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Classiques Garnier

Fictions rationalistes et fictions empiristes en économie

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2018 – 1, n° 5
    . varia
  • Auteurs : Chottin (Marion), Pignol (Claire)
  • Résumé : L’article montre comment la théorie de l’équilibre général s’est construite, depuis Walras, en héritant des fictions de la science de Galilée et Descartes, que Hobbes puis les physiocrates importèrent dans le monde social. Le marché concurrentiel walrassien est une fiction analogue à la machine sans frottement de Galilée ou à la « fable » du monde de Descartes. Ces fictions rationalistes peuvent être contestées non par l’observation mais par les fictions alternatives de l’empirisme des Lumières.
  • Pages : 99 à 137
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406080688
  • ISBN : 978-2-406-08068-8
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08068-8.p.0099
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/06/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Équilibre général, marché, fiction, empirisme, rationalisme
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Fictions rationalistes
et fictions empiristes en économie

Marion Chottin

ENS-Lyon

IHRIM

Claire Pignol

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

PHARE1

Introduction

Quelles sont les fonctions et les statuts épistémologiques des fictions mobilisées par les économistes ? Pour répondre à cette question, nous partirons de léconomie fictive décrite par le modèle déquilibre général, dont Arrow et Hahn soulignent létrangeté : « Il est naturel et juste de se demander si une enquête sur une économie apparemment si abstraite par rapport au monde en vaut la peine » (Arrow & Hahn, 1971, p. vi). Ce modèle leur permet pourtant de déduire des résultats utiles pour étudier les économies réelles. On considère souvent que 100le modèle déquilibre général a laissé place aujourdhui à la théorie des jeux et à léconomie expérimentale. Cette dernière reposant sur une méthode empiriste fondée sur des expériences de laboratoire et contestant par là aussi bien la démarche hypothético-déductive de la théorie de léquilibre général que les hypothèses fondant la théorie du choix rationnel (Serra, 2012a ; 2012b). Toutefois, la rupture avec le cadre de pensée de léquilibre général nest pas complète, pour au moins deux raisons. La première est positive : létude des décisions individuelles, que léconomie expérimentale est censée renouveler, suppose que ces décisions individuelles se réalisent, cest-à-dire implique que lon suppose quelles sont compatibles entre elles. Cela suppose lexistence et la réalisation dun équilibre, certes différent de léquilibre concurrentiel mais comme lui issu des décisions des agents. La seconde raison est normative : les résultats des travaux récents se comprennent comme des écarts à la norme quest léquilibre général concurrentiel. Ainsi la notion déquilibre issue de la théorie de léquilibre général na-t-elle pas disparu. Les raisonnements reposent toujours sur un équilibre, certes différent de léquilibre général concurrentiel, mais conçu et évalué au regard de léquilibre général2. Il y a là un paradoxe : la plupart des économistes prétendent sémanciper du modèle déquilibre général mais la manière même dont ils sen écartent atteste de son omniprésence. La théorie de léquilibre général constitue à ce titre un programme mort dont nous ne savons pas nous délivrer.

Nous faisons lhypothèse que la difficulté à sémanciper de la théorie de léquilibre général a pour origine un impensé épistémologique, relatif au rapport quelle prétend entretenir avec la réalité. Nous savons que toute théorie suppose dabstraire des éléments du monde réel3 mais aussi que nous ne pouvons raisonner sans élaborer des fictions, cest-à-dire des économies imaginaires racontées à travers un récit sommaire. Mais nous savons peu de choses des relations quentretiennent les fictions théoriques avec les économies réelles dont nous voulons parler. Or lépistémologie de la philosophie classique, et en particulier le débat 101entre rationalisme et empirisme, est traversée par la question de la fiction, entendue comme expérience de pensée nécessaire à lintelligibilité du réel. Nous étudions ici successivement lépistémologie rationaliste puis lépistémologie empiriste, pour y élucider le rôle quy tient la notion de fiction dans la compréhension du monde physique et du monde social.

Nous montrons dabord comment la théorie de léquilibre général, de Walras à Arrow, se comprend dans une double posture à légard de de lépistémologie rationaliste. Dun côté, en tant quelle sest construite sur le modèle de la physique, elle est issue de lépistémologie héritée de Galilée et de Descartes, appliquée au monde social par Hobbes puis par les physiocrates. De lautre, elle oublie cet héritage qui limprègne et en particulier le statut des fictions et leur relation à lobservation. Ce qui importe nest évidemment pas que léconomie de Walras sinspire de la physique, ce qui est bien connu, mais que cette physique repose sur une fiction qui est davantage quune abstraction, revendiquée comme moyen de connaissance. La méconnaissance du statut des fictions rationalistes empêche den faire une critique pertinente. Or lépistémologie rationaliste nest pas la seule qui mobilise la notion de fiction. Aux xviie et xviiie siècles, Locke, Condillac ou DAlembert énoncent la critique dite empiriste de lépistémologie rationaliste. On en retient généralement une critique de labstraction et de léloignement par rapport aux faits, et laffirmation du primat de lobservation des faits contre les constructions générales abstraites. Or cela constitue le versant le plus pauvre de lempirisme. Son versant riche, et même son tour de force, consiste à substituer aux fictions rationalistes dautres fictions : lempirisme néquivaut pas au rejet de toute fiction dans la construction des connaissances, au contraire. Lempirisme oppose aux fictions rationalistes non un refus des fictions mais des fictions qui seraient plus authentiques. Cest en héritant de cette épistémologie empiriste fictionnelle et en limportant dans les questions économiques que Rousseau écrit dans le Discours sur lorigine de linégalité : « commençons par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question » (Rousseau, 1971, p. 169). Rousseau et Walras, empiristes et rationalistes, se rejoignent non seulement sur la légitimité des fictions mais aussi sur la nécessité duser de fictions imaginatives pour comprendre le monde. Cela ne signifie évidemment pas que ces fictions aient le même statut épistémologique ni les mêmes implications.

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I. Les fictions du rationalisme classique :
épistémologie de la théorie de léquilibre général

Sil est établi que léconomie de Walras sinspire de la physique, et plus précisément de la mécanique classique de Galilée puis Descartes, il lest beaucoup moins que cette physique et cette mécanique reposent sur une fiction revendiquée comme moyen de connaissance4. Walras pourtant ne lignore pas et se situe presque explicitement dans lhéritage de Galilée.

Lorsque Walras écrit : « En bonne logique, il faut aller du cas général au cas particulier, et non du cas particulier au cas général, comme en physique » (Walras, 1988, p. 72), il exprime sa filiation avec Galilée par le choix de la méthode déductive et le refus de son contraire, linductivisme, qui va du particulier au général. Galilée fut en effet lun des premiers à appliquer la déduction, issue des mathématiques, à la science de la nature. Mais avant même ce choix du déductivisme, Walras, lorsquil soutient le caractère naturel, et de là nécessaire, de la valeur déchange des marchandises, répond par avance à lobjection possible selon laquelle de tels faits nont pas la nécessité des faits naturels, comme la chute des corps, puisquils peuvent varier et que nous pouvons orienter leur variation : « Cela ne veut pas dire du tout que nous nayons aucune action sur les prix » (Walras, 1988, p. 51). Il compare alors la valeur déchange à la pesanteur, notion que Galilée a renouvelée et qui est au cœur de la loi de la chute des corps quil est le premier à énoncer. Les variations apparemment erratiques ou manipulables des prix obéissent encore à des lois, comme le fait le lancé dun projectile contre le vent, qui ne contredit pas les lois de la nature.

