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Classiques Garnier

Émancipation, fin du travail et sorties du capitalisme Les « trois » Gorz ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2018 – 2, n° 6
    . varia
  • Auteur : Sobel (Richard)
  • Résumé : L’article pose la question de l’unité de l’œuvre d’André Gorz (1923-2007), théoricien critique des transformations du capitalisme. La thèse défendue est que le marxisme existentialiste de Gorz lui a permis de tenir le cap d’une pensée de l’émancipation sociale exigeante alors même que les mutations des forces productives modifiaient considérablement le fonctionnement de la méga-machine capitaliste ainsi que le rapport au travail structurant l’intégration sociale.
  • Pages : 169 à 197
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406087595
  • ISBN : 978-2-406-08759-5
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08759-5.p.0169
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/12/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Capitalisme, émancipation, travail, autogestion, socialisme, Sartre
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ÉMANCIPATION, FIN DU TRAVAIL
ET SORTIES DU CAPITALISME

Les «trois » Gorz ?




Richard SOBEL
Université de Lille
CLERSE — UMR 8019 CNRS



INTRODUCTION


La théorie sociale critique d'André Gorz, et notamment sa réflexion sur la nature, la place et le sens du travail dans les sociétés capitalistes avancées, a beaucoup évolué depuis son entrée dans le monde intellec- tuel au milieu des années 1950 jusqu'à à la fin de sa vie en 2007, au point qu'il semble à lui seul avoir couvert un large éventail de positions économiques radicales : du socialisme autogestionnaire qui cherche à émanciper le travail dans l'entreprise (Gorz, 1964 ; 1967) à la défense d'un revenu de citoyenneté inconditionnel pour sortir radicalement de la centralité du travail-emploi (Gorz, 1997 ; 2003), en passant par la critique radicale de la division du travail (Gorz, 1973b), la défense de la réduction du temps de travail hétéronome pour promouvoir les activités autonomes (Gorz, 1983 ; 1988), l'élaboration d'une écologie politique décroissantiste (Gorz, 1976 ; 1991; 2015), sans compter l'émerveillement devant la révolution numérique et son protocommunisme virtuel (Gorz, 2003 ; 2007 ; 2008). De deux choses l'une. Ou bien il s'agit de simples changements de position sans cohérence globale, et alors on ne peut pas
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vraiment parler de théorie sociale gorzienne. Ou bien ces changements de positions ne sont pas aussi radicaux qu'ils en ont l'air et alors il faut mettre au jour la philosophie sociale depuis laquelle ces positions font sens dans la durée de l'élaboration d'une oeuvre d'ensemble. C'est cette seconde branche de l'alternative que cet article se propose d'explorer.
L'hypothèse que nous défendons n'est pas de dire qu'il y aurait une théorie monolithique et définitive présente chez Gorz dès le début de sa réflexion sur les mutations du capitalisme contemporain et dont les différentes prises de positions ne seraient que des déclinaisons au fil des évènements. Elle consiste à dire qu'à l'occasion de chacune de ses prises de positions, Gorz mobilise une boussole philosophique qui lui permet de produire des jugements en situation qui sont à chaque fois pertinents tout en tenant une sorte de cap auquel on reconnaît une pensée importante, c'est-à-dire une pensée qui «porte à l'extrême der contradictions qui la dépassent, mais qui ne trouvent nulle part ailleurs une formulation aussi contraignante» (Balibar, 1997, p. 133). Plus précisément, il s'agira d'abord de défendre l'idée que ces changements de position se déroulent à l'intérieur de la perspective ouverte par Marx, et que Gorz revisite à partir de Sartre pour élaborer un marxisme existentialiste. Sur cette base, et sans prétendre réaliser une biographie intellectuelles, il s'agira ensuite d'établir les trois grands moments-étapes de la réflexion de Gorz : (1) le moment autogestionnaire dans les années 1960 ; (2) le modèle dual (hétéronomie/autonomie) dans les années 1970-1980 ; (3) la sortie du salariat et la conversion au revenu universel dans les années 1990-2000. L'objectif n'est pas de réduire la richesse de la pensée de Gorz qui évolue en continu parce qu'elle affronte le réel présent, mais de marquer les grands points de repère où se recueillent les traits saillants d'une réflexion vivante.
1 André Gorz (1923-2007), de son vrai nom Gérard Horst, est philosophe et journaliste
français. Dans les années 1930, il fuit l'Autriche à cause l'antisémitisme pour Lausanne en Suisse, puis en 1947 s'installe à Paris. Il travaille comme journaliste, d'abord à L'Express puis, à partir de 1964, au Nouvel Observateur qu'il cofonde avec Jean Daniel, et auquel il travaillera comme journaliste économique jusqu'à sa retraite en 1983 (sous le pseudonyme de Michel Bosquet). Sa pensée oscille entre philosophie, théorie politique et critique sociale. Disciple de Jean-Paul Sartre et collaborateur aux Temps Modernes, influencé par Yvan Illich, dans les années soixante-dix il devient l'un des principaux théoriciens de l'écologie politique. Pour plus de précision biographique, voir (Gianinazzi, 2016 ; Fourel, 2017).
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I. LE MARXISME EXISTENTIALISTE
COMME BOUSSOLE


