intègrent de nombreux fragments décrits antérieurs. Dans les Considérations sur les richesses de lEspagne (deux versions manuscrites, écrites en 1727 ou 1728)17, il sinterroge sur les raisons pour lesquelles lor que lEspagne a rapporté, par cargaisons entières, de lAmérique, au lieu de lenrichir, la appauvrie et affaiblie internationalement, précipitant son déclin, loin dasseoir son hégémonie. Lidée est reprise dans la Monarchie universelle (écrite en 1734, imprimée, non publiée, mais dont de nombreux fragments sont repris dans LEsprit des lois)18, où Montesquieu examine la question de savoir sil est possible que lun des pays de lEurope moderne impose sa domination politique à la façon dont Rome lavait fait dans le monde antique. La réponse est négative et se trouve dans limportance grandissante prise par le commerce : aujourdhui, déclare Montesquieu, « ce sont les richesses qui font la puissance ». Le déplacement qui sest opéré à lépoque moderne, de la puissance militaire à la puissance commerciale, a rendu plus difficile lhégémonie durable dun État, car les avantages acquis dans le domaine commercial sont précaires et linterdépendance prime sur la rivalité :

Mais aujourdhui que les Peuples tous policés sont, pour ainsi dire, les Membres dune grande République, ce sont les richesses qui font la puissance, ny ayant point aujourdhui de nation, qui ait des avantages quune plus riche ne puisse presque toujours avoir (MU, ii, Montesquieu, 2000, p. 342-343).

« Une grande république » ? Même si elle est formée par le commerce, il ne sagit pas ici dune forme de gouvernement spécifique, ni même dune organisation politique à proprement parler. Pour désigner ce type dunité, Montesquieu parle dans dautres passages de « nation » : « lEurope nest plus quune nation composée de plusieurs », écrit-il un peu plus loin dans la Monarchie universelle, (MU, xviii, 2000, p. 360) ce qui fait écho à une affirmation des Considérations sur les richesses de lEspagne : « à présent que lunivers ne compose presquune nation » (2003, p. 613).

Le commerce unit, la politique aussi. Mais différemment. « LÉtat politique » réunit toutes les forces en unité qui en fait un pays séparé 196des autres (EL, i, 3, t. 1, p. 12), alors que le commerce, sil « unit les nations » (EL, xx, 2, ii, t. 2 p. 3), le fait en débordant les frontières existantes et sans en installer de nouvelles. Les activités commerciales et leurs effets sociaux et culturels ne connaissent pas de limite. Cest en se référant à cette dualité – le resserrement politique dans les frontières de lÉtat, lextension du commerce en un réseau illimité – que Montesquieu donne une portée nouvelle à la distinction banale entre richesses mobilières et immobilières :

Les richesses consistent en fonds de terre ou en effets mobiliers : les fonds de terre de chaque pays sont ordinairement possédés par ses habitants. La plupart des États ont des lois qui dégoûtent les étrangers de lacquisition de leurs terres ; il ny a même que la présence du maître qui les fasse valoir : ce genre de richesses appartient donc à chaque État en particulier. Mais les effets mobiliers, comme largent, les billets, les lettres de change, les actions sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises, appartiennent au monde entier qui, dans ce rapport, ne compose quun seul État dont toutes les sociétés sont les membres : le peuple, qui possède le plus de ces effets mobiliers de lunivers est le plus riche (EL, xx, 23, t. 2, p. 17).

On peut voir là la tonalité cosmopolite de lhumanisme commercial comme forme de vie : son horizon est mondial, il ne sen tient pas aux séparations politiques. Or, cest bien à celles-ci que revient Quesnay, lorsque, reprenant la distinction faite par Montesquieu, il en inverse les signes de valeur, car il sen prend aux

commerçants soi-disant nationaux, quoique membres de la république commerçante universelle (…) Les commerçants participent aux richesses des nations, mais les nations ne participent pas aux richesses des commerçants. Le négociant est étranger dans sa patrie, il exerce son commerce avec ses concitoyens comme avec des étrangers. Ainsi les grandes navigations marchandes (quil ne faut pas confondre avec la marine militaire) ne font point partie du patrimoine des nations agricoles ; celles-ci nont rien à y prétendre, elles doivent en être indépendantes, et ne rien attendre que de leur territoire (Quesnay, 1958, p. 827).

