De la personne comme don à la justice des communs Essai à partir de Martha Nussbaum
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
2019 – 2, n° 8. varia - Auteur : Renouard (Cécile)
- Résumé : Nous mobilisons la notion de don dans le cadre d’une réflexion sur la justice des communs, au double sens : ce qui est transmis gratuitement, de façon non exigible et ce qui nous oblige et nous lie ensemble. Cette perspective apparaît centrale dans la recherche d’une organisation sociale et politique qui favorise l’inclusion des plus fragiles, et les conditions du vivre ensemble aujourd’hui et demain. La pensée de Nussbaum permet d’approfondir les tensions inhérentes à la perspective maussienne.
- Pages : 57 à 80
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- EAN : 9782406098454
- ISBN : 978-2-406-09845-4
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09845-4.p.0057
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/12/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Don, justice, capacités, communs, Nussbaum
De la personne comme don
à la justice des communs
Essai à partir de Martha Nussbaum
Cécile Renouard
ESSEC Business School
Introduction
Ne s’identifiant ni au capitalisme de marché ni au collectivisme marxien, la réflexion sur les communs marquée par les travaux d’Elinor Ostrom (1990) et d’Inge Kaul sur les biens publics et biens communs mondiaux (Kaul & al., 1999), cherche à traduire aux plans économique et politique les enjeux sociaux et écologiques contemporains. Elle fait fond sur le constat des impasses d’une économie fondée sur l’idée d’une croissance indéfinie des richesses, oublieuse de la finitude des ressources, et du caractère insoutenable de l’augmentation des émissions carbonées à l’échelle de la planète. L’approche des communs tend à montrer que la distinction habituellement faite par les économistes entre deux catégories de biens, les biens publics et les biens privés, n’est pas suffisante pour assurer à chaque personne l’accès à des biens fondamentaux, qui peuvent être rivaux (Antona & Bousquet, 2017). Elle souligne aussi qu’au-delà de la gestion publique ou privée d’un bien, d’une ressource, il faut s’interroger sur la manière dont les individus qui font société déterminent ensemble la signification de ce bien et ses conditions d’accès et de partage (Walzer, 1983). Cette approche fait preuve d’une plasticité dont témoignent différents débats quant à son caractère plus ou moins libéral (Dardot & Laval, 2014 ; Coriat, 2015 ; Obeng-Odoom, 2016) : le 58présent article contribue à approfondir ses soubassements anthropologiques et sa visée, en opérant un passage par la pensée de Martha Nussbaum.
L’hypothèse que nous formulons est la suivante : la recherche d’une justice des communs implique de s’interroger sur les conditions de la montée en puissance (empowerment) des plus vulnérables (Lhuillier & Renouard, 2016) et d’intégrer, plus fortement que ne le font les théoriciens des communs, le souci de l’inclusion des plus faibles dans les dynamiques que ces experts promeuvent, dans lesquelles sont mis en œuvre des faisceaux de droits, une gouvernance partagée et polycentrique, etc. (Schlager & Ostrom, 1992). Ceci suppose de considérer à la fois le développement des capacités des moins bien lotis mais aussi une relation à l’autre marquée par une forme de gratuité, par une dynamique de dons en chaine ou « danse du don » (Godbout, 2007 ; Comeau, 2010), par des solidarités qui ne soient pas l’expression d’un seul avantage mutuel ou d’une obligation1. Une telle perspective est alors à relier à une conception politique de la justice des institutions qui inscrive en son sein la reconnaissance de chaque personne comme un don – quel que soit son handicap – et qui nourrisse une organisation économique des communs, soucieuse de renforcer les capacités d’agir et de parler de chacun. Peut-elle exister sans puiser sa source à une conception métaphysique d’un don premier, originaire, source d’une disposition (Anlage) au bien plus profonde que le penchant (Hang) au mal en l’être humain – pour reprendre la distinction kantienne (Kant, 1793) ?
Nous mobilisons la notion de don dans le cadre de cette réflexion sur la justice des communs, au double sens que la réflexion contemporaine sur le don a fait émerger, dans le sillage de Marcel Mauss (Masclef, 2018) : le don comme ce qui est transmis gratuitement, de façon non exigible (Athané, 2011) et le don comme ce qui nous oblige et nous lie ensemble. Cette perspective apparaît centrale dans la recherche d’une organisation sociale et politique qui favorise l’inclusion des plus fragiles, et les conditions du vivre ensemble aujourd’hui et demain. La pensée de Nussbaum est mobilisée parce que les débats dans lesquels elle s’inscrit permettent d’approfondir les tensions inhérentes à la mise en œuvre de la perspective maussienne : en effet ce qui est transmis 59gratuitement ne concerne pas seulement des objets et des biens mais aussi des personnes ; peut-on concevoir une société marquée par le souci de la dignité intrinsèque de chaque personne en faisant droit à la conception de la personne comme don, au sens de donnée gracieusement à la société depuis sa naissance ? C’est ici qu’intervient l’enjeu d’une conception anthropologique dans laquelle les personnes sont comprises comme ayant chacune une place unique dans la société, dont il s’agit de déployer les potentialités. Par ailleurs, si le don est compris comme ce qui nous oblige et nous lie ensemble, il s’agit bien d’affronter la tension entre l’individu et le collectif, qui est présente chez Nussbaum dans sa discussion des principes libéraux – et dont nous chercherons à montrer que son traitement chez Nussbaum demeure partiel au regard des exigences d’une justice des communs.