Après avoir énoncé lexistence de lois économiques, Walras souligne leur caractère mathématisable, comme Galilée lavait énoncé pour les lois physiques : « Si léconomie politique pure, ou la théorie de la valeur 103déchange et de léchange, cest-à-dire la théorie de la richesse sociale considérée en elle-même, est, comme la mécanique, comme lhydraulique, une science physico-mathématique, elle ne doit pas craindre demployer la méthode et le langage des mathématiques » (Walras, 1988, p. 53). Or la mathématisation, cest-à-dire la construction de concepts appréhendés comme des quantités, requiert une sortie de lexpérience et une mise en fiction des phénomènes. Galilée en est conscient, lui pour qui la mathématisation du monde physique ne peut pas reposer sur lexpérience. Car on nobserve rien dans le monde physique qui soit saisissable comme une quantité : on nobserve pas des masses ou des vitesses quantifiées. On nobserve que des objets déterminés qualitativement : des objets lourds, pesants, légers. Tels quils nous apparaissent, les objets du monde physique ne sont pas mathématisables, i.e. susceptibles de mesure. La physique issue de lexpérience sensible, celle dAristote, nest pas mathématique. Le Stagirite, dans sa Physique, constate que le feu monte et que la pierre tombe : la perception sensible indique des différences qualitatives entre les corps, qui nobéissent pas à des lois uniformes mais se comportent – ou semblent se comporter – différemment, en fonction de leurs qualités intrinsèques : la légèreté pour le feu, la pesanteur pour la pierre. De la perception, Aristote induit alors la principale cause du mouvement, qui est la cause finale, interne à lobjet : si, comme on le voit, la pierre tombe « toute seule », sans contrainte, cest que sa fin est de tomber.

La méthode galiléenne soppose à cette physique des lieux naturels. Elle lui substitue un principe dexplication des mouvements des corps qui ne repose sur aucune finalité des corps. Cest le principe de conservation du mouvement, selon lequel les corps se meuvent non en fonction de leurs qualités intrinsèques, mais sous leffet dun moteur extérieur, et conservent le mouvement transmis par ce moteur. Alors quAristote énonçait que la pierre cesse de rouler parce quelle a atteint son lieu naturel, Galilée soutient dit que la pierre narrête de rouler quà cause des frottements qui agissent sur elle de lextérieur, et quelle ne cesserait pas de rouler en labsence de tels frottements. Or un tel principe nest pas observable, à cause des frottements de lair et des autres corps en présence. La physique qui énonce ce principe doit donc reposer sur une fictionnalisation du monde physique, comme lindique Maurice Clavelin : « Mathématiser, (…) cest dabord remplacer les concepts qualitatifs par des concepts quantitativement définissables et 104transposer en physique lordre déductif de la géométrie. (…) cest aussi rompre (…) avec lexpérience sensible, abandonner la complexité et la contingence des situations concrètes, pour des cas types aussi généraux que possible (…) ; bref, mathématiser, cest idéaliser » (Clavelin, 1996, p. 177). La rupture avec la physique aristotélicienne exige la sortie de lexpérience sensible5.

Chez Walras, il semble que la valeur déchange sobserve immédiatement comme une quantité. Ainsi nous transporte-t-il sur le marché du blé : « le blé vaut 24 F lhectolitre. Remarquons (…) le caractère mathématique de ce fait » (Walras, 1988, p. 51). Le caractère empiriquement incontestable de lexistence de grandeurs immédiatement quantifiées opposerait alors les conditions du problème de Walras à celles du problème de Galilée : il ny aurait nul besoin de fictionnaliser la valeur déchange pour la rendre quantifiable. Mais en réalité, la valeur déchange requiert une fiction, qui est même double. Car Walras rejette immédiatement la quantification telle quelle apparaît à lexpérience, qui est monétaire : « lintervention de la monnaie dans les échanges est (…) un fait particulier (…) et ne doit pas être mêlée (…) à celle du fait général de la valeur déchange » (Walras, 1988, p. 73-74). Lappel à lobservation nest quun élément pédagogique puisque la monnaie qui accompagne nécessairement la quantification empiriquement observable de la valeur est évacuée. Walras construit par la pensée un monde économique semblable au monde physique de Galilée : un monde qui nest pas immédiatement quantifié. Telle est la première fiction. Une fois ce monde imaginé, il faut alors, comme dans la physique galiléenne, requantifier. Et pour cela, il faut, à Walras comme à Galilée, une autre fiction, qui concerne la rareté (Walras, 1988, p. 51). Walras certes nutilise pas le terme de fiction mais exprime néanmoins une conscience aigüe du processus de fictionnalisation – i.e. de sortie de lexpérience – inhérent à toute application des mathématiques à une autre science : « Ce qui est sûr, cest que les sciences physico-mathématiques, comme les sciences mathématiques proprement dites, sortent de lexpérience dès quelles lui ont emprunté leurs types. Elles abstraient de ces types réels 105des types idéaux quelles définissent et, sur la base de ces définitions, elles bâtissent a priori tout léchafaudage de leurs théorèmes et de leurs démonstrations » (Walras, 1988, p. 53). Telle est exactement la méthode de Galilée quexpose Clavelin.

On nomme dabord « fiction » le résultat de labstraction de ce qui, dans la réalité, est accidentel : les frottements de lair chez Galilée ; les obstacles à la concurrence chez Walras. À lorigine de la déduction de léconomie pure, se trouve la fiction de la concurrence : « La valeur déchange laissée à elle-même se produit naturellement sur le marché sous lempire de la concurrence. (…) Selon que cette concurrence fonctionne plus ou moins bien, la valeur déchange se produit de façon plus ou moins rigoureuse ». Walras donne des exemples de marchés plus ou moins bien organisés, allant des « bourses de commerces » ou « marchés aux grains » aux « magasins et boutiques », jusquaux « consultations davocats » et « séances de chanteurs » puis tranche : « Nous supposons toujours un marché parfaitement organisé sous le rapport de la concurrence » (Walras, 1988, p. 70-71). À lorigine de la théorie walrassienne, il y a donc une fiction entendue comme hypothèse contrefactuelle, i.e. qui ne reflète pas le monde réel voire qui contredit les faits sensibles. On peut observer des agents qui manipulent les prix et des marchés où la concurrence est défectueuse mais on en fait abstraction.

Mais cet écart entre théorie et observation vaut aussi pour les mathématiques, et dailleurs, de façon un peu trompeuse, Galilée a nommé ce recours méthodique à la supposition, « licence géométrique », pour souligner que la liberté que se donne le physicien de sortir de lexpérience est analogue à celle du mathématicien qui prend pour objet des universaux. Walras dabord invoque un argument qui relève de la licence géométrique pour sautoriser la fiction de la concurrence : « Chacun sait parfaitement (…) que la somme des trois angles dun triangle nest égale à celle de deux angles droits (…) que dans un triangle abstrait et idéal. La réalité ne confirme quapproximativement ces définitions et démonstrations » (Walras, 1988, p. 54). Mais sa fiction ne se réduit pas à la généralité mathématique et à la construction théorique. Elle désigne aussi une situation saisie par limagination et dont on peut faire lexpérience mentale, ce qui nest pas le cas des axiomes ou des définitions mathématiques, saisis uniquement par lesprit, et dont les images que lon peut en former (le triangle imaginé) se distinguent essentiellement.

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Une expérience de pensée, ou expérience mentale, est davantage quune abstraction et diffère dune expérience réelle. Cest par exemple la machine sans frottement de Galilée, qui nest pas une machine concrète, mais une machine que, dès Les Mécaniques, Galilée imagine dans le but de supprimer en pensée les frottements, seule façon daprès lui de formuler la loi qui régit la chute des corps. Pour faciliter sa réflexion, Galilée passe alors par une expérience concrète, celle du plan incliné sur lequel il fait rouler des sphères. Sil nest pas le premier à utiliser un plan incliné en physique, il est le premier à le considérer comme une illustration approximative dune machine sans frottement, qui ne peut pas exister dans la réalité. Le plan incliné lisse, sur lequel sont en mouvement les objets concrets qui offrent la plus faible résistance au mouvement – les sphères – réduit au maximum les frottements du monde concret. Il permet de montrer que, si lon diminue progressivement langle dinclinaison, les corps qui chutent ne tendent pas vers le repos, comme le pensait Aristote, mais manifestent une indifférence au repos comme au mouvement (Galilée, 1968, p. 179 ; Clavelin, 1996, p. 176). Cest un premier pas vers le principe de la conservation du mouvement, que Galilée énoncera dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, puisque lidée de la machine sans frottement permet de réfuter la thèse aristotélicienne dune tendance de tous les corps pesants vers le repos : les boules ne tendent pas plus au repos quelles ne tendent au mouvement. Lessentiel ici est que le plan incliné concret ne sert que dauxiliaire à Galilée. Lidée de machine sans frottement et les résultats quelle produit est antérieure à lexpérience concrète et peut en droit se passer delle. La machine sans frottement permet de penser le mécanisme à lœuvre dans la nature, qui nest pas perceptible à lœil nu : sur le plan incliné, les boules finissent toujours par sarrêter.