A partir de sa rencontre avec Sartre en 1946 (Gort, 1958 ; Bowring, 2000 ; Contat, 2013 ; Gianinazzi, 2016) et jusqu'au début des années 1960, André Gorz se construit une interprétation existentialiste du marxisme (Gorz, 1959 ;1964), donnant ainsi d'emblée une place centrale aux problématiques d'aliénation et d'émancipation qui lui serviront de boussole tout au long de sa vie publique et intellectuelle (Gollain, 2018). Notre thèse est que les changements de positions de Gorz peuvent être éclairés comme étant des oscillations ou des déplacements de curseurs à l'intérieur d'une matrice sartro-marxienne dont André Gorz ne se départira finalement jamais, même s'il pourra la préciser, l'enrichir ou la reformuler. Cette matrice se présente comme une relecture originale de la philosophie du travail de Marx à l'aide de la philosophie existen- tialiste de Sartre.
Gorz lit Marx en tant que Marx est, pour lui, le penseur du « tra- vail » dans toute la pluri-dimensionnalité de cette notion, c'est-à-dire en tant que facteur de production, mode de subjectivation et forme d'intégration sociale (Sobel, 2014). Comme travail-production, le tra- vail participe de ce domaine économique que l'on retrouve —sous des formes historiques diverses et d'une façon plus ou moins bien délimitée — dans toutes les sociétés humaines, lesquelles ne peuvent fonctionner que pour autant que soient produites les ressources, bien ou services, nécessaires à la vie individuelle et collective de leurs membres. C'est ce que Marx appelle, à la fin du Livre 3 du Capital, le «règne de la néces- sité » et que Gorz requalifiera, dans le sillage d'Ivan Illich, de sphère hétéronome, dimension incontournable de la condition humaine. Or la question n'est pas tant celle de la production en général qui n'existe que dans les «robinsonnades », mais d'abord celle de sa forme capita- liste dominante. Dans ce système économique, la production semble s'être désencastrée du reste de la société et prétend valoir suivant sa propre logique. Non plus la production de richesses jugées socialement utiles et contenues dans un régime de finitude par lequel une société s'intègre dans un environnement naturel ;mais « la production pour la
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production », cette perversion moderne de l'ordre économique qui, en l'absence de régulation et d'institutions de protection, menace la via- bilité de la société entière jusqu'à son écosystème. Cette fuite en avant productiviste alimentée par le désir d'enrichissement insatiable, c'est une tendance mortifère qu'il faut combattre, mais, pour Marx comme pour Gorz, ce n'est pas une fatalité. Réfléchissant à ce que pourrait être une société émancipée — en premier lieu de l'oppression et de la démesure capitalistes —, Marx ne la voit pas sans dimension économique ; mais, à mesure que l'humanité parviendra à domestiquer la production via la maîtrise du progrès technique, il voit, comme il l'indique à la fin du Livre 3 du Capital, ce «règne de la nécessité » réduire son emprise sur le temps de la vie humaine, au profit du «règne de la liberté » à travers lequel la praxis de chacun pourra s'épanouir dans de multiples activités créatives librement choisies. Cette distinction sera reprise et complexifiée par Gorz lorsqu'il élaborera son «modèle dual» de société émancipée.
C'est évidemment s'agissant du travail-subjectivation que la lecture sartrienne de Marx par Gorz produit ses effets les plus importants. Le travail n'est pas qu'économique sur un plan objectif; il est aussi et peut-être surtout humanisant pour le genre humain sur un plan subjectif comme l'établit Marx dès les Manuscrits de 1844. S'agissant de ce rapport de soi à soi, constitutif de ce que l'on appelle aujourd'hui communément la construction identitaire ou encore mode de subjecti- vation, Marx reprend et prolonge la thématique de la reconnaissance de Hegel. À ce niveau — et Gorz remettra en cause ce point dans sa critique du travail-emploi pour l'étendre à toute forme d'activité et enrichir le projet d'émancipation —cette figure générique s'organise autour du triptyque :construction de soi, expression de soi et reconnaissance par les autres. Elle se donne pour notre modernité comme le paradigme du sens que prennent toutes les activités de travail, quelles que soient les formes sociales dans lesquelles elles sont exécutées et vécues ; et elle engage toujours un cadre institutionnel dans lequel s'organise, d'une façon ou d'une autre pour nos sociétés de travail, cette dimension inté- gratrice (Gorz, 1988). Pour autant — et c'est un problème qui parcourra l'oeuvre de Gorz —, s'agit-il de s'émanciper du travail pour s'épanouir uniquement dans d'autres formes d'activité ou bien s'agit-il d'émanciper le travail de multiples aliénations qui obèrent la vérité humaine dont il est essentiellement et universellement porteur ?
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Pour l'essentiel, Gorz conserve cette structuration marxienne de la critique du capitalisme et du projet d'émancipation; son originalité vient de ce qu'il la reformule à partir de la philosophie existentielle de Sartre, combinant l'ontologie fondamentale de la liberté humaine (L'Être et le Néant) et l'ontologie du monde social (La Critique de la raison dialectique). Son interprétation «phénoménologique » de MarxZ écarte ainsi deux autres grandes interprétations philosophiques, celle du matérialisme dialectique dominant dans le mouvement communiste des années 1950-1960 (Preve, 2011) et, surtout, celle du structuralisme althussérien, dominant la scène intellectuelle parisienne des années 1960- 1970 (Althusser, 1965). Ainsi comprise, cette phénoménologie s'oppose fortement au structuralisme, lequel postule la centralité de la structure (qui n'est pas simplement une situation donnée à dépasser dans le projet d'une liberté, mais détermine l'horizon d'action d'un sujet désormais constitué comme simple support du fonctionnement d'une structure) et donc dévalorise l'acteur (qui n'est jamais sujet constituant et se voit dénier toute subjectivité et tout pouvoir créateur, c'est-à-dire aussi bien l'historicité du monde et le projet de sa transformation radicale).
Si Gorz s'inscrit pleinement dans l'existentialisme sartrien, force est de reconnaître qu'il n'apporte aucune contribution philosophique au niveau fondamental de l'ontologie de la liberté. Celle-ci sert d'arrière-plan à une contribution qui se situe pour l'essentiel en aval, au niveau de la théorie sociale critique du capitalisme contemporain et consiste plus précisément en un développement original, pertinent et opératoire du concept sar- trien de «pratico-inerte3 » pour bien mettre en avant ce à quoi doit se colleter tout projet d'émancipation dès lors qu'il se pense en situation