Nous partirons de la critique que fait Martha Nussbaum, dans son ouvrage Frontiers of Justice (2006a) de la théorie rawlsienne du contrat social destinée à fonder la justice comme équité, pour discuter si et comment l’anthropologie défendue par Nussbaum, peut être considérée comme une anthropologie de la personne comme don et ouvre à un don premier. Nous montrerons ensuite les limites de la façon dont Nussbaum utilise cette approche pour critiquer le fonctionnement de l’économie mondialisée. Mettre en œuvre l’approche des capacités2 en tant qu’empowerment des plus vulnérables, comme le défend la philosophe de Chicago, nécessite la promotion d’une action collective, en commun, et une réforme plus fondamentale de nos institutions que ce qu’elle propose. Nous ferons référence, dans une dernière partie, à la traversée historique proposée par David Graeber (2011), pour mettre en perspective les enjeux actuels des communs en tant que reconnaissance de la personne comme don et processus de montée en puissance3 des plus faibles ; et nous nous interrogerons sur les conditions de transformation institutionnelle nécessaires pour réaliser effectivement cette perspective.
60I. En-deçà et au-delà du contrat social,
une anthropologie relationnelle ?
Pour explorer la place du don en vue de définir une justice des communs, la reprise des thèses développées par Martha Nussbaum dans son ouvrage de 2006, Frontiers of justice, est inspirante. La philosophe se livre à une lecture critique des théories du contrat et notamment de la théorie de la justice de Rawls (1971) ; elle critique chez Rawls non la deuxième partie de sa théorie, c’est-à-dire ses principes de justice, mais la première partie, i.e. la construction, la démarche qui conduit à leur adoption.
La conception rawlsienne de la justice comme équité, relative à la définition du contrat social comme coopération pour un bénéfice mutuel, n’est pas dénuée d’ambiguïtés (Nussbaum, 2006a, p. 58). En ce qui concerne les circonstances de la justice, Rawls parle des « conditions normales dans lesquelles la coopération humaine est possible et nécessaire » : les ressources et les biens sont modérément rares et, du point de vue subjectif, les personnes ont différents buts et intérêts, différentes doctrines morales, religieuses, philosophiques. Mais les contractants sont supposés être également rationnels et indépendants, moralement libres et égaux, et avoir un ensemble normal d’aptitudes physiques et intellectuelles. Chacun est une source indépendante de coopération sociale, « un membre pleinement contributeur à la société tout au long de sa vie4 ». Les enfants et les personnes âgées, par exemple, ne sont pas pris en compte. Aucune mention n’est faite d’une considération du bien de l’autre pour lui-même ou de la justice en soi.
Martha Nussbaum invite à réinterroger quatre aspects des conditions initiales fixées par Rawls : 1) Les biens premiers : chez Rawls les positions sociales sont mesurées selon des critères comme la richesse et la fortune. 2) La conception de la personne par la liberté et la rationalité (ce qui signifie, chez Rawls, que nous ne sommes pas tenus à des stricts devoirs de justice à l’égard de ceux qui n’ont pas la capacité ou le sens de la justice). 3) L’égalité des parties contractantes en pouvoir et capacité. 4) L’avantage mutuel comme but poursuivi par les contractants.
61La philosophe identifie à partir de là quatre problèmes de justice que Rawls laisse irrésolus : « ce qui est dû aux personnes avec un handicap (à la fois temporaire et permanent, mental et physique), la justice à travers les frontières nationales, ce qui est dû aux animaux et au reste de la nature ; et la question de l’épargne pour les générations futures » (Nussbaum, 2006a, p. 22-23). Ces questions non résolues révèlent les impasses d’une compréhension du contrat social qui informe le fonctionnement de nos institutions économiques et politiques. Martha Nussbaum les analyse dans plusieurs chapitres de l’ouvrage Frontiers of Justice à propos : des personnes handicapées (« Disabilities and the social contract », « Capabilities and disabilities »), des déséquilibres à l’échelle mondiale (« mutual advantage and global inequality », « capabilities across national boundaries »), et des animaux non humains (« beyond compassion and humanity »).
Ainsi, il est problématique de ne pas inclure dès le départ, dans la situation initiale du contrat social, les besoins spécifiques des personnes ayant des handicaps, et de les prendre en compte seulement quand la structure de base de la société aura été assurée. Nussbaum souligne que le manque de productivité de certaines personnes handicapées n’est pas naturel mais est bien dû à des discriminations dans les choix sociaux (vis-à-vis des personnes, aveugles, sourdes, en fauteuil roulant). C’est bien parce que ces arrangements favorisant l’inclusion des personnes handicapées ne sont pas économiquement mutuellement bénéfiques que l’on résiste à les mettre en œuvre.
I.1. Une justice au service de la coopération sociale
Dès lors, le contrat social, tel qu’il est envisagé par Rawls, est basé sur des hypothèses, des prémices limitées concernant les relations humaines dans une société donnée, et au niveau mondial. Rawls pourrait pourtant adopter « une conception plus moralisée des bénéfices de la coopération sociale, qui inclue les biens de l’inclusion, du respect de la dignité humaine, et de la justice elle-même comme étant des bénéfices que les parties recherchent à travers leur coopération sociale » (Nussbaum, 2006a, p. 122).
Inclure dans la position originelle les personnes qui demandent des soins importants (et coûtent donc cher à la société), ou qui contribuent moins que les autres, menace le gain que l’on attend de la coopération 62ou peut interférer avec la logique d’ensemble. Nussbaum souligne que l’objectif de la coopération sociale n’est pas de gagner un avantage, mais de favoriser la dignité et le bien être de chacun et de chaque citoyen. Inspirée par Aristote, l’approche des capacités définie par Nussbaum voit dans la personne un être social et politique : elle recherche les relations comme un bien en soi et partage des fins complexes avec autrui, qui concernent de nombreux aspects de la vie humaine et pas seulement les bénéfices tirés de biens ou de ressources. « Le bien des autres n’est pas seulement une contrainte vis-à-vis de la recherche par une personne de son propre bien : il est une partie de son bien » (Nussbaum, ibid., p. 158). Même si Nussbaum reconnaît qu’il est complexe d’inclure des paramètres comme les intérêts et les besoins des autres dans une situation de choix, elle ne conclut pas que c’est impossible.
