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Classiques Garnier

À propos du texte d’Henri Jorda « Deux genres de paresse à l’âge industriel : les enquêtes des “Philanthropes” du XIXe siècle et la réfutation de Lafargue »

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2019 – 1, n° 7
    . varia
  • Auteur : Tarrit (Fabien)
  • Résumé : Le texte de H. Jorda porte sur le travail dans la construction du lien social. Il est envisagé sous l’angle de la paresse. D’une offense à Dieu au Moyen-Âge, c’est devenu un vol avec le capitalisme. Lafargue défend, lui, les vertus de la paresse. Bien que l’auteur se contente d’effleurer la référence à Marx, son spectre plane sur le texte. Un approfondissement de cette référence aurait renforcé sa conclusion que le droit à la paresse correspond à une rupture avec les logiques de domination.
  • Pages : 227 à 232
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406094258
  • ISBN : 978-2-406-09425-8
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09425-8.p.0227
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/06/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Travail, paresse, domination, exploitation
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À propos du texte dHenri Jorda

« Deux genres de paresse à lâge industriel :
les enquêtes des “Philanthropes” du xixe siècle
et la réfutation de Lafargue »

Fabien Tarrit1

Université de Reims Champagne-Ardenne

Laboratoire Regards

Larticle dHenri Jorda soulève des questions théoriques centrales sur le rôle du travail dans la construction du lien social, et il fait écho à des débats contemporains sur la question de la protection sociale. Jusquau dix-huitième siècle laide à autrui était vue comme un don miséricordieux. Le pauvre était conçu comme la figure de Jésus et le don, sous la forme de laumône, était envisagé comme un moyen de salut pour le riche. Au Moyen-Âge « la paresse [est conçue] comme un péché capital » (Jorda) consistant à refuser délever son âme vers Dieu, au sens au sens où elle est une perte de temps, qui correspond à un vol du temps divin. à la fin du Moyen-Âge ceux qui ne font rien sont conçus comme des voleurs, ce qui génère une suspicion contre les pauvres, et implique de trier les bons et les mauvais pauvres, où le ministère de lIntérieur trie les bons et les mauvais migrants. La charité est bien ordonnée par le travail.

Aussi la révolution industrielle et lurbanisation de la population active qui lui est associée donnent une valeur positive au travail qui procure à 228la fois de largent et une place au paradis. Du fait de lévolution historique, développement industriel aidant, la paresse nest plus un péché capital mais « une entrave à lindustrie » (Jorda), dans la mesure où la vie de chacun dépend du travail de tous, et la paresse est toujours un vol, or elle nest plus celui du temps divin mais de la société humaine. La paresse est également fatale au sexe féminin car dune part il dépend des hommes mais dautre part il détourne les hommes. Cest pourquoi, aux antipodes à la fois de la tendance historique à la diminution de la charge individuelle de travail et de la tradition de lAntiquité où la paresse était envisagée comme un privilège pour les élus, elle est à présent conçue comme une invention pour travailler moins et se laisser aller à loisiveté. Ceci revient à vite oublier que la question nest pas tant celle du travail en soi que celle de laliénation et de son pendant lémancipation, y compris par le travail. Nous y reviendrons plus tard.

Alors que la paresse est aimable pour les philosophes, que loisiveté est une vertu pour les nobles, le peuple est coupable dune « fainéantise lourde » (Jorda), et il est nécessaire déduquer louvrier. Lordre industriel permet ainsi dintroduire la discipline du temps, et lhorloge est conçue comme la métaphore de lordre industriel. Il est nécessaire, pour combattre leur indolence naturelle, de mettre les ouvriers au travail dès le plus jeune âge, en vue de produire un corps ouvrier obéissant. Nous pourrions ajouter, en puisant dans les catégories marxistes, que lauteur ne convoque pas alors que la filiation intellectuelle entre Marx et Lafargue est évidente et dépasse le cadre familial, quil en a pleinement conscience et que leur ombre, ou peut-être leur spectre, plane sur ce travail, que cela vise à maximiser le surtravail et la plus-value. Il nous paraît utile de rappeler que Paul Lafargue fut le secrétaire de Marx, quil jugeait comme « le plus agréable, le plus spirituel, le plus gai des compagnons » (1890, p. 17), quil a épousé Laura, la deuxième fille de Marx, et quil a également cofondé avec Jules Guesde le Parti ouvrier français, premier parti marxiste de France, et Karl Marx a contribué à la rédaction du programme (1882), où on peut lire que « les producteurs ne sauraient être libres quautant quils seront en possession des moyens de production (terres, usines, navires, banques, crédit) » (Guesde & Lafargue, 1882, p. 7), que « lémancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinction de sexe ni de race… » (Id., p. 7), et qui revendique un « repos dun jour par semaine [ainsi que 229la journée… de huit heures pour les adultes… de six heures pour les enfants] » (id., p. 9). Pour Marx, la source de la déshumanisation nest pas le travail mais la division des sociétés en classes, qui voit la promesse démancipation et dépanouissement portée par le travail disparaître au profit dun rapport de domination auquel sont soumis les travailleurs (quils soient, esclaves, serfs, salariés…)2 :

