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Classiques Garnier

Revue des livres

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2018 – 2, n° 6
    . varia
  • Auteurs : Chavance (Bernard), Grange (Juliette), Coste (Clément), Depoortère (Christophe), Herland (Michel)
  • Pages : 201 à 232
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406087595
  • ISBN : 978-2-406-08759-5
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08759-5.p.0201
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/12/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
201 Catherine COLLIOT-THÉLÈNE (dir.), Que reste-t-il de Marx ?, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 196 pages.
Bernard CHAVANCE Université Paris Diderot
L'ouvrage collectif répond à la question de son titre en se penchant sur plusieurs thématiques essentielles, toujours vivantes et pertinentes. Il contient diverses contributions à la relecture de Marx, dans un contexte passablement dépassionné en comparaison de celui qui avait dominé jusqu'à la fin du xxe siècle. Catherine Colliot Thélène affirme en intro- duction que le « retour à Marx » dont témoignent depuis une dizaine d'années de nouvelles traductions, des republications de ses oeuvres, et de multiples travaux, a surmonté l'obstacle de la question de la respon- sabilité de Marx dans les usages qu'en ont fait les marxismes historiques, qui avaient fortement obéré ses interprétations.
Les contributeurs sont tous des philosophes, à l'exception d'André Orléan, l'ouvrage ayant réagi à l'inscription de Marx au programme de l'agrégation de philosophie en 2015. Il est toutefois structuré en trois parties conventionnelles, la philosophie, l'économie politique et la politique. Plusieurs contributions considèrent comparativement, ou alternativement, les écrits de jeunesse et de maturité de Marx.
Dans «Marx et la philosophie : le `décalage' », Louis Carré étudie trois moments du rapport changeant de Marx à la philosophie. Dans l'Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit (1943), il considère une alliance de la philosophie critique et du prolétariat ;dans L'Idéologie allemande (1845 -1846), il affirme sa rupture avec la philosophie (allemande) qu'il caractérise comme idéologie ; enfin, dans Le Capital (1867), la philosophie effectue un retour sous la forme de la «méthode dialectique ». Carré considère qu'il est toujours possible de s'inspirer de chacune de ces trois postures successives à l'égard de la. philosophie (p. 44~.
Deux contributions portent sur l'école de Francfort et sa relation à Marx. Emmanuel Renault (« Le Capital comme modèle pour la théorie
1 Les pages indiquées renvoient à l'ouvrage recensé.
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critique » ), relève que les courants contemporains qui s'inspirent de l'école de Francfort, comme Moishe Postone ou Robert Kurz et la «critique de la valeur », manquent la thématique de l'autoréflexion et la perspective de la transformation sociale, qui sont à ses yeux essentielles dans la méthodologie du Capital et qui avaient inspiré Horkheimer et Adorno. Il voit chez Marx une «ontologie processuelle » et non pas substantia- liste ou relationnelle. Katia Genel, dans « La Dialectique de la raison : la fin du marxisme dans l'École de Francfort ou sa discussion critique» ?, discute l'évolution du rapport à Marx au marxisme chez Horkheimer entre les deux versions de I,a Dialectique de la raison (1944 et 1947).
Étienne Balibax (« Exploitation, aliénation, domination ») se penche sur la relation dialectique que Marx suggère entre exploitation (économique) et domination (politique). Il observe que Marx, à la différence de certains «socialistes utopiques », n'inclua.it pas le travail domestique de la femme dans sa typologie des formes d'exploitation du Manifeste. Il envisage aussi d'élargir la notion d'exploitation pour y inclure, au-delà du travail, celle de la nature (p. 142. Pierre Macherey, un co-auteur avec Balibar de Lire le Capital (1965), pose la question : « En finir avec l'idéologie ? ». La position de Marx est ambiguë, selon lui l'idéologie est une orientation de pensée qui n'a rien d'exclusivement idéel, parce qu'elle s'est « à un certain moment inscrite dans les faits, avec lesquels elle est à la fois en accord et en désaccord ». L'idéologie est productive, performative, elle ne peut être réduite à un rôle négatif d'illusion; Macherey propose de reprendre la théorie de l'idéologie sur de nouvelles bases, plutôt que de l'abandonner.
«Que reste-t-il de la politique de Marx ? » demande à son tour Frank Fischbach, en partant de la Critique du droit politique hégélien (1843), où il note que figure déjà la centralité de la société et le caractère second du politique. Tout en concédant la faiblesse de la pensée politique de Marx sur la question des droits relevée pax Catherine Colliot Thélène3,1'auteur pense qu'il reste possible de trouver des représentants de l' «universel » chez les pauvres du monde contemporain.
Dans «La critique de l'économie politique a-t-elle encore un sens ? », Guillaume Fondu part de trois entreprises éditoriales vivantes dans les
2 I:auteur rappelle le passage du Capital où Marx écrit que «la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production qu'en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur ».
3 Colliot-Thélène, 2011.
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années 1970, des collections publiées chez François Maspéro, «Économie et socialisme » de Charles Bettelheim, «Critiques de l'économie politique » de Jean-Luc Dallemagne, Pierre Salama et Jacques Valier, et «Interventions en économie politique» de Carlo Benetti et Jean Cartelier; leur destinée illustre «l'effondrement du marxisme intellectuel français » au début des années 1980. Cherchant à renouer avec le niveau d'interprétation de cette époque révolue, l'auteur souligne le caractère central chez Marx de la séquence marchandise-argent capital ainsi que la façon dont il s'inspire des catégories hégéliennes ; il se réfère en particulier à la controverse de ce dernier avec Bailey dans les Théories sur la plus-value, un auteur anti- ricardien qui opposait au substantialisme supposé de lavaleur-travail une perspective entièrement relativiste de la valeur d'échange. Conformément à la tonalité générale de l'ouvrage, Guillaume Fondu répond positivement, en conclusion, à la question de son titre.
Avec ses «Réflexions sur la théorie marxiste de la monnaie », André Orléan prolonge la critique radicale — et controversée — qu'il a faite de la théorie de Marx dans L'Empire de la valeur (2011), portant sur le « subs- tantialisme » de la théorie de la valeur-travail. Pour Orléan, la pensée marxiste n'a pas pris toute la mesure des conséquences de la «séparation marchande », à savoir son potentiel agonistique, conflictuel. Il revisite l'analyse de Rosa Luxembourg et d'Isaak Roubine sur ce point, mais surtout celle de Marx qui a ignoré que la détermination de l'équivalent-général puisse être l'objet de conflits : Le Capital réduirait cette détermination à une question pratique, sans véritable enjeu. Il affirme au contraire que «la monnaie a partie liée avec la constitution du corps politique ». L'approche développée avec Aglietta selon laquelle, en quelque sorte, « au commencement était la monnaie4 », est réaffirmée, et c'est cette dernière qui fonde la communauté politique. Orléan veut conserver la distinction marxienne primordiale entre rapport marchand et rapport salarial, mais il souhaite transposer la conflictualité présente dans l'analyse du second vers l'étude du premier, ce que Marx n'a pas fait dans sa présentation de la genèse de la monnaie. Une question demeure toutefois :est-il possible de conjuguer une approche conventionnaliste de l'« accord monétaire» (p. 113), et une conception agonistique de la monnaie —celle que Marx aurait néanmoins effleurée lorsqû il évoque «l'opposition de la marchandise et de la monnaie » et la possibilité des crises (p. 11~ ?
4 À comparer à Williamson (1985) : «au commencement était le marché ».
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Dans «Sens et limites de la propriété privée chez Marx », Catherine Colliot Thélène considère le rôle effectif que joue le droit dans le Capital, à la différence de l' «Introduction » de 1859. Elle affirme que la pers- pective critique de Marx a ignoré les remarquables potentialités du «droit bourgeois », à savoir l'égalité des droits (politiques, puis sociaux) ; relevons une critique similaire développée dans un ouvrage récent de Geoffrey Hodgson5. L'auteur commente le «renversement du mode d'appropriation », où les lois de la propriété privée de la production mar- chande simple, qui fondent l'équivalence comme norme de la répartition, se transforment selon Marx en lois de l'appropriation de la production capitaliste, qui conduisent à une non-équivalence structurelle, toujours reproduite —l'exploitation.
L'ouvrage tente de renouer les fils de débats centrés sur la pensée de Marx, devenus marginaux en France (mais non nécessairement à l'étranger) depuis plus d'une trentaine d'années, tels qu'on peut les reprendre après une période historique qui en a totalement bouleversé le contexte. Les grands thèmes en sont la place de la philosophie, l'idéologie, la monnaie, les relations entre la production marchande et la produc- tion capitaliste, la méthode dialectique d'exposition. Le dernier grand ouvrage collectif en français sur ce grand penseur, Marx en perspective (1985)6, résultait d'une rencontre organisée à l'occasion du centenaire de sa mort (1883) ; le renouveau de l'intérêt pour Marx relevé ici par Catherine Colliot Thélène coïncide avec le bicentenaire de sa naissance (1818) : un symbole, ou une ruse de la raison ?