Clairement il est plus exigeant de poser une forte bienveillance et un engagement pour la justice comme fondations d’une théorie de la justice que de demeurer agnostique à ce sujet. Rawls est correct là-dessus. Mais si les hypothèses plus faibles ne permettent pas de traiter le problème, nous avons besoin d’hypothèses plus fortes (ibid.).
À cet égard, Martha Nussbaum défend une conception de l’action humaine qui va au-delà de la perspective de Sen, avec lequel elle défend le déploiement des capacités humaines. Ce dernier reconnaît que les buts altruistes doivent être inclus dans l’espace des choix rationnels humains (il parle de « socially dependent goals »), mais il ne considère pas que ces buts doivent avoir la priorité (Renouard, 2011).
Au contraire de Rawls, qui veut préserver la logique du bénéfice mutuel (Rawls, 1971), même si cela implique certaines zones de non droit et l’exclusion de différentes catégories de citoyens de l’espace du contrat social, Nussbaum promeut une coopération qui considère la justice et l’inclusion comme les buts ultimes, et les êtres humains comme « liés ensemble par des liens altruistes aussi bien que par des liens d’avantage mutuel » (ibid.). Il existe une hésitation chez Rawls entre une conception moins exigeante de l’être humain comme égoïste rationnel (qui choisit le principe du maximin parce que lui-même est susceptible d’être dans la position du plus défavorisé) et une conception de l’être humain comme fin en soi, héritée de Kant, qui exige une attitude désintéressée, altruiste.
63I.2. De l’éthique à une dimension supra-éthique
En résumé, l’anthropologie de Nussbaum peut être considérée comme relative au don d’une triple manière. Premièrement, même si la philosophe ne le formule pas explicitement par ce terme, apparaît bien une conception de la personne comme don : chaque personne est à considérer comme digne de respect, et comme un don effectif et potentiel à la société. En effet, chaque personne possède une valeur intrinsèque, parce qu’elle existe ; et ce qui fait une vie épanouie est lié à la qualité des relations aussi bien interpersonnelles que sociales et politiques – ces dernières ne devant pas être conçues seulement de façon instrumentale mais de façon intrinsèque (Nussbaum, 2001, 2006b). Parler de la personne comme don doit être distingué des dons qui instrumentaliseraient les relations entre les individus. Il s’agit plutôt de souligner par là que les dons de choses, de biens, sont un symbole de relations humaines appelées à être marquées par la gratuité, par des formes diverses d’apports non exigibles et pas forcément utiles au regard d’une logique de réciprocité marchande. Martha Nussbaum insiste sur le renforcement des capacités des plus vulnérables, en particulier des personnes handicapées, en soulignant que ce consentement à la vulnérabilité associée au désir de leur montée en puissance est une source d’expérience profonde pour ces personnes et pour leurs proches – possiblement douloureuse mais aussi heureuse et humanisante, et que le soin à leur égard les rend davantage capables de donner ce qu’elles sont. Les individus ne contribuent pas tous de la même manière à la société, et certains sont empêchés de le faire parce qu’ils ne reçoivent pas toujours de la société les ressources adaptées (Nussbaum, 2006). De ce fait, et c’est le deuxième aspect, Nussbaum développe une conception de la justice comme au service du don entre uniques : la justice véritable doit prendre en compte la réalité des rapports de force et des obstacles au déploiement des capacités de certains individus ou certains groupes. Il s’agit bien d’intégrer d’emblée dans les processus délibératifs comme dans les institutions la prise en compte des plus fragiles, et pas dans un second temps. La justice est donc comprise comme relative à la compréhension de l’égalité de statut de tous dans une société donnée, reconnus comme des dons pour cette société. Les devoirs de justice sont élargis aux conditions du déploiement des capacités des plus fragiles. 64On est donc loin d’un don pratiqué comme charité qui s’exercerait de façon surplombante et seconde, en maintenant les rapports de pouvoir. Remarquons que cette conception ne considère pas les individus en dette les uns à l’égard des autres, mais plutôt en reconnaissance mutuelle de leur valeur unique. Ceci suppose, pour qu’une telle reconnaissance dépasse le cercle des personnes proches, de nourrir ce que la philosophe nomme des « émotions démocratiques », qui permettent de concevoir le bien des autres comme part de notre propre bien (Nussbaum, 2013, p. 11). Enfin, la question se pose de savoir si la conception relationnelle promue par la philosophe – détaillée infra à travers les deux capacités qu’elle nomme architectoniques, l’affiliation et la raison pratique – ouvre à une dimension supra-éthique, notamment si l’on veut faire droit à la question du mal et à l’attitude définie par Ricœur comme « consentement et espérance » (1959) face à l’absurde et à l’involontaire dans l’existence humaine. Mais elle ne le thématise pas comme tel ; de surcroit, le libéralisme politique dont elle se réclame de plus en plus implique une distance à l’égard d’une conception plus substantialiste, voire métaphysique.
II. De la personne comme don
à la critique des institutions économiques
À partir de cette anthropologie relationnelle, il s’agit d’étudier la façon dont Nussbaum réfléchit à une transformation de l’économie libérale. Que signifie, pour un acteur économique, promouvoir une conception de la justice au service de toute personne, comprise comme un don pour la société, et en particulier au service du plus vulnérables ? Nous exposerons brièvement la conception du développement par les capacités, en montrant comment est présent le souci des plus fragiles, pour analyser ensuite comment une telle perspective induit une critique des théories économiques libérales et des institutions capitalistes.
Sen (Sen, 1999) et Nussbaum (Nussbaum, 2011) insistent l’un et l’autre sur la promotion des capacités, au-delà des droits formels. Selon Sen, les fonctionnements définis comme « les choses variées qu’une 65personne peut valoriser, choisir de faire et d’être » en étant pris ensemble, constituent un espace conceptuel pour évaluer le bien-être humain (Sen, 1999, p. 75). L’approche des capacités combine la considération de l’agency de chaque personne, et sa capacité à prendre des décisions et à traduire ses droits formels en fonctionnements réels, par l’accès à différentes ressources qui sont nécessaires pour cela. Il faut considérer à la fois, dans la notion de capacité, l’aptitude/capacité, le fonctionnement effectif et l’autorisation (entitlement).
