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Classiques Garnier

Introduction Le statut des femmes et les théories économiques du xixe siècle

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Introduction

Le statut des femmes
et les théories économiques du xixe siècle

Marlyse Pouchol

Université de Reims Champagne-Ardenne

Clersé UMR 8019, Université de Lille

Le Symposium Famille et genre dans la pensée économique1 a pour objectif de réfléchir sur le lien à établir entre la prise de position dun théoricien à propos du statut des femmes et sa conception de léconomie. Il réunit des textes2 consacrés à des auteurs qui ont essentiellement vécu au xixe siècle. Ces auteurs sollicitent deux grands courants de pensée, le libéralisme économique dun côté, et lanticapitalisme de lautre. Certains considèrent quil est nécessaire de lutter contre le statut dinfériorité que la société réserve aux femmes qui nont pas le droit 102de vote et pas la possibilité daccéder aux emplois de leur choix, tandis que dautres estiment que le statu quo est indispensable pour quil y ait progrès de la société, de lespèce ou de lesprit humain, cest selon. Ceux là peuvent arguer du fait que le xixe siècle étant plus prospère que les siècles précédents, le maintien du statut dinfériorité des femmes savère indispensable, et que céder aux revendications féministes constituerait immanquablement un arrêt de ce processus bénéfique. Mais évidemment tout dépend de la théorie du progrès ainsi que de lépoque à laquelle il serait censé avoir commencé.

I. LE LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE
ET LE DROIT DES FEMMES

Ceux qui le conçoivent comme un processus de libération des individus du carcan des communautés tribales, ou bien encore des réglementations contraignantes des corporations professionnelles pourront présenter lélimination des restrictions à la liberté des femmes comme la dernière étape à franchir pour que le mouvement dindividualisation, explicatif du progrès, se poursuive.

Il faut relever que laccession des femmes aux mêmes droits que les hommes est alors défendue au nom de lefficacité économique et non par principe comme cela se présente en matière politique, un principe qui sénonce et prend la forme dune déclaration solennelle : « les hommes naissent libres et égaux en droit », laquelle relève dune décision collective prise sans considérations de son utilité ou de ses conséquences, une décision de passer outre les différences de compétence, de force ou dintelligence, qui correspond à un acte fondateur dun nouveau genre de société tel que la Révolution française la initié. La déclaration contient deux éléments imbriqués qui donnent son sens à la politique ; lun consiste à reconnaître que la réalité est nécessairement plurielle puisque les points de vue et la place occupée par chacun sont très variés, lautre consiste à admettre quil est impossible dappréhender cette réalité dans toute sa variété autrement quen sécoutant mutuellement parler de sa propre expérience.

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Il est frappant de constater quau xixe siècle le principe politique sest déprécié et a perdu son aura jusquà finir par être incompréhensible et se trouver subrepticement et de plus en plus remplacé par largumentation pesant le pour et le contre des décisions des instances gouvernantes en fonction des théories du progrès économique. Le courant utilitariste, né dès le xviiie siècle en Grande-Bretagne et lancé par Jeremy Bentham (1748-1832), qui consiste précisément à fonder la législation sur la connaissance de lutile plutôt que sur des croyances religieuses ou des considérations morales et qui méconnaît le principe politique, consacre lélévation de la théorie économique à la place darbitre des décisions politiques. Le combat pour lobtention de légalité des droits des femmes et des hommes qui est évidemment et indéniablement une cause à défendre par principe, pourra alors se trouver soutenue avec des arguments tout-à-fait douteux du point de vue de la théorie économique. Le piège est installé si on se rend incapable de différencier la bonne cause du mauvais argument. John Stuart Mill (1806-1873) défend la cause des femmes, mais en se pliant à ce souci de démonstration consistant à mettre en évidence lintérêt économique que la société pourrait en retirer, il ouvre le terrain de la contestation du combat pour légalité des droits. Et cette contestation se manifeste dès lors quil semble que le droit des femmes pourrait être de nature à contrecarrer les conditions de la croissance économique.