2 Selon l'expression de Raymond Aron (1970) qui ne parlait pas de Gorz mais de Sartre et de Merleau-Ponty.
3 Le pratico-inerte désigne tout ce qui est produit par lapraxis humaine et qui se fige dans l'inertie de la matière ou encore dans la «matière ouvrée », c'est-à-dire travaillée. Pour agir sur le monde matériel, la praxis doit en effet se faire matière, c'est-à-dire passer par un ensemble de médiations matérielles (outils, machines, ...)qui lui permettent d'exercer son action sur ce qui relève de l'inorganique. Or, ces réalités pratico-inertes finissent par constituer un monde qui produit une action en retour sut la praxis humaine, de telle sotte qu'apparaissent dans le monde humain la nécessité et la passivité, initialement exclues du libre projet de la praxis. Le concept de pratico-inerte permet de comprendre l'autonomisation des produits du travail humain et de concevoir quelque chose comme une action de la matérialité (« l'en soi ») et une passivité de la liberté, le «pour soi », que ne permettait pas de penser L'Être et le Néant. Il permet également de comprendre la genèse du mode d'être social, puisque l'être-de-classe n'est rien d'autre que l'être qui
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sociale-historique et hors de tout déterminisme structural. Ce concept articule une critique de l'oppression de la liberté par les forces produc- tives fonctionnant comme système technique (que Gorz développera et actualisera à partir d'Illich) et une critique de l'oppression de la liberté par les rapports de production, en l'espèce capitalistes, fonctionnant comme système naturalisé (que Gorz finira par critiquer radicalement à la fin de sa vie à partir des thèses du courant Critique de la valeur). Si Sartre a élaboré une ontologie phénoménologique de la liberté comme fondement irréductible de la condition humaine en général dans L'Être et le Neunt (1943), c'est dans la Critique de la raison dialectique (1960) qu'il montre pourquoi, dans chaque organisation sociale-historique particulière du monde humain, cette liberté ne peut jamais pleinement se déployer comme telle, s'engluant dans ce qu'il appelle «le pratico-inerte» et ses formes spécifiques d'oppression, dont la mégamachine capitaliste est sans doute l'avatar contemporain le plus puissant.
Pour Gorz relisant Marx avec Sartre, la condition humaine est donc concrètement saisie à partir d'une philosophie du travail ou de la praxis entendue comme structure existentielle fondamentale. Par rapport à la simple philosophie du travail de Marx, cette perspec- tive sartrienne permet d'expliciter les enjeux en termes de liberté et d'émancipation —émancipation historiquement située, en contexte institutionnel, c'est-à-dire en tenant compte de l'indépassable pré- gnance du pratico-inerte (Kail & Sobel, 2005). La philosophie de la liberté articule la théorie positive ou diagnostic (le monde tel qu'il est) avec la théorie normative ou utopie (le monde tel qu'il devrait être) grâce à la mobilisation de la catégorie du possible corrélatif à l'ontologie sartrienne de la liberté : le monde social-historique n'est jamais de l'ordre de l'être donné —naturalisant toujours telle ou telle forme d'oppression, en particulier économique, et saturant artificiel- lement le réel de déterminisme —, mais toujours de l'ordre de l'être à faire —légitimant le projet d'une transformation sociale qui ouvrirait notamment le réel présent sur la possibilité d'un monde vraiment humain, sans exploitation ni aliénation, et dans lequel pourrait enfin s'épanouir toute l'inventivité des praxis individuelles et collectives, comme y invite l'utopie communiste marxienne.
est assigné pat un certain ensemble pratico-inerte, pat exemple un certain mode de production (Sartre, 1960, p. 337-360).
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Pour (Marx), l'homme est ce qu'il fait et il importe qu'il fasse ce qu'il est, c'est-à-dire qu'il fasse l'homme :qu'il puisse se reconnaître dans ce qu'il fait. (...) Et ce que l'homme est, pour Marx, c'est la liberté au travail (...). I:exigence-fondement de la morale marxienne, c'est que la réalité humaine soit totalement transie de liberté, soit liberté totale, puisse s'accomplir et se prendre pour fin sur tous les plans à la fois (...) La personne se réalise totale- ment et accède à l'universel en produisant avec tous un monde humain, et le monde produit est, dans le temps même de sa production continuée, moyen et réalité universels de la reconnaissance de tous par chacun et de chacun par tous. (...) Est-ce possible? Peu importe :c'est là un but absolu, l'exigence de l'homme-valeur. à partir de lui, il est possible de remontrer et de dénoncer toutes les aliénations qui font qu'aujourd'hui comme hier nous ne sommes pas ce que nous produisons et nous ne produisons pas «nous-mêmes », mais des choses qui nous asservissent. La raison fondamentale de notre aliénation, c'est cet ordre économique et social (...). I:homme est impossible dans ce monde ci, donc c'est ce monde qu'il faut changer, impérativement; il est la raison déterminante et dernière de l'impossibilité de l'homme (Gort, 1958, p. 78-81).
C'est dire si la question de l'autonomie de l'individu est d'emblée et intimement articulée, chez Gorz, à une conception profondément émancipatrice du mouvement social : le développement de l'autonomie individuelle est à la fois la condition .rive qua non et la finalité de la transformation radicale de la société4. Dans ce qui suit, nous allons examiner comment cette boussole saxtro-marxienne lui permet de refor- muler, dans les situaxions socio-économiques différentes qû il s'attache à comprendre dans leur complexité, les tenants et aboutissants du projet d'émancipation.
4 Cette idée que émancipation individuelle et collective se conditionnent mutuellement
lui vient de sa relecture sartrienne de Marx; mais, à l'époque où il l'élabore, il la par- tage aussi avec Herbert Marcuse, qui est son ami personnel, et de façon générale avec les différents auteurs appartenant à l'École de Francfort, lesquels entendent comme lui dépasser l'économisme de l'analyse marxiste traditionnelle de la société par une critique radicale de la soumission de la société aux impératifs de la raison économique et de mures ses formes fétichisées.
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II. GORZ 1 OU L'ÉMANCIPATION DU CAPITALISME COMPRISE
COMME ÉMANCIPATION DANS LE TRAVAIL