« Étranger » est un terme politique, et cest à partir dune vision politique du monde qui est à lopposé de la proclamation de lunité commerciale des peuples en une nation, que Quesnay distingue entre létranger et le national, entre « la république commerçante universelle » et les « nations agricoles ». Le Trosne force le trait, comme cest souvent 197le cas avec les disciples, et va même jusquà affirmer que « les agents du commerce (…) participent donc aux richesses des nations et les nations ne participent pas aux leurs (…) leur fortune na ni patrie ni domicile ; elle est dispensée de toute part, elle circule partout où les affaires la portent… » (Le Trosne 1777, cité in Quesnay, 1958, p. 827). Cette exaltation patriote et nationale, cette stigmatisation des « étrangers » jettent le doute sur la réputation de libéralisme faite à la physiocratie. Mais cela nous permet également daborder ce qui sépare léconomie politique des théories du commerce : linvention du territoire19.

Marx avait la plus grande admiration pour Quesnay et son Tableau économique : faire tenir la représentation de lensemble des processus économiques (production, reproduction, circulation, échange entre le capital et le revenu) « en un Tableau de cinq lignes avec six points de départ ou darrivée : jamais léconomie politique navait eu pareille idée de génie » (Marx, 1950, p. 115). Or, pour pouvoir représenter de la sorte les relations économiques, il faut délimiter un espace, il faut territorialiser léconomie. La prise en compte de lunité nationale, son inscription dans un territoire, est indispensable si lon veut, comme lannonce Quesnay, « suivre clairement et sans interruption la marche des communications entre les différentes parties de lordre de la société » (Quesnay, Dialogue sur les travaux des artisans, 1958, p. 888). Cest en cela que léconomie est politique et cest ce qui la distingue des théories du commerce.

Mais, en conséquence, il nest déconomie politique que monarchique, celle du royaume agricole. Cest « létat de prospérité dun royaume dont le territoire serait porté à son plus haut degré de culture » que Quesnay représente dans son Tableau économique (Quesnay, Analyse de la formule arithmétique du Tableau économique, 1958, p. 803). Lindépendance dun pays ne peut pas se construire sur les revenus des commerçants, puisque ceux-ci ne produisent aucune richesse, ils couvrent simplement leurs frais, tout revenu supplémentaire serait détourné de sa source et compromettrait la circulation générale qui bénéficie à tous. Lexistence de riches républiques commerçantes, comme la Hollande, est donc une énigme. On ne peut y voir quune forme de monopole, qui est pour Quesnay contraire aux lois naturelles de léconomie, et que Turgot interprète en termes de hasard géographique (la situation privilégiée 198au bord de la mer), ce qui fait que le monopole dont jouit la Hollande nest pas injuste parce quil est naturel, mais il reste exceptionnel et na donc pas de portée générale.

Que toute économie ne soit pas nécessairement agricole, il suffit de passer des physiocrates à Adam Smith pour le comprendre : la « richesse des nations » ne repose pas exclusivement sur lagriculture. Cependant la dénonciation que fait Smith du « système mercantile » (la prétention des négociants à faire passer leur intérêt particulier pour lintérêt de la nation) rejoint celles des physiocrates. Que devient alors léconomie politique républicaine ? Doit-elle rompre le lien entre les républiques et le commerce ?

III. La république à la campagne

Lhistoire des monarchies modernes est celle de leur développement territorial, mais ce nétait pas le cas, explique Montesquieu, des républiques antiques, qui navaient pas de territoire : « les républiques de Grèce et dItalie étaient des villes qui avaient chacune leur gouvernement, et qui assemblaient leurs citoyens dans leur muraille » (EL, xi, 8, t. 1, p. 180). Cest particulièrement vrai pour les républiques commerçantes, quelles soient anciennes ou modernes, comme le montre lénumération quen fait Montesquieu : Tyr, Carthage, Marseille, Florence, Venise, et « les villes de Hollande » (EL, xx, 4 et 5, t. 2, p. 4 et 6) étaient toutes des républiques, toutes commerçantes et toutes étaient des villes.