Walras se réfère explicitement à la machine sans frottement de Galilée : « Nous supposerons un marché toujours parfaitement organisé sous le rapport de la concurrence, comme en mécanique pure on suppose dabord des machines sans frottement » (Walras, 1988, p. 71). Le marché parfaitement concurrentiel est un objet dont on peut faire lexpérience mentale, que lon peut saisir par limagination. Cette expérience dit la vérité du principe à lœuvre même si elle énonce des conditions que lon ne peut jamais observer. Quoique cette machine soit purement fictive, quon ne puisse jamais en faire lexpérience réelle, cest elle qui 107produit la théorie. Or cette expérience de pensée est plus que le processus dabstraction à lœuvre dans les postulats et définitions mathématiques. Car on ne peut pas faire lexpérience, même mentale, de ces définitions : le triangle mathématique est une définition dont le triangle que lon dessine nest quune approximation. Apparemment, Walras énonce que le rapport du triangle mathématique au triangle dessiné est le même que celui du marché concurrentiel aux marchés réels (Walras, 1988, p. 54). Dailleurs, on raisonne sur le triangle idéal en mathématiques, comme on raisonne sur le marché concurrentiel en économie. Mais le triangle mathématique nest pas une expérience de pensée, ce nest pas une machine imaginée. La physique comme léconomie, à la différence des mathématiques, reposent sur du mécanisme et raisonnent sur autre chose que des objets idéaux : la compréhension du phénomène passe par une expérience mentale. Puisque cette expérience est seulement mentale, on la nomme fiction.

Quel est le rapport à la réalité de ce qui est déduit de cette fiction, i.e. de la théorie qui résulte de cette fiction ? Selon Walras, la distinction entre fiction et réalité ne recouvre pas la distinction entre fausseté et vérité : non seulement la fiction nest pas forcément fausse, mais la réalité peut nêtre pas vraie. Ainsi distingue-t-il la valeur naturelle des marchandises – qui se détermine sans quintervienne la volonté des agents – de leur valeur artificielle – qui résulte dune action particulière sur les prix :

En ce qui concerne le blé, nous pourrions en faire hausser le prix en détruisant une partie de lapprovisionnement ; nous pourrions faire baisser ce prix en mangeant, au lieu de blé, du riz, des pommes de terre ou quelque autre denrée. Nous pourrions même décréter que le blé se vendra 20 F, et non 24 F lhectolitre. Dans le premier cas, nous agirions sur les causes du fait de la valeur pour substituer une valeur naturelle à une autre valeur naturelle. Dans le second cas, nous agirions sur le fait lui-même pour substituer une valeur artificielle à la valeur naturelle. Nous pourrions enfin, à la rigueur, supprimer la valeur en supprimant léchange (Walras, 1988, p. 50-51, nos italiques).

Lartificialité de certains prix ne désigne pas seulement leur caractère arbitraire : elle renvoie aux idées de contre-nature et de fausseté. La réalité peut être artificielle, et la fiction plus naturelle que la réalité. Pour comprendre ce rapport paradoxal à la fiction, Galilée ne suffit pas, le détour par Descartes est nécessaire.

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Dans le chapitre vi du Monde ou Traité de la lumière, Descartes invite à une expérience de pensée qui requiert, comme celles de Galilée avant lui et de Walras après lui, une sortie de lexpérience actuelle : « Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce monde, pour en venir voir un autre tout nouveau que je ferai naître en sa présence, dans les espaces imaginaires » (Descartes, 1996, XI, p. 31)6. Pour ce faire, il convient de « perdre de vue toutes les créatures que Dieu fit » (Descartes, 1996, XI, p. 32) et de supposer un chaos de matière diversifiée géométriquement, i.e. éparpillée. Cette matière est supposée être mise en mouvement selon les lois instituées par Dieu. Il sagit alors de faire le récit de la formation de la Terre, dans le but de montrer que le monde sensible, une fois instituées les lois de la nature, peut sexpliquer par les seuls enchaînements de causes et deffets dune matière réduite à ses caractéristiques géométriques, sans recourir aux causes finales dAristote. En somme, Descartes entend montrer la fécondité au niveau global du principe explicatif auquel Galilée recourait au niveau local : le mécanisme. La fiction cartésienne présente deux caractéristiques principales. La première était déjà présente chez Galilée : Descartes qualifie son récit hypothétique de « fable » (Descartes, 1996, p. 31), et cela vient confirmer quil est légitime de qualifier de « fiction » les hypothèses théoriques que nous étudions ici, i.e. non seulement la situation initiale mais tout le récit qui sensuit. Ce récit, dit Descartes, est une « fable » parce quil contredit la Bible, qui selon lui dit la vérité de la création. Dans la Bible, le monde est sorti du néant dun seul coup, et non progressivement dans le temps, comme lénonce sa narration. De manière analogue, les déductions de Galilée peuvent être qualifiées de « fictions », parce quil raisonne tantôt à partir de la supposition du vide, qui nexiste pas dans les faits (De Motu), tantôt à partir de la supposition de mécanismes sans frottement, qui sont des expériences mentales (Mécaniques). Il en est de même des déductions de Walras, qui part dun marché parfaitement concurrentiel quil nobserve pas dans le monde sensible. Dans tous les cas, une fiction intervient sur le mode du contrefactuel. Mais Descartes dramatise la fiction à laquelle il recourt : « Mon dessein nest pas dexpliquer, comme eux (sc. les philosophes), les 109choses qui sont en effet dans le vrai monde ; mais seulement den feindre un à plaisir, dans lequel il ny ait rien que les plus grossiers esprits ne soient capables de concevoir, et qui puisse toutefois être créé tout de même que je laurais feint » (Descartes, 1996, p. 36). Le monde de la fable, monde feint, contrefactuel, ne devrait-il pas être qualifié de monde « faux » relativement au « vrai monde », qui est le monde existant en effet, et non en esprit ? Non, car ce monde feint peut être créé, en ce sens que lon peut en comprendre le mécanisme. La première justification de la fable est donc son intelligibilité immédiate, sa clarté, son évidence. On construit, en imagination, une situation dont la cohérence atteste la possibilité. Cest une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour que la fable rende compte du monde réel.

On retrouve un argument semblable lorsque Arrow et Debreu énoncent les enjeux de la démonstration dexistence dun équilibre général :

Cette enquête sur lexistence de solutions est importante (…) pour léconomie descriptive (…). Lidée selon laquelle le modèle concurrentiel est une description acceptable de la réalité, (…) présuppose que les équations qui décrivent ce modèle sont cohérentes entre elles (Arrow & Debreu, 1954, p. 265).

La fiction de la concurrence parfaite est nécessaire pour indiquer les conditions dans lesquelles nous pouvons nous représenter lordre économique comme égalité entre offre et demande sur tous les marchés. La première fonction du modèle déquilibre général est de faire apparaître les conditions dans lesquelles cet équilibre est concevable. Sans fiction cohérente, nous ne saurions pas même si nous nous représentons correctement lordre économique. Paradoxalement, le vraisemblable, au sens de ce qui est simplement possible, sétablit par la fiction.