BIBLIOGRAPHIE
CHAVANCE, Bernard (dir.) [1985], Marx en perspective, Paris, Éditions EHESS. COLLIOT-THÉLÉNE, Catherine [2011], La démocratie sans K demos », Paris, Presses Universitaires de France.
HODGSON, Geoffrey M. [2018], Wrong turnings : How the Left Got Lost, Chicago & London, University of Chicago Press.
~ILLIAM$ON, Oliver [1985], The Economic Institutions of Capitalism. Firms, markets, Relational Contracting, New York, The Free Press.
5 Hodgson, 2018.
6 Chavance, 1985.
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De la République de Constantin Pecqueur (1801-1887), sous la direction de Clément COSTE, Ludovic FROBERT et Marie LAURICELLA, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2017, 466 pages.
Juliette GRANGE Université de Tours
Ce recueil d'articles, issus d'un colloque ayant eu lieu à Lyon en 2013, s'attache à commenter la pensée de Constantin Pecqueur (1801- 1887). Celui-ci, à partir du saint-simonisme primitif (avant 1832) et du fouriérisme des années 1830, développe les bases du socialisme dit «utopique ». Ce socialisme s'exprime de 1830 à 1848 entre autres dans l'oeuvre prolixe de Pecqueur, en particulier dans Économie .rocialel. Pecqueur participera ensuite aux difficultés de la IIe République autour de la Commission du Luxembourg en particulier.
L'intérêt premier du recueil est d'orienter dans l'oeuvre très abondante et peu commentée de Pecqueur (les ouvrages sont longs et touffus), de s'appuyer sur de sérieux et systématiques dépouillements d'archives (Assemblée nationale, Paris ; Institut d'histoire sociale d'Amsterdam ; Fondation Feltrinelli, Milan). En effet, la lecture de la dizaine d'ouvrages dont Pecqueur est l'auteur doit se compléter de la lecture de ses très nombreux articles (dans Le Globe, la Revue encyclopédique, L'Avenir, La Revue indépendante, La Réforme, Le Défenseur du Peuple, Le Salut du Peuple, Le Rationaliste, La Libre Pensée pour ne citer que quelques journaux et revues). Il faut ajouter à cela une masse de travaux inédits dont l'ambition et le volume surprenant (de 1870 à 1887, Pecqueur écrit sans publierZ) ; plusieurs documents inédits, en particulier des lettres de Pecqueur à Schoelcher, Sand, Lamartine, sont reproduits dans l'ouvrage. I:ensemble du livre, et en particulier la bibliographie, est donc d'abord un guide
1 Pecqueur, 1839.
2 Dans «Pecqueur après Pecqueur :quelques remarques sut les travaux postérieurs à
1851 », Frobert, étudie cette production (p. 291-318). On découvre également dans les
Actes de ce colloque un Pecqueur libre-penseur dans les années 1860, en particulier au
travers de ses articles dans Le Rationaliste.

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précieux pour de futurs travaux, il ouvre un chantier plutôt qu'il ne conclut. On y puise la certitude qu'il conviendrait de rééditer, peut-être dans une édition d'extraits, les principaux textes de Pecqueur.
Pecqueur donc dépasse le saint-simonisme de sa jeunesse et travaille à une proposition de réforme radicale au croisement de la morale sociale et de la pensée économique, proposition fondatrice de socialisme répu- blicain. Des éléments détaillés concernant la réévaluation nécessaire de sa place dans l'histoire du socialisme en particulier par l'intermédiaire de Benoît Malon (Le socialisme intégral, 1890-1891), d'Eugène Fournièxe et d'autres sont fournis par l'article de Michel Bellet sur «Pecqueur et la Revue socialiste» (p. 349-395). On y puise la certitude de l'importance de l'oeuvre de Pecqueur, jalon essentiel dans l'histoire de la pensée socialiste en général et exprimant plus particulièrement ce qui sera au fondement de la République démocratique et sociale et du socialisme d'État. On voit exprimée une tradition de pensée qui fut dans les faits historiquement puissante, mais qui actuellement donne lieu à peu de travaux de recherche.
Dans les Actes du colloque de 2013, plusieurs articles tentent de resti- tuer la logique générale de l'oeuvre de Pecqueur, particulièrement dans sa période centrale (1840-1848). Celui de Ludovic Frobert, «Socialisation et nationalisation dans l'oeuvre de Constantin Pecqueur» (p. 85-121), insiste sur le fait que la République est définie, au-delà de la. Révolution française et dans son prolongement, par une organisation nationale de l'économie et de l'industrie, produisant une forme de socialisme républicain qui ne contredit qu'en partie le libéralisme (« un socialisme compatible avec un marché dont il aurait négocié les règles3 »). Vincent Bourdeau (« Propriété et fonction sociale chez Pecqueur », p. 123-149) montre l'importance d'un mouvement d'idées traversant le siècle de Saint Simon et Comte jusqu'à Léon Duguit, fondateur du droit social, ou jusqu'au solidarisme de la IIIe République. La Théorie nouvelle d'économie sociale et politique (1842) de Pecqueur est ainsi emblématique en ce qu'elle théorise une définition sociale et économique de la propriété que Saint Simon esquissa au début de la révolution industrielle et qui sera retravaillée tout le long du siècle. Le terme de collectivisme désigne la position développée par Pecqueur4.
Le terme de «collectivisme »qui est aujourd'hui utilisé par la rhéto- rique politique réactionnaire peut induire en erreur. Certes il s'agit bien
3 p. 121.
4 Voir Marcy, 1934.
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pour Pecqueur d'abord de dépasser le libéralisme à partir du libéralisme même (idée présente chez Henri Saint Simon) en terme plus contemporains de contester le principe d'une organisation sociale par le marché, mais il s'agit beaucoup plus audacieusement de mettre la révolution industrielle au service du Bien commun en utilisant la tutelle de l'État républicain. Le terme de collectivisme ne signifie donc pas propriété collective des moyens de production, ni ne désigne une action de nationalisation au sens actuel. Il s'agit de l'action indirecte de l'État sur la sphère écono- mique qui opère une forme de régulation au service de l'intérêt général et c'est ce que Pecqueur nomme collectivisme ou nationalisation. Par cette proposition Pecqueur prolonge Saint Simon, donne chair à son espoir d'un socialisme qui mettrait la puissance industrielle au service du Bien commun de la société toute entière.
Dans l'ensemble, Pecqueur apparaît comme le chaînon manquant pour qui veut comprendre la construction du socialisme dit «réformiste », socialisme qui, en France, a son origine dans l'oeuvre de C.-H. de Saint- Simon et qui s'épanouit sous la Monarchie de Juillet. Comprendre le lien entre saint-simonisme et socialisme républicain jusqu'à Jaurès nécessite de saisir ce qui se joue d'un point de vue doctrinal dans cette période si féconde des années 1840.
Le suffrage universel, la transformation politique, pour les socialistes républicains dits utopiques, doivent être précédés par une réforme écono- mique qui découle de la nécessité de mettre l'association au centre de la. vie sociale. Sur un fond religieux que l'avenir oubliera, Pecqueur proclame
Déduction sociale et politique des principes d'égalité, de liberté, de fraternité posés dans l'Évangile ;amélioration continue du sort de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse par la déchéance de l'oisiveté, par la réhabilitation et l'organisation du travail et l'avènement de la capacité désintéressée. Solidarité matérielle de toutes les classes et de toutes les spécialités par l'assurance mutuelle et l'association nationales.
Si Saint-Simon voyait une organisation sociale de l'intérêt général fondée sur le nouveau christianisme et le code des sentiments moraux, dans une forme d'administration horizontale européenne de l'industrie, hors de l'État, Jaurès verra dans l'État républicain l'instrument du socialisme. Pecqueur concilie jacobinisme et libéralisme, l'État étant
5 Pecqueur, 1840, p. 6.
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l'instrument de la régulation de l'économie, du système bancaire et des transports (en particulier les chemins de fer). Pax ce néologisme de «collectivisme », il entend le fait de mettre au service de la société toute entière (de socialiser) les techniques industrielles et financières nouvelles. L'exemple emblématique étant le réseau ferroviaire.
L'appartenance à une société garantit la participation à la propriété commune qu'il s'agisse d'entités abstraites comme l'éducation ou plus concrètes comme le système des transports ou les effets de la prospérité industrielle. Cette garantie ne s'exprime pas en termes de propriété col- lective, c'est l'organisation politique de l'État républicain qui réalise cette nationalisation par l'intermédiaire d'associations, de sociétés anonymes, etc. Pecqueur affirme donc possible le dépassement du libéralisme dont il conserve l'individualisme et l'efficience économique par une forme de socialisme républicain. Celui ci est conçu dans le cadre d'un État issu du suffrage universel, mais aussi régulé par un ensemble d'instances intermédiaires dans lesquelles élections et concours obéissent à des règles démocratiques.