La première période que nous distinguons s'ouvre au début des années 1960 et prendra complètement fin avec Les adieux au prolétariat (1980). Gorz se présente — et, du reste, est internationalement reconnu —comme un théoricien de l'autogestion qui défend la centralité du travail (Borot, 2001; Gianinazzi, 2016. L'émancipation du capitalisme est comprise comme émancipation dans le travail-production. L'autonomie est recher- chée et à conquérir dans une autre façon de faire fonctionner le mode de production pour autant que la conduite et le fonctionnement de ses forces productives aient été débarrassés des rapports de production capi- talistes qui sont les seuls vecteurs d'aliénation dans chaque entreprise. En lui-même, le système technique des forces productives ne semble poser aucun problème pour autant qu'il soit contrôlé politiquement par le monde du travail —les «producteurs associés » de Marx — et qu'il ne serve plus principalement — si ce n'est exclusivement —les intérêts des détenteurs de capitaux. En se libérant de la domination du capital, le travail-production ainsi reconfiguré rend possible, à l'intérieur même de l'ordre productif, un travail-subjectivation plus épanouissant et, dans l'ordre social, un travail-intégration plus solidaire. Nous qualifions la position de Gorz 1 de «travailliste ».
En France et dans les autres pays capitalistes avancés, la période des années 1960 est celle du compromis fordiste qui fonctionne alors, semble-t-il, en régime de croisière (Aglietta, 1976). Le travailleur n'est plus réduit au simple statut de force de travail qu'on exploite mais devient travailleur-consommateur avec l'amélioration de sa condition matérielle hors entreprise —c'est-à-dire hors lieu du travail-production —comme
5 Aux Temps modernes, durant les années 1960, Gorz se fait notamment l'écho de la gauche
du mouvement ouvrier italien que représentent notamment le socialiste dissident et luxemburgiste Lelio Basso, le communiste et syndicaliste Bruno Trentin ou le dirigeant de la Confédération générale italienne du travail Vittorio Foa (Gianinazzi, 2016 ; Borot, 2001). Ces militants syndicalistes italiens partagent une réflexion ouvriériste sut la nature de la lutte que la classe ouvrière tend à livret contre l'organisation capitaliste du travail. Avec Stratégie ouvrière et néocapitalisme (1964), André Gorz s'adresse d'ailleurs spécifiquement aux mouvements syndicaux en développant les idées stratégiques de «contrôle ouvrier» et de «réformes révolutionnaires ».
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horizon de vie (Aglietta & Brender, 1984). Pour autant, ce développement du travail-intégration fordiste n'empêche pas durant cette période les révoltes ouvrières contre des conditions de travail qui restent difficiles (Boltanski & Chiapello, 1999). Ce qui est contesté, ce n'est pas tant l'exploitation qui clive le travail-production que l'aliénation qui affecte le travail-subjectivation, c'est-à-dire la déshumanisation des relations et des conditions de travail à laquelle conduit l'oppression capitaliste dans l'entreprise. Comme le dit lui-même Gorz, le capitalisme se voit remis radicalement en question en tant qu'il est fondamentalement un système aux rapports sociaux «autoritaires » et « anti-démocratiques » (Gorz, 1964, p. 33).
Refusant les solutions liberticides du socialisme réel des pays de l'Est, Gorz pose, dans Stratégie ouvrière et néocapitalisme, la question de savoir s'il est possible «d'imposer des solutions anticapitalistes qui ne soient pas aussitôt incorporées et subordonnées au système » (Gorz, 1964, p. 12). Pour orienter la transformation sociale sur cette ligne de crête, il introduit une distinction entre «réformes réformistes » —c'est-à-dire des transformations de l'ordre productif qui se ramènent toujours à la soumission à la rationalité établie du système et donc à l'intérêt du groupe dominant — et «réformes révolutionnaires» —c'est-à-dire des transformations de l'ordre productif qui préparent le monde du travail à la direction de la société, notamment pax la démocratisation des pou- voirs de décision. Pour Gorz, les réformes révolutionnaires sont donc des réformes anticapitalistes en tant qu'elles concernent la structure du pouvoir économique au sein même de la production et qu'elles visent des conquêtes de parcelles de pouvoir
La lutte pour des pouvoirs partiels autonomes et leur exercice doivent donner à vivre aux masses le socialisme comme une réalité déjà à l'ceuvre, travail- lant le capitalisme du dedans et exigeant de s'épanouir librement. Au lieu d'opposer de façon dichotomique le présent à l'avenir comme le Mal au Bien, l'impuissance présente au pouvoir futur, il s'agit de rendre l'avenir présent et le pouvoir déjà sensible à travers des actions reflétant aux travailleurs leur force positive (Gorz, 1964, p. 16).
C'est au niveau même des forces productives tayloro-fordiennes qu'apparaissent, pour Gorz, les possibilités objectives du dévelop- pement de l'autogestion :avec la mécanisation, le travail humain se concentre davantage dans les activités de conception, de préparation,
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et d'organisation de la production, activités plus épanouissantes en ce qu'elles se caractérisent par le sens de l'initiative et des responsabili- tés6. Cette possibilité pour le travailleur de devenir une «praxis-sujet» constitue un point d'appui pour contester le commandement capitaliste dans son entier, mais à condition de sortir du cercle finalement vicieux du compromis fordiste et de sa fuite dépolitisante dans la consommation marchande et le bonheur domestique. C'est là une critique récurrente de Gorz contre la moyennisation de la société salariale, c'est-à-dire contre cette société de loisirs qui accompagne et légitime l'ordre productif fordiste, mais qui par là-même conduit à l'annihilation de toute velléité de changement social pour promouvoir l'autonomie.
À l'intérieur de cette première période, l'ouvrage sur la Critique division du travail (1973b) marque cependant une inflexion dans la problémati- sation encore «travailliste» de l'émancipation du capitalisme, car il fait apparaître clairement la question du pouvoir en économie. Au tournant des années 1960-1970, ce que Gorz constate, c'est qu'avant d'aspirer à la reprise en main de la production par l'autogestion, la jeune génération des travailleurs manifeste une véritable désaffection vis-à-vis du travail, ou plus précisément de la division capitaliste du travail dans l'entreprise. Relisant les chapitres 12 et 13 du Capital, Gorz en rire l'idée qu'il n'y a pas d'aliénation dans le travail plus fondamentale que la subdivision des tâches. Comme l'établira S. Marglin (Tinel, 2004) que Gorz appré- cie, le développement de la division du travail jusqu'à sa parcellisation n'a pas pour objectif «technique» d'obtenir la meilleure productivité, mais a d'abord pour but «politique» de soustraire au travailleur toute compréhension du procès de travail afin de mieux le contrôler et l'asservir.
J'ai toujours refusé le matérialisme dialectique (...) et pourtant, jusqu'en 1971, c'est-à-dire jusqu'à la Critique de la division du travail, j'étais sur une trajectoire assez classiquement marxiste, quoiqu'en opposition frontale au structuralo-marxisme universitaire triomphant. J'étais (...) un théoricien de l'aliénation, c'est-à-dire de l'expérience que les «puissances propres de l'être humain », comme les appelle Marx, s'autonomisent en puissance étrangères et viennent le dominer, l'asservir, le déposséder de lui-même. (...) à l'époque je pensais (...)que le progrès technique allait éliminer progressivement le travail
6 Gotz remarque qu'alors que les travailleurs les plus qualifiés manifestent le besoin d'activité autonome, les techniciens de surveillance quant à eux s'ennuient. Apparaît déjà dans sa réflexion l'idée d'un divorce progressif entre valeur et richesse, la richesse dépendant de moins en moins du travail direct (en temps).
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non qualifié et répétitif au profit d'un travail de plus en plus intellectualisé, techniquement avancé, et donc potentiellement favorable à l'épanouissement des capacités d'autonomie. Mais à partir de 1969, je me suis aperçu que c'était là attendre de l'évolution technique une efficacité politique qu'elle ne possède évidemment pas. (...) Le choix des techniques, donc le sens dans lequel elles évoluent, est toujours motivé par le souci d'assurer au capital le maximum de pouvoir et de contrôle sur le travail vivant. Ce souci est au moins aussi déter- minant que le souci de productivité. (...)Plus une technologie est lourde, plus elle réclame de division du travail en spécialités étroites, et mieux l'appareil technique remplit sa fonction de dispositif de domination. La mégamachie industrielle bureaucratique fonctionne comme une matrice qui façonne la classe ouvrière en image inversée du capital et la force à reproduire dans et par son travail cette organisation et cette division hiérarchiques du travail qui l'asservissent. L'idée que la classe ouvrière pourrait collectivement se réapproprier ces moyens de production-là est aussi absurde que l'idée d'une possible réappropriation de l'armée —organisation hiérarchique par excellence — par ses fantassins (Gort, 2000, p. 222-223).
Dès lors, la construction du socialisme comme réappropriation démocratique de l'ordre productif par le monde du travail ne relève plus simplement d'un passage «automatique» à l'autogestion. Sur plan intellectuel, la réflexion de Gorz se déplace vers la critique de la technique et de la science comme modalités autonomes de l'oppression moderne, c'est-à-dire irréductible à l'oppression capitaliste.