Lidée républicaine, en effet, est une idée urbaine. Il suffit de consulter le vocabulaire. Que les racines soient grecques, à partir de polis, la ville (politique, mais aussi police) ou latines, à partir de civis, ou civitas (cité, civique, civil), la politique républicaine senracine dans la ville. Cest vrai même pour des républiques en expansion territoriale comme Rome : ne la désignait-on pas comme La Ville (Urbs) ? Ce qui vaut pour le gouvernement déborde sur lensemble de la vie sociale, ses mœurs et ses manières : dans la tradition gréco-latine, lurbanité, la civilité, la politesse sont du côté de la ville, quand le campagnard, qui vit dans la ruralité, est un rustre. La république nest pas seulement lopposé de la monarchie, lhumanisme civique a sa place dans les villes. Sa 199tradition est urbaine : cest dans les cités italiennes du quattrocento que sont réapparus les idéaux républicains venus de lantiquité classique20. Dans une lettre à Francesco Vettori, Machiavel, exilé de Florence par les Médicis et réfugié dans sa maison de campagne, raconte comment le soir venu, il se « dépouille de la défroque de tous les jours, couverte de fange et de boue » pour revêtir de magnifiques habits et entrer « dans les cours antiques des hommes de lantiquité », et comment ceux-ci lui répondent « en vertu de lhumanité ». Cest dans cet appareil quil peut écrire Le Prince et les Dialogues sur la première décade de Tite Live : en recréant une scène urbaine dans un cadre rural méprisé, qui permet tout juste de survivre, mais pas de perfectionner son humanité (lettre du 10 décembre 1513, in Machiavel, 1958, p. 1436).

La république est ainsi une tradition urbaine que revigore le développement du commerce, quand lhumanisme commercial prend le relais de lhumanisme civique. En 1682, Alexandre Le Maître publie La métropolitée ou de létablissement des villes capitales. Ce qui caractérise ces villes (et par ville capitale, il entend aussi bien la ville principale dune province ou dun district, que la « capitale des capitales », celle de lensemble du pays) cest leur capacité à réunir différents secteurs dactivité : commerce, activités culturelles (académies, bibliothèques publiques, orateurs célèbres) mais aussi politiques. Il attache de limportance à la localisation territoriale, à la façon dont elle est reliée au reste de la province et du pays. Cest tout particulièrement le cas dans les monarchies : il faut, insiste Le Maître, que le Souverain vienne résider dans sa capitale, car « sa présence est nécessaire là où se fait le plus grand commerce, pour être témoin des actions et du négoce de ses sujets, les maintenir dans léquité et dans la crainte, se faire voir au peuple et en être comme le soleil qui les éclaire par sa présence » (chapitre xxiv : même si Alexandre Le Maître a passé la plus grande partie de sa vie hors de France, en Allemagne, on est bien au siècle de Louis xiv). Mais, loin dignorer les républiques, il cherche à comprendre « pourquoi le commerce est plus en vogue dans les républiques libres que dans les monarchies » (chapitre xlviii). Il montre ainsi, avant Montesquieu, que certains établissements, comme les banques, qui sont « une nécessité dans une ville de grand négoce » (chapitre xlix) sont incompatibles avec les monarchies (chapitre l). Cest que « la liberté et la sûreté publique sont les pivots du commerce » 200(chapitre xlvi). Par liberté, il entend les libertés individuelles, au tout premier rang desquelles la liberté de conscience (chapitre lv), et les villes de Hollande servent ici de référence. Lhumanisme commercial actualise ainsi lhumanisme civique en déplaçant laccent de la vertu vers les droits individuels, tout en se maintenant dans le cadre républicain.