Au-delà de l'étude d'une oeuvre et d'un penseur historiquement important, il est nécessaire de souligner la dimension politique et actuelle de l'oeuvre de Pecqueur. Les idées centrales de celle-ci ne sont pas oubliées parce qu'elles seraient datées ou obsolètes, mais parce qû elles sont aujourd'hui très vivement et idéologiquement combattues :l'idée de fonctionnaire public comme agent de la solidarité dans un État qui combat l'individualisme, celle de la socialisation du crédit (qui ne doit pas être privé), celle d'une théorie de l'impôt, unique et progressif (sur le capital comme sur le revenu). De même la définition de la science économique comme science sociale et humaine, et celle du rôle de l'éthique comme régulateur de l'économie sociale.
Les tentatives de mise en doute du paradigme dominant (celui du calcul des intérêts pax un acteur rationnel) quelles soient anciennes comme celle de Pecqueur ou plus récentes doivent permettre de considérer le devoir de solidarité comme un possible principe d'organisation d'une société évoluée et républicaine. Certains auteurs presque oubliés du xlxe siècle sont susceptibles d'inspirer aujourd'hui le travail critique et politique de Charles Gide à Raspail ou Bourgeois. On puise chez Pecqueur en tout cas la certitude que l'économie sociale doit remplacer l'économie politique qui ne s'intéresse qu'à l'aspect matériel de la vie des sociétés
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Pour nous, l'économie embrassera tout ce qui au spirituel et au matériel peut garantir le but de solidarité, de fraternité, d'égalité et de liberté que poursuit le genre humain; tout ce qui peut maintenir ou augmenter le bonheur des individus et des nations6.
L'économie sociale et solidaire dans sa définition du xxie siècle devrait pouvoir par conséquent se fortifier grâce aux socialismes «utopiques ou républicains français du xlxe siècle dont Pecqueur, on n'en doutera plus après la lecture du recueil, est un superbe exemple.
BIBLIOGRAPHIE
PEcQuEUR, Constantin [1839], Économie sociale. Des intérêts du commerce, de l'industrie et de l'agriculture, de la civilisation en général sous l'influence des applications de la vapeur —Machines fixes, Chemins de fer, Bateaux à vapeur, etc., Paris, Desessart.
PEcQuEUR, Constantin [1840], Réforme électorale. Appel au peuple à propos du rejet de la pétition des 240 mille, Paris, Desessart.
PEcQuEUR, Constantin [1842], Théorie nouvelle d'économie sociale et politique ou études sur l'organisation des sociétés, Paris, Capelle.
MARCY, G. [1934], Constantin Pecqueur, fondateur du collectivisme d'État, Thèse pour le doctorat, Université de Lille, Paris, Sirey.






François ETNER et Claire SILVANT, Histoire de la pensée économique en France depuis 1789, Paris, Economica, 2017, 496 pages.
Clément COSTE Sciences Po Lyon Triangle UMR 5206
Rendre compte d'une histoire spécifiquement française de la pensée économique est le projet ambitieux et bienvenu de Claire Silvant et François
6 Pecqueur, 1842, p. n.
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Etnert. Disons le d'emblée, le contexte politique issu de la Révolution, la formation d'ingénieurs-économistes ainsi que l'enseignement de la science économique au sein des facultés de droit, constituent pour les auteure•s la spécificité du cas français, de l'histoire fran~-aise de la pen- sée économique. Si la première de couverture fait l'inventaire de tous les économistes abordés dans l'ouvrage, tous ne sont pas traités avec le même égard. Et pour cause, Claire Silvant et François Etner font néces- sairement des choix méthodologiques àpartir desquels ils racontent une histoire de la pensée économique singulière, une histoire parmi tant d'autres possibles. L'ouvrage est à la fois érudit de par la richesse des théories mobilisées, des débats abordés et des sources mobilisées avec un raffinement particulier concernant les différentes publications citées ; et accessible de par son écriture limpide. Si les auteure•s font le choix de n'aborder que «les idées qui ont été significativement discutées par la majorité des économistes » et écartent un certain nombre d'approches qui ne seraient pas proprement économiques car n'émanant pas directement d'économistes, la dimension analytique du travail proposé ne sacrifie pas totalement sa dimension contextuelle et participe ainsi d'une histoire des idées cohérente et intégrée. On notera l'attention particulière accor- dée àl'environnement institutionnel (scientifique) qui, historiquement, a permis la diffusion de l'économie politique en France. Le volume se présentant sous la forme d'un manuel, j'en propose ici un résumé avant de discuter rapidement les conséquences d'un parti pris méthodologique qui donne sa couleur à l'histoire qui nous est contée.
La première partie de l'ouvrage est celle des Révolutions. Elle consacre ainsi la mise en place d'une école libérale française et témoigne de cer- taines résistances. Cette partie est d'abord l'occasion de préciser ce qui fédère les économistes français de la période (chapitre 1) : a) un attachement sincère —quoique « modéréZ » — à la République, lequel trouve son fon- dement idéologique dans le libéralisme; b) plusieurs enseignements hérités d'Adam Smith, à savoir l'idée de progrès, l'émancipation par le marché et une certaine conception de la valeur. Le propagateur français des idées d'Adam Smith, Jean-Baptiste Say, est présenté dès le chapitre 2. Au-delà
1 Le dernier ouvrage de référence, centré sur le cas français, est l'ouvrage collectif dirigé par Dockès & al. (2000), ouvrage plus dense et portant sur une plus courte période.
2 Par opposition aux républicains avancés et radicaux de 1848 et à la République sociale qu'ils appellent de leurs voeux. Sur les Républiques de 1848, cf. Hayat (2014).
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des thèmes phares de l'économiste français, les auteure•s engagent une réflexion sur la place de l'économie politique parmi les sciences sociales. La conception «scientiste » de Say, selon laquelle l'observation des faits doit permettre d'élaborer «des lois à caractère universel », est alors détail- lée, àl'heure où nombre de travaux économiques prétendent pouvoir se passer de l'observation et ne retenir qu'une cohérence purement logique et déductive pour justifier de leur scientificité3. Si ces différents points ne sont pas inédits, l'écho de la position «utilitariste » de Say quant à la souffrance animale résonne aujourd'hui. L'élevage animal à des fins alimentaires est utile à la société nous dit Say. Encore faut-il, pour être en phase avec la philosophie utilitariste que l'animal ait une vie heu- reuse, que la mise à mort s'effectue sans souffrance et «par surprise ». Ce point, singulier certes, mais d'une actualité tangible, conteste de manière originale la thèse de l'obsolescence de l'histoire de la pensée. Cet ouvrage réaffirme ainsi, s'il en était besoin, l'ancrage de la discipline.
Suivent une très courte introduction de François-Nicolas Canard dont on retient à la fois la précocité des analyses en terme d'équilibre et les confusions manifestes, ainsi qu'une présentation plus étoffée d'un Sismondi à la fois libéral (smithien) et socialiste. Or, si l'inquiétude de Sismondi concernant la misère ouvrière est manifeste, les auteure•s ont raison de tempérer l'usage de la catégorie «socialiste» à son égard. En effet, chez lui, l'antagonisme social s'aggraverait dès lors que «l'État [interviendrait] massivement dans les affaires économiques ». Qui plus est, son « aristofilie4 » et son opposition farouche à l'impôt foncier l'éloignent significativement des préoccupations socialistes de la périodes. Revendiquer un Sismondi socialiste nécessiterait de réaliser un raffinage de cette catégorie abusivement intitulée «socialisme utopique6 ».
C'est à cedit «socialisme utopique » et à sa «critique de la propriété privée, de l'héritage et de la concurrence» qu'est consacré le chapitre 4. Si l'on doit à Marx et Engels (1880) cette qualification péjorative devenue célèbre selon laquelle « la dialectique de l'histoire » doit être préférée
3 Cf. Mouchot (1996).
4 Lutfalla (1976).
5 Sismondi (1837).
6 Ce faisant, et sut certains aspects seulement, Sismondi, qui revendique une certaine hiérarchie sociale et la mise sous tutelle des pauvres, serait relativement plus proche d'un saint-simonisme particulier — il existe une correspondance épistolaire avec Gustave d'Eichtal —que du «socialisme des collaborateurs ».