À la nécessité de la fiction pour établir la cohérence du monde, Descartes ajoute que la fiction est une condition dapparition du monde vrai, qui nest pas le monde sensible. Le récit de Descartes opère un renversement par jeux de miroir : le monde imaginaire, fabuleux, est qualifié aussi de « nouveau monde » (Descartes, 1996, p. 31), et fait tomber le « vrai monde » au sens de monde sensible du côté de « lancien monde » (Descartes, 1996, p. 36), qui savère être, in fine, le monde des anciens. Le monde feint nest autre que la vérité du monde (Descartes, 1996, p. 36), qui était conçu faussement par Aristote. Le titre du chapitre vi du Monde est très clair : « Description dun nouveau monde, qui est 110très facile à connaître, mais semblable pourtant à celui dans lequel nous sommes (…) » (Descartes, 1664, p. 66). Dans le texte, celui qui était au départ qualifié de « vrai monde » en vient à apparaître comme monde non seulement faux, mais trompeur – ou plutôt, faux parce que trompeur :

Or, encore quen la plupart des mouvements que nous voyons dans le vrai monde, nous ne puissions pas apercevoir que les corps qui commencent ou cessent de se mouvoir, soient poussés ou arrêtés par quelques autres : nous navons pas pour cela occasion de juger que ces deux règles ny soient pas exactement observées. Car il est certain que ces corps peuvent souvent recevoir leur agitation des deux éléments de lair et du feu, qui se trouvent toujours parmi eux, sans y pouvoir être sentis (…) (Descartes, 1996, p. 42).

Le monde réel est trompeur parce que les perceptions que nous y éprouvons sont trompeuses. Elles montrent des corps qui se meuvent ou qui cessent de se mouvoir sans moteur : la pierre roule et finit par sarrêter comme spontanément, voire intentionnellement. Les vraies lois du mouvement, selon lesquelles il y a mouvement parce quil y a moteur et non intention, ne sont pas immédiatement observables. La physique dAristote est fausse, bien quen énonçant que la pierre sarrête lorsquelle a rejoint son lieu naturel, elle soit davantage conforme à lobservation que la physique de Galilée et Descartes, pour qui la pierre sarrête parce quelle rencontre des frottements et des obstacles, lesquels ne sont généralement pas perceptibles.

Les exemples sont multiples qui montrent des perceptions trompeuses : le bâton plongé dans leau que lon voit brisé ; le soleil que lon voit se lever à lEst et se coucher à lOuest. La perception en elle-même nest pas fausse : on voit bel et bien le bâton brisé, la pierre sarrêter comme si elle le faisait spontanément, le soleil se lever. Mais le bâton nest pas brisé, la pierre ne sarrête pas spontanément, le soleil ne tourne pas autour de la terre. Des esprits non avertis sont enclins, du fait des perceptions trompeuses, à penser faussement. Un enfant en déduit que le bâton est en réalité brisé ; celui qui ignore la physique de Galilée pense que la pierre sarrête effectivement de son propre mouvement, que la terre est le centre autour duquel tourne le soleil. Ce type dinférence est un jugement précipité à partir de lobservation. Pour éviter cette précipitation, il faut se détourner de lexpérience et construire un autre monde, ce qui revient à déréaliser le monde sensible. La fable, chez Descartes, dit la vérité du monde alors que lobservation sans fiction produit du faux. 111Car le monde est de fait soumis aux lois de la mécanique. Le récit est fabuleux, mais le monde auquel il aboutit, ne lest pas : il nest autre que notre monde.

Il en est de même chez Walras pour qui lhypothèse du marché parfaitement concurrentiel dit la vérité de la valeur déchange7, qui est toujours – mais pas seulement – déterminée par les lois de loffre et la demande. Ces lois ne sont pas mises en cause si lon fait hausser ou baisser le prix du blé, en détruisant une partie de lapprovisionnement ou à linverse en mangeant des pommes de terre au lieu de blé. La valeur est tout aussi naturelle, i.e. soumise aux mêmes lois, comme le feu est lui aussi soumis à la gravité. Surtout, elles ne sont pas même mises en cause si la valeur est arbitrairement déterminée et donc artificielle. Décréter la valeur du blé ou supprimer la valeur en supprimant léchange ne contredit pas lidée selon laquelle la valeur déchange, lorsquelle nest pas empêchée, sétablit de manière à égaliser offre et demande – bien au contraire puisquun tel décret ou une telle suppression produisent un déséquilibre.

Les situations de concurrence défectueuse, qui sont pourtant les plus couramment observables, dissimulent pour Walras la vérité dune concurrence qui opère toujours :

Nous allons étudier la valeur déchange se produisant dans des conditions de concurrence. Les économistes ont en général le tort de la considérer beaucoup trop exclusivement telle quelle se produit dans des circonstances exceptionnelles. (…). Assurément, la théorie doit rendre compte de tous ces cas particuliers (…). Mais, en bonne logique, il faut aller du cas général au cas particulier, et non du cas particulier au cas général comme un physicien qui, pour observer le ciel, choisirait avec soin un temps couvert au lieu de profiter dun soir sans nuage (Walras, 1988, p. 72-73).

Celui qui décrit le ciel comme la concurrence à partir de circonstances dans lesquelles on voit mal est trompé par sa perception et ne voit pas ce qui est réellement. Or il existe des circonstances dans lesquelles on voit mieux, tout en restant dans lexpérience, réelle ou imaginaire. Il faut savoir voir, et pour cela connaître les circonstances dans lesquelles 112on voit mieux. Cest la concurrence du modèle fictif qui permet de dire que cest encore dans les bourses de fonds publics ou les bourses de commerce que lon voit le mieux la concurrence8.

Alors la théorie fondée sur la fiction, chez Walras comme chez Galilée et Descartes, correspond à la réalité en contredisant les apparences. Cette correspondance est obtenue non par magie mais par abstraction de laccidentel, qui montre du faux, en physique (où la pierre semble sarrêter, le bâton être brisé, le soleil se lever) comme en économie (où les prix semblent être fixés par les agents). En réalité et dans tous les cas, la théorie dit la vérité de la situation. Elle est plus quune épure de la réalité (comme si elle nen prenait quune partie ou la simplifiait) : elle est son reflet exact. Mais sil y a du faux dans la perception du réel, alors lobservation ne peut ni confirmer ni infirmer la théorie. Walras lénonce nettement : les sciences physico-mathématiques telle léconomie « rentrent, après cela, dans lexpérience, non pour confirmer, mais pour appliquer leurs conclusions ».

Sur ce point, Arrow et Hahn revendiquent moins fortement que Walras la fiction de la concurrence parfaite comme fiction unique, certes contrefactuelle, mais permettant toujours la compréhension du monde vrai. Ils définissent une méthode qui part de la concurrence parfaite pour élargir la théorie à dautres situations. Les hypothèses concurrentielles ne disent plus la vérité de toute situation, comme chez Walras. Elles font apparaître, en creux, des motifs de sous-optimalités dans le monde réel :

Lessentiel est là : il nest pas suffisant daffirmer que, alors quil est possible dinventer un monde dans lequel les affirmations au nom de la main invisible sont vraies, elles ne le sont plus dans le monde réel. Il faut montrer comment les caractéristiques du monde que lon considère comme essentielles dans toutes les descriptions quon en fait rendent impossible de prouver le bien-fondé de ces revendications. En tentant de répondre à la question : est-ce que cela peut être vrai ?, on en apprend beaucoup sur les raisons pour lesquelles cela pourrait ne pas lêtre (Arrow & Hahn, 1971, p. vii. Nos italiques).

La théorie ici conduit à des résultats qui non seulement ne sont pas observés dans le monde réel mais qui ny existent pas. Ce faisant, elle 113nous met donc sur la piste des raisons pour lesquelles léquilibre du monde réel nest pas optimal.