Le Maître juge que « dans une ville capitale de commerce, il faut des bornes au luxe ». à la même époque Fénelon, depuis la France, et avec une tout autre autorité (il est précepteur du Dauphin) aborde la question du luxe en lien avec la réflexion sur les villes. Il ne se contente pas de ces modestes précautions. Dans les Aventures de Télémaque, publiées en 1699, Salente, quIdoménée a fondé en Hespérie, représente bien la ville capitale étudiée par Le Maître : cest un port où affluent les navires, où se concentrent les artisans, et qui éblouit les visiteurs par la magnificence de son architecture. Le luxe y éclate : il ne suffit pas, pour Fénelon, de le « borner », il faut len purger complètement, et, pour justifier les bienfaits de cette réforme, Mentor expose à Télémaque une conception de la ville qui est à lopposé de celle de Le Maître : « Une grande ville fort peuplée dartisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée dun royaume pauvre et mal cultivé, ressemble à un monstre dont la tête est dune grosseur énorme et dont tout le corps exténué et privé de nourriture na aucune proportion avec cette tête. » (Fénelon, xviie livre, 1997, t. 2, p. 289).

Au tournant du xviie et du xviiie siècles, Fénelon, dans le Télémaque, mais également dans des Mémoires plus directement politiques, développe une critique du luxe qui réunit la critique morale, qui insiste sur les aspects corrupteurs du luxe, à une critique que nous dirions aujourdhui économique, selon laquelle le luxe bien loin denrichir des nations, détourne vers le superflu des dépenses quil serait mieux venu demployer à des arts nécessaires. Il appauvrit ainsi les campagnes, alors que la terre est la source de toute richesse21. Il ne sagit pas de critiquer le commerce comme tel (Fénelon est hostile aux prohibitions commerciales et se fait lavocat de lunification du monde par la libre circulation) mais de rééquilibrer les rapports entre la ville et la campagne. Ces positions, qui nont rien à voir avec la tradition républicaine, car elles sont fermement monarchistes, et que lon a pu qualifier d« agrariennes22 », trouveront 201une élaboration au xviiie siècle avec les physiocrates qui, à nouveau, conjugueront un éloge de lagriculture avec une critique des activités qui se concentrent dans les villes (luxe de décoration, hypertrophie de la finance).

Télémaque est le fils dUlysse, et, en se plaçant dans ses pas pour parcourir la Grèce, Fénelon se situe dans la continuité des humanités classiques grecques ou romaines. Cest sur le sol grec que Télémaque rencontre des bergers accueillants ; léloge de la vie simple à la campagne peut donc se réclamer de la tradition littéraire de léglogue, quil sagisse de Théophraste ou de Virgile. Mais même quand il verse dans la pastorale, lhumanisme classique dont se réclame Fénelon a toujours été très favorable à la vie urbaine. La dénonciation violente que fait Fénelon des villes puise à une autre source. Cest dans la Bible que les villes, comme Sodome et Gomorrhe, sont présentées comme des lieux de corruption et le christianisme continue cette tradition : Augustin montre Caïn fondant une ville. En purgeant Salente des vices qui accompagnent le luxe, en la vouant à une frugalité dont le modèle se trouve à la campagne, Fénelon ninverse pas seulement le rapport entre la ville et la campagne, il sort de lhumanisme classique : la vertu qui est au principe de la monarchie quil offre en exemple au Dauphin, possible successeur de Louis xiv, na rien à voir avec la vertu civique, ce nest pas une vertu politique, elle ne renvoie pas à la capacité du citoyen à se gouverner lui-même, cest une vertu morale et religieuse, qui prône la soumission.

Quand il pose que les monarchies nont pas de besoin de vertu et que le commerce peut très bien saccorder avec la vertu civique, Montesquieu prend directement le contre-pied de Fénelon. Les monarchies peuvent se passer de vertu, car elles nont pas à avoir peur du luxe, ni du commerce qui laccompagne car « il est de la nature du commerce de rendre les choses superflues utiles, et les choses utiles nécessaires. » (EL, xx, 23, t. 2, p. 18). Cela lui permet de distinguer deux types de commerce, qui saccordent aux deux types de gouvernement, dans des combinaisons distinctes. Cest rouvrir les possibles. Non seulement le commerce nest pas à bannir des républiques, mais le commerce et même le luxe ont leur place dans les monarchies territoriales. Bien loin de faire de lagriculture la priorité des monarchies, Montesquieu dit limportance du développement des arts : « il faut donc que les arts sétablissent, pour que les fruits soient consommés par les laboureurs et les artisans » (EL, xxiii, 20215, t. 2, p. 108). Mais si les monarchies nont pas à limiter le commerce au profit de la seule agriculture, peut-il y avoir, symétriquement, une place pour lagriculture dans les républiques ?