Dabord attiré par la sociologie dAuguste Comte (1798-1857) quil admire beaucoup, Mill finit par opter pour la science économique. Ils ont entretenu une correspondance régulière en français durant un peu plus de cinq ans, entre 1841 et 1847 laissant entrevoir la montée progressive dune grave dissension qui aboutira à la rupture de leur relation. Contre la théologie et la métaphysique, Comte entendait fonder une science « positive » de la société en partant des faits. Selon lui, la famille a toujours été et doit rester la base de la hiérarchie sociale, hiérarchie indispensable à toute société qui a besoin de gouvernants et de gouvernés de telle sorte que linégalité des droits entre les femmes et les hommes ne doit pas être supprimée. Mill nest pas de cet avis. Il se déclare en désaccord avec « la sociologie statique » (juin 1843, p. 208) de Comte, incapable de penser lévolution. Il considère, pour sa part, que les institutions peuvent changer, notamment le mariage, et favoriser ainsi la croissance économique sans nuire à « lordre social ». Comte 104répond à cette lettre en suggérant à Mill quil serait « atteint par les aberrations (de lépoque) sur les conditions élémentaires de lassociation domestique » (juin 1843, p. 217). Et il conjure Mill de sémanciper « dune irrationnelle tendance à régler par les lois ce qui dépend essentiellement des mœurs » (juin 1843, p. 218) afin quil admette enfin que seule la sociologie positive est en mesure de penser la conciliation de lordre et du progrès. Lincompréhension profonde entre le Français et le Britannique avait peut-être aussi quelque chose à voir avec lécart de développement de lindustrie entre leurs deux pays.

La Révolution industrielle commencée en Angleterre avant de sétendre en France a permis de faire émerger de grandes structures de production qui répandent le salariat lequel saccompagne dun accroissement considérable de la productivité du travail ayant, toutefois, pour contrepartie une véritable déstructuration des modes de vies antérieurs. Mortalité infantile, maladies, prostitution, ivrognerie sont les pendants du progrès économique qui émeuvent tant les philanthropes du xixe siècle. Face au constat accablant des enquêtes sociales menées dans le milieu des ouvriers et des ouvrières sentassant dans des gourbis, la décomposition des familles associée à la dégradation des mœurs semblerait devoir exiger, outre linterdiction du travail des enfants, la limitation du travail des femmes. William Stanley Jevons (1835-1882) prêchera pour linterdiction du travail des femmes en vertu de leur rôle déterminant dans léducation des enfants et la stabilité dun ménage. Les admirateurs des vertus productives de la liberté individuelle que constituent les partisans du libéralisme économique vont donc considérer quil existe, tout de même, des exceptions à la règle de la liberté et que des interdictions du travail, du moins pour les femmes mariées, seraient tout-à-fait souhaitables pour éviter, notamment, la dégénérescence ouvrière. Pour sa part, Alfred Marshall (1842-1924) cherchera lui aussi à limiter le travail des femmes mais de façon « plus libérale ».

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II. LANTICAPITALISME ET LE TRAVAIL DES HOMMES

Du point de vue des opposants au libéralisme économique, la misère ouvrière a pour origine un système de production inadéquat et il faut donc cesser de rendre les individus et leurs mœurs dépravées responsables des maux qui les accablent comme ont tendance à le faire ceux qui se livrent à des enquêtes sociales. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) dénonce le système de production et Karl Marx (1818-1883) poursuit dans cette optique sans toutefois adhérer à lanalyse de son aîné considérant quelle est non scientifique. Bien quaucun article du Symposium ne soit consacré à Marx, il paraît nécessaire de présenter des éléments de son analyse pour situer celle de Paul Lafargue (1842-1911).

Marx est le représentant le plus marquant de la position accusatrice dun système de production qui sinstalle et perdure grâce à la sanction légale dune appropriation des moyens de production par une petite partie de la population. Rien ne peut être attendu de bon du côté de la législation dun État qui soutient, en fait comme en droit, la propriété privée du capital. Le changement ne peut provenir que dun mouvement dopposition des travailleurs salariés, lesquels doivent être conscients de linjustice qui leur est faite et en mesure de proposer une autre forme dorganisation de la société. Marx se donne pour tâche de leur fournir des armes théoriques susceptibles, en particulier, de contrer une science économique qui fait les louanges de la productivité des entreprises capitalistes. En écrivant Le Capital, dont le premier tome paraît en 1867, Marx tente délaborer une science économique alternative et, ce faisant, il se trouve contraint dadopter ses questions, en particulier, celle de la source de la valeur des choses. Il cherche à établir une nouvelle théorie, laquelle énoncera que seul le travail est créateur de valeur et que les capitalistes ne font que bénéficier des fruits de lexploitation du travail dans un cadre industriel. Il sagit de rendre justice, dignité ou confiance à tous ceux qui partagent le même sort de la fatigue quotidienne et de lhumiliation du travail en usine. Lennui est que cela signifie aussi, par contre coup, que toute activité qui ne crée pas de valeur, cest-à-dire dans ce contexte pas de valeur monétaire, ne peut pas être considérée comme du travail. Ainsi les occupations ménagères dentretien du foyer, 106de cuisine ou les tâches afférentes à lélevage des enfants qui se réalisent dans le cadre domestique ne sont pas du tout du « travail » puisquelles ne rapportent aucun revenu monétaire. Il faudrait les considérer comme des activités instinctives proches dune naturalité pré-humaine.