L’approche des capacités se rapporte aux droits humains (Nussbaum, 2006a, p. 284-285), tels que les libertés politiques, la liberté d’association et certains droits économiques et sociaux ; l’approche définit des entitlements fondamentaux qui doivent être utilisés comme une base pour l’établissement des constitutions nationales et pour la justice internationale. Mais alors que les approches selon les droits humains donnent différentes interprétations de la base des droits (rationalité, sensibilité, vie) et de la nature des droits (pré-politiques ou institutionnalisés par la loi), l’approche des capacités clarifie que la base du droit est l’existence d’une personne en tant qu’être humain ; les capacités ne sont pas seulement celles dont la personne dispose mais aussi les capacités de base de l’espèce humaine.
II.1. Le développement comme dépassement
de seuils de capacité pour les plus mal lotis
Nussbaum définit dix capacités centrales qui font l’objet d’un « consensus par recoupement » de la part d’individus possédant des conceptions diverses du bien : la vie, la santé physique, l’intégrité corporelle, les sens-l’imagination-les pensées, les émotions, la raison pratique, l’affiliation, les autres espèces, le jeu, le contrôle sur son environnement. Pour chacune de ces capacités, est fixé un seuil en dessous duquel la dignité de la personne n’est pas respectée (Nussbaum, 2000b)5.
En dehors de certaines capacités de base de l’enfant, dont la traduction en fonctionnement effectif doit être assurée par l’État et/ou différentes institutions, afin de ne pas compromettre le développement futur de l’enfant, l’État doit s’assurer que chaque personne a accès à ce seuil, mais n’exige pas de l’individu qu’il traduise ses capacités en 66fonctionnement. Une société qui promeut la justice parmi ses membres doit aider ceux qui n’ont pas les fonctionnements de base à développer leurs capacités centrales, plutôt que maximiser les fonctionnements de personnes qui sont déjà capables à un niveau avancé. Cet accent mis sur les capacités centrales et sur la sécurisation de seuils pour tous, lié à une préoccupation particulière pour les plus défavorisés, implique une certaine conception de l’activité économique. Il s’agit bien de sécuriser l’accès aux ressources nécessaires pour assurer les conditions d’une vie digne/décente et de choix que chacun a des raisons de valoriser.
Lorsque Nussbaum (Nussbaum, 2006a) souligne l’importance de se concentrer sur les plus mal lotis, elle rappelle l’analyse de Wolff & de-Shalit (2007) concernant les désavantages corrosifs : les pauvres subissent souvent des grappes (clusters) de désavantages, puisqu’un problème concernant une sphère de la vie ou une capacité conduit à d’autres inconvénients dans différents domaines, et à son tour à l’exclusion. Le défi politique consiste à « dégrouper » (declustering) les désavantages (Wolff & de-Shalit, 2007 ; Nussbaum, 2011a).
Nussbaum souligne l’existence de conflits tragiques lorsque les ressources ne sont pas suffisantes pour fournir des capacités de base pour tous. Faire face à de tels dilemmes nous permet de clarifier les options alternatives potentielles qui pourraient éliminer la tragédie, ou de renforcer notre engagement à valeur morale, ou de reconnaître que nous avons les « mains sales », et donc nous motiver à réparer nos dommages ainsi qu’à changer notre conscience morale et renforcer notre réflexion sociale pour essayer d’éviter une telle tragédie. L’analyse coûts-bénéfices, qui est principalement utilisée dans les approches utilitaristes, fournit une perspective, mais occulte le conflit tragique : en essayant d’optimiser la répartition des ressources dans une situation donnée et contraignante, ce qui est le cadre institutionnel et économique actuel, nous sommes empêchés d’analyser les options institutionnelles alternatives. Pourtant, comme le souligne Nussbaum, ne faut-il pas défendre que seuls les changements institutionnels peuvent favoriser le renforcement des capacités et une reconnaissance effective de chaque personne comme don – accueillie gratuitement dans une société et dont la présence oblige ses semblables ?
67II.2. Réformer les structures injustes, jusqu’où ?
On peut se demander si le fait que Martha Nussbaum soit passée d’une approche du développement humain héritée d’Aristote, centrée sur une conception « épaisse et vague » du bien (Nussbaum 1990), à une approche s’inscrivant dans la mouvance du libéralisme politique de Rawls6, davantage attentive au pluralisme et aux libertés, ne contribue pas à réduire la portée de son analyse critique du libéralisme économique. C’est notamment la lecture que fait Séverine Deneulin des problèmes posés par le ralliement de Nussbaum à une conception rawlsienne de préférence à une conception aristotélicienne du bien commun et de la vie bonne (Deneulin, 2013).
Martha Nussbaum critique nettement la focalisation sur la croissance : « La quête sans entrave de la croissance ne mène pas à une pensée intelligente sur la distribution ou l’inégalité sociale » (Nussbaum, 2010, chap. 2). Elle insiste sur le rôle des pouvoirs publics et des constitutions nationales afin d’éviter que la croissance soit considérée comme la finalité ultime du développement. Dans Not for profit, la philosophe souligne que les dérives marchandes s’observent aux États-Unis et en Inde alors que « chacun de deux pays a une constitution écrite et que la constitution protège du caprice de la majorité un ensemble de droits fondamentaux qui ne peuvent être abrogés dans le but d’atteindre un plus grand profit économique » (ibid.).
