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Classiques Garnier

Deux genres de paresse à l'âge industriel Les enquêtes des « Philanthropes » du xixe siècle et la réfutation de Lafargue

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2019 – 1, n° 7
    . varia
  • Auteur : Jorda (Henri)
  • Résumé : Au xixe siècle, les philanthropes rejettent la prime à la paresse instituée par le don sans retour et prônent une « charité active ». Leur science de l’indigence vise à débusquer la paresse des hommes et des femmes qui les fait sombrer dans la misère et se dissimule derrière le masque de la pauvreté. Cette entreprise de morale est combattue par Lafargue pour qui la paresse n’est pas un crime social, mais l’expression du conflit des classes.
  • Pages : 195 à 225
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406094258
  • ISBN : 978-2-406-09425-8
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09425-8.p.0195
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/06/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Paul Lafargue, philanthropes, paresse, enquêtes, hommes et femmes
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DEUX GENRES DE PARESSE
À LÂGE INDUSTRIEL

Les enquêtes des « Philanthropes » du xixe siècle
et la réfutation de Lafargue

Henri Jorda

Université de Reims Champagne-Ardenne

INTRODUCTION

À la fin du xviiie siècle, sopère définitivement un tournant dans la conception du souci des autres, des indigents, des malades et des invalides. Laide nest plus considérée comme un don miséricordieux qui associe le pauvre à la figure de Jésus, celui qui est venu annoncer « la bonne nouvelle ». En effet, alors que laumône était une obligation faite au riche qui, dans le geste charitable, pouvait trouver le moyen du salut, avec les Lumières, lacte revêt une utilité sociale. Il ne sagit plus de soulager la misère et de témoigner son amour du prochain, mais plutôt de prévenir, de conseiller et de guider afin de remettre dans le droit chemin. Et le meilleur remède à la misère réside dans le travail. Dès lors, tout ce qui peut être une entrave à lindustrie des hommes, des femmes et des enfants, doit être surmonté par des étapes successives qui conduisent au bien-être individuel, au progrès moral et matériel. Avec la philanthropie naissante, des enquêtes sont entreprises pour connaître les habitudes, les coutumes et les mœurs des pauvres, afin de lever tout soupçon sur leur volonté de bien faire pour sortir 196de leur condition malheureuse. Au discours moral, les philanthropes du xixe siècle, inspirés par les Lumières, associent des pratiques qui relèvent dune meilleure connaissance, voire dune science des comportements de la population misérable. Parmi les inconduites quils relèvent, la paresse se révèle capitale car elle entraîne avec elle des attitudes et des mœurs qui éloignent de lindustrie et enferment les pauvres dans la misère, voire les poussent au crime. Guérir les hommes, les femmes et les enfants de leur paresse sera dès lors la voie privilégiée par les philanthropes.

Si la paresse tente aussi bien les hommes que les femmes, et quelle est naturelle chez les enfants, hommes et femmes ne souffrent pas précisément de la même paresse, affirment les philosophes et les moralistes du xixe siècle qui partagent la même idée : la femme est le sexe faible. Pour certains, cest sa faiblesse dâme qui a chassé lhumanité du paradis, pour dautres, cest sa faiblesse physique et intellectuelle qui entraîne la misère des familles ouvrières. Rares sont les hommes du xixe siècle défendant la cause des femmes, y compris chez les intellectuels. Parmi eux, figure Paul Lafargue dont lœuvre marque une double réfutation féministe : dabord, la place de la femme nest pas au foyer et, ensuite, le travail de la femme ne vaut pas moins que celui de lhomme.

Célèbre pour son Droit à la paresse, Lafargue développe une argumentation qui renvoie dos-à-dos les philanthropes avec leur sacralisation du travail, et les socialistes français qui accusaient les femmes de faire baisser les salaires. Le droit à la paresse doit en terminer avec le double asservissement que connaît la femme, au mari et au patron.

La première partie de cet article retrace lhistoire moderne de la paresse, la manière dont les Lumières recouvrent le péché capital dune dimension économique et sociale qui en fait un crime envers la société humaine, un crime qui connaît ses genres. La seconde partie sintéresse aux discours et aux pratiques des philanthropes, à lémergence dune science de la pauvreté qui vise à remédier aux vices des classes laborieuses, notamment à la paresse des hommes et à la paresse des femmes. Enfin, la troisième partie sefforce de remettre le monde social à lendroit en sappuyant sur Le Droit à la paresse de Paul Lafargue, pourfendeur des philanthropes et de leur morale. Alors que ces derniers cherchent à réformer les pauvres pour les engager dans le progrès économique, pour Lafargue, cest le milieu social quil sagit de réformer afin que tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants connaissent la joie de vivre.

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I. LA PARESSE : UN PÉCHÉ CAPITAL
ET UN CRIME SOCIAL

Jusquau xviiie siècle, le long Moyen Âge au sens de Jacques Le Goff envisage la paresse comme un péché capital qui concerne surtout les hommes. Après tout, cest bien Adam qui a été condamné à travailler la terre maudite et à gagner son pain à la sueur de son front. Ève est renvoyée à ses rôles de femme obéissante et de mère enfantant dans la douleur du travail. Ainsi, lorsque les représentations de la paresse concernent des humains, ces derniers sont des hommes, la plupart du temps des moines acédieux, du nom premier de la paresse1. En effet, labsence de volonté se traduit dans le fait de ne pas prier, de ne pas faire leffort délever son âme vers Dieu. Par exemple, dans Les Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Étapes humaines, Jérôme Bosch représente lacédie par un moine endormi devant un feu de cheminée, un rosaire à la main, et cest une femme, une religieuse, qui vient le rappeler à ses devoirs. Toujours seconde, comme subalterne, la femme est souvent envisagée comme celle qui est capable de remettre lhomme égaré dans le droit chemin, et cette fonction réservée aux femmes sexprimera sous dautres formes dans les temps modernes… Dans les cavalcades des vices, autres expressions des péchés capitaux, ce sont encore des moines qui figurent des paresseux. Mal fagotés, ils sont affalés sur un âne, compagnon dinfortune des paresseux, animal robuste et dur à louvrage, qui piétine sur place et désobéit aux ordres du maître. Incapable daller droit au but, préférant les chemins de traverse, lâne emporte sur son dos le moine qui na pas rempli ses devoirs de chrétien. Ici, nulle femme pour le sauver de lenfer auquel le conduit son vice capital, en compagnie de lorgueilleux sur son lion et du gourmand sur son ours.

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Avant le xviiie siècle, la femme apparaît surtout dans les formes allégoriques du péché, sous les traits dune vieille en guenilles2. Avachie, la tête reposant sur un bras, lui-même soutenu par une cuisse, la paresse est un vice qui empêche de se tenir droit, dêtre digne aux yeux des autres. La plupart du temps, Paresse est allongée sur un âne reposant sur le côté, animal et humain endormis, perdant le temps, ce don si précieux que Dieu a fait aux humains. Perdre son temps, cest donc voler le temps divin. Le seul moment de répit accordé aux humains est alors celui du repos qui vient après le travail, mais cette antienne religieuse ne sera incorporée par la population que progressivement. En effet, la plupart vit selon les rythmes de la nature, et il faudra bien des sermons et des images infernales pour ne plus associer le travail à une punition, voire une torture, infligée aux humains par le Créateur. Cest avec la vie urbaine, les échanges marchands, le développement dun artisanat exigeant savoir-faire et règles de lart, que le travail va acquérir une valeur positive, le moyen de gagner, non seulement sa place au Paradis, mais aussi de largent (Le Goff, 1986, 2010 ; Fossier, 2000).

Vers la fin du Moyen Âge, celles et ceux qui ne font rien de leur temps sont perçus comme des voleurs, des êtres diaboliques qui peuvent commettre des crimes pour ne pas avoir à travailler, qui se cachent le jour et sortent la nuit pour commettre leurs méfaits. Les regards sur les pauvres, de miséricordieux, se font de plus en plus suspicieux : la femme tient-elle bien son foyer, éduque-t-elle bien ses enfants ? Lhomme tient-il bien son rang de chef, na-t-il pas pris un mauvais chemin ? Femmes et hommes nont-ils pas cédé à la tentation de ne rien faire pour sadonner à des plaisirs ? Si la sieste est bien admise, cest quelle reconstitue les forces, mais vivre du travail des autres en mendiant sera de plus en plus perçu comme un signe de paresse coupable. Le message du Christ venu soulager les plus pauvres passera au second plan, et les ordres mendiants feront le tri entre les bons et les mauvais pauvres, entre ceux qui méritent des soins et une assistance, et ceux quil serait bon de chasser, voire de punir, pour les tenir à lécart des honnêtes gens et les redresser pour en 199faire des travailleurs. Au cours de la même période, lÉglise indique le traitement réservé à ceux qui refusent de travailler : « Qui ne travaillera pas, ne mangera pas ! », selon la formule de Jacques de Vitry, prédicateur populaire du xiiie siècle. Mort de faim, le paresseux est condamné à limmobilité, son âme reposant sur une couche infernale, torturée par les démons pour léternité. Voilà qui aiguise, à la fin du Moyen Âge, le regard sur les pauvres : aux bons pauvres, compassion et charité, aux mauvais pauvres, mépris et punition. Cette contamination de la pauvreté par la paresse aura des effets secondaires qui se font encore ressentir de nos jours. Le pauvre, même sil est invalide, est celui qui a choisi le mauvais chemin, et sil ne peut pas travailler, cest quil a été puni pour avoir fait ce mauvais choix, pour avoir conçu un projet incohérent… Ainsi, alors que le travail était vécu et présenté comme un châtiment divin, cest labsence de travail qui, désormais, indique le mieux ce châtiment. Le paresseux a donc sa place en Enfer, cest un être diabolique qui refuse de sauver son âme par le travail et qui peut, ruse du Démon, se cacher derrière le masque du pauvre. Les philanthropes auront ce souci de démasquer ces êtres malfaisants, accusés dappauvrir la Chrétienté et la nation, par leur refus du travail.