« Il y avait dans la Grèce deux sortes de républiques : les unes étaient militaires, comme Lacédémone ; dautres étaient commerçantes, comme Athènes » (EL, v, 7, t. 1, p. 55). Or les républiques militaires, qui ne peuvent pas compter complètement sur le butin que leur rapporte la guerre, ont besoin dune base terrienne qui assure leur subsistance et leur indépendance. Rome, une république militaire sil en fut, assurait lindépendance de ses soldats en leur accordant un lopin de terre. Mais la référence restait urbaine, la terre nétait quun moyen de lindépendance. Le citoyen était celui qui était capable de défendre sa partie, et cest bien cette condition de la vertu civique que retient Machiavel, dans une orientation résolument urbaine. Sans doute, en Angleterre, au milieu du xviie siècle, Harrington, dans Oceana, établit-il lindépendance citoyenne nécessaire aux républiques sur la propriété de la terre. Mais cest bien de propriété quil sagit, pas dagriculture23.

Rousseau a plusieurs fois repris la condamnation républicaine du commerce. Dans les Lettres écrites de la Montagne, celui qui se proclame citoyen de Genève (une ville) apostrophe ses concitoyens :

Vous nêtes ni Romains, ni Spartiates ; vous nêtes pas même Athéniens. Laissez-là ces grands noms qui ne vous vont point. Vous êtes des Marchands, des Artisans, des Bourgeois toujours occupés de leurs intérêts privés, de leur travail, de leur trafic, de leur gain » (ixe lettre, Rousseau, 1966, p. 881).

Mais peut-être ce refus de considérer quun humanisme commercial peut prendre le relais de lhumanisme civique est-il largement rhétorique. Une autre solution pour assurer la présence républicaine se profile en effet. Rousseau la trouve en Corse, quand, dans son Projet de constitution, il prône aux Corses la vie simple qui convient à leur faible population, et les convie à cultiver la terre, affirmant que « le système rustique (…) tient à la démocratie » (Rousseau, 1966, p. 907). Il leur donne en exemple la Suisse, non pas Genève (qui à lépoque ne fait pas partie de la Suisse), ni même ses cantons les plus fertiles, comme celui de Fribourg, qui est aristocratique, mais ses cantons les plus pauvres : là « où la culture est plus ingrate et demande un plus grand travail le gouvernement est 203démocratique » (Rousseau, 1966, p. 906). Alors, la vertu républicaine prospère loin des villes. Pour bien le montrer, Rousseau, à lencontre de Le Maître qui réunissait, dans une même ville, commerce, arts et politique, propose aux Corses de prendre comme capitale politique non pas Bastia, cette « place maritime », mais Corte, mieux située dans le centre des terres, qui nest nullement une ville de commerce et qui est loin de la mer (Rousseau, 1966, p. 906).

Cest de lautre côté de lAtlantique, dans les colonies américaines, que cette séparation entre fonctions urbaines commerciales et financières et fonctions administratives et politiques est devenue la règle. Dans les différents États, les centres commerciaux ne sont pas le siège de ladministration politique, ce sont des villes distinctes, souvent moins peuplées, et moins connues, qui servent de capitales politiques. La proposition de Rousseau sur les vertus démocratiques du système rustique na guère eu décho en Europe, où lon a continué à mépriser les paysans, aussi bien culturellement que politiquement. En Amérique, dans les jeunes États-Unis, la république na pas été trouvée dans les villes, mais aussi à la campagne, où les citoyens sont ceux qui cultivent la terre. Si les idéaux de la tradition républicaine ont traversé lAtlantique et ont nourri la réflexion des Pères fondateurs, la Bible, livre de chevet des colons, a certainement joué une grande importance et a pu servir de référence à ce déplacement de la vertu républicaine, de la ville à la campagne. Dans la Démocratie aux champs, Joëlle Zask situe la réflexion républicaine de Jefferson et limportance politique quil accorde aux cultivateurs dans la perspective biblique. Cest au jardin dÉden, avec Adam que lon trouve la référence à laquelle peuvent sadosser les valeurs démocratiques portées par la culture de la terre24. Rousseau nest sans doute pour rien dans ce tournant agricole de la république, cependant il avait déjà formulé à lintention des Corses ce qui lie agriculture et république : « la culture des champs cultive lesprit » (Rousseau, 1966, p. 907). Comment, en effet, en se déplaçant métaphoriquement de la terre à lesprit, la culture changerait-elle de sens ? Peut-on dire incultes ceux qui cultivent la terre ?