Les dérives actuelles concernent une conception réductrice de l’éducation, qui s’exprime notamment par le recours à des méthodes d’évaluation qui ne permettent pas d’évaluer la culture générale, l’esprit critique, les capacités esthétiques, etc. « La culture de la croissance économique raffole des tests standardisés et se méfie des pédagogies et contenus qui ne se plient pas à cette forme » (ibid., chap. 4). à cette culture doit être préférée une autre conception éducative :
L’école peut développer la capacité des élèves à voir le monde du point de vue des autres, en particulier de ceux que leur société dépeint comme inférieurs, comme de simples objets ; enseigner des comportements à l’égard de la faiblesse et de la vulnérabilité humaines… promouvoir la responsabilité en traitant chaque enfant comme un agent responsable ; promouvoir énergiquement la pensée critique (ibid., chap. 3).
68La philosophe renvoie les problèmes sociétaux et politiques à leur source dans le combat éthique qui se joue à l’intérieur de chaque individu. Cette approche doit contribuer à façonner de nouvelles institutions. Mais comment ? La lutte intérieure va de pair avec des rapports de force qui peuvent largement anéantir les efforts individuels. L’insuffisance ou le caractère inachevé, voire l’ambiguïté de la pensée de Nussbaum est bien reflétée par ses propos relatifs au fonctionnement des entreprises : elle conjugue des arguments normatifs avec un raisonnement ad hominem destiné à montrer que sa perspective, tout en servant un véritable développement humain, ne nuit pas à l’activité économique. Le risque est alors de donner encore le primat à la logique gestionnaire centrée sur le primat de la croissance et du raisonnement coûts-bénéfices, alors même qu’elle les dénonce, et ainsi de renoncer à une conception non instrumentale de la personne humaine.
II.3. Une critique insuffisante du capitalisme ?
Tout d’abord, Nussbaum reprend les résultats des travaux comme ceux de Sen à propos du niveau d’États indiens comme le Kerala : « Des études empiriques nous ont désormais montré que la liberté politique, la santé et l’éducation ne sont que faiblement corrélés avec la croissance » (ibid., chap. 2). L’argument est factuel : la priorité donnée à la croissance n’est donc en aucun cas suffisante pour engendrer un développement socio-économique7.
Nussbaum invite à exercer une réflexion critique à l’égard des modèles mêmes qui organisent les conditions du vivre ensemble, en mettant l’accent sur l’amélioration du sort des plus pauvres :
Nous avons à nous demander ce que la politique devrait rechercher pour chaque citoyen sans exception, avant de pouvoir réfléchir correctement à propos du changement économique. Nous avons à nous demander quelles contraintes devraient peser sur la croissance économique, ce que l’économie est censée faire pour les gens, et à quoi tous les citoyens ont droit en vertu de leur qualité d’être humain. Que des citoyennes comme Vasanti 69et Jayamma aient les moyens de vivre avec un ensemble complet de possibilités et de liberté et donc aient les moyens de vivre une vie qui soit digne d’un être humain : cet objectif politique devrait s’imposer à tous les choix économiques. La justice est prioritaire dans la réflexion sociale (Nussbaum, 2000b, p. 58).
La prise de position est claire. Mais elle apparaît en très forte tension avec les différents passages où Martha Nussbaum défend une « culture saine des affaires », d’une manière qui n’est pas clairement distinguée de la croissance économique et est même liée.
Nous constatons qu’ils [les arts et la pensée critique] sont essentiels pour le but visé de croissance économique et de maintien d’une culture saine des affaires. Les plus éminents formateurs des futurs hommes d’affaires ont toujours compris qu’une capacité à imaginer est un point clé d’une culture saine des affaires (Nussbaum, 2010, chap. 6).
De tels propos sont ambivalents : Nussbaum n’insiste guère sur les oppositions possibles à des modèles économiques qui intégreraient de façon claire les enjeux du développement humain comme finalité de l’activité économique. Dans un article où elle répond aux questions de deux philosophes de l’entreprise (Cornelius & Laurie, 2003), elle insiste sur les responsabilités éthiques des managers – notamment pour fournir un égal accès à tous les travailleurs à une activité décente, pour protéger les plus faibles et pour définir des principes au-delà des droits constitutionnels de base (p. 12). Elle définit les entreprises multinationales comme des acteurs dans la gouvernance mondiale et critique leur propension à choisir le moins-disant social, en déplaçant leurs activités en fonction des opportunités fournies par le jeu international (ibid., p. 10). Dans Frontiers of Justice, elle mentionne le rôle des multinationales vis-à-vis du développement des capacités dans les lieux où elles opèrent, et la responsabilité non seulement des salariés et des dirigeants mais des juristes et des consommateurs (2006, p. 318). Cependant le pouvoir des actionnaires est évoqué en passant (Cornelius & Laurie, p. 7). L’action sociale n’est pas explicitée, ni par le rôle des syndicats ni par d’autres organismes (les ONG sont mentionnées plutôt comme acteurs du développement au sein de l’économie de marché, à côté des entreprises). Le conflit social est largement évacué de l’analyse économique de la philosophe.
70On trouve donc chez Martha Nussbaum une analyse économique qui est très en deçà de l’ambition affichée concernant le respect de chaque personne, la reconnaissance du don qu’est chacune au sein des institutions de façon à assurer sa montée en puissance. L’objectif du développement relationnel et d’une justice sociale et écologique n’est pas clairement dissocié du primat donné à la croissance. Ceci tient sans doute à la fois au manque de culture économique de la philosophe et à l’influence du contexte américain, peu enclin à remettre en cause l’économie capitaliste de marché. Il est intéressant de voir que c’est par l’interrogation culturelle que Martha Nussbaum envisage un dépassement d’apories et d’inerties institutionnelles.
II.4. La formation des émotions politiques
comme vecteur essentiel de transformation sociale
Apparaît clairement combien la définition de la justice économique est étroitement liée à un certain type de culture politique. Nussbaum met en avant les émotions de la compassion et de l’amour comment devant soutenir le souci de la justice. Elle rejoint à cet égard les distinctions posées par Ricœur entre amour et justice (1990), ou encore celles qui sous-tendent le discours social de l’Église catholique : l’amour n’est pas le substitut de la justice mais il accomplit et renforce l’exercice concret de la justice, dans toutes nos institutions.