Sur la question de la reconnaissance des tâches ménagères et de leur prise en compte dans les conditions de fonctionnement de léconomie, lanalyse de Joseph Proudhon savère beaucoup plus satisfaisante, sauf quelle se traduit, chez lui, par lidée que les femmes, inférieures aux hommes, seraient naturellement destinées à ce genre doccupations utiles à lentretien des travailleurs productifs de sexe masculin. Par suite, il serait tout à fait incongru daccorder le droit de vote aux femmes. La misogynie de Proudhon ne manqua pas de faire réagir les femmes telle Juliette Adam (1836-1936) qui approuvait pourtant lidéal associatif et le mutuellisme du penseur français.

Marx ne reproduit pas le sexisme de Proudhon, mais avant tout parce quil élimine le sujet, ou du moins en fait un thème secondaire. Le travail salarié industriel, – un travail forcé sous la coupe des capitalistes-, est le problème essentiel qui constitue la cible de ses critiques ; il déshumanise lindividu qui y est contraint, non seulement parce que les conditions de travail sont déplorables, mais aussi parce quil introduit une séparation entre deux genres doccupation assimilable à une sorte de dualité schizophrénique de lêtre quil faudrait, sans doute, voir comme la cause des troubles de comportement dont les philanthropes accusent la classe ouvrière. On trouve cette analyse dans les Manuscrits de 1844, soit avant que Marx ne se plonge dans lélaboration dune théorie économique alternative. Il parle alors d« aliénation du travail » et pas encore « dexploitation ». Elle ne vient pas seulement du fait que louvrier nest pas propriétaire des produits de son travail, elle tiendrait aussi à la dénaturation du travail introduite par le salariat industriel. Laliénation du travail consiste dans le fait

que le travail est extérieur à louvrier, cest-à-dire quil nappartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne saffirme pas, il se nie, ne se sent pas à laise, mais malheureux, ne déploie pas une activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, louvrier na le sentiment dêtre auprès de lui-même quen dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui (Marx, 1844, p. 60).

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Le travail salarié industriel serait ainsi bien plus quun asservissement du corps et quun accaparement de la force de travail, il atteindrait profondément les esprits et agirait comme une dépossession de soi.

De même que, dans la religion, lactivité propre de limagination humaine, agit sur lindividu indépendamment de lui, cest-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique, de même lactivité de louvrier nest pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même (Marx, 1844, p. 60).

Le problème viendrait dune perte dunité de la personne en raison de la séparation qui intervient lorsque le rôle productif du travail, créateur dobjets utiles, se trouve dissocié de son rôle dans la reproduction de la vie, ce qui arrive avec la condition ouvrière :

On en vient donc à ce résultat que lhomme (louvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire, procréer, tout au plus encore dans lhabitation, la parure, etc., et que, dans ses fonctions dhomme, il ne sent plus quanimal. Le bestial devient lhumain et lhumain devient bestial.

Manger, boire et procréer etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales (Marx, 1844, p 60-61).