Largument semble proche de celui des frottements de Walras et Galilée. Mais les frottements chez Walras ninvalident pas le tâtonnement. Ils en altèrent seulement le résultat en ajoutant dautres forces. Alors que les hypothèses concurrentielles chez Arrow nont pas valeur de cas général. Du raisonnement déductif de Walras, fondé sur un postulat dont il assume tout le caractère fictif, mais qui est nécessaire pour produire la compréhension du monde réel, Arrow et Hahn passent à un raisonnement hypothético-déductif, où la fiction nest plus autant assumée. Descartes, comme Walras, postulait les conditions initiales de la fable et nenvisageait pas dautre hypothèse. Les imperfections de la concurrence chez Walras ne sont pas hors du cas général de la concurrence parfaite mais lui ajoutent seulement des frictions. Chez Arrow et Hahn, le raisonnement est hypothético-déductif et lobservation qui invalide les hypothèses conduit à modifier la théorie9. Leur rapport à Walras est semblable à celui des physiciens héritiers de Descartes – Euler ou Bernouilli – à leur maître : ils reprennent le mécanisme mais refusent son déductivisme strict. La nécessité de congédier lobservation pour lui substituer une fiction est oubliée. Alors même que ce sont précisément ces fictions qui ont autorisé le tour de force de la pensée économique : considérer les prix comme un mécanisme. Car pour produire cette pensée sur les prix, il a bien fallu importer le mécanisme en économie, et importer ce qui le rendait concevable : lépistémologie de Galilée et Descartes. Cependant, lapplication de la physique galiléenne et cartésienne à léconomie a requis des jalons, qui ont permis de passer de la fiction de la matière en mouvement à la fiction du marché fondé sur la mécanique des prix. Le premier dentre eux est celui de Hobbes, qui donne à voir des hommes en mouvement formant société.

114

II. Lapplication du mécanisme au monde social :
une filiation paradoxale

Hobbes applique la méthode rationaliste issue de la physique de Galilée et Descartes pour établir les lois du monde social. Cette application, qui repose sur du mécanisme, lamène à recourir à deux fictions : létat de nature et le Léviathan. Léconomie politique, de la physiocratie à léquilibre général, rejettera ces fictions, mais retiendra de Hobbes le mécanisme et concevra le marché comme un mécanisme. En ce sens, Hobbes constitue le maillon décisif qui a rendu possible la fiction du marché, i.e. la conception des prix comme un mécanisme. Expulser ces fictions originelles, qui avaient permis à Hobbes lapplication du mécanisme au monde social, sera la condition pour établir que les prix sont déterminés non selon une loi positive instituée par un État-Léviathan, mais selon les lois naturelles de léconomie.

Hobbes transpose donc dans le monde moral les fictions des physiciens10. Il envisage le monde social comme un mécanisme dont il convient de découvrir les lois. Lhéritage du mécanisme classique est assumé dans ce passage de la préface du De Cive où Hobbes compare lÉtat à une horloge et la connaissance de lÉtat au démontage du mécanisme de lhorloge :

Car, de même quen une horloge (…) dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie (…) si on ne la démonte (…) ; ainsi en la recherche du droit de lÉtat, et du devoir des sujets, bien quil ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, cest-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes (…) (Hobbes, 1982, p. 71, nos italiques).

Comme Descartes dans sa fable de la création du monde, il suppose une matière éparpillée : ce seront les hommes dans létat de nature, caractérisés par trois passions fondamentales, la compétition, la défiance et la gloire, comme lest la matière cartésienne par la grandeur, la figure 115et le mouvement ; cette matière doit être mue selon des lois : ce seront les lois naturelles énoncées aussitôt après. Enfin lui faut-t-il construire un mécanisme, le Léviathan lui-même, mécanisme construit cette fois par les hommes eux-mêmes et non par Dieu comme lest la nature chez Descartes. Dans lexposé de la situation antérieure à ce mécanisme, il faut donc la première fiction de létat de nature.

Une fois lÉtat démonté, reste donc létat de nature comme fiction originelle11, que Hobbes décrit ainsi dans le De Cive :

(…) il faut que nous rebroussions vers le premier état de nature et que nous considérions les hommes comme sils ne faisaient maintenant que de naître, et comme sils étaient sortis tout à coup de la terre, ainsi que des potirons. De cette façon, ils nauront aucune obligation les uns aux autres (…) (Hobbes, 1982, p. 180. Nos italiques).

Ici intervient la première fiction analogue à celles de Galilée, fiction qui repose sur une double abstraction. La première est une abstraction des acquis de lexpérience, de lhistoire (« comme sils ne faisaient maintenant que de naître ») et de toutes les institutions. La seconde est une abstraction de lenfance (« comme sils étaient sortis tout à coup de la terre »), qui vient contrebalancer la première et éviter que lanalyse ne prenne en vue des nourrissons plutôt que des hommes faits. Cette double abstraction produit un effet : linexistence de liens contractuels entre les individus, dans un « état de nature » décrit comme un ensemble de corps en mouvement les uns contre les autres. Hobbes souligne le caractère fictionnel de létat de guerre qui sensuit dans un passage dense du Léviathan qui pourrait sembler contradictoire : « Incidemment, on peut penser quil ny eut jamais un temps comme celui-ci, non plus quun semblable état de guerre. Et je crois que, de façon générale, il nen a jamais été ainsi à travers le monde, mais quil y a beaucoup dendroits où lon vit ainsi » (Hobbes, 2000, p. 227). Létat de nature nest ni un état historique antérieur de nos sociétés, ni une situation géographique actuelle, observable dans nos sociétés. Il est une expérience de pensée. Mais il existe des situations observables qui, à la manière du plan incliné de Galilée, sont des leviers pour lexpérience de pensée quest létat de nature : ce sont des peuples (les « sauvages » de « nombreux endroits de lAmérique ») et des États (au demeurant la totalité dentre eux), 116qui vivent sans quaucune institution politique ne limite leurs actions. Quoiquil ne sagisse pas de létat de nature, cela permet den avoir une idée. De même, le bourgeois qui se barricade et verrouille ses coffres ne vit pas dans létat de nature, mais son comportement laisse apparaître les passions naturelles qui continuent dagiter les hommes à létat civil. Ces différents exemples servent à « se faire une idée de ce quest le genre de vie là où nexiste aucune puissance commune à craindre » (ibid.), autrement dit rendent possible une véritable expérience de pensée de cet état de nature fictif12 qui, pour le lecteur de Hobbes, peut sembler contre-intuitif, puisque lexistence placée sous le signe de la peur de lautre est contrefactuelle.

Plus encore, le caractère fictionnel de cet état de nature ne vient pas seulement de son caractère contre-intuitif, ou contrefactuel, mais aussi de ce quil est contradictoire. Car daprès le Léviathan, la guerre de tous contre tous tend à lextermination du genre humain (« Que la guerre est contraire à la conservation des hommes » (Hobbes, 1982, p. 99). De même que la matière cartésienne éparpillée est quasi inconcevable en tant que telle, puisque dès quelle est soumise aux lois divines, elle sassemble pour former certains corps, de même la matière sociale hobbesienne nest-elle guère plus intelligible quun cercle carré. Il apparaît dès lors non pas simplement probable mais absolument certain que létat de nature ne sest jamais rencontré dans le passé : lexistence actuelle des hommes suffit à réfuter lexistence passée dun état qui ne pouvait conduire quà leur disparition13.

Il y a donc bien, chez Hobbes, une fiction qui est une expérience de pensée et, plus encore, une expérience mentale à peine pensable : une situation non seulement contrefactuelle, non seulement impossible à observer réellement, mais même contradictoire avec la présence de lespèce humaine. Mais cette expérience est nécessaire à qui veut concevoir la société comme un mécanisme. Parce quil faut commencer par quelque chose de similaire à la matière de Descartes : une situation dans laquelle les hommes ne sont que de la matière dispersée.