La charité vécue et pratiquée comme une obligation se transforme progressivement en une charité ordonnée. Les infirmes, les malades et les personnes trop âgées pour travailler ont droit à laumône, les autres font lobjet de polices à partir des xvie et xviie siècles. Cest ainsi que le Grand Bureau des pauvres cherche à supprimer la mendicité en secourant les infirmes et en imposant le travail aux valides. Les vagabonds sont marqués et expulsés des villes, et la paresse est guérie dans les hôpitaux généraux (Geremek, 1987 ; Renaut, 1998), car les paresseuses et les paresseux ne valent rien et refusent de se sauver par le travail en se dissimulant3. Cette charité bien ordonnée prépare la philanthropie des Lumières quillustrent les propos de Jean-Jacques Rousseau dans lÉmile : « Riche ou pauvre, puissant ou faible, le citoyen oisif est un fripon » (Rousseau, 1969, p. 306). La paresse nest plus condamnée comme péché capital, mais parce quelle est une entrave à lindustrie. 200Le paresseux nest plus un voleur du temps divin, mais un voleur de la société humaine car le devoir de tout citoyen est de contribuer, par ses efforts, à la fabrication dun monde meilleur. Le pays de Cocagne est un leurre qui éloigne les hommes de la société et les condamne à la pauvreté et au vagabondage, alors que lindividu des Lumières est un être social, dont la vie dépend de celle des autres, plus précisément de leur travail. Cest en travaillant quil se rend utile à la société, sinon cest quil vit aux dépens des autres, quil est un paresseux, un vaurien, un mauvais citoyen4.

Cest au temps des Lumières que la paresse adopte clairement ses deux genres, et le masculin lemporte. Les hommes riches et oisifs sont « inutiles à la société » car ils ne font rien pour elle en ne remplissant pas les devoirs de tout bon citoyen « dont lobligation est (…) en particulier de se rendre utile à la société dont il est membre », écrit de Jaucourt, dans larticle « Oisiveté » de lEncyclopédie (vol. 11, p. 445). Pour les autres citoyens, « loisiveté est la mère de la pauvreté, et (…) la pauvreté est la mère des crimes » : il faut donc la punir par des lois sévères. Quant à la femme, sa nature la rend particulièrement vulnérable à loisiveté qui est « surtout fatale au beau sexe », précise Louis de Jaucourt (id., p. 446). Son terrain de jeu favori est la ville, et non la campagne, car cest en ville que se donnent à voir des occupations très éloignées du travail productif, comme les arts et les spectacles. La ville, dit Rousseau, est elle-même une femme qui consomme sans rien faire la production des campagnes, et la présence des femmes y favorise le goût pour les activités artistiques et littéraires, notamment dans les salons où elles occupent une place centrale avec leur « abus de la toilette » (Rousseau, 1969, p. 550)5. En définitive, loisiveté est naturelle aux femmes puisquelles dépendent des hommes afin de pourvoir à leurs besoins. Ainsi, dès son Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes, Rousseau affirme que « les femmes devinrent plus sédentaires et saccoutumèrent à garder la cabane et les enfants tandis que lhomme allait chercher la substance 201commune » (Rousseau, 1971, p. 208). Ne pas travailler est comme une seconde nature chez la femme dont les conduites tendent à instaurer un climat de mollesse dans la société. Tentatrice, voire corruptrice, elle détourne lhomme de son état, allant jusquà lempêcher de vaquer à ses occupations.

Mais lhomme na pas grand-peine à succomber à la tentation de paresse car cette dernière lui est bien naturelle, en définitive. Elle est même, dans certains cas, une vertu car cest bien parce que les hommes sont paresseux quils se sont livrés à des inventions visant à réduire leurs efforts et leurs peines6. Et, comme le reconnaît de Jaucourt, dans larticle « Paresse » de lEncyclopédie, elle « règne souverainement dans ce quon appelle le beau monde » où elle est vertueuse car paisible et aimable (vol. 11, p. 939). Cette paresse aimable des philosophes soppose tout autant à loisiveté des nobles, associée à un ennui improductif et ignoble, quà la fainéantise lourde du peuple, fuyant tout effort intellectuel et physique pour se commettre dans des orgies collectives et bruyantes qui troublent lordre public. Cest cette paresse naturelle du peuple que la science des encyclopédistes vise à combattre en divisant le travail, en le mécanisant et en le rapportant au temps de lhorloge mécanique.

La division du travail devient un principe majeur pour « épargner le temps », mais aussi pour éduquer louvrier car, selon Adam Smith, elle lui fait perdre « cette habitude de flâner et de travailler sans application et avec nonchalance » qui le caractérise. La division du travail a une autre propriété : elle favorise linvention de nouvelles machines qui sont supérieures aux hommes en robustesse et en vitesse, « propres à abréger et à faciliter le travail7 ». La machine peut combattre la paresse ouvrière dautant que « la main-dœuvre est fort peu de chose ; la machine fait presque tout delle-même (…) et tout cela sans que louvrier y comprenne rien, en sache rien, et même y songe seulement », précise Diderot dans larticle « Bas » de lEncyclopédie (vol. 2, p. 98). Cest en mettant une 202multitude douvriers au travail sur des machines automatiques et des tâches spécialisées, que lindustrie progresse en quantité et en qualité, lui procurant ainsi un avantage sur la concurrence. Cette mise au travail exige une mesure du temps précise afin de déterminer ce que le xxe siècle appellera la productivité. Lhorloge mécanique est la machine nécessaire au travail organisé en vue de procurer à la nation la plus travailleuse « le profit le plus sûr », précise de Jaucourt dans larticle « Industrie » (vol. 8, p. 694). À partir du xviiie siècle, lhorloge sera lemblème de la concentration industrielle, avec un travail qui ne doit plus dépendre dun temps hasardeux et naturel, mais dun temps linéaire et normé, un temps aux scansions précises qui permet de calculer le rendement et de programmer les activités. Son entrée dans les ateliers fait naître une « discipline du temps » en marquant le début et la fin du travail, les moments de repos, le temps à employer utilement. Avec sa cloche et son campanile, elle rappelle lordre industriel et combat la paresse des ouvriers en repérant les retardataires et ceux qui perdent le temps8.

Comme les ouvriers nont pas conscience de lutilité du temps, il va sagir de les mettre au travail très tôt, dès lâge de 5 ou 6 ans, pour combattre leur indolence naturelle. Cest que le temps du travail réglé par lhorloge est nouveau pour la plus grande partie de la population, rurale, habitant un temps rythmé par les cycles naturels et orienté par la tâche9. Selon Michel Foucault, dans toute lEurope, se dessine au xviiie siècle ce même « schéma de docilité » qui renvoie à la production dun corps ouvrier obéissant, dont les gestes et les mouvements sont utiles : dans les fonderies Crowley où un contremaître est nommé pour « repérer les paresseux » (Thompson, 2004, p. 101), comme chez Oberkampf où il faut « toujours sassurer que tous les bras quon emploie soient utiles » (Chassagne, 1980, p. 226). Cette discipline du temps sexerce dans des 203lieux fermés et surveillés, bâtis en dehors des villes qui offrent des tentations à louvrier, et lhorloge est employée par les philosophes et les employeurs comme la métaphore dun ordre industriel auquel rien ne doit résister, surtout pas la paresse naturelle des ouvriers.

II. LA PHILANTHROPIE :
UNE SCIENCE DE LINDIGENCE

Dans sa thèse sur le temps des philanthropes, Catherine Duprat soutient que la philanthropie ne consiste pas à assister les pauvres, mais à les engager dans une réforme de leur culture et de leurs mœurs, en favorisant notamment le patronage et la prévoyance (Duprat, 1993). Chrétiens nourris dencyclopédisme et de saint-simonisme, les philanthropes croient dans lindustrie et ses bienfaits pour lhumanité. Selon eux, lindustrie ne peut être tenue pour responsable de la condition malheureuse des hommes, des femmes et des enfants quelle emploie. La misère des classes laborieuses ne peut être due quà leur inconduite, à leurs vices de caractère quil sagit de corriger.