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à la «charité verbale' », l'accueil que la Revue des deux mondes et le Journal des économistes réservent aux socialistes explique peut-être, en partie, pourquoi ces socialistes — «historiens », «sociologues » mais «pas principalement [aux dires des auteure•s] des économistes» — «ne fréquentent pas les économistes ». Parmi ces «hérétiques », les auteur•e•s s'intéressent àSaint-Simon, Fourier et Proudhon, lequel est «gratifié» d'être le seul socialiste qui soit simultanément économiste. L'exhaustivité est certes un voeu pieu. Mais s'intéresser à la trajectoire et aux travaux de Constantin Pecqueur (1801-1887), auteur atypique et méconnu qui traverse les différentes sphères du socialisme français de la période 1830-1848, permettrait de nuancer cette assertions. En effet, Pecqueur remporte en 18361e concours lancé pax l'Académie des Sciences Morales et Politiques9, publie sa réponse en deux volumes en 1839 et fait paraître en 1842 une Théorie Nouvelle d'Économie Sociale et Politique (...) qui suscite l'intérêt de Louis Reybaud, lequel dénonce certes les «métamorphoses chimériques »mais reconnaît « le talent » et «les brillantes intuitions » de l'auteur à qui il promet «une carrière brillante10 ». La Commission du Luxembourg qui est pax ailleurs furtivement évoquée dans l'ouvrage est également un espace où les «socialistes» —Blanc, Pecqueur, Vidal, Reynaud —discutent avec des «économistes » —Louis Wolowski, Dupont White, Frédéric Le Play. Les débats économiques abordés, ainsi que les propositions concrètes qui sont discutées —notamment la question du «droit au travail » —intéressent particulièrement les « économistesll » et s'inscrivent ainsi dans le réel en construction. Au sein d'une démarche contextualisée, placer le curseur sur «l'épisode 1848 » incite à redis- cuter la catégorie «utopique » usitée, à démontrer l'existence d'un réel économique de l'utopie et à signifier son historicité1z.
La seconde partie de l'ouvrage porte sur «l'âge d'or de la pensée libé- rale »qui s'étale de 1841 à 1870. Le chapitre 5 aborde les fondements de la domination des économistes libéraux que l'on repère dans la création
7 Perroux (1964).
8 Cf. Coste & al. (2017). Elie Halévy écrivait à Célestin Bouglé en 1902 que «tout ce que Marx a écrit sur la concentration capitaliste est copié chez Pecqueur ».
9 «Quelle peut être sur l'économie matérielle, sur la vie civile, sur l'état social et la puissance des nations, l'influence des forces motrices et des moyens de transport qui se propagent actuellement dans les deux mondes ? »est la question posée par l'Académie en 1836.
10 Reybaud, 1843, p. 219.
11 On pense notamment à Garnier (1848).
12 Cf. Riot-Sarcey (1998).
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de nouvelles chaires d'enseignement assurant la diffusion de l'économie politique13, dans la relation étroite avec la maison d'édition Guillaumin, la création d'unJournal et d'une Société dédiés aux économistes, et connaît son apothéose dans la publication du célèbre Dictionnaire de l'économie politique de Coquelin et Guillaumin (1852-1853). Au sein de ce groupe, les auteurs s'attardent sur certains économistes en raison de leur grande influence àl'époque —Louis Wolowski et Michel Chevalier — ou pour leur apport incontestable à l'économie mathématique —Cournot, Mazet et Walras.
L'unité de cette école libérale, à savoir la liberté économique —liberté commerciale et liberté du travail —c'est-à-dire, en creux, la défense de la propriété privée et l'intervention minimale de l'État, est abordée au cours du chapitre 6. Malgré une certaine unité sur ces principes, force est de constater la naissance d'importantes controverses parmi les libéraux.
Nuançant ainsi la thèse d'une homogénéité parfaite de ce groupe, le chapitre 7 rend compte de ces débats. L'analyse de ces controverses est centrale, postulent les auteure•s, pour comprendre la structuration de cette tradition. L'opposition des économistes français à la méthode mathéma- tique —question qui continue de structurer le champ disciplinaire —est par exemple abordée et sera provisoirement entérinée sous la Troisième République lorsque les cours d'économie seront dispensés pax les juristes. Plus largement, plusieurs des grandes controverses théoriques sont très largement restituées et certaines témoignent d'une actualité évidente celles qui incombent à la fiscalité —directe/indirecte, proportionnelle/ progressive, sur le revenu /sur le capital, impôt unique /impôt multiple — à l'héritage —droit d'aînesse /liberté de tester /partage égalitaire —, et à la propriété intellectuelle —propriété illimitée sur l'oeuvre / copro- priété sociale /distinction oeuvre artistique et innovation industrielle, question qui intéresse aujourd'hui particulièrement le paradigme des Communs14. Enfin, les positions des libéraux quant à la question sociale sont dépeintes. Quelles que soient les positions de chacun, la conception qui prédomine est que la pauvreté relève de la responsabilité individuellels
13 Cf. Le Van-Lesmesle (2004).
14 Cornu & al. (2017).
15 C'est notamment le message des grandes enquêtes du xixe siècle de Villermé (1840) et Buret (1840).
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et que le marché demeure le meilleur rempart à«l'économie politique du désespoir» — i.e. au socialisme.
La suite de l'histoire (partie 3) est celle du déclin de l'orthodoxie libé- rale à lafrançaise et de l'émergence de pensées alternatives qui entendent porter le regard « au-delà de l'individu ». La période est celle des révoltes (1870) et des guerres (1870, 1914-1818,1939-1945), mais ces événements ne sollicitent pas l'attention particulière des auteure•s qui choisissent, en règle générale — il s'agit d'un choix méthodologique — de ne retenir le contexte pour expliquer les grandes transformations du savoir écono- mique uniquement lorsque les économistes eux-mêmes le mobilisent.
Le chapitre 8 présente cette nouvelle génération d'économistes sous influence germanique plus que britannique, dont l'ambition est de décrire le réel en renonçant à établir de vagues théories abstraites. Les économistes cherchent dès lors à accumuler des faits et à les décrire sans revendiquer de lois économiques valables toujours et en tout lieu, préférant évoquer des produits sociaux temporaires. Au delà de la méthode, les publications —dans les Revue d'économie politique (1887) et Revue d'histoire des doctrines économiques et sociales (1908) —contestent le libéralisme dont le déclin est attesté par la perte d'aura du Journal des économistes (1870). Est alors précisée l'influence de Charles Gide dans ce long processus :l'histoire des doctrines devient un cours obligatoire en 1895 et le manuel phare de Gide et Rist (1909) s'impose à tous les professeurs jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale.
Le déclin du libéralisme rime avec celui de l'individualisme. Les auteure•s perçoivent au cours du chapitre 9 que l'apport essentiel de cette nouvelle génération d'économistes réside dans la prise en compte de la dimension collective des relations sociales. Cinq éléments concernant le monde du travail permettent d'illustrer cette thèse générale :l'avènement du contrat de travail et la reconnaissance du fait syndical d'abord, le recours souhaité à des Bourses du travail, l'amélioration de la condition ouvrière par les ouvriers eux-mêmes ou par les patrons via le dévelop- pement du patronage et de la philanthropie, enfin l'intérêt porté aux coopératives, par Gide essentiellement, qu'il apparente à une troisième voie entre individualisme et collectivisme. Si ces différentes observations participent du déclin théorique de l'individualisme, les tenants du libé- ralisme raillent ce mouvement d'ensemble et ne le considèrent, encore une fois, que comme moyen de lutter contre le socialisme.
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Considérer que la discipline économique se devait désormais de s'élever au dessus de l'individu ne pouvait que contribuer à endommager la barricade que depuis un siècle les «économistes » s'évertuaient à élever entre eux et les socialistes, et faire entrer dans le champ disciplinaire les thèmes de prédilection dudit socialisme (chapitre 10). Lorsque certains, Leroy-Beaulieu et Bourguin, s'escriment à délégitimer les postulats et conclusions marxistes, d'autres, Perroux et Bouvier-Ajam, voient dans le corporatisme un moyen de réconcilier ouvriers et maîtres, lorsque chancèle le capitalisme et se précise la menace totalitaire. Il s'agit ainsi de retrouver des corps intermédiaires entre l'État et l'individu. C'est en partie ainsi qu'est saisie la nation par Paul Cauwès :les intérêts nationaux, collectifs, dépassent l'intérêt personnel. À cette question nationale est liée la question coloniale. Si les auteur•e•s relèvent des différences significatives entre ceux qui la considèrent comme «moyen pour la France de tenir son rang parmi les nations après la défaite de 1870 », et ceux qui perçoivent «simplement » la coopération possible entre la France et le Maghreb, l'esprit de l'époque est que nations et peuples instruits ont pour devoir d'instruire les autres. Cette mission civilisatrice fait écho à «l'anthropologie » de Clémence Royer — éco- nomiste connue pour avoir notamment traduit en français l'oeuvre de Darwin —qu'expose alors les auteure•s. L'économiste justifie l'inégalité naturelle entre les Hommes et légitime dans les colonnes duJournal la domination des «races supérieures ». Il aurait été intéressant d'éclairer cette question du point de vue de certains socialistes :l'égalité entre les Hommes apparaît à la fois comme le point cardinal de la doctrine socialiste et le point de bascule entre différentes traditions. Si, par ail- leurs, on connaît l'antisémitisme de Proudhon et si les auteurs opèrent justement ce rapprochement en ce qui concerne «la question juive », on regrette la dimension englobante et généralisante selon laquelle «les juifs seraient, pour les socialistes [dans leur ensemble], coupables à cause de leur éternelle nature », là où les économistes libéraux feraient preuves de nuances d'interprétation et de mesure.