117

Avant denvisager la manière dont les économistes ont reçu, ou plutôt, rejeté la fiction hobbesienne, disons quelques mots de sa deuxième fiction : le Léviathan. Comme on sait, à partir de cet état de nature fictif, Hobbes entreprend une « déduction » de la société civile (Hobbes, 2000, p. 226) : « Les passions qui poussent les humains à la paix sont la peur de la mort, le désir des choses nécessaires à une existence confortable, et lespoir de les obtenir par leur activité. La raison suggère les articles de paix adéquats, sur lesquels ils se mettront daccord » (Hobbes, 2000, p. 228).

Le souverain auquel tous les individus ont aliéné leurs droits est conçu comme une « personne fictive » (Hobbes, 2000, p. 271) au sens de construite par lhomme. La théorie hobbesienne débouche ainsi sur une seconde fiction, ce qui nétait pas le cas de celles de Galilée et de Descartes, qui sen tiennent au domaine de la physique. Toutefois, le rapport quentretient cette seconde fiction à la réalité des choses demeure conforme à lhéritage des physiciens. En effet, quoique fictionnel au sens de construit, cet homo fictitius quest le Léviathan correspond strictement au corps politique existant de fait au moment où Hobbes écrit ses œuvres, à savoir la monarchie absolue de Grande-Bretagne. Si le Léviathan est fictif, ce nest donc pas au sens où lest létat de nature : loin de navoir jamais existé, il est au contraire ce que nous avons sous les yeux. Simplement, la fiction de létat de nature nous permet aujourdhui de voir la société que nous voyons comme ce quelle est réellement, et qui échappe à lobservation : un artifice, i.e. un mécanisme construit par lhomme, analogue à ceux que Dieu construit :

La nature, qui est lart pratiqué par Dieu pour fabriquer le monde et le gouverner, est imitée par lart de lhomme, qui peut, ici comme en beaucoup dautres domaines, fabriquer un animal artificiel. (…) Cest lart, en effet, qui crée ce grand LEVIATHAN, appelé RÉPUBLIQUE ou ÉTAT (CIVITAS en latin) qui nest autre chose quun homme artificiel, quoique de stature et de force plus grandes que celles de lhomme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu (Hobbes, 2000, p. 63-64).

À nouveau, la théorie, qui dit la vérité, nest pas seulement une épure du réel mais son reflet exact. Et réciproquement, quand il est perçu sans la (bonne) théorie, cest le réel lui-même qui savère mensonger – quand, par exemple, la relative concorde à lœuvre entre les hommes laisse penser quelle est synonyme de sociabilité naturelle, alors quelle est 118seulement leffet de la crainte du souverain. On retrouve lidée que lon a rencontrée chez Galilée, Descartes, Walras : le mécanisme ne saurait sobserver immédiatement. Il reste dissimulé à qui na pas construit la fiction nécessaire pour le rendre visible.

On sait que Walras récuse la conception contractualiste de la société et quArrow ne se situe pas dans la filiation de Hobbes. Pourtant, les conditions du problème économique, tel quil est posé dans la théorie de léquilibre général du xxe siècle, sont à certains égards semblables à celles de létat de nature hobbesien. À nouveau, ces conditions sont celles dune expérience de pensée : le modèle de concurrence parfaite est un état fictif décrivant une « économie décentralisée idéalisée » (Arrow & Hahn, 1971, p. v). Arrow et Hahn ne justifient pas leur fiction par le seul recours nécessaire à labstraction et justifient le choix de cette abstraction, au lieu dune autre, par deux arguments. Nous avons déjà mentionné largument selon lequel léquilibre concurrentiel, parce quil est Pareto-optimal, joue le rôle dune norme à laquelle comparer toutes les situations qui sen écartent. Mais nous avons négligé lautre argument, qui trouve son origine dans lhistoire de la pensée économique :

Il y a jusquà maintenant une longue (…) lignée déconomistes, depuis A. Smith (pour qui) une économie décentralisée, motivée par lintérêt individuel et guidée par les signaux-prix serait compatible avec une disposition cohérente des ressources économiques qui pourrait être considérée, en un sens bien défini, comme supérieure à un large ensemble de dispositions alternatives possibles (Arrow & Hahn, 1971, p vi-vii).

Cette idée inaugurale de la pensée économique est, ajoutent-ils immédiatement, profondément contre-intuitive, car lopinion immédiate voit lagrégation des décisions individuelles sous la figure du chaos :

À la question : à quoi ressemblera une économie motivée par lintérêt individuel et contrôlée par un grand nombre dagents différents ?, la réponse de bon sens est probablement : ce sera le chaos (Arrow & Hahn, 1971, p. vii).

Or pour énoncer que la réponse immédiate à la question de la coordination est le chaos, il faut accepter de se placer non pas dans les économies réelles14, mais dans cette économie fictive dont les agents ne sont 119guidés que par leur connaissance commune du système des prix et des caractéristiques des biens.

Cette fiction est semblable à celle de Hobbes en trois de ses caractéristiques :

Les individus qui composent la société sont déjà sociaux : chez Hobbes par les passions comparatives qui les animent ; chez Arrow parce quils décident à partir de prix. Mais ils ont en commun dêtre définis à travers la double abstraction des acquis de lexpérience et de lhistoire – cest-à-dire de toutes les institutions – et de lenfance.

La survie des individus dans cet état est à peine concevable : létat de nature contredit la survie de lespèce humaine chez Hobbes ; la survie économique des agents exige une compatibilité minimale entre leurs décisions chez Arrow.

Enfin, la survie des individus exige un mécanisme : la machine construite quest le Léviathan chez Hobbes ; le mécanisme des prix chez Arrow. Mais ce dernier mécanisme nest pas le produit dune décision dhommes rassemblés : il simpose de lui-même, selon des lois naturelles. En cette dernière caractéristique, la théorie de léquilibre général sinscrit dans le prolongement de la physiocratie, en tant quelle soppose à Hobbes.

La conception hobbesienne est problématique pour les économistes ; les physiocrates seront les premiers à en être les héritiers paradoxaux : ils en retiennent lidée dune société conçue comme leffet dun mécanisme mais rejettent les deux fictions hobbesiennes de létat de nature et du Léviathan. La raison principale de ce rejet tient à la conception de la loi qui en résulte. Car quoique Hobbes parte des lois de nature, il réduit in fine les lois à celles quinstitue le Léviathan. Autrement dit, il réduit la loi à la loi positive et par là « soppose à lidée que la société obéit à des lois objectives » (Cartelier, 2009, p. 174) et naturelles.

Lhéritage de la science classique sur les physiocrates est bien connu : comme Hobbes, les physiocrates étendent le mécanisme aux phénomènes humains et sociaux, en soutenant quils sont soumis au déterminisme de lois analogues aux lois physiques, i.e. aussi nécessaires, et déductibles avec la même rigueur mathématique quelles. Ainsi Le Trosne écrit, dans LOrdre social, que « (…) tout est physique dans cette matière, et tout sopère par des moyens physiques » (Le Trosne, 1767, p. 24-25), et que 120les « lois de lordre social (sont) établies, par une déduction nécessaire et évidente, sur les lois de lordre physique » (Le Trosne, 1767, p. vii). Dune manière analogue à Descartes, il déduit les caractères de ces lois, « simples, évidentes et faciles à saisir » (Le Trosne, 1767, p. 11), de lidée de Dieu. De son côté Roubaud, dans ses Récréations économiques adressées à Galiani, reprend les mots de Galilée pour qui le livre de lunivers est écrit dans la langue mathématique, et lapplique à la sphère économique :

vous ne faites point de cas des calculs politiques (il faudrait dire économiques). Tant pis pour vous (…). Le monde ne peut être gouverné que par larithmétique. Je ne métonne point si la science économique a le malheur de vous déplaire ; elle est fondée sur lévidence des calculs ; et vous ne les aimez pas ! (Roubaud, 1770, p. 101).