Du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle dactivités déterminé et exclusif, qui lui est imposé et dont il ne peut sévader ; (…) il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, cest le contraire : personne nest enfermé dans un cercle exclusif dactivités et chacun peut se former dans nimporte quelle branche de son choix (Marx & Engels, 1845, p. 319).

Dans une logique similaire, lauteur ne nous informe que trop peu sur la manière dont le logiciel de la pensée dominante est transmis des curés aux philanthropes, pas plus quil ne nous présente ce qui définit et regroupe les philanthropes, si ce nest en en faisant une liste, au sein de laquelle figurent les partisans de lencyclopédisme, du saint-simonisme, du catholicisme, porteurs dune « croyance dans lindustrie et ses bienfaits pour lhumanité » (Jorda). Il ne sagit plus daider les pauvres mais de modifier leur culture, car la raison de leur misère nest pas à trouver dans lindustrie mais dans leur comportement, leurs mœurs, leurs préférences pour les plaisirs coûteux, leur manque de prévoyance, leur alcoolisme… Cest dans une analogie sans nuance fondée sur les sciences médicales, certainement imprégnée du positivisme naissant, quil est alors question de soigner le corps social, cest-à-dire déradiquer les vices qui conduisent à la misère, au premier rang desquels la paresse, « la débauche [qui lui] est associée » (Jorda), et limprévoyance, la dernière étant néanmoins plus excusable. Les discours de Taylor, puis de Ford, marqués dun profond mépris pour les ouvriers, estimés sans plus de considération que des animaux, font sans ambiguïté écho à ces thématiques. Cest ainsi que la charité ne peut plus se pratiquer sans contrepartie, au risque dêtre contre-productive. Cela implique la nécessité de porter un discours sur les avantages du travail, qui résonne de façon tout-à-fait limpide tant 230avec un discours très actuel sur lassistanat, et avec les accusations de fraude portées parfois sur les bénéficiaires de la protection sociale qui lui sont associées, quavec sa théorisation à travers la théorie marginaliste du travail qui estime que le chômage est une pratique volontaire dans la mesure où les travailleurs refusent dêtre embauchés en-dessous dun certain niveau de salaire – qui correspond à la productivité marginale du travail. Cela vient pourtant en totale contradiction avec ces jeunes ambitieux du capitalisme naissant, si élégamment décrits par Balzac, ne rêvant que dêtre riches et oisifs.

La paresse mène à la tentation qui mène à la débauche – par exemple lassociation de la vanité et de la paresse peut mener à la prostitution, « le cloaque le plus immonde de la capitale » (Jorda) –, cest la raison pour laquelle il est nécessaire de poser des conditions à la charité. Ainsi les paresseux sont les ouvriers et les prostituées, et la condition ouvrière ne puise pas son explication dans lindustrie et dans lexploitation qui lui est associée mais dans les pratiques des classes laborieuses, et cest pourquoi le mot dordre consiste à réformer les mœurs plutôt quà augmenter les salaires, au sens où louvrier se voit attribuer un penchant naturel pour la paresse et livrognerie, dautant que la ville pervertit, surtout avec laffaiblissement des croyances religieuses, vers la recherche de plaisirs et la dégradation des mœurs. Loisiveté mène au vice et est donc un danger social. Il sagit alors de redresser les corps par le travail, à la fois remède contre le vice et vertu cardinale, porteur dépargne, dordre et de modération. La solution résiderait donc dans le patronage patronal, avec une bonne entente entre patrons et ouvriers. Les patrons philanthropes mèneraient une action moralisatrice, en vue dempêcher les mauvaises influences, ainsi que le rapport de force (syndicats et associations ouvrières) provoqué par la paresse qui conduirait à une baisse de la durée du travail et une hausse des salaires. Il est nécessaire en complément dencourager le mariage et la famille, de telle sorte que les femmes puissent se ranger et cadrer leur mari.