Différents éléments avancés précédemment se retrouvent chez Léon Walras qui fait l'objet du chapitre 11 : a) le «socialisme » ou les doc- trines sociales; b) l'intérêt national dépassant l'intérêt individuel (cf. la nationalisation) ; c) l'importance de certains services publics. Un long développement énumérant les quelques walrasiens français et les raisons
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de la faible appréciation qu'il suscite en France, closent ce chapitre. Suivent deux chapitres thématiques :crise et monnaie en sont les deux points de fixation.
L'analyse des crises (chapitre 12) se justifie à cette période, nous expliquent les auteur•e•s, pax la récurrence depuis le début du xIxe siècle des cycles conjoncturels et par le caractère de plus en plus violent des crises. Les conceptions de quatre auteurs français sont analysées, du rôle dominant du crédit chez Juglar, aux considérations sociologiques de Simiand en passant par l'opposition entre Lescure et Aftalion sur la validité de la loi des débouchés et le caractère général des crises. Au-delà de ces différentes interprétations, l'accent est mis sur la méthode et la volonté d'attester de mécanismes pax des séries statistiques longues. Le recours aux statistiques et à la méthode inductive procède également pour tenter d'expliquer le chômage et les taux de salaire réel. Les auteur•e•s avancent dans cette direction pour rendre compte de l'explication ori- ginale de Charles Rist précédant finalement la relation de Phillips, et l'interprétation classique de Jacques Rueff qui prévient l'agenda néolibéral.
La monnaie (chapitre 13) est le thème qui clôt l'analyse de la pen- sée économique en France à la veille de la Seconde guerre mondiale. Au-delà des questionnements sur la fin du bimétallisme, les auteure•s s'interrogent plus significativement sur les effets de la monnaie théo- risés notamment pax Levasseur (1858), Laveleye (1891), Juglar (1893), Leroy-Beaulieu (1896) et Walras (1889). Surtout, rendent-ils compte de la précocité en France des débats entourant la théorie quantitative de la monnaie et l'originalité des positions tenues dans un régime bimétal- lisme ?François Etner et Claire Silvant témoignent ainsi du fait que le caractère neutre de la monnaie et la nature exclusivement monétaire de l'inflation sont très largement débattus en France parmi les «libé- raux », les «contestataires » et les «orthodoxes » jusqû aux tentatives d'explications mathématique de Walras et microéconomique d'Aupetit. L'essor de l'économétrie dès 1930, la modernisation des services de la statistique ainsi que le développement de son enseignement aident sans doute aux tests de validation empirique.
L'histoire française de la pensée économique de François Etner et Claire Silvant se referme sur la période qui nous sépare de l'Après-guerre, et retient «les universitaires» comme sujet d'étude, parmi lesquels, les libéraux ne compteraient plus (partie 4). Le chapitre 14 fait l'inventaire de
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l'immédiat Après-guerre et pose François Perroux comme figure tutélaire de la nouvelle génération de professeurs qui émergera à la Libération. L'ambition méthodologique consiste à décloisonner l'économie en l'ouvrant à la sociologie et à l'histoire. L'opposition à la modélisation mathématique demeure ainsi très forte malgré l'influence d'Aftalion, Pirou et Perroux. De manière plus étonnante, on note la faible influence du marxisme, et le «faible »ralliement au keynésianisme dont les interprétations françaises sont particulièrement bien restituées pax les auteure•s.
Le décloisonnement de la discipline est plus manifeste encore au sein de l'influente «École socio-économique» de 1944 à 1960 que l'on se réjouit de retrouver au sein d'un manuel d'histoire de la pensée éco- nomique (Chapitre 15) se détachant ainsi de considérations semblables à celle de Michel Mougeot pour qui, la dimension analytique primant sur tout le reste, il est ainsi opportun d'évincer ces «économistes de tradition réaliste et sociologique16 ». Se gardant d'un tel jugement — ou d'un jugement inverse d'ailleurs — et remarquant simplement l'ampleur importante et la dimension structurante de ce groupe, Claire Silvant et François Etner précisent en quoi ces économistes français innovent dans la critique de la théorie dominante :ils s'intéressent aux réalités collectives ; ils théorisent les structures et les systèmes économiques (Bauchet, 1952 ; Lhomme, 1954), ils précisent la notion fondamentale de domination qui éclaire la «dissymétrie» des relations socialesl'. Les auteure•s mettent ainsi l'accent sur ce qu'ils présentent comme une spécificité française héritée de l'École historique allemande :l'idée que les structures ne sont pas immuables, et que lorsqu'elles changent trop un nouveau système économique apparaît. Un nouveau programme de recherche naissait au sein duquel allait s'engouffrer les économistes de la régulation, il est résumé p. 452: «La régulation du système économique dépend de l'état des structures qui dépend lui-même de l'histoire et de l'évolution des rapports de forces ». L'histoire de François Etner et Claire Silvant propose un chapitre «conclusif» consacré aux hétérodoxies françaises les Théories du déséquilibre, l'École de la régulation, et, (trop) brièvement, l'Économie des conventions, qui attestent de la volonté «d'inventer une nou- velle science économique » (p. 474) capable de rivaliser avec l'orthodoxie anglo-saxonne (chapitre 16).
16 Mougeot (1989)•
17 Perroux (1948).
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Inventer une nouvelle science économique. L'ambition des «hétérodoxes » rappelle, s'il en était besoin, que la structuration du savoir économique et sa normalisation institutionnelle dépendent de jeux d'acteurs et de luttes auxquelles se livrent des protagonistes aux considérations alternatives, souvent antagonistes. L'histoire que racontent François Etner et Claire Silvant est, au moins pour les trois premières parties, l'histoire des vainqueurs de ces «luttes ». Force est de constater que ces conquérants — au moins jusqu'à la fin du xlxe siècle donc —partagent un antisocialisme virulent. Preuve en est le réquisitoire de Gide que les auteur•e•s rappellent à bon escient, selon lequel «ces économistes, dépourvus de toute qualité scientifique [sont] uniquement intéressés à réfuter le socialisme » (p. 447). L'antisocialisme apparaît très souvent en filigrane de l'histoire racontée ici. Mais ce socialisme français n'apparaît-il réellement qu'en négatif de l'économie politique ? Les auteur•e•s rap- pellent le diagnostic de Jean Marchas pour expliquer la changement de paradigme qui opère chez les économistes français au tournant des années 1950: «Dans le domaine économique comme dans le domaine social, l'individua.lisme du xlxe siècle a cédé sa place à l'associationnisme qui caractérise le xxe siècle. La théorie économique qui a été pensée en fonction du premier, doit être repensée en fonction du seconds$ ». Or, cet associationnisme comme objet théorique et la critique de l'individualisme naissent précisément dans les courants socialistes du xlxe siècle français — au sein d'une première économie sociale. Les choix méthodologiques de François Etner et Claire Silvant — il faut bien en faire lorsque l'on s'attelle à une telle entreprise — contribuent à inférioriser ce socialisme qui est tout aussi pluriel que le libéralisme français. Et je crois que ce socialisme fait partie de l'histoire française de la pensée économique de manière imprécise et lacunaire certes — au-delà des quelques pages qui lui sont consacrées et des seuls Saint-Simon, Fourier et Proudhon. Si la troisième spécificité de l'histoire française de l'économie politique tient selon les auteur•e•s « au rôle de l'État et à l'idée d'intérêt général, à la contestation du libéralisme et de l'économie de marché » (p. 476), alors les traditions socialistes ont leur place dans cette histoire. Une attention particulière aux évènements de 1848, évoqués brièvement dans l'ouvrage, permettrait de l'attester. Si l'apport des auteurs socialistes à une histoire de l'économie politique française est finalement jugé faible,
18 Marchas (1953).
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Charles Gide, auquel l'ouvrage accorde une place conséquente, reconnaît à plus d'un titre leur apport incontestable et multiple à une économie sociale française dont il est la figure tutélaire.
Ces remarques ne diminuent en rien le grand intérêt de l'ouvrage qui propose une généalogie précise de l'économie politique en France. Elles invitent peut-être simplement à écrire une autre histoire, une histoire non concurrente mais complémentaire, celle des vaincus.
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Ghislain DELEPLACE, Ricardo on Money : A Reappraisal, Abingdon (R.U.), Routledge, 2017, xvi et 417 pages. Index.
Christophe DEPOORTÈRE Université de La Réunion CEMOI
C'est par un ouvrage consacré à Ricardo et la monnaie que Ghislain Deleplace a choisi de célébrer le bicentenaire de la publication de On the Principles of Political Economy, and Taxation (1817). Ce choix peut sem- bler quelque peu paradoxal puisque dans ses Principles, Ricardo traite presque exclusivement de questions d'économie réelle et des théories de la valeur, de la répartition et de l'impôt. Par ailleurs, le seul chapitre de cet ouvrage consacré exclusivement à la monnaie, «On Currency and Banks », semble n'avoir qu'un objectif théorique limité, à savoir, «passer brièvement en revue certaines lois générales qui régulent [la] quantité et [la] valeur » de la monnaie (Ricardo, 1951-1973, vol. 1, p. 352). Les Principles occupent toutefois une place importante dans l'interprétation de la théorie monétaire de Ricardo que nous livre Ghislain Deleplace. L'une des spécificités de cette interprétation est en effet de mettre en évidence la façon dont la théorie réelle exposée dans les Principles, et notamment la théorie de la valeur, est venue enrichir la théorie monétaire de Ricardo et dissiper certaines ambiguïtés présentes dans les écrits de 1809-1811.