Lautre caractéristique de la philanthropie est de se donner les aspects dune science, de se doter dune méthode rigoureuse fondée sur lobservation des faits, afin dentreprendre les réformes nécessaires. Le corps social est malade, les preuves en sont données par les poussées de fièvre quil connaît dans les soulèvements de la masse laborieuse. Férus dhygiène publique10, les philanthropes participent à des campagnes de prévention et déradication des maladies de la pauvreté, comme la tuberculose, et cherchent à combattre les ravages de lalcoolisme. Ces médecins du corps social proposent des remèdes à la misère ouvrière à partir denquêtes auprès des classes vicieuses, car ce sont bien des vices, des tares du caractère et du comportement qui conduisent à la misère. Les parents étant de mauvais exemples pour leurs enfants, ils 204envisagent même de les en séparer pour confier leur éducation à des « bonnes personnes », des femmes bien sûr.

Le premier des vices, celui auquel sont exposés les pauvres dès leur plus jeune âge, est la paresse. Cest elle qui, comme dans la théorie des péchés capitaux, ouvre la porte à tous les autres vices. Extirper le vice capital de paresse par le travail est donc le premier axe des recommandations philanthropiques. Cest pourquoi laumône, si elle part dune bonne intention, est contreproductive car elle précipite les pauvres dans lenfer des paresseux en cultivant leur goût de ne pas travailler. Si don il y a, il ne peut pas être sans retour, et le pauvre doit montrer par des actes observables la volonté de se réformer. Il sagit alors de lui prodiguer des conseils, de laccompagner et de le guider vers le droit chemin. Cest ce que préconise Joseph-Marie de Gérando qui peut être considéré comme le premier de ces philanthropes. Il a le souci de trouver « les remèdes qui peuvent être apportés aux maux qui accablent » le pauvre, et le remède nest pas laumône du riche, mais une « charité active, vigilante, qui apporte plus que des dons, qui apporte des soins, des conseils, des encouragements », écrit-il dès lavertissement du Visiteur du pauvre (Gérando, 1989, p. vi & p. ix-x).

Considéré comme un précurseur de lethnographie, Gérando applique à la population misérable les méthodes de lobservation – ou « visite » – quil a conçues auprès des peuples sauvages11. Indigènes et indigents ont des tares communes quil faut corriger pour leur permettre dévoluer et daccéder aux bienfaits de la civilisation industrielle. Ainsi, la charité active dont il fait la théorie doit apporter les lumières à une population qui ne perçoit pas les avantages « des efforts du travail » et du « commerce des échanges » (Gérando, 1989, p. 2). Puisque le philanthrope vise lamélioration des espèces, il doit observer les comportements quotidiens, la vie domestique, entrer dans les demeures, partager les couverts, participer aux jeux… Cest de cette manière quil se rend compte de lui-même et quil rend compte à ceux qui veulent réellement le bien dautrui, de ce quest la vraie indigence et la fausse indigence. Car les

secours détournés de leur vrai but (…) deviennent un poison. Dabord, ils créent une indigence nouvelle et factice ; lindividu sur qui ils tombent, 205contractant lhabitude de loisiveté, perdant les occasions du travail, éprouvera bientôt une pauvreté réelle quand le secours sera consommé (…). Une fatale émulation se communique, une prime semble offerte à loisiveté (Gérando, 1989, p. 16-17)12.

Seule une enquête sur les lieux de vie des pauvres peut éviter dêtre joué par des comédiennes et des comédiens. Car les hommes ont tendance à se déguiser en infirmes, voire à composer des bandes de gueux qui se répartissent les rôles pour tromper les gens honnêtes. De leur côté, les femmes jouent le rôle de mères élevant seules des enfants en bas âge, mais « lui appartiennent-ils ; ne les a-t-elle pas empruntés, dérobés, peut-être à la mère véritable ? » (Gérando, 1989, p. 19)13.

Selon Gérando, la fausse indigence est due à trois causes : limprévoyance, la paresse et la débauche. La première est la plus excusable des trois. La paresse est la plus difficile à guérir, et la débauche y est associée. La paresse, selon lui, est une maladie dont le siège est « le fond de lâme » :

(elle se) reconnaîtra à des symptômes presque infaillibles, à la mollesse de lattitude et de la démarche, à la saleté des vêtements et de tout ce qui est à lusage du pauvre. Le découragement sannoncera par une tristesse sombre et mélancolique. La paresse naturelle et de tempérament sera quêteuse et tendra la main ; le découragement sera silencieux et réservé (Gérando, 1989, p. 26).

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Gérando reprend ici la paresse originelle, connue sous le nom dacédie, cest pourquoi lhomme est le premier concerné par la tentation de ne rien faire, par le chômage volontaire : « Si le chômage existe, louvrier na-t-il point quitté le travail volontairement, et pour chercher une existence plus commode ? » (id., p. 25). Ce vice capital fait entrer dautres vices, et conduit « le plus ordinairement à la misère », y compris celle de la femme et des enfants : « la paresse ouvre souvent laccès à la débauche, les séductions se multipliant pour celui qui est désœuvré ». Adam, en séloignant de Dieu, oublie Sa parole, et multiplie les occasions de pécher : « il arrachera à son épouse, à ses enfants, le pain qui leur était destiné ». Cest un mal dont il est difficile de guérir, tant il atteint le caractère et détruit toute énergie, physique et morale, tant il ouvre la porte à dautres tentations qui condamnent la famille ouvrière à la misère. La femme peut aussi être atteinte du mal, elle dont le devoir est de veiller à la bonne tenue du foyer. Cest ainsi, écrit Gérando, que « le malheur porte les âmes faibles au découragement : (…) on négligera les moindres soins, même ceux de lordre, de la propreté, dans les vêtements, dans le ménage, dans léducation des enfants » (Gérando, 1989, p. 119-120).

Les malades de la paresse sont à surveiller, ils sont comme des enfants auxquels il faut faire la leçon. Le visiteur du pauvre doit faire une pédagogie par lexemple et traiter la maladie par un « aiguillon vif et perçant » auquel sera associé le « sentiment du devoir » (id., p. 125). Il faut débuter le traitement dès le plus jeune âge, avant même que napparaissent les premiers symptômes : « une bonne éducation physique, dans les classes inférieures, aurait déjà limmense avantage de prévenir beaucoup de maladies, de donner plus de forces et daptitude pour le travail », en réunissant les enfants pauvres âgés de moins de 7 ans, dans des « asiles où ils seraient confiés à des personnes sûres » qui leur feraient des lectures morales et religieuses (id., p. 154). Quant aux hommes adultes valides, ils seraient accueillis dans des « établissements pour le travail » afin de prévenir « les vices et les désordres qui sont le fruit de la fainéantise ». Cette œuvre est dautant plus nécessaire quelle prévient bien des troubles dans le pays car « les régions de lEurope où il se commet le plus de crimes, sont celles où les denrées abondent davantage, où lon vit à meilleur compte, mais où règne loisiveté » (id., p. 317-318). Comme les femmes et les filles ne sont pas destinées à travailler pour lindustrie, elles ne pourront pas bénéficier de ces mesures : 207« lassistance, les conseils et lappui de la bienfaisance privée (leur) seront indispensables » (p. 323).

Quelques années après Gérando, Alexandre Parent-Duchâtelet fait le portrait de la paresseuse en enquêtant dans les cloaques parisiens. Ce médecin hygiéniste qui sest fait connaître pour ses travaux sur les égouts de la capitale, cherche à assainir la ville en expulsant les ordures. Il en prend la mesure, observe leur circulation, et cherche à endiguer la menace que constituent les déchets et leur amoncellement. Se livrant à une série dexpériences sur la circulation des fluides et des excrétions, Paris lui apparaît comme un organisme vivant dont il faut assurer lélimination des déchets mortifères. Selon lui, la prostitution est une fonction nécessaire à léquilibre de lorganisme parisien, à condition dêtre assainie et surveillée médicalement dans les maisons de tolérance. Les bordels sont ainsi envisagés comme des égouts doù « sécoulerait le trop-plein séminal », écrit Alain Corbin dans sa présentation de louvrage de Parent-Duchâtelet consacré à la prostitution parisienne (Parent-Duchâtelet, 1981).

Comme tous les philanthropes, Parent-Duchâtelet observe in situ le milieu à corriger pour améliorer le fonctionnement du corps social. Après avoir suivi les prostituées dans les prisons et les hôpitaux, il conclut que la prostitution est le cloaque le plus immonde de la capitale. Elle peut être définie comme « le passage dune vie honnête à létat dabjection dune classe (…) qui, par des habitudes scandaleuses, hardiment et constamment publiques, déclare abjurer (la) société et les lois communes qui la régissent ». Puisque la fille publique renonce, par son état, à la société, lautorité publique a pour devoir de surveiller et de réprimer les excès de sa classe qui comprend plus de 12 000 femmes14. Lenquête au sein du milieu prostitutionnel conduit Parent-Duchâtelet à déterminer les causes de cette corruption. Elles résident dans un tempérament particulier qui conduit les filles à être déflorées très jeunes :

la paresse peut être mise au premier rang des causes déterminantes de la prostitution ; cest le désir de se procurer des jouissances, sans travailler, qui fait que beaucoup de filles ne restent pas dans les places quelles avaient ou ne cherchent pas à en trouver ; la paresse, la nonchalance et la lâcheté des 208prostituées sont devenues pour ainsi dire proverbiales (Parent-Duchâtelet, 1981, p. 95).