Outre le déductivisme, Le Trosne hérite de Galilée et Descartes le détournement perceptif qui le conditionne : « secouons un moment les préjugés qui nous obsèdent, écartons les faits qui nous dérobent la vérité, pour nous attacher aux principes quelle vient de nous découvrir » (Le Trosne, 1767, p. 43-44). Ces principes sont la liberté et la propriété comme lois fondamentales de la société « naturelle et primitive » (Le Trosne, 1767, p. 44), elles-mêmes déduites de la nature physique de lhomme et de son besoin de conservation. Dès lors que lon « écarte les faits » pour remonter en deçà des institutions, définir une économie naturelle et en déduire les lois qui règlent les échanges, le monde réel peut être vu comme un monde faux. Comme Galilée, Descartes et Hobbes avant lui, Le Trosne considère que le réel qui paraît aux regards, i.e. le monde social observé, est factice et artificiel, parce quil ne laisse pas voir les lois fondamentales de la liberté et de la propriété individuelles :

(…) lhistoire du passé et lexpérience du présent semblent contredire cet empire souverain de la justice, pour lui substituer la volonté des législateurs, et nous portent à croire que lordre civil a pour objet de restreindre lexercice de la liberté, de nen accorder aux citoyens la jouissance que par mesure et avec précaution, de borner lusage de la propriété, de diriger les intérêts particuliers, de les régler et de les soumettre à des lois positives (Le Trosne, 1767, p. 41-43).

Il faut donc se détourner de lexpérience concrète au profit dune situation qui retient lessentiel : la liberté et la propriété comme droits fondamentaux de lindividu. Contre lobservation et lexpérience, contre 121les lois artificielles des législateurs, la théorie dit la vérité du réel cachée derrière les apparences. De là, nous retrouvons, en toute logique, lidée selon laquelle les apparences du réel ne sauraient venir infirmer la théorie. Cest au contraire la théorie qui peut déjouer les apparences et manifester sa correspondance au réel authentique. Le Trosne invite à la même déréalisation du monde concret perceptible que celle à laquelle invitaient Galilée puis Descartes. Il attribue à la théorie une plus grande valeur de vérité. Le monde perceptible devient faux. La théorie dit la vérité du monde. Cest dans lexact prolongement de cette épistémologie que Walras considère que léconomie doit « rentre[r] dans lexpérience non pour confirmer, mais pour appliquer [ses] conclusions » (Walras, 1988, p. 53).

Mais ce nest pas seulement parce que les physiocrates traitent principalement dobjets économiques, et non pas seulement incidemment comme le faisait Hobbes, quils sont les véritables ancêtres de Walras et de ses successeurs : cest avant tout parce quils restent, beaucoup plus que Hobbes, fidèles à lépistémologie rationaliste. Ils refusent chez Hobbes, peut-être avant toute chose, la réduction de la loi à la loi positive : pour eux, la mécanisation du monde social signifie précisément linverse, à savoir la réduction de la loi juridique (et de la loi morale) à la loi physique15. Autrement dit, la thèse hobbesienne selon laquelle laliénation totale des droits individuels au souverain, qui est la conséquence nécessaire de létat de guerre de tous contre tous, a elle-même pour conséquence nécessaire le caractère exclusivement arbitraire de la loi juridique, constitue du point de vue des physiocrates un renoncement à luniversalité du mécanisme physique. Si Dieu a créé ces mécanismes mus par le besoin et les désirs que sont les hommes, et que ces hommes, manifestement, vivent regroupés en société, il a nécessairement créé aussi les lois qui règlent ces sociétés (Le Trosne, 1767, p. 11). Ainsi, le physique et le moral ne forment pas pour eux, comme cétait le cas pour Hobbes, deux ordres distincts régis par des nécessités analogues mais distinctes dans leur origine : Dieu ou les hommes. Au contraire, chez les physiocrates, le moral est réduit au physique, et, de là, la loi juridique conçue comme la loi physique elle-même, une fois énoncée et protégée par lautorité tutélaire, doù le « despotisme légal ».

122

Comme le souligne Cartelier (2009), le Léviathan ruinerait lexistence de lois objectives dans le monde social, et lidée même de science économique, qui réduit le monde social et ses lois morales au monde physique. Cest de cette réduction du moral au physique que sensuit logiquement le rejet des deux fictions qui se trouvaient au début et au terme de la déduction de Hobbes : létat de nature et le Léviathan. Admettre un état de nature dans lequel les hommes seraient en guerre les uns contre les autres contredit la Providence et, surtout, conduit nécessairement à penser la société comme leffet dun contrat, i.e. comme non naturelle. Il faut donc le rejeter, comme le fait Le Trosne :

Létat de nature que tant de philosophes opposent à létat social, est une pure imagination, et une supposition absolument gratuite, qui ne peut donner aucune lumière, ni conduire à la connaissance de lhomme, puisquelle met à la place de lhomme tel que Dieu la fait, un être factice et idéal (Le Trosne, 1767, p. 14. Nos italiques).

De même, Le Trosne est à mille lieux dadopter le concept hobbesien dhomo fictitius : selon lui, le passage de lordre social à lordre civil ne se fait pas au moyen dun contrat, mais par le mouvement nécessaire du premier vers le second – en loccurrence, parce que les lois de la nature (du sol) jointes à celles de la nature humaine (besoins et désirs) conduisent nécessairement une partie des hommes à se libérer de la culture des terres et à vouloir assurer, par le biais de leurs profits octroyés à une autorité tutélaire, la garantie de la propriété et de la liberté du commerce. Pas de Léviathan, donc, mais une autorité qui se contente de laisser libre cours aux lois de la nature.

La théorie de léquilibre général hérite en partie de cette conception physiocratique. Walras certes juge illégitime la propriété du sol par les individus. Mais comme les physiocrates, il récuse toute représentation artificialiste de la société :

Dire que la société a été un jour instituée ou [bien] est tous les jours maintenue par le consentement dun certain nombre de personnes morales, cest comme si on disait que lart ou que la science ont été un jour fondés ou sont tous les jours continués par laccord dun certain nombre dartistes ou dun certain nombre de savants. (…) Je demande où sétaient formés ces artistes et ces savants, sil ny avait point dart et de science avant eux. (…) Assurément, si on supprime tous les artistes et tous les savants, lart et la science disparaissent ; 123mais la réciproque est vraie : supprimez lart et la science, et il ny aura plus dartiste ni de savant (Walras, 1990, p. 133).

Cependant, la conception néo-walrassienne de la propriété, telle quelle sexprime dans le second théorème du bien-être, révèle lambiguïté de la relation de la théorie de léquilibre général à légard de Hobbes comme des physiocrates. En séparant la question de lefficacité de celle de la justice, le second théorème énonce que toute distribution optimale des ressources qui, du point de vue unanime, peut être jugée possiblement désirable collectivement parce quelle est efficace, cest-à-dire évite les gaspillages, peut être un équilibre concurrentiel. Autrement dit, elle peut toujours sexprimer à travers un système de prix et se concevoir comme une propriété de léquilibre du modèle concurrentiel. La fiction théorique nest plus seulement descriptive. Elle devient prescriptive dun ordre économique à réaliser au nom de lefficacité. Elle dit une loi naturelle qui doit être observée, au nom dune répartition efficace des ressources, quels que soient les débats, rendus eux légitimes, sur la répartition initiale des ressources : il ne faut pas entraver la libre variation des prix si lon veut obtenir lefficacité. La valeur déchange doit être guidée par les lois naturelles. Concernant la justice dans cette distribution des ressources en revanche, les théoriciens modernes de léquilibre général témoignent dune conception beaucoup moins naturalisante que Walras (qui refusait les transferts de propriété) et que les physiocrates et, sur ce point, plus proche de Hobbes : une décision collective peut réaliser un remise en cause radicale des droits de propriété. La théorie de léquilibre général rend cela compatible avec les lois naturelles : car le mécanisme des prix échappe à cette dimension que lon peut juger, comme Sen, révolutionnaire, ou totalitaire.