La première partie de l'ouvrage est consacrée à l'histoire des écrits monétaires de Ricardo. Elle traite aussi bien du contexte historique de la controverse bullioniste (1797-1821) que de la participation de Ricardo aux débats sur la monnaie et sur la Banque entre 1809 et 1823. L'exposé
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est clair et précis et montre que sur des questions d'une extrême tech- nicité, telles que celles traitées dans l'Appendix 1 : «Ricardo on bullion and foreign exchange markets », Ghislain Deleplace prend toute la mesure de l'auteur auquel il consacre son ouvrage. On notera par ailleurs qu'à certains égards, Ghislain Deleplace va au-delà de l'objectif qû il s'est lui-même fixé dans ces deux chapitres et qu'il ne se limite pas à une simple restitution du contexte historique et théorique. C'est notamment le cas lorsqu'il traite de Henry Thornton (p. 33-37 & p. 53-54)1, auteur dans lequel il voit un trait d'union entre le premier et le second round de la controverse bullioniste. Ghislain Deleplace insiste en effet sur le caractère «ambivalent » de la théorie développée dans le Paper Credit (1802), rejetant ainsi l'hypothèse développée par Hayek (1939, p• 56) d'une évolution qui aurait conduit Thornton à prendre plus au sérieux, en 1810-1811, qu'il ne l'avait fait en 1802, le danger représenté par une monnaie de papier inconvertible. Pour Ghislain Deleplace, l'erreur de Thornton ne serait pas d'ordre théorique mais viendrait du mauvais diagnostic qû il pose sur la situaxion de 1802 et du remède qû il propose pour pallier la baisse des changes et la hausse du prix de marché de l'or. Ces phénomènes ayant été provoqués par une émission excessive de billets et non par un déficit commercial ou le paiement de subsides à des puissances étrangères, c'est bien à une contraction des émissions de la Banque d'Angleterre qu'il fallait procéder, et non, comme il l'avait soutenu à l'époque, à leur augmentation.
L'intérêt assumé de Ghislain Deleplace pour les questions d'analyse économique, qui justifie la place accordée à Thornton dans la première partie de l'ouvrage, a néanmoins pour effet d'occulter l'importance parfois plus politique que théorique il faut bien l'admettre —occupée par d'autres acteurs de la controverse bullioniste. C'est particulièrement le cas de celui dont les efforts conduisirent à la mise en place du Bullion Committee et qui en assura la présidence :Francis Horner. S'il est certes mentionné comme tel par Ghislain Deleplace, ses contributions aux débats du premier «round », à savoir les recensions des ouvrages de Thornton et de Lord King, publiées en 1802 et 1803 dans la toute jeune Edinburgh Review, sont tout simplement omises. Elles font pourtant partie des publications dans lesquelles Ricardo fit son apprentissage de l'économie politique (Ricardo, 1951-1973, vol. 7, p. 246). En outre, et comme le
1 Les numéros de page renvoient à l'ouvrage recensé.
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soulignent plusieurs commentateurs, la. recension pax Hornes de l'ouvrage de Thornton exerça peut-être une influence plus importante sur l'opinion publique que le Papes Credit lui-même (Hollandes, 1911, p. 453-454 ; Fetter, 1957, p. 7). D'autres acteurs importants (à des titres différents) de la controverse bullioniste, tels que Robert Mushet ou encore Pascoe Grenfell, auraient sans doute également mérité plus d'attention dans cette première partie, et ce afin d'offrir un tableau plus complet des forces en présence et des affinités théoriques et politiques entretenues pax Ricardo.
La deuxième partie de l'ouvrage porte sur la théorie monétaire de Ricardo proprement dite. Elle débute par une recherche consacrée à la signification exacte attribuée par Ricardo à l'expression «valeur de la monnaie ». Sur cette question, Ghislain Deleplace rejette l'interprétation de S. Hollandes, Laidler ou encore Blaug, qui considèrent cette «valeur » comme l'inverse du niveau général des prix lequel, en l'absence d'indice des prix satisfaisant, serait approché par le prix de l'or. Il s'écarte égale- ment de l'interprétation de Marcuzzo et Rosselli (1991, p. 41) reprise pax Takenaga (2013), à laquelle il avait pourtant souscrit jadis (Deleplace, 1994, p. 106 ;1996, p. 311; 1999, p. 100-101; 2001, p. 332-334), et selon laquelle Ricardo définirait la «valeur de la monnaie» par son pouvoir d'achat sur une marchandise particulière :l'étalon monétaire. Ghislain Deleplace est alors conduit à proposer une troisième interprétation, à la fois originale et féconde sur le plan de l'exégèse, à savoir que tout au long de sa carrière, Ricardo signifie par «valeur de la monnaie» le pouvoir d'achat de cette monnaie sur l'ensemble des marchandises à l'exception de l'étalon monétaire (p. 88, 90-93). Si le pouvoir d'achat de la monnaie sur l'étalon (l'inverse du prix de marché du lingot) ne constitue plus la définition de la valeur de la monnaie, il n'en reste pas moins l'indicateur de son éventuelle dépréciation. Ainsi se trouve justifiée l'affirmation de Ricardo selon laquelle «lorsque la monnaie est saine, la valeur de l'or peut varier mais son prix ne peut pas » (Ricardo, 1951-1973, vol. 5, p. 392).
Le corollaire de cette proposition est bien évidemment que la valeur de la monnaie évolue au gré de celle de l'étalon monétaire. Dès lors, se pose la question des déterminants de la valeur de l'étalon, et avec elle, des liens entre théorie monétaire et théorie réelle. C'est essentiellement de ce point de vue que la rédaction des Principles constitue pour Ghislain Deleplace, une rupture dans les écrits monétaires de Ricardo. En effet, dans ses écrits de 1809-1811, Ricardo crée une certaine confusion en
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associant la valeur de l'or à sa quantité, et en établissant à plusieurs reprises une analogie entre la découverte d'une mine d'or et l'émission de billets par la Banque d'Angleterre. Contrairement à ces premiers écrits qui peuvent laisser penser que la valeur de l'étalon monétaire et celle de la monnaie obéissent à une seule et même règle, régie par les quantités, les écrits de 1819-1823 séparent clairement deux types de causes pouvant d'affecter la valeur de la monnaie
1) Les causes réelles qui influent sur la valeur de la marchandise choisie comme étalon monétaire, dont la hausse (la baisse) se traduit par une baisse (une hausse) proportionnelle de tous les prix à l'exception de celui de l'étalon (chap. 5).
2) Les causes liées à la quantité de monnaie en circulation dont les effets se manifestent sur le prix de l'étalon monétaire et qui traduisent une appréciation (baisse du prix de marché de l'étalon) ou une déprécia- tion (hausse du prix de marché de l'étalon) de la monnaie (chap. 6 et 7).
Cette relation entre variations de la valeur de la monnaie, variations de la valeur de l'étalon et variations du prix de l'étalon est exprimée dans ce que Ghislain Deleplace appelle «l'équation monnaie-étalon» qui, dans sa forme simplifiée, s'écrit
OVM OVG OPE
Vjy V~ P~

avec VM la valeur de la monnaie, V~ la valeur de l'étalon monétaire et P~ le prix de marché de l'étalon.
La mise en évidence de cette relation sonne par ailleurs le glas de l'accusation portée par Marx et reprise par nombre de commentateurs (Blaug, 1995, p. 31; 1996, p. 127 ; Arnon, 2011; Green, 1992 ;King, 2013) au sujet d'une possible incohérence, voire d'une contradiction chez Ricardo entre une théorie de la monnaie marchandise, où la causalité va de la valeur vers la quantité de monnaie en circulation, et l'adoption de la théorie quantitative de la monnaie, où la causalité est inverse. L'équation monnaie-étalon montre en effet clairement qu'une variation de la valeur de la monnaie peut provenir d'un changement dans la valeur de l'étalon, mais également d'une variation du prix de marché de cet étalon, varia- tion liée à la quantité de monnaie en circulation et traduisant alors son appréciation ou sa dépréciation. Une différence notable entre ces deux
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canaux de transmission existe néanmoins :alors que l'influence de la valeur de l'étalon sur la valeur de la monnaie est directe, la quantité de monnaie en circulation n'agit sur la valeur de la monnaie que de façon indirecte, par le biais du prix de marché de l'étalon.