III. GORZ 2 OU I:ÉMANCIPATION DU CAPITALISME COMPRISE
COMME ÉMANCIPATION PARTIELLE DU TRAVAIL


La vague de contestation qui se développe dans le sillage de Mai 1968 affecte fortement André Gorz (Borot, 2001; Gianinazzi, 2016). Sa conception existentialiste du socialisme rencontre les critiques libertaires qui dénoncent comment, au fond, les différentes formes d'institutions qui structurent nos sociétés occidentales —comme l'État, l'École, la Famille, l'Entreprise —limitent toujours le déploiement de la liberté humaine. En particulier, ce sont les thèses d'Ivan Illich sur l'éducation, la technique, la médecine ou l'abolition du travail salarié, qui vont bientôt se trouver mobilisées et retravaillées au centre de sa pensée (Dupuy, 2013).
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Gorz n'a pas découvert la critique de la technique avec Illich. Celle-ci se met progressivement en place dans sa réflexion existentialiste sur l'émancipation dès les années 1950' et se poursuit dans les années 1960 avec la Critique de la raison dialectique. C'est dans ce cadre qu'il intègre les réflexions d'Ivan Illich, lequel lui apporte notamment les concepts d'autonomie et d'hétéronomie. Gorz abandonne alors sa conception purement autogestionnaire et l'horizon d'émancipation principalement cantonné dans le travail-production, et opte pour une perspective d'émancipation comprise comme émancipation du travail, à tout le moins une émancipation qui se pense désormais pour l'essentiel hors travail-production. L'apparition de cette position dans sa pensée ne le conduit pas à adopter une posture romantique, c'est-à-dire à vouloir la sortie des sociétés complexes en prêchant le retour à des modes de vie qui caractérisent les communautés précapitalistes et leur prétendue transparence intersubjective qu'aurait dénaturée la mégamachine de la modernité capitaliste (Sayre & Lowy, 1992). Mais il garde l'idée qu'il faut affronter la question de l'hétéronomie (celle qui se rencontre, pour chacun, sous la forme du travail intégration par l'emploi, ce que Gorz finira par appeler le « travail-emploi » ; et qui a lieu dans les entre- prises ou les organisations), hétéronomie certes incontournable dans toute société complexe à travail divisé mais que l'on peut, pense-t-il, aménager pour la rendre supportable et plus justement répartie sur tous les membres de la société. C'est la raison pour laquelle nous pro- posons ici de qualifier la position de Gorz 2 d'émancipation partielle du capitalisme.
Cette position est originale. Non seulement Gorz ne se contente pas de répéter Illich ; mais surtout, en mobilisant Illich depuis son marxisme existentialiste, il ne jette pas le bébé «critique » (l'accent mis sur les rapports capitalistes de production) avec l'eau du bain «productiviste» (le rejet de l'idée marxiste orthodoxe selon laquelle l'émancipation passe par le développement des forces productives, c'est-à-dire d'une mégamachine qui pour n'être plus capitaliste demeure malgré tout une mégamachine). Autrement dit, il ne brade pas les acquis théoriques de la critique marxienne du capitalisme
7 Il faut remarquer que Gotz n'est pas sensible tout de suite aux grands penseurs qui,
dans le sillage d'Heidegger, proposent dès les années 1950 une critique radicale de la technique, comme Kostas Axelos ou Gunther Anders.
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dans la mesure où elle seule permet d'aller au coeur des mécanismes d'exploitation et d'oppression dans ce qu'ils ont d'irréductible au simple déploiement d'un système technique fonctionnant pour lui-même. Bien au contraire, sa perspective sartrienne lui permet d'articuler cette critique marxienne avec la critique illichienne du système technocra- tique industriel qui ravage et le travail et l'environnement. Pour lui, la technique n'est jamais neutre, mais toujours déjà traversée par des rapports sociopolitiques incrustés dans le pratico-inerte qui donne consistance à toute société.
L'idée centrale d'Illich (Dupuis &Robert, 1976) est que, dans les sociétés complexes, les outils —outils étant à comprendre au sens large :l'ensemble des moyens de production, privés et publics, de biens ou de services —peuvent fonctionner de telle sorte qu'ils finissent à asservir les humains au lieu de les servir. Lorsqu'elles atteignent un seuil critique et qu'elles se trouvent en situation de monopole, les grandes institutions peuvent s'ériger sans le savoir en obstacles à leur propre fonctionnements. Cette inversion, c'est ce qu'Illich nomme la «contre-productivité » et c'est ce que pour sa part Gorz théorise à partir de la Critique de la raison dialectique en parlant de contrefinalité secrétée par le pratico-inerte. Selon Illich, il y a deux manières de produire : (1) les individus satisfont leurs besoins par le recours à un savoir qui provient de pratiques collectives maîtrisées ; pour Gorz, c'est l'autogestion, mais qui — si l'on suit la critique précédente — ne peut être appliquée qu'à de petites unités économiques ; (2) les indi- vidus satisfont leurs besoins par un recours à un savoir réifié, lequel est uniquement possédé par des professionnels appartenant à des institutions spécialisées —pour Gorz, c'est ce qu'on peut appeler par symétrie, l' « hétérogestion ». Sauf à adopter la posture romantique, cette hétéronomie reste indépassable et en tant que telle n'est pas condamnable puisque, bien contrôlée collectivement, elle apporte aux individus plus d'autonomie dans leur vie courante; mais elle ne doit pas dépasser un certain seuil, sinon elle se transforme en son contraire. La conclusion pour Illich, c'est que la mise en place d'outils conviviaux
8 À ce sujet, Illich a développé les exemples suivants : la médecine nuit à la santé, tuant
la maladie parfois au détriment de la santé du patient ; le transport et la vitesse font perdre du temps; les communications deviennent si denses et si envahissantes que plus personne n'écoute ou ne se fait entendre.
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doit permettre la reconquête de l'autonomie par tout un chacun. Il nomme conviviale une société dans laquelle les technologies modernes sont au service d'individus politiquement interdépendants et non simplement des gestionnaires de dispositifs dont leur échappent les tenants et les aboutissants (Illich, 1973). Ce qui donc caractérise ces outils, c'est qu'à la différence des dispositifs techniques de la méga- machine —capitaliste ou étatique, peu importe à ce niveau —, ils se situent à l'échelle humaine, sont maîtrisés par ceux qui en font un usage et du coup accroissent non seulement leur liberté d'agir, mais l'enrichisse en donnant du sens à ce qu'ils font.
L'intégration de cette dialectique hétéronomie/autonomie dans la réflexion sociale de Gorz le conduit à reformuler la place et la. structuration de l'économie dans le projet d'une société émancipée. Commence ainsi à se mettre en place le modèle dual que Gorz appelle à l'époque de ses voeux (Gorz, 1977a), modèle qu'il perfectionnera et amendera pax la suite, mais qu'il n'abandonnera pas avant la fin de sa vie. Schématiquement, l'idée est qu'on pourrait (1) d'une paxt, faire produire l'indispensable dans la grande industrie, laquelle serait planifiée (contrôle démocratique de l'hétéronomie nécessaire) et fonctionnerait avec une réduction du temps de travail (diminution du temps de travail-emploi, contribution néces- saire que chacun doit au fonctionnement global de la société complexe, mais qui n'épuise pas le tout de l'activité et encore moins le sens de la vie), et (2) d'autre part promouvoir le développement d'un secteur non marchand, local et relativement autarcique (développement d'activités autonomes plus riches en liens interpersonnels et plus épanouissantes pour chacun).
Cette reconsidération de la place de l'économie dans la société sous la perspective de l'émancipation s'accompagne donc naturellement d'une accentuation de la critique du productivisme au sein même du projet d'émancipation toujours d'inspiration socialiste de Gorz. Pour Illich, le seuil de l'hétéronomie est atteint quand il n'y a plus synergie entre l'hétéronomie productive et les besoins autonomes, c'est-à-dire quand se produit un emballement de l'hétéronomie liée à un emballement de la consommation. Du coup, l'accroissement des forces productives, qu'un certain marxisme voyait comme préalable à la réduction des inégalités et l'instauration d'une société juste, n'est plus une solution mais devient un problème, problème que les années 1970 vont repérer
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comme celui des limites de la croissance9. Contrairement aux promesses du compromis fordiste, l'éradication de la pauvreté ne peut être obtenue par le simple accroissement de la production, en tout cas pas par une production de valeur d'usage dont la diffusion générale produit toute une série de «contre-finalités » sous la forme d'encombrements et de nuisances écologiques.
Gorz prend vraiment conscience que la. promesse prométhéenne, initiée par les Lumières, développée d'une certaine manière pax Marx10 et au coeur du compromis fordiste, bute sur la révélation des contraintes et des limites physiques qui menace de faire écrouler, avec l'accumulation capitaliste, le procès matériel même de reproduction de la vie (Petitjean, 2013). Il convient ici de bien comprendre cette critique du productivisme par Gorz en la situant dans son ancrage philosophique existentialiste il n'a jamais abandonné la perspective sartrienne sur l'agir humain issue de sa lecture de L'Être et le Néant, et son antinaturalisme analy- tique ne s'abandonnera jamais à l'idée naturaliste que l'humanité est partie-prenante de la nature (Descola, 2011) et que sa liberté y est donc déterminée par des limites externes. Pour Gorz comme pour Sartre, l'homme est un être qui a à être, à produire sa vie, dans des conditions toujours-déjà historico-sociales
Pour maîtriser la nature en soi-même, il faut que la liberté se rende maîtresse, par le travail et les techniques, de la Nature qui l'investit ;elle ne peut assigner sa place à sa propre nature que si elle s'est d'abord émancipée de la Nature par la culture, c'est-à-dire par une transformation du monde naturel, lequel n'est jamais propice à l'avance à l'épanouissement de la vie humaine et de ses fins. Ce n'est que par ce remaniement que la Nature pourra cesser d'être un dieu cruel, mais sans jamais devenir une alliée de l'homme ; le monde humain a été prélevé sur la Nature et reste menacé d'être englouti par son inertie envahissante. I:homme s'est soumis la Nature et a inversé le rapport d'asservissement qui le liait à elle, mais il doit prendre garde de la détruire et de déchaîner par cette destruction le chaos de la matière brute retournée à la stérilité et à la mort (...). Le rapport de la liberté à la nature reste ainsi un rapport dramatique (Gorz, 1977b, p. 552-553).
9 Halte à la crai.rrance? :Rapport sur ler limiter de la crai.rrance (The Limitr Ta Growth), égale-
ment connu sous le nom de «Rapport Meadows », est le titre en français d'un rapport demandé en 1970 (et publié en 1972 dans sa version anglaise et en 1973 en français) par le Club de Rome à des chercheurs du Massachussetts Institute of Technology. Pour plus de développement sur cette question de l'horizon de laquelle nos sociétés ne sont toujours pas sorties (cf. Méda & Jany-Catrice, 2016).
10 Le productivisme de Marx est évidemment l'objet de discussion (Charbonnier, 2015).
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L'humanité n'étant pas «génétiquement» programmée pour préserver son milieu de vie, ce souci ne peut que relever d'un choix éthico-poli- tique, en tant que tel toujours contingent à une liberté en situation qui peut tout aussi bien s'abandonner aux vertiges de l'hubris. Ce choix est celui de l'autolimitation des besoins pour la construction d'un monde humain viable dans le cadre du projet d'émancipation. Cette intégra- tion de l'exigence anti productiviste ne change pas la nature du projet d'émancipation : la perspective est clairement communiste, à tout le moins en rupture radicale avec un mode de production dominé par le capitalisme. Pour autant, cette intégration pose la question de savoir quels acteurs sont capables de porter un tel projet d'émancipation anti- capitaliste, anti productiviste et donc aussi désormais ... anti travailliste. Adieux au Prolétariat est à cet égard un ouvrage charnière.