Le contenu de cette analyse dénonçant les affres du salariat industriel qui « animalise » les humains se comprend tout-à-fait et a dailleurs des échos très modernes, mais faut-il, pour autant aller jusquà admettre la conséquence que Marx en retire en faisant du travail, – du travail non salarié-, la plus haute des activités humaines et la voie par laquelle lhumanisation se réalise. Cette sacralisation du travail née, avant tout, comme lécrit Hannah Arendt dans son Journal de pensée, de la révolte de Marx « contre linjustice des conditions sociales » (1950-1973, p. 124) renvoie à un concept de travail au fondement assez mystérieux. Cela signifie-t-il, comme le pense Dominique Méda, que Marx aurait hérité de Hegel « un concept de travail dont le modèle est profondément artisanal et technicien » (1998, p. 102). Lunité de production familiale de lartisanat avec sa division sexuée des rôles pourrait-elle constituer lidéal du travail libre dont parle Marx ? Mais comment alors concilier cet idéal artisanal avec la productivité associée à la grande taille de lentreprise industrielle ?

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Reste que faire du travail le vecteur de lhumanisation des individus est tout-à-fait problématique, que faut-il penser, en ce cas, de celles ou de ceux qui consacrent leur temps aux tâches ménagères qui, si lon suit Marx, ne sont pas du travail. Peut-on vraiment considérer que le travail (non-salarié ou encore non dissocié) est une occupation à classer à la plus haute place dans la hiérarchie des activités humaines ?

Sur ce point le gendre de Marx, Paul Lafargue (1842-1911), développe une opinion tout-à-fait opposée en publiant un « Droit à la paresse » qui souligne limportance dautres types dactivité humaine, comme celle de la contemplation, notamment. Et cet anticapitalisme saccompagne alors clairement dune position en faveur de laccession des femmes à un statut dégal.

III. PRÉSENTATION DES ARTICLES DU SYMPOSIUM

Lordre de présentation suit la chronologie des auteurs concernés par les articles. Auguste Comte, étant né deux années avant que le xviiie siècle ne sachève, le Symposium souvrira avec un article qui lui est, en partie, consacré.

Annette Disselkamp et Delphine Pouchain, dans « Comte, Mill et la question des femmes : une opposition à réévaluer », proposent de revenir sur le débat qui oppose le Français et le Britannique sur le statut des femmes. Elles mettent en évidence que leurs réflexions à propos du travail des femmes mariées ne sont pas si éloignées lune de lautre ; ce qui réduit lampleur du féminisme affiché et bien connu de Mill qui pourrait dailleurs être plutôt celui de sa compagne Harriet Taylor (1807-1858), auteure dun Affranchissement des femmes (1851) pourtant signé par Mill, tandis que le sexisme de Comte prendrait une tournure moins caricaturale en rétablissant les préoccupations qui laniment et le rôle des femmes dans le maintien de lordre social. Le refus du travail des femmes apparaîtrait, chez lui, comme une façon détablir un barrage à lextension de léconomie à la société toute entière quil redoute.

Le deuxième article, « “Lêtre humain est un couple” : examen de la position de Proudhon » montre que, selon le philosophe français, 109la voie du progrès implique de maintenir la famille sous la forme de « lantinomie » entre lhomme et la femme réservant au premier un rôle productif à lextérieur et à la seconde le soin du ménage à lintérieur. Lidée de linfériorité des femmes à laquelle Proudhon souscrit est une façon de reconnaître une différence qualitative entre des occupations dentretien de la vie qui ne créent rien et sont toujours à recommencer et des occupations créatrices qui correspondent à la fabrication de choses utiles et durables qui meublent le monde humain et se transmette de génération en génération. Autrement dit, Proudhon, et selon les catégories dHannah Arendt, établit encore une séparation entre le « travail », le labeur qui ne crée rien et « lœuvre » fabrication, distinction qui disparaît après lui.

Dans « Le féminisme de Juliette Adam et ses Idées anti-proudhoniennes », Isabelle Krier nous présente une auteure qui a réagi aux propos de Proudhon sur les femmes en rédigeant un pamphlet : Des idées anti-proudhoniennes sur lamour, la femme et le mariage (1858). Adam souligne lincohérence dune philosophie qui combat linjustice tout en voulant maintenir le statut dinfériorité des femmes. Elle ne se contente pas den disqualifier la misogynie, elle propose sa conception dun monde de demain ou la mixité des sexes sera étendue à tous les domaines. De son côté, Proudhon répondra à cet écrit dans La pornocratie ou les femmes dans les temps modernes, texte publié en 1875, soit 10 ans après sa mort. Krier rapproche la pensée féministe dAdam de la philosophie contemporaine du « care », notamment des travaux américains de Carol Gilligan, qui sappuie sur une morale en action pour retisser le lien social menacé, à nouveau, de dissolution comme au xixe siècle.