Si Parent-Duchâtelet envisage bien le milieu misérable dans lequel elle est née et a été élevée, la femme connaît, selon lui, des vices particuliers qui la conduisent à la dépravation. En effet, « la vanité et le désir de briller sous des habits somptueux sont, avec la paresse, une des causes les plus actives de la prostitution, particulièrement à Paris ». Cest « lamour de la parure » qui fait définitivement sombrer les filles dans le cloaque immonde de la prostitution, dautant que leurs parents et les mauvais exemples dont elles sont entourées, ne peuvent en rien sauver leur âme. Alors,

est-il surprenant que la vue de leurs camarades déjà lancées dans la prostitution, que la paresse toujours compagne du vice, que le bruit venu à leurs oreilles du plaisir que procure la débauche, parce quelle permet de satisfaire sans travailler à tous les désirs, est-il, dis-je, surprenant quun tel concours de circonstances rende une jeune fille sans force contre la séduction ? (Parent-Duchâtelet, 1981, p. 98).

Comme les ouvriers paresseux chez Gérando, les prostituées sont de « véritables enfants » que la moindre chose distrait. Imprévoyantes, ne sinquiétant pas du lendemain, « elles ont un besoin de mouvement et dagitation qui les empêche de rester en place, et qui rend nécessaire le bruit et le tapage » (id., p. 107). Elles cherchent à jouir du moment, sadonnent à la gourmandise, à la danse et aux jeux, elles ont aussi lhabitude du mensonge et de la colère qui relève dun tempérament immature15. Cest pourquoi Parent-Duchâtelet préconise des prisons « spécialement consacrées à la correction des prostituées ». La première des punitions est de leur imposer le travail ; elles cesseraient ainsi de considérer les prisons comme des lieux dasile « où elles viennent se refaire et se reposer ». Elles travailleraient dans le silence absolu, vêtues grossièrement, avec linterdiction de chanter, et connaîtraient un régime militaire en marchant en cadence pour se rendre dun atelier à lautre. Parent-Duchâtelet envisage même la nature des travaux imposés pendant 209leur détention afin de les guérir de leur paresse, essentiellement des travaux daiguille et la confection du linge.

Quelques années plus tard, deux autres médecins du corps social reprennent les éléments du diagnostic de Parent-Duchâtelet sur la prostitution : Louis René Villermé à propos de la misère ouvrière (Villermé, 1840) et Honoré-Antoine Frégier dans son étude sur la criminalité dans les grandes villes (Frégier, 1840). Ces deux hommes, aux parcours sensiblement identiques et membres des mêmes académies, sont daccord sur lessentiel : lindustrie et les industriels ne sont en rien responsables de la condition ouvrière qui relève de linconduite des classes laborieuses. Frégier précise même quil est préférable de réformer les mœurs plutôt que daugmenter les salaires, la formation de ces derniers ne dépendant que de la seule loi de loffre et de la demande. Quand Villermé explore le milieu ouvrier en entrant dans les domiciles, Frégier enquête sur le milieu criminel qui se recrute pour lessentiel dans la classe ouvrière : un tiers des ouvriers serait susceptible dêtre vicieux pour un dixième des milieux aisés (Frégier, 1840, p. 34-36).

Selon Frégier, les femmes sont minoritaires dans la population vicieuse, et les prostituées composent cette minorité dangereuse. Il présente dabord les femmes comme étant par nature subalternes, coupables dassistance à des malfrats de toute sorte. Les femmes des classes aisées ne sont pas concernées par le vice, sauf les femmes galantes, mais elles non plus ne remplissent quun « rôle secondaire et de complaisance » (id., p. 42). Les femmes ne sont que les complices des vrais coupables, les hommes, car par nature, elles ont « une influence douce, pacifique et moralisante » sur la société (p. 11). Chez Frégier, comme chez Villermé, cest la ville qui est « corruptrice16 ». Le problème de la ville est quelle rassemble une masse laborieuse dont une partie embrasse une carrière criminelle ; la ville est tentatrice et finit par pervertir les êtres faillibles, peu éduqués, qui composent la classe laborieuse : « la classe oisive, errante et vicieuse, foisonne dans les grandes villes et y afflue du dehors attirée par lappât du gain illicite » (Frégier, 1840, p. 7). Cest laffaiblissement des croyances 210religieuses qui livre les pauvres aux mauvaises passions et les pousse au crime. Les hommes ne recherchent plus que les plaisirs, dautant que leur proximité avec les femmes dégrade les mœurs17. Cest alors que

le danger social saccroît et devient de plus en plus pressant, au fur et à mesure que le pauvre détériore sa condition par le vice et, ce qui est pis, par loisiveté. Du moment que le pauvre, livré à de mauvaises passions, cesse de travailler, il se pose comme ennemi de la société, parce quil en méconnaît la loi suprême, qui est le travail (Frégier, 1840, p. 7).

Pour ces deux médecins hygiénistes, les causes du dysfonctionnement de lorganisme social résident dans les mœurs ouvrières. Le diagnostic de Villermé est établi suite au calcul des budgets : tous pourraient épargner « si leur conduite était meilleure » (Villermé, 1840, t. I, p. 47). Quils soient Alsaciens ou Lillois, le problème principal réside dans cette inconduite : elle se traduit dans le goût des plaisirs coûteux, le manque de prévoyance et, surtout, livrognerie. Sils étaient sobres, même avec de modestes salaires, ils feraient des économies qui leur permettraient de traverser les phases de chômage industriel. Et, précise Villermé, « dans la classe ouvrière comme dans les autres, livrognerie est le vice presque exclusif des hommes » (Villermé, 1840, t. II, p. 35). Cest elle qui fait sombrer les familles entières dans la misère, en éloignant toujours davantage lhomme de son devoir, dont le premier est de travailler. Cest livrognerie qui soppose à lépargne et à la bonne éducation des enfants : « elle rend livrogne paresseux, joueur, querelleur, turbulent (…). Cest le plus grand fléau des classes laborieuses » (id., p. 37). Frégier partage le diagnostic de Villermé : louvrier est un être inconstant, tel un enfant, et sil rencontre un camarade sur le chemin du travail, la première idée qui lui vient est daller boire un verre au cabaret pour y parler de la paie, du maître et de la conduite des travaux. Quand, par prudence, louvrier nentre pas au cabaret, cest à latelier quil commence à boire. Comme les contremaîtres ont le même caractère, les ateliers se vident de travail et douvriers, tous au cabaret : « on parle daller se promener le reste de la journée et les plus paresseux dapplaudir » (Frégier, 1840, p. 78).

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Louvrier au cerveau denfant a un penchant naturel pour la paresse, et livrognerie est un vice commun aux ouvriers qui existait bien avant lindustrie (Villermé, 1840, t. I, p. 105). Cest bien pourquoi il ne faut surtout pas augmenter les salaires car les ouvriers se livrent dautant plus à la débauche quils sont mieux payés : « la plupart des mieux rétribués ne travaillent que pendant la dernière moitié de la semaine, et passent la première dans les orgies » (id., p. 228). Gagné par la « fureur de boire », selon lexpression de Frégier, louvrier cesse de travailler, ne sort plus de chez lui car il na même plus de vêtements. Il a tout dépensé au cabaret et sil accumule de largent par son travail, il recommence à le dépenser par « la domination du vice ». Frégier fait alors le portrait dune famille, « dun père et dune mère appesantis tous deux par livresse, et gisants au milieu de la nuit sur le carré de leur chambre » (Frégier, 1840, p. 84). Seule la femme pourrait détourner le mari de ses projets insensés car elle sait prendre soin de sa famille, mais « par la délicatesse même de son organisation, (elle est) plus sujette à faillir que lhomme » (id., p. 89).

En définitive, le vice commun aux classes laborieuses, aux hommes, aux femmes et aux enfants18, est leur paresse. « Partout, écrit Villermé, lhomme condamné au travail gagne son pain à la sueur de son front ; mais partout aussi, la paresse, limprévoyance, la débauche, la corruption produisent inévitablement la misère » (Villermé, 1840, t. II, p. 350). Les vices poussent à la misère, et au crime :

les joueurs, les filles publiques, les amants et souteneurs, les maîtresses de maison de prostitution, les vagabonds, les fraudeurs, les escrocs, les filous et les voleurs, les voleuses et les receleurs. Les vices dominant chez les individus désignés sous ces diverses qualifications sont la paresse, le jeu, lintempérance, la débauche, et en général toutes les passions basses et immorales (…). La fainéantise et lactivité vicieuse, quoique extrêmes par leur nature, se touchent dans leurs effets : elles aboutissent toutes deux au crime (Frégier, 1840, p. 45).