IV. ADIEUX AU PROLÉTARIAT, REFORMULATION
OU RUPTURE DU PROJET D'ÉMANCIPATION ?


Adieux au Prolétariat entérine les acquis théoriques et les réorientations de problématique des années 1970 sur le productivisme et la fin du tra- vail-emploi comme valeur dominante, et constituent à bien des égards la matrice des ouvrages ultérieurs de Gorz (Münster, 2008 ; Gollain, 2000 ; Gianinazzi, 201. à sa sortie, il a suscité une polémique, ne serait-ce que par son titre un quelque peu provocateur pour les forces politiques de gauche. Il défend l'idée que l'évolution de l'organisation du travail postfordiste a fait perdre aux travailleurs le pouvoir qu'ils pouvaient encore avoir dans le procès de production et pax-là même leur potentiel révolutionnaire. Non seulement Gorz critique vivement la vision traditionnelle d'un prolétariat unique porteur de la lutte des classes et moteur de la révolution. Mais il va même beaucoup plus loin, considérant que la «non-classe des non- producteurs » est désormais seule susceptible d'enclencher et de porter la transformation sociale, incarnant à la fois l'au-delà du productivisme, le rejet de l'accumulation sans fin du capital et la dissolution de toutes les classes liées au paradigme du travail. Ce qu'il nomme «non-produc- teurs »englobe les salariés qui ne s'identifient plus à leur travail ainsi que
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les précaires et les chômeurs. Dès la fin des années 70, Gorz anticipe la montée en puissance des luttes liées à la précarité de la condition salariale. Poursuivant son oeuvre de précurseur de l'écologie politique (Zin, 2009), il allie cette critique de l'orthodoxie marxiste à une dénonciation de la fuite en avant du système capitaliste qui pousse à une surproduction, et donc à une surconsommation, totalement absurde et finalement mortifere. C'est dans cette perspective qu'il défend une réduction drastique du temps de travail dans la sphère de l'hétéronomie. Celle-ci doit se limiter à assurer la seule production de ce qui est démocratiquement considéré comme socialement nécessaire, le temps humain ainsi dégagé de l'emprise du travail-production permettant de promouvoir d'autant plus la sphère de l'autonomie individuelle auquel aspire chaque être humain. à ce stade, s'il défend l'utilité d'un État planificateur pour gérer cette production dans le cadre de petites unités, sa vision reste tout à fait compatible avec un modèle fédéraliste et autogestionnaire.
Enfin observateur de la vie économique contemporaine, André Gorz prend tout de suite acte de mutations profondes dans les forces produc- tives :généralisation de l'automation, apparition de l'informatique et extension de la division du travail, avec comme conséquences sociales la déqualification et le chômage de masse et durable. Il s'agit pour lui d'un système régi par un «capitalisme collectif» au pouvoir impersonnel et insaisissable. Le pouvoir ouvrier s'amenuise à mesure que le capitalisme se complexifie par l'incorporation de savoirs dans les machines —qu'elles soient automatiques ou cybernétiques — et par la division du travail tant au niveau microéconomique de l'entreprise qu'au niveau macroécono- mique des échanges internationaux. Avec Adieux au Prolétariat, on prend clairement la mesure du changement de position du Gorz des années 70 avec le Gorz des années 60 : l'hypothèse d'un capitalisme arrivé à stade où est mis en avant la figure du travailleur polyvalent maîtrisant l'ensemble de la production, cette hypothèse n'aura finalement été qu'une illusion « anarchosyndicaliste »nourrie par le Marx des Grundrisse et par les théoriciens de la nouvelle classe ouvrière (Trentin, 2012). Le paradoxe vient de ce que la classe qui collectivement développe la totalité des forces productives est celle-là même qui est incapable de s'approprier cette totalité ; cheville ouvrière de la société de production, elle est devenue structurellement inapte à maîtriser de la production de la société, et donc encore moins d'être le sujet de sa transformation radicale.
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Sur ces différents plans, Les Chemins de la liberté (1983), puis les Métamorphoses du travail (1988) prolongent l'analyse enclenchée pax les Adieux au Prolétariat, en explicitant les enjeux «systémiques » [au sens d'Habermas (1985)] et que Gorz nomme «l'intégration fonctionnelle» à mesure qu'une société se complexifie, l'organisation de ses fonctions est assurée par une formalisation des procédures qui assure la stabilité rationnelle du système qu'elle forme. Il s'agit une formulation plus précise de ce que Gorz appelait jusqu'alors, dans le sillage d'Illich, la sphère de l'hétéronomie. à l'échelle des grands systèmes, à cause de cette «méga- machine »dont Gorz a fait la critique dans les années 1970, on comprend pourquoi c'est bel et bien ontologiquement que l'utopie marxienne de la coïncidence du travail fonctionnel et de l'activité personnelle se trouve être finalement irréalisable. Se basant sur l'opposition sans réconciliation, et encore moins sans fusion, des sphères de l'hétéronomie et de l'autonomie, cette critique radicale suppose quand même que soit mieux définie ce que recouvre la sphère autonome, celle de la souveraineté individuelle. Gorz renvoie dos-à-dos l'hétéronomie-hétérorégulation du Plan (Socialisme centralisateur de l'orthodoxie marxiste), et l'hétéronomie ou hétérorégu- lation du Marché (Libéralisme de la Doxa en passe de devenir dominante en Occident). En effet, la sphère de l'autonomie n'est pas fondée sur de simples désirs de consommation ni sur des activités de divertissement et de récréation —comme c'est le cas de l'individualisme narcissique consumériste contemporain qui vient sur le devant de la scène au début des années 1980 —; au contraire, pour Gorz
Elle est constituée plus profondément d'activités sans but économique ayant leur finalité en elles-mêmes : la communication, le don, la création et la jouissance esthétiques, la production et la reproduction de la vie, la tendresse, l'épanouissement des capacités corporelles, sensorielles et intellectuelles, la création de valeur d'usage (objet ou services mutuels) sans valeur marchande dont la production serait impossible faute de rentabilité (Gorz, 1980, p. 122).
Contre le modèle oligarchique — ou Grec de l'Antiquité —dans lequel une minorité —les citoyens —peut vivre l'autonomie pour autant qu'une majorité —les esclaves, les femmes, les «métèques» —affronte seule l'hétéronomie, la dualisation que Gorz appelle de ses voeux doit, dans une visée progressiste-utopique, traverser chaque membre de la société émancipée, et non couper la société en deux catégories d'humains. Appliqué à la situation des sociétés postfordistes en crise, cela revient à
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défendre l'idée qu'au lieu d'essayer d'enrayer le chômage par des tenta- tives illusoires de retour au plein-emploi, par exemple par des politiques macroéconomiques keynésiennes caractéristiques de l'État social, il s'agit de favoriser l'alternance entre les deux sphères par le seul moyen possible :une réduction massive du temps de travail-emploi, celui-ci pouvant être partagé entre tous
Le temps de la vie n'a plus à être géré en fonction du temps de travail ;c'est le travail qui doit trouver sa place, subordonnée, dans un projet de vie (Gort, 1988, p. 118-119).
Avec Adieux au Prolétariat s'affirme clairement ce rapport critique au marxisme qui ne quittera désormais plus la réflexion de Gorz, même s'il pourra encore le radicaliser au tournant des années 2000. Est définitivement consommée la rupture avec l'idée téléologique d'un socialisme consciemment voulu et développé par un prolétariat en lutte qui serait le Sujet de l'Histoire, c'est-à-dire la critique de la philosophie de l'histoire caractéristique du marxisme (Preve, 2011). Pour autant, et même si l'idée d'une révolution sociale sous la figure du Grand soir n'a selon lui plus de raison d'être, Gorz ne va jamais jusqu'à abandonner la référence explicite au socialisme, lequel doit subsister comme mouvement ou comme horizon historique (Gorz, 1991; Münster, 2008).