La compassion, aussi altruiste soit-elle, ne peut pas commander un système fiscal équitable. Dès lors, nous confions beaucoup de choses à des institutions et à des lois. Néanmoins, ces institutions et les lois ne pourront pas se maintenir en l’absence de l’amour dirigé vers ses concitoyens et la nation dans son ensemble (Nussbaum, 2013, p. 214).
On peut interpréter cette formulation comme l’explicitation par Nussbaum de l’appel à reconnaître chaque personne comme un don pour la société, reçu gratuitement et qui relie et oblige.
Il est intéressant de reprendre les exemples utilisés par Nussbaum (dans les chap. 9 et 10 de Political emotions) concernant le rôle joué par Franklin D. Roosevelt pour nourrir un sentiment national qui soit porteur de justice sociale, par une transformation des représentations collectives, à la fois au moment de faire adopter le New Deal en 1933 et dans son discours sur l’état de l’Union en janvier 1944. Pour faire accepter 71largement les mesures du New Deal par la population américaine (ces mesures demandant des sacrifices, notamment un niveau élevé d’impôts à payer pour les classes moyennes et aisées), sa stratégie a consisté à inviter les américains à se comporter, face aux difficultés rencontrées, comme s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle demandant la mobilisation généreuse de la population. Pour susciter un mouvement d’empathie, parmi les moyens utilisés, des photos de la population souffrant de la pauvreté et du chômage furent prises et envoyées aux journaux, pour que les gens réalisent la gravité du contexte, en faisant attention à ne pas stigmatiser certaines personnes ou certains groupes mais à montrer des situations générales – en respectant l’anonymat (ibid., p. 282-283). Notons que les pouvoirs publics ont incité à ne pas montrer les images de grèves mais plutôt celles de files d’attente, pour inviter à la solidarité.
Pour Roosevelt la réforme passe donc d’abord par un effort pour transformer la culture politique, les représentations collectives, notamment de la part des « élites ». Il le fait d’une manière habile – comme le montre sa stratégie médiatique : il s’agit de favoriser la solidarité par un regard compassionnel sur les victimes innocentes de la crise plutôt que de communiquer des images de grèves, signes d’une contestation des institutions. Mais une telle stratégie présente des limites. En l’occurrence, le New Deal comprenait des mesures redistributrices volontaristes de la part de l’État. Le risque, en se focalisant sur l’engagement volontaire des acteurs, en incitant les élites à plus de générosité, est celui de l’adoption de mesures minimalistes qui nourrissent le maintien du statu quo institutionnel. On resterait alors dans l’ordre d’un don compris comme charité descendante plutôt que comme contribution à des structures plus justes, renforçant les capacités d’agir de tous les acteurs. Par ailleurs, rien n’assure une limitation de la recherche d’exploitation indéfinie des ressources naturelles par un modèle économique centré sur la croissance.
Les analyses qui précèdent manifestent donc une application partielle par Nussbaum de l’approche des capacités et de la conception du développement à la critique des institutions capitalistes. D’un côté, existe bien une perspective destinée à favoriser l’empowerment des plus vulnérables. De l’autre, les conséquences n’en sont pas tirées jusqu’au bout au niveau de la réforme des institutions, au risque de faire le jeu de la philanthropie sans transformation institutionnelle. Dans la dernière partie, nous voudrions montrer comment une telle visée transformatrice 72suppose une certaine compréhension de l’action collective, comme expression du contrôle sur leur environnement des plus faibles et comme levier d’une subversion des rapports de force pour promouvoir des institutions reconnaissant chaque personne comme don, au sein d’un milieu naturel fini.
Il s’agit de voir comment l’approche des capacités peut être orientée dans cette logique sociale et politique et reliée à l’approche des communs.
III. Vers une justice des communs
Est-il envisageable de transformer les relations économiques en orientant la production des biens et services comme au service de la production de relations humaines de qualité ? C’est bien l’objectif de l’approche économique et politique des communs, qui vise à considérer les systèmes de production et de gestion des ressources comme au service d’un vivre ensemble durable. Le souci des communs, invite, d’une part, à désigner dans les sociétés les espaces qui sont inappropriables, indisponibles – dans le prolongement des res nullius in bonis du droit romain (Dardot & Laval, 2014).De ce point de vue, il s’agit bien d’éviter que tout dans la vie des sociétés soit potentiellement soumis à une logique marchande. à cet égard, l’approche des communs considère un espace de gratuité, lié à des relations d’ordre non monétaire entre les humains. D’autre part, l’approche des communs engage aussi à reconnaître la subordination des projets économiques à une conception du développement, du vivre ensemble, ce que Martha Nussbaum, on l’a vu, formule de façon ambiguë : selon la perspective des communs, ces projets doivent être relatifs à des relations de qualité dans la durée entre différentes personnes, groupes, par l’intermédiaire de faisceaux de droits qui organisent une forme adaptée de gouvernance et de régulation des ressources.
La situation des plus pauvres est considérée de manière implicite par cette approche. Dès lors, si la visée est bien la participation de tous à la vie et à la reconfiguration des institutions, le souci de l’empowerment par le renforcement des capacités des plus vulnérables doit compléter la démarche des communs (Lhuillier & Renouard, 2016). Les principes 73communs aux institutions durables de ressources communes, définis par Elinor Ostrom à partir de travaux empiriques, sont convergents avec le souci de donner aux populations vulnérables les moyens d’un contrôle accru sur leur environnement naturel et politique, par une attention aux conditions institutionnelles qui permettent ce contrôle. Selon nous, l’accent sur l’empowerment ajoute à la démarche des communs deux dimensions : tout d’abord, la notion de montée en puissance implique la mise en évidence des rapports de force, et l’invitation à donner plus de capacité d’action, d’autorité, à ceux qui en manquent, dans un processus d’autonomisation (Ceara-Hatton & al., 2008). Elinor Ostrom insiste peu sur les processus externes qui permettent ou pas à ces principes de s’exercer (Obeng-Odoom, 2016). Par ailleurs, la perspective de l’empowerment met en évidence les enjeux relatifs aux dimensions individuelles (socio-économiques) et socio-culturelles du développement : il s’agit de voir si et comment certains sont exclus de l’accès à des conditions dignes de vie et comment jouent les représentations collectives vis-à-vis de l’administration en commun de cette ressource (Renouard, 2017).