Ce dernier point permet, selon Ghislain Deleplace, de distinguer la théorie monétaire de Ricardo de la théorie quantitative de la monnaie dans laquelle le lien de cause à effet entre la quantité de monnaie et la valeur de la monnaie est direct. Plus encore, comme le montre l'analyse des mécanismes d'ajustement de la valeur de la monnaie en cas de choc monétaire, la causalité allant de la quantité vers la valeur de la monnaie est, chez Ricardo, caractéristique de situations transitoires de déséquilibre. Lorsque la monnaie se conforme à l'étalon, la relation de causalité est inverse et va de la valeur de la monnaie (déterminée par celle de l'étalon) vers la quantité de monnaie en circulation qui est en conséquence déterminée de façon endogène.
Un choix peut paraître surprenant dans cette deuxième partie. C'est celui consistant à traiter de l'instabilité des régimes bi-métallistes dans le chapitre consacré à la dépréciation de la monnaie métallique (chop. 6) plutôt que dans celui consacré aux variations de la valeur de l'étalon (chop. 5). Cette instabilité résulte en effet essentiellement de chocs réels qui produisent des variations de la valeur relative de l'or et de l'argent. Ces chocs conduisent alors à une variation de la valeur de l'étalon et s'accompagnent en conséquence d'une variation de l'ensemble des prix des marchandises à l'exception de celui de l'étalon monétaire dont le prix se maintient aux alentours du pair. La difficulté vient, bien évi- demment, de ce que tout cela s'accompagne d'un changement d'étalon monétaire. Le prix de l'ancien métal étalon connaît, dès l'instant où ce métal cesse d'assurer cette fonction, une augmentation de son prix de marché. Toutefois, ce métal n'étant plus étalon, l'augmentation de son prix ne peut être considérée comme un cas de dépréciationZ. Bien sûr, lorsque ce mécanisme s'accompagne d'une circulation mixte, comportant des billets émis par une banque d'escompte, et que les pièces frappées
2 Ghislain Deleplace en convient d'ailleurs parfaitement puisqu'il écrit (p. 238), dans le
cas d'une circulation composée exclusivement de pièces ne comportant ni seigneuriage ni rognage : «a shar[i decline in the relative value af gald in terras af silver wauld bring it belaw the ratio af their mint prices; silver wauld cease being a standard, gald alane playing that raie, and, as seen abave, the market price af silver cauld rise abave its mint price. But silver being na langer a standard, this rise did nat mean a de[ireciatian af the currency ».
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dans le métal constituant le nouvel étalon monétaire sont assorties d'un seigneuriage élevé, cette baisse de la valeur de l'étalon s'accompagne également d'une dépréciation monétaire. Toutefois, cette dernière est uniquement due à l'existence d'un seigneuriage élevé, et aux modalités d'émission des billets dans une circulation mixte. Elle existerait en effet tout autant dans un système monométalliste. Il nous semble donc que le cas général d'une baisse de la valeur de la monnaie liée à la variation de la valeur relative de l'or et de l'argent dans un système bi-métallite relève du chapitre 5. Quant à la lettre de Ricardo récemment retrouvée dans les papiers de Lord Grenville (Deleplace, Depoortère & Rieucau, 2013), et sur laquelle s'appuie Ghislain Deleplace dans son chapitre 6, son intérêt particulier vient de ce qu'elle présente un cas où les deux types de causes de variation de la valeur de la monnaie (valeur de l'étalon et prix de l'étalon) sont à l'oeuvre. Toutefois, dans le cadre d'un chapitre consacré à la dépréciation de la monnaie métallique, un cas de «pure» dépréciation lié à l'existence d'un seigneuriage (tels que ceux indiqués pax Ghislain Deleplace lui-même p. 239) aurait peut-être été plus didactique.
La troisième partie de l'ouvrage traite des conséquences de la théorie monétaire de Ricardo en termes de politique économique. Elle débute pax l'analyse du mécanisme d'ajustement international faisant suite à un choc monétaire et s'intéresse plus particulièrement à la justification théorique de la position de Ricardo selon laquelle c'est la dépréciation de la monnaie suscitée par une émission excessive qui provoque l'exportation d'or et le déficit commercial, plutôt que l'inverse. Ghislain Deleplace montre que pour Ricardo, ce mécanisme repose exclusivement sur des arbitrages opérés sur le marché de l'or d'une part et sur celui des lettres de change d'autre part. Cet ajustement se distingue en conséquence clairement du mécanisme humien des prix -flux d'espèces traditionnellement attribué à Ricardo. En effet, alors que le premier résulte d'une combinaison du mécanisme des points d'or et de l'équation monnaie-étalon, le second associe ce même mécanisme des points d'or à la théorie quantitative de la monnaie et à l'ajustement de la balance commerciale.
Enfin, et comme l'atteste l'analyse de «l'effet Pénélope3 »par Ricardo, l'ajustement de la quantité de monnaie à un choc monétaire ne passe
3 C'est ainsi que Ghislain Deleplace (2001, p. 341) désigne la situation où la baisse des
réserves de la Banque, provoquée par la remise incessante en circulation des billets qui lui sont retournés, l'oblige à acheter sur le marché, à un prix élevé, de l'or qu'elle fait
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pas nécessairement par une exportation d'or. Il suffit en effet que la Banque règle son émission en fonction du prix de marché de l'or, rédui- sant (augmentant) la quantité de billets en circulation lorsque ce prix se trouve au-dessus (au-dessous) de son prix officiel, et ce avant même que l'exportation (importation) d'or ne débute. Une telle politique supprimerait tout mouvement d'or destiné à restituer la valeur de la monnaie suite à un choc monétaire, et seuls les chocs réels sur la balance commerciale continueraient de donner lieu à des mouvements d'or avec l'étranger. C'est ce type de politique économique que Ricardo préconise dès 1811 dans l'Appendix à la quatrième édition du High Price of Bullion puis dans ses Proposals for an Economical and Secure Currency de 1816, exposant ainsi ce que Ghislain Deleplace qualifie de «prototype d'étalon de change or» (p. 325).
C'est à l'Ingot Plan (projet de convertibilité en lingot développé dans les Proposais) et au Plan for the Establishment of a National Bank, publié de façon posthume en 1824, qu'est consacrée la fin de cette troisième partie. Ces deux plans se distinguent sur plusieurs points parmi lesquels, le sta- tut privé (Ingot Plan) ou public (Natronal Bank) de la banque d'émission, de même que la question du canal utilisé pour émettre la monnaie crédit dans le cas de l'Ingot Plan, opérations d'open market dans celui de la Banque nationale. Ghislain Deleplace souligne néanmoins que tous deux restent fondés sur les deux mêmes «piliers» :celui d'une monnaie gérée d'une part et celui d'une convertibilité en lingot d'autre part. Le premier principe, déjà évoqué plus haut, consiste pour la Banque à régler son émission de monnaie uniquement en fonction du prix de marché de l'or et sans considérations pour d'autres indicateurs tels que la quantité de monnaie en circulation ou le niveau de ses réserves. Le second principe, s'il est explicite en 1816, n'apparaît dans le plan de 1824 qu'à la faveur d'une mesure apparemment secondaire. Cette dernière prévoit en effet une convertibilité des billets en pièces au prix de 31. 17s. 101h d. l'once, mais également l'obligation pour la Banque de vendre l'or qû on lui demandera. (en lingot) au prix de 31. 17s. 9d., rendant de fait la convertibilité en lingot plus intéressante que celle en pièces. La combinaison de ces deux principes conduit, selon Ghislain Deleplace, à une stabilisation du prix de l'or (pax
frapper pour honorer (au prix officiel) les demandes de conversions en espèces qui lui sont adressées. Les espèces ainsi frappées sont aussitôt fondues pour lui être revendues sous forme de lingot au prix du marché. Cette situation est comparée par Adam Smith, à « la tapisserie de Pénélope, l'ouvrage fait au cours de la journée était défait au cours de la nuit» (Smith, 1976, vol. 2, p. 551).
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le rétrécissement des bornes entre lesquelles les arbitrages maintiennent le prix de l'or, et par la stabilisation de la valeur de l'or) ainsi qu'à une plus grande sécurité liée à la réduction des possibilité de drainages des réserves de la Banque aussi bien sur le plan interne qu'externe.