V. GORZ 3 OU I:ÉMANCIPATION DU CAPITALISME
COMME ÉMANCIPATION COMPLÈTE DU TRAVAIL


On pourrait croire que la pensée sociale de Gorz s'est stabilisée avec le modèle dual d'émancipation du capitalisme et son horizon de construction graduelle du socialisme. Mais dans les années 1990, André Gorz franchit un pas supplémentaire dans la façon de penser une rupture radicale avec le capitalisme : la reconnaissance d'un univers productif radicalement nouveau rebat chez lui radicalement les cartes du jeu de l'émancipation sociale. Misères du présent, richesses du possible (1997) puis surtout L'immatériel. Connaissance, valeur et capital (2003) enregistrent ces mutations et se proposent de les penser radicalement. Dans le
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post-fordisme fin de siècle, Gorz constate l'enrichissement des tâches, la valorisation de l'initiative et de la communication, l'intéressement aux bénéfices, le travail en équipe qui masque la hiérarchie et sti- mule l'émulation, autant de tendances qui donnent l'impression que l'épanouissement et l'autonomie des travailleurs —devenus des « col- laborateurs » —sont en train de croître dans l'entreprise. Est-ce à dire pour autant que l'idéal des théoriciens de la nouvelle classe ouvrière et des courants autogestionnaires serait sur le point de se réaliser ?
Pour Gorz 3, si la réponse à cette question est clairement non, en revanche il faut savoir analyser ce que ces tendances dessinent précisément comme sortie de la centralité dutravail-emploi caractérisant nos sociétés salariales. Gorz observe avec beaucoup de prudence ces phénomènes et relativise leur potentiel émancipateur. Non seulement ils ne concernent qu'un petit noyau de travailleurs privilégiés, mais surtout il ne s'agit, pour ce noyau, que d'une petite part d'autonomie à l'intérieur d'une organisation qui demeure globalement très hétéronome. Gorz n'a jamais abandonné la perspective critique marxienne sur la nature intrinsèque- ment oppressive des rapports capitalistes de production et sait parfaitement lire, dans la situation qu'il observe, un avatar de l'antagonisme capital/ travail et non son effacement postmoderne. Sollicitant l'initiative et la créativité du «collaborateur », lequel doit dès lors s'investir passionné- ment dans son travail jusqu'à s'identifier à l'entreprise (Gorz, 2001), cette autonomie ne fait que nier, au fond, l'antagonisme constitutif du rapport salarial, antagonisme que les dispositifs de négociation collec- tive caractéristiques du fordisme avaient au moins le mérite de rendre visible dans l'espace public. En fait, c'est la personnalité toute entière du travailleur qui se trouve sous la sujétion du capitalll
Dans ces conditions, pour Gorz 3, il ne faut plus s'accrocher au travail et au plein-emploi, même dans la forme de compromis sous laquelle il présentait encore cela dans le modèle dual d'émancipation progressive de Gorz 2. Comme d'autres le font à l'époque (Méda, 1995 ; Freyssenet, 1995), Gorz problématise le «travail »comme «invention » de la modernitélZ. Misères du présent, richesses du possible (1997) est sans
11 Gorz emprunte davantage l'analyse de Paolo Virno (1992) que celle de Toni Négri (1979), lequel selon lui surestime les capacités libératrices de ce mouvement, de ce «nouvel esprit du capitalisme ».
12 «Le "travail", que le capitalisme en sa phase ultime abolit massivement est une construction sociale; et c'est pour cela qu'il peut être aboli» (Gorz, 1997, p. 13); «La notion de
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doute l'ouvrage dans lequel Gorz propose la version la plus aboutie de sa critique radicale de la société de travail-emploi. Force est selon lui de constater que le travail n'est plus vécu par la masse de la population dans sa dimension anthropologique de travail-subjectivation mais dans sa seule dimension utilitaire du travail-emploi13 : la question du métier qu'on exerce avec des compétences est désormais moins importante que celle de l'emploi que l'on a — ou pas —, parce que c'est l'emploi, dans sa généralité de travail quelconque, qui procure l'indispensable intégra- tion sociale. Pire encore pour Gorz 3 : derrière cette norme, l'idéologie de l'emploi pour l'emploi dissimule le problème de la fin du travail et empêche de réfléchir à un projet d'émancipation qui rompt radicalement avec le capitalisme, à la différence d'une sortie progressive et partielle pensée à partir du modèle dual de Gorz 2.
Pour Gorz l'évidence s'impose :lorsque le procès de production exige de moins en moins d'heures de travail, et distribue de moins en moins de salaires, il n'est plus possible de réserver le droit à un revenu aux seules personnes qui occupent un emploi ni, surtout, de faire dépendre le niveau de revenu de la quantité de travail fournie par chacun. D'où l'idée de garantir un revenu minimum, ne serait-ce que pour déjouer le chantage du chômage destiné à faire accepter des emplois toujours plus précaires. Pendant quelques années, Gorz reste opposé au caractère inconditionnel de ce revenu minimum, l'intégrant encore à sa logique de rupture partielle avec le capitalisme dans le cadre de la société duale. Malgré sa critique du travail-emploi, il craint que cette inconditionna- lité n'aboutisse à une désocialisation des individus restés à l'écart du lien salarial où se structure encore pour l'essentiel l'intégration sociale. Mais durant les années 1990, au contact notamment des mouvements de chômeurs, Gorz change de position et finit par rallier le carac- tère inconditionnel du revenu minimum (Gollain, 2017) : le revenu garanti n'est pas tant conçu comme un droit de participer réellement ou virtuellement à la production de la richesse sociale, que comme un moyen de développer des activités beaucoup plus enrichissantes que ce à quoi nous limite le système hétéronome, des activités, «qui sont des
travail est une invention de la modernité, plus exactement une invention du capitalisme industriel» (Gorz, 1991, p. 111).
13 Nous ne discutons pas ici ce point (cf. Clerc & Méda, 2009 ;Castel, 2013), mais cherchons
simplement à le replacer dans l'économie générale de la pensée de Gorz 3.