Pour Lafargue, à linverse, le problème ne réside pas dans la paresse mais précisément dans le monde du travail, piège dans lequel est tombée lhumanité. Lafargue semble ne donner aucune utilité sociale potentielle au travail. À linverse le prolétariat est coupable de « sêtre laissé pervertir par la morale bourgeoise » (Jorda) de lamour du travail 231propre aux pays capitalistes. Aussi le travail est-il sanctifié par les prêtres, les économistes, les moralistes, et léglise a fini par valoriser ce qui était une punition divine, en le transformant en rachat de la faute originelle.

Pour Lafargue à linverse le travail dans les manufactures conduit à la dégénérescence intellectuelle et ceux qui travaillent leur terre ou leur commerce « jamais ne se redressent pour regarder à loisir la nature » (Lafargue, 1880, p. 123). Il soppose aux philanthropes et aux encyclopédistes, favorables au travail des enfants. Il reproche même aux ouvriers dêtre responsables du sort réservé à leurs familles. Leur réclamation du travail en juin 1848 les rend coupables du « surtravail » (Jorda), ce qui est une catégorie marxiste qui nest pas appropriée ici, au sens où à la fois la notion de plus-value associée napparaît pas et où les travailleurs ont le droit de ne pas travailler mais, compte tenu des rapports sociaux capitalistes, ils nen ont pas le pouvoir, ou autrement dit ils en ont la liberté formelle mais pas la liberté réelle. Dans la mesure où la paresse est précisément pratiquée par les bourgeois, il aurait été légitime ici de signaler que sils peuvent agir ainsi cest précisément parce quils vivent du travail de la classe ouvrière. Pour autant ils ne sont pas des rentiers puisquils exercent des activités (quelles soient parasitaires ou antisociales) utiles pour leur classe sociale. Ici il peut également être fait allusion à la consommation ostentatoire. Il peut enfin être utile de rappeler que la distinction entre bons paresseux et mauvais paresseux renvoie au processus de division qui nourrit la domination capitaliste. À linverse le droit à la paresse est celui de faire des choses qui échappent au dogme de la classe dominante, dans la continuité du mot dordre lancé en 1817 par le socialiste Robert Owen – « huit heures de travail, huit heures de loisir, huit heures de repos » (in Peaucelle, 2016, p. 42) – et repris par lAssociation internationale des travailleurs (1864) puis par lInternationale ouvrière (1889). La racine étymologique du mot « chômage » nest-elle pas le grec ancien kauma, qui signifie « se reposer par grande chaleur » ?

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bibliographie

Guesde, Jules & Lafargue Paul [1882], Le programme du Parti ouvrier, ses considérants et ses articles, Lille, P. Lagrange, 1899.

Lafargue, Paul [1880], Le Droit à la paresse, Paris, Maspero, 1969.

Lafargue, Paul [1890], « Karl Marx (Souvenirs personnels) » in Lafargue, Paul & Liebknecht, Wilhelm, Souvenirs sur Karl Marx, Paris, Sandre, 2008.

Marx, Karl & Engels, Friedrich [1845], « Lidéologie allemande » in Marx, Karl Œuvres, Tome 3, Philosophie, Édition établie, présentée et annotée par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1982.

Peaucelle, Jean-Louis [2016], « Henri Fayol face aux grèves », Entreprises et histoire, No 83, p. 36-50.

1 Lauteur adresse ses remerciements les plus vifs à un rapporteur pour la qualité de ses remarques.

2 La diversité des qualités associées à la notion de travail, notamment en incluant les formes demploi associées au maintien de cette domination, ouvre un débat essentiel, mais qui nest pas abordé en raison du degré dabstraction avec lequel est traitée la question.