Pour combattre la corruption des mœurs ouvrières, Frégier et Villermé proposent de redresser les âmes et les corps par le travail. Dabord, il faut interdire le chômage du lundi, mauvaise habitude quont prise les ouvriers de déserter les ateliers le lendemain du saint repos, et il faut aussi remplir les temps doisiveté par des activités nobles (Villermé, 2121840, t. II, p. 43-44)19. Le travail est le principal remède contre le vice et les plaisirs de Saint Lundi, précise Frégier, il « peut être employé, à légard de lenfant comme à légard de ladulte, à titre non seulement de moyen dexistence pour lavenir, mais aussi à titre damendement et de régénération » (Frégier, 1840, p. 278). Le travail est la vertu cardinale, de laquelle dérivent les trois autres vertus que sont lépargne, lordre et la modération, surtout utiles aux pauvres. Ces derniers ont des facultés de jugement limitées, et cherchent à sortir de leur triste condition par livresse, alors quils devraient se conformer à leur sort plutôt que de tomber dans le piège démoniaque tendu par le cabaret (id., p. 282-283). De son côté, si son Tableau est connu pour avoir inspiré la première loi sur le travail, qui interdit lemploi des enfants de moins de 8 ans et limite la durée du travail des autres enfants, « il vaut mieux, indique Villermé, sous le rapport moral, employer les enfants dans les manufactures que de les laisser vagabonder sur la voie publique » (Villermé, 1840, t. II, p. 115).

Au travail, les relations entre patrons et ouvriers doivent être réformées selon le principe du patronage : les patrons doivent prendre soin de leurs ouvriers et ces derniers sattacher à leur employeur, des « égards dun côté, du dévouement de lautre », écrit Villermé. Il serait bon que les patrons soccupent réellement de leurs ouvriers plutôt que de les traiter comme de simples machines, en recréant une communauté de travail où la direction serait exemplaire et exercerait une action moralisatrice20. Cest de cette manière quen France, précise Frégier, certains industriels philanthropes traitent leurs ouvriers avec « bienveillance, une affection qui, sans affaiblir les liens de subordination, assure à cette classe (…) tout le bien être que peut comporter une vie de labeur et de peine » (Frégier, 1840, p. 296). Ainsi, en plus du salaire, le chef dindustrie peut également aider la femme dans son travail particulier : elle est « secourue en cas de grossesse ou de maladie, et les enfants sont reçus en apprentissage » (id., p. 297). Le patronage est donc le meilleur système 213demploi car il prévient les mauvaises influences et la corruption des mœurs, il détourne les ouvriers et leur famille des vices propres aux classes laborieuses, en employant les femmes douvrier dans les ateliers et en instaurant un régime de retraite. Le patronage permet également de lutter contre lassociation des ouvriers visant à augmenter les salaires ou à réduire la durée du travail. Car cest le vice de paresse qui constitue les unions ouvrières ; cest parce quils fuient le travail que les ouvriers sassemblent pour établir un rapport de force contre leur patron : « les ouvriers médiocres et paresseux forment la majorité de ces coalitions », écrit Frégier (p. 318). La cupidité ne doit pas régner dans lentreprise, cest bien plutôt la « bienveillance » et la « bienfaisance » qui doivent réunir patrons et ouvriers dans une même association, afin de redonner le goût du travail et déloigner la paresse.

Enfin, la famille étant la meilleure école du travail par lexemple et linstruction, il faut encourager le mariage des ouvriers. Villermé rend ici hommage

aux bonnes qualités des femmes douvrier. On croit trop généralement quelles sont causes de dépenses et de consommations pour leurs maris. Loin quil en soit ainsi, elles se montrent généralement sobres, très laborieuses, très économes, lors même quelles avaient les défauts contraires avant de se marier. En entrant en ménage, elles deviennent communément rangées, et le nombre des hommes qui, sans elles, sabrutiraient dans livrognerie et la débauche, est très considérable (Villermé, 1840, t. II, p. 65).

Cest encore une fois la femme qui est capable de remettre louvrier dans le droit chemin, de le rappeler à ses devoirs de père et de mari, de lui éviter les leurres du cabaret et les orgies de Saint Lundi.

III. LE DROIT À LA PARESSE :
OU COMMENT REMETTRE LE MONDE À LENDROIT

Paul Lafargue et son œuvre ont une place singulière dans lhistoire du socialisme. Gendre de Marx, Lafargue sera lintroducteur et le vulgarisateur du marxisme en France. Fondateur du Parti Ouvrier Français aux côtés de Jules Guesde, il en sera le principal théoricien, auteur de 214nombreux ouvrages dont le célèbre Droit à la paresse, écrit en feuilleton en 1880, et retravaillé en prison pour une édition complète en 1883.

Ce pamphlet signale les particularités de Lafargue au sein du mouvement socialiste. Son esprit libertaire, hérité dun proudhonisme originel, agaçait Marx et Engels, mais ces derniers reconnaissaient lénergie et le talent du gendre. En effet, alors que Lafargue ne lit pas lallemand et na aucune formation philosophique, il se fait fort, avec laide de Laura, son épouse, de diffuser la pensée de Marx et Engels auprès de militants qui connaissent surtout Proudhon et Fourier… Et puis, contrairement à Lafargue, les socialistes français ne défendent guère la cause des femmes. À la suite de Proudhon, ils envisagent la femme comme un être inférieur à lhomme, sur tous les plans, physique, intellectuel et moral21. Sa place est au foyer, dautant quelle est accusée de faire baisser les salaires en cherchant à se faire employer, elle, dont les qualités sont inférieures. Pour Lafargue, la femme nest pas coupable ; le vrai coupable, cest le capital. Cest lindustrie capitaliste qui met en concurrence les salariés entre eux, y compris le mari, la femme et les enfants dune même famille ; cest le travail capitaliste qui condamne la plus grande partie de lhumanité à la misère et qui la mène à sa perte. Cest ainsi que dans tous ses écrits, même dans ses pamphlets, Lafargue avance le résultat denquêtes et détudes scientifiques pour révéler les manipulations dont les pauvres sont lobjet, quelles viennent de lÉglise, du patronat ou de la bourgeoisie. Dans la société communiste dont rêve Lafargue, lémancipation concernera tous les hommes et toutes les femmes, et ces dernières doublement, car la société capitaliste les condamne à lasservissement au mari et au patron.

Pour Paul Lafargue, le pays de Cocagne nest pas un leurre, il adviendra dans une société sans capital ni propriété privée. En attendant, cest le monde du travail qui provoque les plus grands malheurs, cest un piège infernal dans lequel est tombée lhumanité, surtout le 215prolétariat. Le Droit à la paresse vise à secouer le prolétariat français qui réclama, au lendemain de la révolution de 1848, le droit au travail, après la fermeture des ateliers nationaux qui fournissaient du travail aux chômeurs parisiens22. « Honte au prolétariat français ! », lance Lafargue, pour sêtre laissé pervertir par la morale bourgeoise, dont les philanthropes sont les représentants auxquels il livre ses attaques les plus virulentes23. En effet, pour Lafargue, loin de venir en aide aux plus misérables, les philanthropes exploitent la misère en endormant les pauvres. Quils soient catholiques ou protestants, quils exercent dans le Nord ou en Alsace, quils sappellent Scrive ou Dollfus, leurs bonnes actions sont des leurres destinés à tromper les familles ouvrières. Sous couvert de mots qui falsifient la réalité – une novlangue de la charité faite de « justice », « bonté », « fraternité » – et de pratiques quils qualifient de « bienveillantes », les philanthropes cherchent à contrôler la population laborieuse, masse potentiellement dangereuse. Ce que veut le bourgeois, dit Lafargue, cest que le pauvre accepte son sort, quil se soumette à lautorité du patron et du curé. Et pour tromper les pauvres, il porte le « masque doucereux et cafard que doit porter la religion de la bourgeoisie exploitatrice et philanthropique » (Lafargue, 1909, p. 288).

La morale chrétienne a fait du travail loccupation humaine la plus chère, et Lafargue déplore que les ouvriers soient prêts à accepter des salaires indécents et des conditions inhumaines pour travailler plutôt que dêtre sans emploi. La philanthropie et sa charité sappuient sur la morale du travail afin que les ouvriers aiment leur patron, quils reconnaissent sa générosité quand il offre de précieux emplois. Pour nourrir cette illusion, les philanthropes sont même capables dinvestir dans léducation des enfants douvriers, leur traçant ainsi un chemin fait dobéissance et de résignation :

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Les Dollfus, les Scherer-Kestner et les autres patrons de lAlsace, les plus intelligents, les plus philanthropes et par conséquent les plus exploiteurs de la France davant la guerre, avaient fondé de leurs deniers, à Mulhouse, des écoles de dessin, de chimie, de physique, où les enfants les plus éveillés de leurs ouvriers étaient gratuitement instruits, afin quils eussent toujours sous la main et à bon compte les capacités intellectuelles que réclamait le fonctionnement de leurs industries (Lafargue, 1900, p. 12-13).