D’autre part, ce qu’apporte la démarche des communs vis-à-vis de l’empowerment a trait au lien établi plus fermement avec les enjeux écologiques, les ressources, dans le rapport à la nature, notamment pour déterminer ce qui doit rester inappropriable, ou ce qui doit faire l’objet d’une révision drastique de nos représentations collectives, pour assurer les conditions de la préservation de nos milieux de vie. De ce point de vue, enfin, l’articulation entre les deux dimensions sociale et environnementale (sous l’angle de l’empowerment et sous l’angle de la ressource à gérer) fait apparaître les enjeux proprement éthiques que l’approche des communs ignore souvent ou ne thématise pas comme tels.
Le défi est donc, par l’élaboration de modèles économiques adaptés, de favoriser des relations marquées par la reconnaissance de chaque personne et destinées à améliorer la qualité des relations au sein de la société. Les prémices d’une telle conception existent dans l’histoire des sociétés : ont prévalu d’autres principes économiques et d’organisation de la société que le seul principe – cher à la théorie néoclassique – des échanges régulés par une loi de l’offre et de la demande supposée allouer efficacement les biens, les risques et les capitaux (Giraud & Renouard, 2012). Selon les catégories proposées par l’anthropologue David Graeber (2011), ont existé, dans l’histoire des civilisations, non pas seulement 74l’échange et la hiérarchie, mais aussi le communisme : c’est-à-dire, dans à peu près toutes les sociétés l’idée que des personnes proches partagent des relations de sociabilité, d’amour, d’entraide. L’auteur prend l’exemple des réflexes d’entraide au moment des catastrophes. « Le communisme est le fondement de toute sociabilité humaine. C’est ce qui rend la société possible » (p. 118). Il en déduit une sorte principe de « communisme fondamental » qui existe dans les gestes simples de la vie quotidienne, comme dans des contextes plus extrêmes :
Si le besoin est jugé assez important ou le coût assez raisonnable, chacun suppose que, entre des gens qui ne se considèrent pas comme des ennemis, le principe « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » va jouer (p. 119).
De nombreuses enquêtes d’anthropologues dans diverses sociétés sont convergentes : ce qui est à la base des relations sociales est le fait qu’on ne compte pas et que cette idée même apparaît « blessante ou extravagante » ; ce communisme fondamental est lié à la reconnaissance de nos interdépendances qui est la « substance de la paix sociale » (p. 121). Ceci ne rend pas compte des préférences pour ses proches ou pour certains groupes d’appartenance, mais cela permet de souligner que même dans des relations hiérarchiques, si l’on établit une relation de dette, c’est qu’à certains égards les personnes sont égales. La thèse de Graeber – convergente avec des analyses de chercheurs en science de gestion sur le passage historique d’unités de productions villageoises ou locales qui étaient d’abord des « communautés sociales » à des entreprises privées (Gomez, 2004) – revient finalement à montrer comment sont apparues, à partir des « économies humaines », des « économies commerciales » marquées par le « complexe armée-pièces de monnaie-esclavage » et par la tendance à se comporter à l’égard des étrangers ou de certaines catégories en fonction d’intérêts de domination et de prédation : ainsi, pour pouvoir soutenir leurs politiques expansionnistes, les riches ou les colons établissent des impôts élevés puis accordent des prêts à intérêt élevé à ceux qui ne peuvent pas payer leurs impôts, et exigent le remboursement de ces prêts par le travail, la prostitution des filles ou des femmes, l’esclavage, etc. Une perspective sensible à la dignité et au développement de chaque personne comme don vise donc à réorienter ces économies commerciales, capitalistes, vers leur fonction humaine, 75au service de la production des relations humaines entre égaux, fondées sur ce que l’anthropologue dénomme le communisme fondamental.
De surcroit, selon l’auteur, la reconnaissance de la complexité et de l’ambiguïté des systèmes d’organisation, des modalités du vivre ensemble pousse à valoriser une dimension verticale, de gratuité, non marquée par l’intérêt ou par une quelconque dette. Les systèmes qui ont voulu nier cette verticalité, expression d’une forme d’altérité, ont échoué (même au nom d’une certaine conception de la justice). Graeber donne l’exemple des efforts faits par le moïsme en Chine, aux ve et ive siècles av. J.C., pour développer une morale fondée sur une perspective matérialiste, à travers la notion de profit social. Il a disparu, remplacé par le confucianisme – caractérisé par l’autorité patriarcale mais aussi par le souci de l’égalité des chances, la promotion de l’agriculture, un faible niveau d’impôts et le contrôle des marchands par l’État (p. 317). Aujourd’hui on retrouve dans les campagnes et les banlieues de grandes villes chinoises des références au confucianisme dans l’effort pour refonder des communs, sur une anthropologie ouverte aux idées d’humanité et d’âme. Cette lecture anthropologique, qu’il faudrait explorer davantage, tend à faire valoir la référence à un don premier, dans sa dimension verticale, comme pouvant fonder ou soutenir des relations horizontales marquées par la reconnaissance minimale de chaque personne.