Il est donc possible, comme le montrent Rousseau ou Jefferson, déchapper, grâce à lagriculture, à la dualité des républiques militaires et des républiques commerçantes. Cependant, on peut raisonnablement 204douter quil soit possible de faire léconomie politique de cette république campagnarde. à voir les références actuelles que lui trouve Joëlle Zask – jardins partagés, permaculture, agriculture urbaine – cest plutôt du côté de lécologie politique quil faut en chercher le prolongement25.

Conclusion

Existe-t-il, à lépoque moderne (xvie-xviiie siècles) une économie politique républicaine ? Oui, ce sont les républiques commerçantes, telles que Montesquieu les présente dans LEsprit des lois. Contrairement à lidée souvent reçue à son époque que commerce et vertu républicaine sont incompatibles, il montre que les activités commerciales, auxquelles se livrent les particuliers, saccordent dautant plus avec le souci de lintérêt public que ces activités correspondent à ce quil nomme le commerce déconomie : un commerce dintermédiaires qui étend au monde entier le réseau des échanges. Mais la conséquence en est que les républiques commerçantes sont des cités, à peu près dépourvues de territoire. Sil peut y avoir des républiques commerçantes, seuls les monarchies peuvent avoir une base agraire : il va de soi, pour Quesnay, que le Tableau économique est celui dun royaume agricole.

Faire apparaître la question territoriale, qui est au centre de la constitution de léconomie politique, cest découvrir le lien étroit qui unit la république et la cité. Sil a pu être difficile de faire admettre aux républicains traditionnels la compatibilité de la république et du commerce, il est peut-être encore plus difficile de considérer quil peut y avoir des républiques agricoles, que la culture de la terre peut favoriser lesprit de citoyenneté. Cest même tellement difficile que cela reste largement une utopie. Si lon veut étudier la république campagnarde, cest plutôt son écologie politique que son économie politique quil faudrait faire.

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1 Montesquieu, De lEsprit des lois, livre xx, chapitre 4, in Montesquieu, 2011, t. 2, p. 4. Les références seront dorénavant incluses dans le texte selon le modèle suivant : (EL, xx, 4, 2011, t. 2, p. 4).

2 Ceux que Pocock (1975) et Skinner (1978) rangent dans ce quils appellent « la tradition républicaine ».

3 Voir, notamment, Morilhat, 1996, p. 72.

4 « Les anciens Politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et dargent », Rousseau, 1966, p. 19.

5 Pocock, 1975, 1985 ; Skinner, 1978, 1998.

6 La distinction entre « langage » et « projet » républicain est empruntée à Iain Hampsher-Monk, 2002.

7 Voir la lettre de W. Domville à Montesquieu du 4 juin 1749 (Montesquieu, 1951, p. 1235) et les commentaires de Manin, 2001, p. 597.

8 Titre du chapitre 19 (livre xx). Voir Larrère, 2002 ; Spector, 2006.

9 Voir Larrère, 2017.

10 Voir Guéry, 2011.

11 Perrot, 1992, p. 63.

12 Et qui fut, en 1758, publié séparément sous le titre de Discours sur léconomie politique (voir Rousseau, 2002).

13 Pocock, « Burkes analysis of the French Revolution », 1985, p. 194.

14 Hirschman, 1980.

15 Voir Spector, 2006 ; Larrère, 2014.

16 Voir Larrère, 2017.

17 Voir lintroduction des Considérations sur les richesses de lEspagne, dans Montesquieu, 2003, p. 583-594.

18 Voir lintroduction des Réflexions sur la monarchie universelle, dans Montesquieu, 2000, p. 321-339.

19 Voir Larrère, 1992.

20 Baron, 1955, 1968.

21 Spector, 2006, p. 130-131.

22 Rothkrug, 1965.

23 Harrington, 1995.

24 Zask, 2016.

25 Larrère, 2018.