Ce dernier point, sur la sécurité accrue que représenteraient les plans de 1816 et 1824 eu égard au drainage des réserves, amène à plusieurs remarques. L'affirmation selon laquelle une monnaie gérée permet d'éviter que l'ajustement à un choc monétaire ne passe nécessairement par une exportation d'or et le fait qu'il s'agisse là d'une caractéristique commune aux plans de 1816 et 1824 nous parait indiscutable. L'argument reliant la convertibilité en lingot et la disparition du drainage interne des réserves nous semble en revanche moins convaincant. Il est présenté par Ghislain Deleplace (p. 373) comme une conséquence de l'usure des pièces conduisant à une augmentation du prix de marché de l'or et à un processus du type «effet Pénélope ». De fait, l'absence d'espèces en circulation comme le prévoit le plan de 1816 rend un tel processus inenvisageable. Il semble toutefois que la disparition des espèces ne soit pas nécessaire à ce résultat et que le principe de la monnaie gérée suffise à lui seul à le garantir. Ce principe, tel que nous l'entendons, aura précisément pour conséquence de faire en sorte que le prix de marché de l'or se conforme à son prix officiel, et ce même si la cir- culation comporte des pièces rognées. La véritable efficacité de l'Ingot Plan vis-à-vis du drainage interne semble plutôt se manifester lorsqu'il s'agit de faire face à une demande de conversion destinée à substituer des espèces aux billets dans la circulation intérieure (voir Deleplace 2001, p. 338). Toutefois, dans cette dernière hypothèse, les plans de 1816 et de 1824 semblent conduire à des résultats différents. Si une telle substitution n'est pas envisageable avec l'Ingot Plan, elle est en revanche tout à fait possible dans le plan de 1824 et paraît bel et bien conduire à un drainage interne des réserves de la Banque. Il semble en conséquence délicat d'affirmer que la mesure consistant à obliger la Banque Nationale à vendre l'or qu'on lui demande au prix de 31. 17s. 9d. (en lingot), suffise à ce que l'Ingot principle soit «ressuscité sous une forme légèrement différente »dans le Plan for a National Bank (p. 366).
Ghislain Deleplace nous livre avec Ricardo on Money : A Reappraisal le résultat d'un travail ambitieux visant à réinterpréter l'ensemble des écrits monétaires de Ricardo en en dégageant à la fois l'essence et les évolutions,
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ces dernières étant mises en rapport avec le développement de sa théorie réelle. Énoncé sous cette forme le pari pouvait sembler présomptueux. Le résultat est toutefois à la hauteur des ambitions de l'auteur qui nous livre une interprétation de Ricardo bénéficiant d'une très forte cohérence interne et à mille lieux des présupposés et des caricatures dont la théorie de cet auteur est si souvent victime. C'est en conséquence un livre qui devrait faire date dans son domaine pourvu que, pour reprendre les termes de Ricardo lui-même, les commentateurs prennent la peine non seulement de le lire mais surtout de l'étudier (Ricardo, 1951-1973, vol. 7, p. 219).
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Alain ALCOUFFE et Philippe MASSOT-BORDENAVE, Adam Smith à Toulouse et en Occitanie, Toulouse, Privat, 2018, 440 pages, Bibliographie (12 pages), Index (5 pages).
Michel HERLAND Université des Antilles
Ce travail procède d'une thèse d'Histoire moderne de Philippe Massot-Bordenave. Largement reprise, amendée, complétée par les soins du professeur Alain Alcouffe, elle apporte désormais une masse d'éléments sur les institutions et l'économie du Languedoc sous le règne de Louis XV, tout en mettant en évidence les passages de la Richesse des
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nations (RN) qui traduisent les enseignements recueillis par Smith lors de son séjour à Toulouse et dans sa région.
Cette entreprise n'en apparaît pas moins doublement paradoxale. Paradoxe, déjà, chez Smith, que d'accompagner dans un «grand tour» le jeune Henry Scott (descendant d'un bâtard du roi d'Angleterre, Charles II, et futur duc de Buccleuch) alors qû il aura dans la RN des mots très sévères contre une tradition conduisant les jeunes aristocrates à «perdre dans la dissipation la plus frivole les plus précieuses années de leur vies ». Il est vrai que, sous la férule de Smith, son élève ne pouvait guère, quant à lui, perdre son temps. Second paradoxe, ou gageure, de la part de nos deux auteurs cette fois, que de vouloir faire oeuvre historique d'une période de la vie de Smith à propos de laquelle les renseignements sont plus que lacunaires. Les notes prises par Smith lors de son voyage ont été détruites par ses soins avant sa mort et, s'il y en eut, ses comptes rendus adressés au comte Townshend, qui l'avait embauché, ont disparu, comme les lettres au même d'Henry ScottZ. Tout au plus possède-t-on quelques rares lettres de Smith, plutôt laconiques, datant de cette période, les lettres que Townshend adressait aux deux voyageurs et quelques autres lettres qui traitent directement de notre sujet, provenant en particulier d'un certain abbé Colbert, futur évêque de Rodez, descendant d'une branche écossaise de la famille du grand Colbert et représentant éclairé de l'Église catholique, qui accueillit Smith et Henry Scott à Toulouse et noua avec eux des liens amicaux et durables.
On en sait, néanmoins, suffisamment pour reconstituer les grandes lignes du séjour de Smith et de son élève en Occitanie. Arrivés dans la capitale occitane le 3 mars 1764, ils y resteront jusqu'en octobre 1765, séjour néanmoins entrecoupé de voyages vers Bordeaux (à une ou deux reprises), la station thermale de Bagnères-de-Bigorre, le château de l'Isle-de-Noé, Montpellier enfin.
À l'exception du séjour à Bagnères qui fut d'abord l'occasion de nouer des contacts avec la gentry de la région (d'où procéda, par exemple, l'invitation du comte de Noé), ces visites avaient un but studieux. Bordeaux, capitale de la Guyenne, offrait l'exemple d'un pays d'élection, moins
1 P. 415. Toutes les références renvoient au livre d'A. Alcouffe et Ph. Massot-Bordenave.
2 Charles Townshend qui termina sa carrière comme chancelier de l'Échiquier, était le second mari de Lady Caroline douairière Dalkeith, la mère d'Henry Scott. Ce dernier deviendra. pour sa part gouverneur de la Royal Bank of Scotland.
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libre par rapport à la couronne que le Languedoc, pays d'états. Quant au séjour à Montpellier, il coïncida avec la session des états du Languedoc qui s'ouvrit le 29 novembre 1764 et se poursuivit jusqu'en janvier 1765.
À défaut de pouvoir prendre connaissance des notes prises pax Smith, c'est donc dans la RN qu'il faut chercher les traces de son passage dans le Languedoc. Au fil des chapitres du livre d'Alcouffe et Massot- Bordenave, il apparaît en effet que nombre d'exemples concrets en matière d'impôt, de péage (Smith a emprunté à plusieurs reprises le canal du Midi), etc. contenus dans la RN procèdent directement des observations qu'il fit lors de son séjour. Bien souvent ses remarques confirment ce que nous enseignent les historiens, comme pour l'économie des villes parlementaires, lesquelles — en dehors de Rouen et Bordeaux —vivant «principalement sur la dépense des officiers, des cours de justice et de ceux qui viennent y plaider, sont, en général [selon la RN], paresseuses et pauvres » (p. 298).
Une autre conclusion, inattendue, qui ressort du livre concerne la prégnance des colonies esclavagistes dans la bonne société de l'époque. Sans parler de Bordeaux qui devient un noeud important du commerce triangulaire3 à partir des années 1760 (p. 235), le comte de Noé auquel il a été fait allusion plus haut était l'héritier par sa mère de plusieurs plantations de Saint-Domingue. Né là-bas, c'est là où il retourna en 1769, renouant avec la vie de grand colon. Par un extraordinaire hasard, son cocher était le fameux Toussaint Louverture, futur héros de l'indépendance haïtienne après avoir été affranchi pax Noé (p. 285). Autre personnage qui hante les pages de ce livre, la baronne de Spens, rencontrée à Bagnères, fille d'un officier en service aux Antilles, née à la Martinique pour autant qu'on puisse le conjecturer (p. 281). Est encore mentionnée la faillite du R. P. La Valette, toujours à la Martinique, qui eut pour conséquence la proscription des jésuites hors du royaume en 1764 (p. 169). Ajoutons pour finir là-dessus que la colonisation eut une conséquence directe sur l'économie de la région toulousaine qui avait connu la fortune à la Renaissance grâce au commerce du pastel avant qu'il ne soit détrôné par l'indigo des Indes et des Antilles (p. 153).
3 Faut-il croire pour autant nos deux auteurs lorsqu'ils laissent entendre que Bordeaux
aurait été un port de trafic d'esclaves et que la vue de ce commerce aurait pu choquer l'auteur de la Théorie des sentiments moraux et son élève (p. 235) ?Dans le triangle de la Traite atlantique, le flux d'esclaves allait en effet directement d'Afrique aux Amériques.
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L'affaire Calas fait également l'objet de développements non seule- ment parce que c'est à Toulouse que l'infortuné Calas a été exécuté le 10 mars 1762, entraînant la publication par Voltaire, dès janvier 1763, du Traité sur la tolérance dans lequel il relate toute l'affaire, mais encore parce que celle-ci est peut-être la cause directe du choix de Toulouse comme lieu de séjour pour le jeune duc de Buccleuch, s'il est avéré que Smith a été missionné pour enquêter à ce sujet, soit par son grand ami David Hume, alors secrétaire de l'ambassade du Royaume-Uni à Paris, soit par le comte Townshend lui-même (p. 210).
Un bref compte-rendu ne saurait rendre compte de tous les sujets abordés par nos deux auteurs. Et l'on ne peut que s'émerveiller qu'ils aient réussi à tirer tant de fils à partir de données aussi parcellaires sur le coeur de leur sujet.