Selon Lafargue, « lamour du travail » est une folie propre aux nations capitalistes. Le travail a été « sacro-sanctifié » par les prêtres, les économistes et les moralistes, qui ont « voulu réhabiliter ce que Dieu avait maudit » (Lafargue, 1883, p. 7). Ici, le pamphlétaire fait mouche en révélant la fabrication du travail par lÉglise qui sest efforcée de valoriser une punition divine. Dans les sermons et les prédications de la fin du Moyen Âge, le travail devient sacré : travailler, cest racheter la faute, cest acquérir la dignité et espérer le salut de lâme. Pour les sermonneurs, Adam nétait pas un paresseux au temps du paradis perdu, mais un travailleur de la terre dEden. Le travail ne peut donc pas être une punition divine puisque Dieu lapprouvait avant la Chute. Dailleurs, si lArchitecte sest reposé le septième jour, il ne cesse depuis de diriger lunivers, et ce dernier travaille constamment, avec un soleil qui court sans repos au-dessus dune Terre où les créatures sagitent en permanence. Cest également dans ce bas Moyen Âge que lÉglise en termine avec le portrait dun Jésus contemplatif, ne travaillant pas de ses mains. Jésus naura cessé pendant sa courte « carrière », dit le prêtre, dœuvrer pour le salut de lhumanité. Lafargue rappelle pourtant, au début du Droit à la paresse, la parabole des lys, extraite du Discours sur la montagne où Jésus rassure son auditoire : « Contemplez la croissance des lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute sa gloire, na pas été plus brillamment vêtu » (Lafargue, 1883, p. 10).

Au xiiie siècle, la formule du Frère prêcheur Guillaume Peyraut connaît un succès populaire : « loisiveté est la mère de tous les vices, la marâtre des vertus et loccasion des tentations ». Cest alors que la paresse accède définitivement au statut de péché capital comme forme laïque de lacédie. Elle condamne celui qui la goûte car elle ouvre la porte à tous les autres péchés, y compris capitaux, comme la gourmandise et la luxure. Elle détrône même lorgueil, présenté jusque-là comme le 217commandant des armées peccamineuses, car elle gaspille lun des biens les plus précieux que Dieu a donné aux humains, le temps. Lafargue a bien compris que le temps chrétien et bourgeois doit être employé à travailler, et ne doit pas être perdu en vaines occupations, comme les jeux et les fêtes, y compris pour les femmes :

où sont ces commères dont parlent nos fabliaux et nos vieux contes, hardies au propos, franches de la gueule, amantes de la dive bouteille ? Où sont ces luronnes, toujours trottant, toujours cuisinant, toujours chantant, toujours semant la vie en engendrant la joie, enfantant sans douleurs des petits sains et vigoureux ? (Lafargue, 1883, p. 14).

Dans la société capitaliste, les pauvres ont perdu le sens de la fête et la joie de vivre. Cest pourquoi le but ultime que fixe Lafargue à la révolution est « de travailler le moins possible et de jouir intellectuellement et physiquement le plus possible » (cité par Rouanet, 2007, p. 299). Le mensonge bourgeois fait de la paresse un crime pour pouvoir exploiter davantage les pauvres. La société capitaliste trompe les ouvriers en sacralisant le travail et en rendant la vie ouvrière dépendante du travail. Dans la société communiste rêvée par Lafargue, la machine sera émancipatrice : employée au service des humains et non du capital, elle rendra le travail beaucoup moins pénible et le simplifiera de telle sorte que les hommes et les femmes pourront changer facilement de métier. Et surtout, la machine réduira le temps de travail nécessaire pour subvenir à lensemble des besoins humains à deux ou trois heures par jour.

À rebours des philanthropes, pour Lafargue, ce nest pas la paresse qui appauvrit et corrompt lhumanité, mais bien le travail, ce quont également compris les Espagnols chez lesquels le mendiant traite dégal à égal avec le noble, ainsi que les philosophes de lAntiquité qui méprisaient le travail24. Cest le travail dans les fabriques qui est « la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique », voyez donc ces « servants de machines », dénonce Lafargue (Lafargue, 1883, p. 8). Plus loin :

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Nous avons aujourdhui les filles et les femmes de fabrique, chétives fleurs aux pâles couleurs, au sang sans rutilance, à lestomac délabré, aux membres alanguis !… Elles nont jamais connu le plaisir robuste et ne sauraient raconter gaillardement comment lon cassa leur coquille ! – Et tes enfants ? Douze heures de travail aux enfants. Ô misère ! (Lafargue, 1883, p. 14).

Alors que pour les moralistes et les philanthropes, le travail rend digne et redresse les corps, pour Lafargue, ce sont ceux qui travaillent leur terre ou leur commerce qui « jamais ne se redressent pour regarder à loisir la nature ». Cest grâce à la paresse que les humains peuvent réellement lever les yeux au ciel en ne restant pas courbés sur leurs machines. Cest au contraire le travail qui corrompt lhumanité en avilissant les corps, et le prolétariat « sest laissé pervertir par le dogme du travail (…). Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail » (id., p. 11).

Lafargue soppose aux philanthropes qui, dans le droit fil des encyclopédistes, défendent lindustrie et le travail comme fondements de la richesse des humains et des nations. Selon eux, lindustrie na aucun rapport avec la misère puisque cette dernière na quune seule origine, linconduite des femmes et des hommes qui composent la classe laborieuse, classe potentiellement dangereuse car facilement corruptible par les vices. Cest pourquoi il faut extirper dès le plus jeune âge les tentations de paresse en éduquant au travail la population laborieuse. « Douze heures de travail par jour, voilà lidéal des philanthropes et des moralistes », dit Lafargue, et ce programme a été réalisé dès le xviiie siècle :

Les ateliers modernes sont devenus des maisons idéales de correction où lon incarcère les masses ouvrières, où lon condamne aux travaux forcés pendant 12 et 14 heures, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants ! (Lafargue, 1883, p. 13).

Quils soient anglais ou français, les philanthropes encouragent le travail des enfants, aussi bien dans les workhouses que dans les asiles et refuges inspirés des pratiques doutre-Manche. Cest ainsi que la loi du 22 mars 1841 votée après les travaux de Villermé, ninterdit que le travail des enfants de moins de 8 ans, dans les seules fabriques de plus de 20 ouvriers.

Lafargue cite un manufacturier du nom de Scrive, sans aucun doute lun des frères Scrive, industriels du Nord connus pour leurs œuvres philanthropiques, comme la cité ouvrière de Marcq-en-Barœul. Dans 219un congrès de bienfaisance, il déclare en 1857 avoir appris aux enfants à chanter pendant leurs 12 heures de travail. Ces « bourreaux de lenfance » que sont les philanthropes ont pourtant, comme le « Dr. Villermé », peint à leur manière « le brillant tableau des jouissances prolétariennes ». Et Lafargue reprend un passage où Villermé expose la condition des femmes et des enfants qui ont des journées de travail de 15 heures, avec des déplacements longs et éprouvants entre le foyer et la fabrique, et un autre passage où il décrit les logements, les conditions de vie, la mortalité infantile qui en dérive, et qui font du travail des enfants, selon les propres mots de Villermé, un « supplice », une « torture ».

Cependant, pour Lafargue, si latelier capitaliste « a arraché les ouvriers de leurs foyers pour mieux les tordre et pour mieux exprimer le travail quils contenaient », les ouvriers sont responsables du sort réservé à leurs familles. En effet, ce sont les hommes qui, les premiers, sont tombés dans le piège du travail tendu par les démons capitalistes. Ce sont eux qui se révèlent encore les plus crédules devant la ruse bourgeoise et sont les plus fervents croyants dans la religion du travail. Ce sont « les fils des héros de la Terreur » qui ont entraîné dans leur déchéance les femmes et les enfants :

Ce travail, quen juin 1848 les ouvriers réclamaient les armes à la main, ils lont imposé à leurs familles ; ils ont livré, aux barons de lindustrie, leurs femmes et leurs enfants. De leurs propres mains, ils ont démoli leur foyer domestique ; de leurs propres mains, ils ont tari le lait de leurs femmes ; les malheureuses, enceintes et allaitant leurs bébés, ont dû aller dans les mines et les manufactures tendre léchine et épuiser leurs nerfs ; de leurs propres mains, ils ont brisé la vie et la vigueur de leurs enfants (Lafargue, 1883, p. 14).

Pour Lafargue, la femme est plus encore victime du système capitaliste que lhomme. En effet, le capitaliste, en développant la production et en la mécanisant, a extrait la femme du foyer ouvrier, non pour lémanciper de son mari, mais pour lexploiter davantage que lhomme. Bien moins payée et devant travailler après le travail en fabrique, « lintolérable condition de la femme est un danger pour la reproduction de lespèce », affirme Lafargue dans La Question de la Femme (Lafargue, 1904, p. 22).

Dans Le Droit à la paresse, la femme nest pas un être naturellement faible, cest lhomme qui a été tenté par latelier capitaliste, et comme son travail ne suffisait pas à nourrir sa famille, alors il a provoqué le malheur de sa femme et de ses enfants qui ont été, à leur tour, corrompus par le 220travail industriel. Désormais, « livrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent la société tout entière dans ces crises industrielles de surproduction qui convulsent lorganisme social » (Lafargue, 1883, p. 21). Cest le surtravail, et non la paresse, qui alimente la surproduction, doù vient le chômage, selon un cycle infernal quentretiennent les prolétaires. Réclamant du travail en temps de crise, ils voient leurs salaires divisés par deux, et doivent donc travailler davantage encore. Pour continuer à fournir du travail, les fabricants sont condamnés à leur tour à écouler leurs marchandises en recherchant de nouveaux débouchés. En colonisant de nouvelles terres, ils « vont alors chez les nations heureuses qui lézardent au soleil, ériger des fabriques et importer la malédiction du travail » (id., p. 24). La « filière inversée », qui sera théorisée par Galbraith dans les années 1960, sexplique par la folie du travail, car le grand problème de la production capitaliste est de « découvrir des consommateurs, dexciter leurs appétits et de leur en créer de factices » (id., p. 35). Cest cette même folie du travail qui détermine lobsolescence programmée des draps et des fibres car « tous nos produits sont adultérés pour en faciliter lécoulement et en abréger lexistence », ce que Lafargue appelle « lâge de la falsification ». Tout ceci est destiné à « fournir du travail aux ouvriers qui ne peuvent se résigner à vivre les bras croisés » (id., p. 37).