Dans « Deux genres de paresse à lâge industriel : les enquêtes des “philanthropes” du xixe siècle et la réfutation de Lafargue », Henri Jorda montre que les philanthropes partent du principe que la misère des classes laborieuses ne peut provenir que de leurs vices. Le refus du travail, le chômage volontaire, autrement dit la paresse expliquerait leur situation déplorable. Lafargue réagit à ces propos dans Le Droit à la paresse, en montrant que cest, au contraire, le travail, tel quil se déploie dans lindustrie qui corrompt lhumanité. Il met les hommes au service des machines lesquelles permettent de produire des quantités surabondantes de biens consommés par une bourgeoise qui peut alors se livrer à un luxe effréné. La révolution à accomplir doit avoir pour but 110de mettre les machines au service de la réduction massive du temps de travail, ce qui sera de nature à faire disparaître les méfaits du capitalisme sur lhumanité des êtres. Le texte de Fabien Tarrit sarticule à larticle précédent. Il vise à compléter la présentation de Lafargue en marquant la proximité de celui-ci avec lanticapitalisme de Marx. À ce titre, Lafargue soutiendrait, à linstar de Marx, la promesse démancipation et dépanouissement portée par le travail, de telle sorte que la revendication de son droit à la paresse naurait pas la portée générale que larticle de Jorda lui donne et devrait se comprendre comme une opposition au rapport de domination auquel sont soumis les travailleurs dans le mode de production capitaliste.

Larticle de Virginie Gouverneur : « Femmes et famille dans le progrès : une analyse comparée de John Stuart Mill, William Stanley Jevons et Alfred Marshall » met en évidence les transformations du libéralisme économique après Mill. Ladhésion de Jevons et de Marshall aux thèses évolutionnistes et leurs variantes, développées à partir des idées de Darwin et que les économistes se sont appropriés au cours des années 1870, serait le fondement de leur opposition au féminisme de Mill. La théorie du progrès humain matinée des thèses évolutionnistes suppose, chez Jevons, que les individus daujourdhui acceptent de sacrifier leur liberté pour le bien-être des générations futures si bien que linterdiction du travail des femmes se trouve ainsi tout-à-fait justifiée comme une exception à la règle de la liberté. Marshall ne souhaite pas le recours à la législation, il compte, pour sa part, sur le découragement au travail que produit le maintien dune infériorité des salaires des femmes, si bien que le principe du libre choix pourrait être la règle pour tous et safficher sans contradiction.

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BIBLIOGRAPHIE

Arendt, Hannah [1950-1973], Journal de pensée, Paris, Seuil, 2005, 2 vol.

Lévy-Bruhl, Lucien [1899], Correspondance de John Stuart Mill et dAuguste Comte, éd. Félix Alcan. Fac-similé, Paris, LHarmattan, Paris 2007.

Méda, Dominique [1995], Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1998.

Marx, Karl, Manuscrits de 1844 (Économie politique & philosophie), Présentation, traduction et notes de E. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1972.

1 La Journée détudes Famille et genre dans la pensée économique a été organisée le 12 janvier 2018 à lUniversité de Reims Champagne Ardenne, dans le cadre de son Master Économie Appliquée. Je remercie Franck-Dominique Vivien, responsable de ce Master et Cyril Hédoin, responsable de lAxe Philosophie économique et histoire de la pensée du laboratoire REGARDS pour leur soutien institutionnel. À cette occasion, jai une pensée particulière pour Martino Nieddu, directeur, à lépoque, du laboratoire REGARDS et aujourdhui disparu.

2 Les textes sont issus dune sélection des contributions par le Comité scientifique de cette Journée. Je tiens à remercier celles et ceux qui ont mené à bien cette tâche : Dominique Fougeyrollas, Cyril Hédoin, Andrée Kartchevsky, Georges Navet et Nathalie Sigot. Je tiens aussi à remercier Martine Spensky pour la présentation de ses travaux sur William Thompson qui prolongeaient une recherche antérieure (« La citoyenneté des femmes britanniques », La Mazarine, 1998, p. 14-22). Les textes ont ensuite été soumis à la procédure dévaluation par des rapporteurs de la Revue dhistoire de la pensée économique.