Une telle perspective invite à chercher les leviers d’un renforcement des capacités de ceux qui sont plus vulnérables, à divers égards (non pas seulement parce qu’ils auraient un handicap mais par manque de formation ou par absence de reconnaissance sociale et politique) : les chemins historiques ont été ceux de la révolte/révolution et pas seulement ceux évoqués supra, par Nussbaum, d’une réorientation et d’une éducation des sentiments/passions sociales pour qu’elles deviennent plus démocratiques, plus tournées vers ce que décrit Graeber en termes de communisme fondamental. L’approche des communs peut-elle contribuer à une telle transformation sans révolution ?
76pour conlure :
Trois conditions
pour une dynamique des communs
Dès lors, l’avancée vers une dynamique des communs nécessiterait trois niveaux : un premier niveau – bien mis en évidence par Martha Nussbaum – consiste à chercher l’horizontalité des relations marquées par la bienveillance et l’égalité de statut (dans l’inégalité des dons, ressources, compétences, etc.), par une reconnaissance de chaque personne dans son unicité, dans le don – gratuit et source d’obligation – qu’elle représente. C’est une affaire d’éducation, de relations interpersonnelles, afin de faire émerger les capacités des autres (et donc l’empowerment des plus fragiles) et ceci suppose de promouvoir des institutions qui le rendent possible. Cette approche du don est étroitement liée à une conception de ce qui est dû en justice à ceux qui traditionnellement n’ont pas part aux contrats. Reconnaître que toute personne est un don pour la société et doit pouvoir y développer ses capacités implique de promouvoir une logique qui dépasse la seule rationalité instrumentale pour chercher à valoriser la qualité du lien entre tous. Ceci implique le refus d’une réduction du don à la philanthropie à l’écart des échanges contractuels, pour chercher à inscrire le don au sein des règles et des institutions, pour subvertir la logique calculatoire et les rapports de force. Cette perspective tire la justice, en permanence, au-delà du compromis entre logiques d’action, vers le respect en acte, concret de toute personne.
Le deuxième niveau est celui de la lutte collective, sociale, politique, liée aux résistances au changement et aux injustices structurelles : une telle action peut passer tout autant par des initiatives aux marges du système que par des efforts pour le transformer de l’intérieur, en réorientant les passions collectives, que par différents types d’action collective dénonçant les dysfonctionnements (plaidoyer, action non violente, etc.) pour faire advenir des changements systémiques, pour contrecarrer un capitalisme fondé sur la violence et caractérisé comme système de pouvoir et d’exclusion. Il s’agit apparemment de justice plus que de don, mais d’une justice reposant sur la valorisation de chacun, et inscrivant donc au cœur de son fonctionnement la relation de don, à la fois non exigible 77et source d’obligation. L’objectif est de reconnaitre aux modèles économiques (à la production, la consommation et l’échange de biens) leur qualité de moyens au service de la qualité des relations entre personnes humaines et avec leurs milieux naturels, et d’en tirer les conséquences en termes de régulation et de gouvernance (Giraud & Renouard, 2012 ; Renouard, 2015 ; Raworth, 2017 ; Hickel, 2018). C’est bien cet horizon qui est défini par les accords internationaux récents comme l’accord de Paris sur le climat et les Objectifs de Développement Durable (2015).
Le troisième niveau reste à explorer – ni l’approche des capacités ni celle des communs ne l’abordent mais elles peuvent y conduire, en tant qu’elles cherchent en permanence à éviter la clôture d’une personne ou d’une communauté sur elle-même, ainsi que l’absolutisation des structures : il s’origine dans une ouverture supra-éthique, spirituelle, une vigilance permanente à l’égard de la tentation de l’accaparement de la puissance ou de la richesse. Il peut, sans doute, favoriser le renforcement des capacités des plus vulnérables et une transformation des rapports de force. L’ouverture à un don premier, originel – dont une manifestation est la naissance (Athané, 2011, p. 297) – est alors à comprendre non pas comme une dette infinie – et non remboursable – de la part de la créature vis-à-vis d’un Créateur ou d’une altérité, mais plutôt comme la gratitude à l’égard d’une promesse de vie surabondante, source d’un rapport à l’existence sous l’angle de la confiance et de la solidarité et non de la menace et de la compétition pour la survie. Une telle perspective, à traduire dans nos institutions (Ricœur, 1989), à commencer par nos modèles économiques, est-elle capable de susciter des débats et de mobiliser sans relâche des énergies humaines pour la faire vivre ? Face à la catastrophe écologique, le recours aux ressources spirituelles, pour transformer les attitudes individuelles et collectives, est de plus en plus envisagé comme un moyen disponible, non nécessaire et plus que nécessaire (Mishra, 2017 ; Servigne & Chapelle, 2017).
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1 « Donner, c’est une forme de circulation des choses, une forme de transfert qui libère les partenaires de l’obligation contractuelle de céder quelque chose contre autre chose » (Godbout, 2007, p. 127).
2 Nous choisissons de traduire le terme de capability par « capacité » plutôt que par « capabilité », en raison du caractère également plurivoque de ce terme en anglais et de la généralisation de cette traduction en langue française.
3 Merci à Alain Cugno de m’avoir suggéré cette traduction du terme d’empowerment.
4 John Rawls, « a fully cooperating member of a society over a complete life », cité par Martha Nussbaum, Frontiers of Justice, p. 33.
5 La participation au processus politique et la capacité à posséder et à chercher un travail.
6 M. Nussbaum ne souligna-t-elle pas dans un article de 2000 que sa pensée avait évolué et qu’elle s’était ralliée début 1994 à une conception de type rawlsienne du libéralisme politique.
7 Un argument supplémentaire est fourni par le modèle actuel de croissance en Inde qui n’est pas créateur d’emploi. Selon le recensement indien, le nombre de personnes en recherche d’emploi a augmenté de 2,23 % entre 2001 et 2011 alors que la croissance de l’emploi n’a été que de 1,4 % pendant la même période. http://www.assocham.org/newsdetail.php?id=5163, consulté le 30 octobre 2015. à la même période l’augmentation annuelle du PIB a oscillé entre 3 % et 10 %. (Source : Banque mondiale).