Les misères cesseront quand le prolétariat éloignera les tentations du travail et proclamera les droits à la paresse : « quil se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit » (id., p. 25). Dans la société capitaliste, le prolétariat ne peut pas compter sur la machine qui, au lieu de réduire les efforts de louvrière et de louvrier et dallonger leur repos, a créé une concurrence « absurde et meurtrière » entre les humains. Comme il faut être toujours plus productif, les jours fériés disparaissent, et la classe laborieuse est contrainte de travailler toujours plus pour gagner toujours moins. Condamner les ouvriers au surtravail et à la surproduction, condamne les bourgeois « à la paresse et à la jouissance forcée, à limproductivité et à la surconsommation » (id., p. 30). Chez Lafargue, ce sont les bourgeois qui se livrent à la débauche afin de « donner un but au labeur des ouvriers ». Dans la société capitaliste, la paresse est le reflet du conflit des classes ; elle est réservée à la bourgeoisie qui est contrainte de trop consommer en toute chose, afin de fabriquer des emplois douvriers et de domestiques. Ainsi, ce sont souvent les « femmes du monde » 221qui changent continuellement de toilette pour donner du travail aux couturières. Et ces femmes philanthropes « tournaient dans les bals de charité afin de ramasser quelques sous pour le pauvre monde ». Mais pas nimporte quel pauvre monde, celui des enfants et des orphelins, celui des femmes ouvrières qui peuvent remettre leur mari dans le droit chemin.

En deux siècles, dit Lafargue, la bourgeoisie a perdu ses goûts modestes et ses habitudes laborieuses pour se « livrer au luxe effréné, aux indigestions truffées et aux débauches syphilitiques » (id., p. 31). Et comme la famille bourgeoise idéale suppose une femme domestiquée25, et un mari jouant au chef, Lafargue, avant de terminer son ouvrage par son adresse à la Paresse, « mère des arts et des nobles vertus », envisage comment une

France capitaliste, énorme femelle, velue de la face et chauve du crâne, avachie, aux chairs flasques, bouffies, blafardes, aux yeux éteints, ensommeillée et bâillant, sallonge sur un canapé de velours ; à ses pieds, le Capitalisme industriel, gigantesque organisme de fer, à masque simiesque, dévore mécaniquement des hommes, des femmes, des enfants, dont les cris lugubres et déchirants emplissent lair (Lafargue, 1883, p. 47).

Alors que la pauvresse est généralement représentée mal fagotée, avachie sur un siège, son foyer en désordre, le regard perdu dans le vide, ne sachant quoi faire car nayant envie de rien, la bourgeoise, avec ses domestiques, montre aux yeux de tous, sa capacité à ne pas travailler. Pour elle, il nest pas question dune paresse grossière, mais dune douce oisiveté, dune paresse aimable parfois en compagnie dun animal domestique, allongée sur le ventre ou le côté, dans des draps soyeux. Cest peut-être une courtisane qui a réussi et, pour Lafargue, la prostitution nest pas assimilée à la paresse. Au contraire, cest un travail honorable qui permet de se libérer de lesclavage conjugal et du bagne capitaliste. Ainsi, nhésite-t-il pas à conclure Le Sermon de la Courtisane par cette adresse aux femmes : « Si vous avez trop de fierté dans lâme pour accepter sans révolte le travail dégradant de louvrière et la vie abêtissante de la ménagère, prostituez-vous » (Lafargue, 1887, p. 41). Mais Lafargue sait bien que ces « reines des fêtes » sont rares et que les femmes connaissent une « intolérable condition ». Et puisque 222louvrier a condamné la femme et les enfants à le suivre dans les ateliers capitalistes, où ils ont vu « leur corps et leur intelligence se corrompre », Lafargue a davantage de considération pour la condition féminine, lui qui regrettait les sociétés matriarcales (Lafargue, 1886). Ainsi, dans lesprit de Lafargue, la femme est bien plus forte que lhomme, en intelligence du moins. Ne serait-ce pas sur elle quil faudrait plutôt compter pour réclamer le droit à la paresse, car « comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile ? » (Lafargue, 1883, p. 49).

CONCLUSION

La paresse, quelle soit envisagée comme un péché capital ou comme un vice social, a ceci de particulier quelle se cache. Cest ainsi quelle est associée, dès le Moyen Âge, à lescargot qui se recroqueville dans sa coquille ou aux animaux que les humains ne voient pas la journée. Les vagabonds qui volent le bien des honnêtes gens, les noceurs qui ont du mal à se lever le matin, sont des parasites pour la société, eux qui cherchent à ne pas travailler. Pire, la paresse peut porter des masques afin de tromper lautre et provoquer son geste bienfaisant. La charité doit donc être bien ordonnée et répondre à une utilité sociale, ce que les philanthropes sefforceront de réaliser après avoir enquêté sur la population laborieuse, la plus susceptible de commettre des délits et des crimes ou, plus communément, soupçonnée de ne pas remplir ses devoirs. Que fait la femme dans son foyer ? Que fait lhomme pour chercher à semployer ? Telles sont les questions que doivent se poser celles et ceux qui sont guidés par lamour du prochain. Refusant de poser la question centrale de lorganisation industrielle et rejetant lintervention de lÉtat, la philanthropie cherche à réformer la conduite des hommes, des femmes et des enfants. Redresser les corps et les esprits, les doter de force et de raison pour les rendre employables, suppose alors dextirper le vice de paresse chez les « gens de peu ». Épargne, sobriété et travail pour celles et ceux qui ont le souci de bien faire. Enfermement, rééducation et redressement pour les autres, les plus éloignés de la vertu.

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Lafargue est lun de ceux qui, à la fin du xixe siècle, sinsurgent contre la physique sociale qui réclame toujours plus deffort productif, toujours plus de corps et dâmes à pervertir au nom de lefficacité industrielle. Cest entre 1870 et 1930 que sont édités le plus grand nombre déloges de la paresse cherchant à subvertir lordre économique établi et, après la révolution russe, la domination ne sera plus liée au seul capitalisme, mais aux fondements mêmes du travail. Ainsi, pour Bertrand Russell, le capitalisme nest quune forme dexploitation, car le dogme du travail est né avant lindustrie quand les guerriers, les prêtres et les seigneurs ont fait travailler les autres pour leur propre confort (Russell, 2002). Après la révolution, lattitude des maîtres communistes na pas changé en la matière, et Russell ne croit guère quils réduiront le temps du travail tant « le travailleur manuel est placé sur un piédestal ». Quant à notre siècle, la parution de nouveaux éloges de la paresse indique le malaise du travail (Maier, 2004 ; Grozdanovitch, 2009 ; Vaneigem, 2009). Celui de Raoul Vaneigem rappelle le temps où la femme était le « repos du guerrier », et comment la paresse a connu les mêmes mauvais traitements que la femme. Faire de la femme le repos du guerrier, cest lidentifier à la paresse. Or, le droit à la paresse nest pas le droit de ne rien faire, mais comme lécrivait Robert Louis Stevenson, le droit de « faire beaucoup de choses qui échappent au dogme de la classe dominante », classe composée dhommes pour lessentiel.

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1 La paresse entre dans le Septénaire des péchés capitaux à la fin du Moyen Âge. Depuis le ive siècle, la liste des péchés et des sentences est destinée aux moines, et les moines ne sont pas tentés par la paresse mais par lacédie, définie comme une tristesse de lâme qui lempêche daller vers Dieu. Ce mot aux origines grecques (akêdéia) est mal compris des laïcs. Cest après la Somme Théologique (1266-1273) de Thomas dAquin que lÉglise inscrit la paresse au Septénaire, considérant lacédie du corps (ou paresse) comme la manifestation de lacédie de lâme (ou tristesse). Lacédie nest plus alors réservée aux seuls moines, et devient sous le nom de paresse un danger pour tout fidèle (Casagrande & Vecchio, 2003).

2 La paresse étant un péché qui ne se montre pas, de même que la femme en son foyer, certains lenvisagent comme un péché féminin, tel le prédicateur Bernardin de Sienne : « Tant que tu maintiendras ton épouse en haleine, elle ne restera pas à la fenêtre et il ne lui passera pas par la tête, tantôt une chose, tantôt une autre ». Cest donc au mari doccuper son épouse, car les femmes sont naturellement paresseuses (Delumeau, 1983, p. 258).

3 Les vagabonds sont accusés de constituer des bandes de gueux et de gueuses, des faux mendiants qui errent aux marges de la société et vivent parfois dans une Cour des Miracles. Ils sont présentés comme formant des compagnies, à limage des corps de métier, qui se transmettent les secrets de fabrication de leurs ruses et de leurs faussetés (Chartier, 1982).