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créations de richesses ni mesurables ni échangeables selon un étalon marchand » (Gorz, 2003, p. 103). Gorz se rend compte que cette question du revenu minimum est intiment liée à une réflexion sur la richesse (Méda, 1999 ; Harribey, 2013), réflexion à laquelle il consacrera le reste de sa vie. Tout prédispose à ce que naisse «une société dans laquelle la richesse se mesurera au temps libéré du travail, au temps disponible pour les activités qui portent leur sens et leur fin en elles-mêmes et se confondent avec l'épanouissement de la vie» (Gorz, 2003, p. 299). Il s'agit donc désormais de sortir radicalement de la société de travail et non plus partiellement comme avec le modèle dual de Gorz 2.
Au fond, pour Gorz, la justification la plus profonde de l'allocation universelle est ce diagnostic qu'il fait au tournant des années 2000 d'une sortie de la valeur-travail dans le postfordisme14. Tel que nous l'entendons, le travail n'est plus la force productive principale, mais c'est le savoir vivant lequel ne peut plus être mesuré avec les étalons habituels de l'économie ni rémunéré selon le nombre d'heures. Certes, précise Gorz, le revenu minimum garanti reste par lui-même encore immanent au capitalisme, mais il faut néanmoins le revendiquer dans une perspective qui entend dépasser le système, c'est-à-dire la perspective qui s'annonce comme utopie, celle de l'économie de la gratuité.
Ces réflexions de Gorz sont liées à son analyse de la «troisième révo- lution industrielle » dans laquelle le développement de l'informatique
14 À ce niveau se marque une rupture avec le marxisme traditionnel, au sens où ce der- nier met essentiellement au coeur de son analyse les antagonismes et les conflits entre groupes sociaux (« la lutte des classes »), c'est-à-dire la question des rapports de propriété économique et de distribution des richesses produites. Au centre du capitalisme et de sa dynamique se trouve le rapport asymétrique Capital/travail, le «travail» constituant le point de vue anthropologique progressiste depuis lequel la question de la rupture avec le capitalisme est posée, et celle de la transformation sociale et de la construction d'une société émancipée de travailleurs libres est formulée. On peut même dite que Gorz rencontre ici le courant «Critique de la valeur» (Jappe, 2013) et conduire à la même résignation sut le plan ptatico-politique. Pour ce courant, il faut partit de la reconnaissance de la centralité moderne d'un seul sujet social au sein du capitalisme, le sujet capital, ou capital-fétiche, entendue comme valeur qui s'autovalorise (sous la forme d'une accumulation infinie). Cela. fait corrélativement du «travail» (sous sa dimension concrète et abstraite) le principe dominant de synthèse sociale, c'est-à-dire une activité socialement médiatisante et historiquement spécifique au système capitaliste, et non pas une activité ttanshistotique, essence génétique de l'homme qui aurait été phagocytée parle Capital mais qui pourrait, moyennant la Révolution, être enfin rendue pleinement à elle-même et s'épanouir dans le communisme. Une étude plus précise du rapport de Gorz à la «critique de la valeur» reste largement à faire.
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transforme radicalement la nature du capital fixe, et partant, pour lui, la nature du capital comme rapport social de production : «la forme la plus importante du capital fixe est désormais le savoir stocké et rendu instantanément disponible par les technologies de l'information, et la forme la plus importante de la force de travail est l'intellect » (Gorz, 1997, p. 18). La non mesurabilité de l'intelligence collective ou «intelligence de masse », selon Paolo Virno (1992) pousse le capital à se l'approprier en la formalisant dans des connaissances qu'il ne peut privatiser directement mais auxquelles il appose une valeur marchande en en privatisant l'accès par des artifices techniques (code d'accès) ou juridiques (droit d'auteur, brevetage), comme Jeremy Rifkin (2000) l'a décrit. Or, ce qui caractérise ces produits, c'est leur gratuité potentielle, raison pour laquelle le capital s'acharne à organiser leur rareté. Du coup, pour Gorz, le capitalisme cognitif (Vercellone, 2009), c'est la crise du capitalisme tout court (Gorz, 2007).
Faut-il y déceler un proto-communisme en puissance, comme certaines formulations de Gorz le suggèrent parfois15 ? De fait, le mouvement des logiciels libres met en oeuvre des pratiques subversives montrant que la reproduction et l'échange quasi-gratuit de connaissances pour- raient faciliter l'appropriation et la maîtrise collectives des moyens de production, les producteurs-usagers pouvant mobiliser leur savoir pour autoproduire les valeurs d'usage, matérielles ou immatérielles, qu'ils jugent nécessaire et dépasser ainsi la division du travail (critiqué par Gorz 1) et la séparation entre consommateur et producteur (critiqué par Gorz 2). Un protocommunisme en puissance peut-être, mais pour l'heure, pas encore en acte tant les managers des grandes firmes contrôlent cette autonomie de la production de soi. Entre Misères du présent, richesse du possible (1997) et L'immatériel (2003), Gorz a donc pris conscience de l'accélération des mutations informationnelles qu'il avait diagnostiqué dès les années 1970. Mais, pour lui, la «dissidence numérique » ne permet dans les conditions actuelles qu'une émancipation finalement
15 «On peut y voir le signe que les capacités constitutives de la force de travail ne sont plus
subsumables par le capital en tant qu'entité distincte, et que la narure de la production requiert maintenant un mode de coopération sociale auto-organisée, susceptible de déboucher tôt ou tard sut l'émancipation individuelle et collective des travailleurs. Il semblera alors que le capitalisme engendre en son secteur le plus avancé les germes de sa négation en acte. C'est là du moins ce que démontrent les dissidents du capitalisme numérique » (Gorz, 2007, p. 104).
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limitée du travail immatériel vis-à-vis des rapports sociaux structurés par la domination du capital
La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d'autres rapports sociaux. En leur absence, l'effondrement ne pourrait être évité qu'à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d'une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d'une façon ou d'une autre, civilisée ou barbare (Gort, 2008, p. 29-30).


CONCLUSION


Pour conclure, nous voudrions revenir sur l'idée-force que nous avons défendue et selon laquelle, à travers ses changements de positions sur la façon de rompre avec le capitalisme, Gorz a toujours su mobiliser une boussole sartro-marxienne pour tenir le cap d'une pensée de la transformation sociale alors même que les conditions sociotechniques de déploiement des forces productives modifiaient considérablement la façon dont fonctionnaient la mégamachine capitaliste ainsi que le rapport au travail structurant l'intégration sociale. Le tableau suivant synthétise ce cap de non infidélité.
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ANNEXE
Tableau récapitulatif :fin du travail
et émancipation chez Gorz. Source :l'auteur.

Gorz 1
(Années 1960)
L'émancipation
du capitalisme
comprise comme
émancipation dans
le travail

Gorz 2 (Années 1970-1980) L'émancipation du capitalisme comprise comme émancipation par- tielle du travail
Gorz 3 (Années 1990-2000) I:émancipation du capitalisme comme
émancipation complète du travail
Travail- production
Pas de fin du travail mais réorganisation par autogestion des entreprises.
Pas de critique du productivisme.
Pas de fin du travail
à moyen-terme,
mais réorganisation
(modèle dual) qui
désormais s'appuie
sur une critique de
l'hétéronomie (certes
nécessaire, mais à
réduire) et sur une
critique radicale du
productivisme.

Fin du travail-pro-
duction (au sens de
la disparition de
la valeur-travail,
liée à la révolution
informatique), mais
développement
d'autres formes de la
richesse, hors de tout
productivisme.

Travail- subjectivation
Reconnaissance
de la centralité
anthropologique du
travail, qui reste une
norme même si elle
est malmenée par
l'organisation capita-
liste de l'entreprise.

Mise en avant d'autres activités que le travail dans la construction et l'épanouissement de soi via le dévelop- pement d'une sphère
autonome.
Promotion d'autres activités que le travail dans la construction et l'épanouissement de soi via le dévelop- pement d'une sphère
autonome.
Travail- intégration
Reconnaissance de la centralité sociale du travail-emploi (Pas de critique élaborée
des institutions sociales du fordisme).
Modèle dual reconnaissance de la centralité sociale du travail-emploi, mais centralité amenée à rétrécir pour dégager du temps et déve- lopper la sphère de
l'autonomie.
Sortie du modèle
dual et de la société
salariale.
Défense de
l'allocation univer-
selle, pour accom-
pagner l'exploration
des potentialités
émancipatrices du
proto-communisme
numérique.

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Certes, il a pu changer sur la façon de réorganiser «institutionnel- lement» la société pour l'émanciper (autogestion, modèle dual puis abandon progressif du modèle dual) et sur les dispositifs à mettre en place pour faire fonctionner au mieux cette réorganisation (producteurs associés s'appropriant les entreprises, réduction du temps de travail hété- ronome, allocation universelle). Mais il n'a pas dérogé à quelques idées forces :une philosophie de la jrraxis s'appuyant sur la théorie marxienne de l'aliénation et défendant
l'émancipation comme mouvement de l'aura-organisation d'espace d'auronomie et de coopération volontaire de sujets volontaires, des sujets cherchant une alternative concrète à l'ordre économique et social du capitalisme actuel (Münster, 2008, p. 35).
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