4 Citoyen, et non citoyenne, car comme lécrit Diderot dans larticle quil lui consacre dans lEncyclopédie, « on naccorde ce titre aux femmes, aux jeunes enfants, aux serviteurs, que comme des membres de la famille dun citoyen proprement dit, mais ils ne sont pas vraiment citoyens » (Diderot, 1998, vol. 3, p. 488). Dailleurs, louvrière est la grande absente des articles de lEncyclopédie traitant des arts et de lindustrie, et elle nest présente dans les planches que dans les seules tâches subalternes et peu qualifiées.

5 Lire lanalyse dYves Vargas (Vargas, 2005).

6 Selon Rousseau, la société du travail est née quand les hommes ont fabriqué des machines pour soulager leurs efforts, car il faut bien des hommes pour fabriquer et conduire les machines. Cest donc la faculté même des humains à se perfectionner qui va engendrer leurs plus grands maux alors que « nous les aurions presque tous évités en conservant la manière de vivre simple, uniforme, et solitaire qui nous était prescrite par la nature » (Rousseau, 1971, p. 179).

7 Car cest en changeant fréquemment douvrage que louvrier devient « presque toujours paresseux et incapable dun travail sérieux et appliqué, même dans les occasions où il est le plus pressé douvrage » (Smith, 1976, p. 44).

8 Selon Michel Foucault, la discipline du travail a hérité de la discipline monastique (Foucault, 1975, p. 151). Et, pour David Landes, le souci de ponctualité de lÉglise romaine explique en partie linvention de lhorloge dont les premières scansions ont marqué les temps de travail, de prière et de repos dans les monastères (Landes, 1987, p. 109-112).

9 Selon Edward Thompson, les communautés paysannes sont orientées par la tâche car elles font leur travail sans prendre la mesure du temps. Cest la révolution industrielle qui impose un travail mesuré par le temps et une discipline pour mieux le rentabiliser, notamment en luttant contre la paresse des ouvriers que condamnent les moralistes et les mercantilistes (Thompson, 2004). En effet, pour les économistes dalors, la paresse est un obstacle au développement, mais un autre péché, lenvie, peut donner goût au travail (Clément, 2006).

10 Cest ainsi que Villermé, Frégier et Parent-Duchâtelet, très présents dans cette partie, appartiennent à lAcadémie de Médecine. Hygiénistes, ils envisagent la ville comme le lieu daccumulation des déchets, y compris humains et sociaux, quil sagit de rendre invisibles, voire déliminer.

11 Gérando est lauteur des Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans lobservation des peuples sauvages (1800) écrites après ses expéditions scientifiques dans les terres australes.

12 Dans son avertissement au Visiteur, Gérando revient sur le « scepticisme systématique » quont jeté les écrits de Malthus sur laide aux indigents. Si Gérando considère que le principe de population est une théorie « erronée et funeste », il reprend à son compte le raisonnement malthusien concernant la « charité volontaire et active, qui connaît en détail ceux dont elle soulage les peines ; qui sent par quels étroits liens sont unis le riche et le pauvre, et shonore de cette alliance ; qui visite linfortuné dans sa maison et ne sinforme pas uniquement de ses besoins, mais de ses habitudes et de ses dispositions morales. Une telle charité impose silence au mendiant effronté, qui na pour recommandation que les haillons dont il affecte de se couvrir ; elle encourage au contraire, soutient, console, assiste avec libéralité celui qui souffre en silence des maux non mérités » (Malthus, 1889, p. 123).

13 Le chapitre xvii du Visiteur est tout entier consacré au « faux mendiant ». Ici aussi, linspiration malthusienne est évidente : si notre « bienveillance ne distingue rien, si le degré de malheur apparent est la seule mesure de notre libéralité, il est clair quelle ne sexercera presque que sur les mendiants de profession, tandis que le mérite modeste et malheureux, luttant contre dinévitables difficultés, mais aimant, jusque dans la misère, la propreté et sattachant à conserver des formes décentes, sera négligé. Nous secourrons ceux qui seront les moins dignes de secours. Nous encouragerons la fainéantise et nous laisserons périr lhomme actif et laborieux. En un mot, nous irons directement contre les vues de la nature et nous diminuerons la somme du bonheur » (Malthus, 1889, p. 118).

14 Leurs pères étant ouvriers, Parent-Duchâtelet regrette que les ateliers soient des « foyers de corruption dont on peut déplorer les pernicieux effets, tout en admirant les produits quils fournissent » (Parent-Duchâtelet, 1981, p. 86).

15 Certaines prostituées font cependant lobjet dun jugement bienveillant de la part du philanthrope : les femmes qui manquent de travail, les mères de famille obligées de se prostituer pour nourrir leurs enfants, et les jeunes filles qui ont de trop maigres salaires (Parent-Duchâtelet, 1981, p. 100).

16 Selon Villermé, les mœurs sont plus « pures » à la campagne, et certaines villes, comme Reims, sont « infectées de prostitution » (Villermé, 1840, t. I, p. 227). Selon cette même tradition, Le Play explique cette décadence par la perte de la religion qui fait perdre la culture du foyer domestique. Cest parce quelles ont oublié le Décalogue que « les familles de toute classe (…), lorsquelles ne songent plus quà la vie présente, préfèrent la vie sensuelle des villes à la vie plus sévère des campagnes » (Le Play, 1870, p. 198).

17 Y compris dans les ateliers (Villermé, t. I., p. 32). Cette idée sera reprise par Le Play pour qui la femme doit être dispensée des travaux de latelier : elle doit rester au foyer pour la préserver des vices. Cest de cette manière que les maris et les frères peuvent retrouver un bien-être en rentrant au domicile après le travail (Le Play, 1870, p. 161-164).

18 Lenfant a un naturel « indolent et paresseux, son caractère résiste au travail avec une opiniâtreté instinctive » (Frégier, 1840, p. 195).

19 Il faut occuper les ouvriers même le dimanche, par « des divertissements utiles à leur santé et par des études attrayantes dirigées de manière à les perfectionner dans leurs métiers, à leur donner, avec des idées dordre, déconomie, et avec le sentiment religieux, linstruction morale et intellectuelle » (Villermé, 1840, t. II, p. 68).

20 « quà labandon complet dans lequel la plupart laissent louvrier, à la pensée exclusive dexploiter sa position, succédât de leur part une pensée plus généreuse, plus humaine, un patronage qui leur serait au moins aussi profitable que leur égoïsme. Cest ce patronage bien compris, bien exercé, qui peut le plus efficacement contribuer à lamélioration du sort et de la morale des ouvriers », conclut Villermé (Villermé, 1840, t. II, p. 372).

21 Lire, dans ce numéro de la RHPE, larticle de Marlyse Pouchol consacré à la famille selon Proudhon. Paul Lafargue combat tous ceux qui affirment linfériorité de la femme, y compris chez les socialistes (Rouanet, 2007, p. 240-242). En sappuyant sur des travaux démographiques et anthropologiques, il affirme, au contraire, la supériorité de la femme : « sa vitalité plus grande lui permet de tenir son rôle de reproductrice et son intelligence supérieure de penser à long terme. Cest bien pourquoi la femme a souvent été déifiée et que Jupiter avala Métis pour assimiler sa ruse et sa sagesse… Cest par la force brutale que lhomme a finalement dompté la femme et cet asservissement est contraire au progrès humain : il le ralentit dès lors que les femmes sont privées par les hommes des moyens de leur développement » (Lafargue, 1904, p. 10-19).

22 Doù vient le sous-titre du pamphlet de Lafargue, souvent oublié, y compris des éditeurs contemporains : Réfutation du « Droit au travail » de 1848.

23 Quand Lafargue écrit son pamphlet, la philanthropie issue des Lumières décline. Elle a connu son apogée dans la première moitié du xixe siècle, et les auteurs présentés plus haut en sont des figures exemplaires. Dans la deuxième moitié du siècle, leur science de lindigence est progressivement remplacée par une science de la société destinée à produire des réformes sociales. Lune de ces figures de réformateur est Frédéric Le Play dont Lafargue « doit reconnaître le talent dobservation, alors même que lon rejette ses conclusions sociologiques, entachées de prudhommisme philanthropique et chrétien » (Lafargue, 1883, p. 9).

24 « lartiste se réjouit en admirant le hardi Andalou, brun comme des castagnes, droit et flexible comme une tige dacier ; et le cœur de lhomme tressaille en entendant le mendiant, superbement drapé dans sa capa trouée, traiter damigo des ducs dOssuna. Pour lEspagnol, chez qui lanimal primitif nest pas atrophié, le travail est le pire des esclavages. Les Grecs de la grande époque navaient, eux aussi, que du mépris pour le travail : aux esclaves seuls il était permis de travailler, lhomme libre ne connaissait que les exercices corporels et les jeux de lintelligence » (Lafargue, 1883, p. 10).

25 Lafargue débute La Question de la Femme par la manière dont le bourgeois envisage la femme et qui se traduit par ce quil appelle la « domestication de la femme » : la femme « doit rester à la maison et consacrer son activité à surveiller et diriger le ménage, à soigner le mari, à fabriquer et nourrir les enfants » (Lafargue, 1904, p. 3).