Cependant, la méthode galiléenne, appliquée au monde social par Hobbes et davantage encore par les physiocrates qui rejettent le conventionnalisme hobbesien, peut être conçue comme dogmatique, au sens où cette méthode empêche toute critique appuyée sur lobservation. Elle ne considère en effet jamais que la réalité serait susceptible dinfléchir, et a fortiori dinfirmer, la théorie. Ce dogmatisme est ce que les empiristes reprochent aux rationalistes. Les fictions rationalistes sont illégitimes parce quelles rendent aveugles. Que les perceptions soient trompeuses ne suffit pas pour ne leur accorder aucune valeur. Locke inaugure cette épistémologie empiriste en rejetant les maximes abstraites des rationalistes 124au nom de lexpérience. Condillac la mène à son terme dans le Traité des systèmes, où il fait la critique radicale de lépistémologie rationaliste, notamment des fictions à lœuvre dans la physique depuis Galilée. Il entreprend alors la critique de ces fictions. Cependant, Condillac fait apparaître que les faits dobservation ou lexpérience actuelle ne constituent pas pour autant lorigine du savoir : ils nen sont que des jalons dérivés. Cest pourquoi il va falloir remonter jusquà des faits plus originaires, aujourdhui disparus, et, pour cela, concevoir des fictions dun genre nouveau, qui sont dautres expériences de pensée.

III. Les fictions empiristes : un prisme pour penser
les problèmes de la théorie économique

On retient ordinairement de lempirisme lappel aux faits et le refus des systèmes abstraits. La critique des fictions issues de Galilée repose sur la priorité du fait sur la théorie, de lexpérience sur le raisonnement, ou de la sensation sur lidée abstraite. Lidée abstraite, lorsquelle est posée en premier, devient une idée fictive.

Cest Condillac qui, dans le Traité des systèmes, fait la critique radicale de lépistémologie rationaliste. Il reconnaît sa dette envers Locke qui le premier a rejeté les maximes abstraites des rationalistes et soutenu, dans lEssai sur lentendement humain, que toutes les idées viennent des sens. Locke montrait comment les idées sensibles, particulières, donnent naissance aux idées générales, obtenues par un processus dabstraction à partir de lexpérience. Lidée générale de blancheur exige de percevoir dabord du lait, de la neige, une fleur de lys, et den abstraire les différences pour ne retenir que le point commun, la couleur blanche. La méthode des sciences nest pas la déduction mais linduction. Condillac, dans sa critique des déductions rationalistes, se présente comme lhéritier de Locke. Mais selon lui, Locke, en soutenant que les maximes abstraites sont utiles à lexposition des vérités mathématiques, nest pas allé assez loin dans ce rejet et, surtout, du côté de lépistémologie, na ni pris en compte ni critiqué une deuxième sorte de principe, à savoir les « suppositions quon imagine pour expliquer les choses dont on ne saurait 125dailleurs rendre raison » (Condillac, 1749, p. 2) – autrement dit, les fictions rationalistes. Cest cette critique quil quentreprend dans cet ouvrage en faisant dentrée de jeu basculer ces suppositions-fictions du côté des rêves de limagination :

(…) elles sont dune si grande ressource pour lignorance, si commodes ; limagination les fait avec tant de plaisir, avec si peu de peine : cest de son lit quon crée, quon gouverne lunivers. Tout cela ne coûte pas plus quun rêve, et un philosophe rêve facilement (Condillac, 1749, p. 4).

Parmi les trois arguments quénonce Condillac à lencontre du déductivisme, i.e. du fictionnalisme rationaliste, nous en retiendrons deux. Dabord, puisque la connaissance va du connu à linconnu (de la perception dun cube à la découverte de ses propriétés), et que « toutes nos connaissances viennent des sens », nous nacquerrons aucune connaissance en partant dautre chose que des idées des sens (Condillac, 1749, p. 10). Ensuite, notre pouvoir de connaître est limité : puisque nos connaissances viennent des sens, nous sommes condamnés à ignorer les causes inapparaissantes des choses, par exemple, lorigine ultime de lunivers (Condillac, 1749, p. 247).

Les arguments que Condillac avance lui permettent de rejeter, et de moquer tout particulièrement la fable cartésienne :

Que penser donc du projet de Descartes, lorsquavec des cubes quil fait mouvoir, il prétend expliquer la formation du monde, la génération des corps, et tous les phénomènes ? Que du fond de son cabinet, un philosophe essaie de remuer la matière, il en dispose à son gré, rien ne lui résiste. (…) Mais des hypothèses aussi arbitraires ne répandent du jour sur aucune vérité, elles retardent au contraire le progrès des sciences, et deviennent très dangereuses par les erreurs quelles font adopter (Condillac, 1749, p. 222).

Enfin, Condillac explique la construction de la fable, ou plutôt du rêve cartésien, par la confusion de la conception avec limagination (Condillac, 1749, p. 222). Ce que Descartes a cru concevoir clairement, il na fait que limaginer. Or, si elle fait les grands poètes, limagination fait aussi les mauvais philosophes (Condillac, 1749, p. 255-267). Condillac critique donc les systèmes rationalistes en tant quils sont fondés sur des fictions, et même constituent de part en part des fictions. Cette critique se fait au nom des faits dont il est nécessaire de partir – donc au nom de linduction comme seule méthode scientifique valable.

126

Comment cette critique empiriste du déductivisme sapplique-t-elle à léconomie ? Si la philosophie de Locke ne contient pas de critique (anticipée) des physiocrates (parce quil saccorde avec eux pour refuser un état de nature conçu comme état fictif), la philosophie de Condillac permet une telle critique en signalant comme fiction leur déductivisme.

Dans la seconde moitié du xviiie siècle, en toute logique, les adversaires des physiocrates, face à une physiocratie déductiviste héritière de la méthode de Galilée et de Descartes, reprennent les arguments que Condillac avait opposés au déductivisme de la science classique. Dans le contexte de la guerre des farines (davril à mai 1775) en France qui fait suite à une hausse des prix des grains et du pain du fait de la suppression de la police des grains royale et des mauvaises récoltes des étés 1773 et 1774, le débat oppose les partisans de la libéralisation des grains (les Physiocrates et Turgot) à leurs adversaires. La charge des anti-physiocrates se concentre sur le premier argument avancé par Condillac, à savoir lancrage sensible des connaissances, suffisant selon eux pour rejeter le déductivisme du côté de la fiction et lui opposer la méthode inductive : il sagit den appeler à lexpérience pour affirmer que la libéralisation conduit à la famine. Cest ainsi que Linguet, dans son Mémoire sur un objet intéressant pour la province de Picardie, souligne quil parle « daprès les faits » alors que les économistes le font « daprès les raisonnements ». Il critique les « petits hommes poudrés à blanc, curieux surtout détaler leurs dentelles, qui dissertent profondément sur le semoir » et entreprennent « de manier la charrue dans leur cabinet » (cité par Cohen, 2010, p. 185). Ce nest pas en bâtissant des systèmes dans un cabinet de philosophe que lon peut penser léconomie, cest en constatant par la vue et le toucher que dans des circonstance précises, la culture de la terre nassure pas la subsistance des hommes. Dans une référence manifeste à lhéritage de Descartes, Mably, de son côté, raille ceux qui sont « assez sots pour fermer les yeux à lévidence, et douter imperturbablement de tout » (cité par Cohen, 2010, p. 189).

En outre, à la suite de Diderot pour lequel le déductivisme est lié à la théologie (Diderot, 1755, p. 641-642), les anti-physiocrates insistent sur le fait que la physiocratie est une véritable théodicée, i.e. quelle va jusquà légitimer et pérenniser le malheur humain. Ainsi Linguet sadresse aux physiocrates : « (…) vous dites à des millions dhommes, qui gémissent sous le plus réel et le plus affreux esclavage, que leur 127position est juste, quelle doit être ainsi, quelle est ordonnée de toute éternité par une sagesse incréée » (cité par Cohen 2010, p. 189). Parce quil est solidaire dune nécessité sans faille, le déductivisme justifie et légitime la situation quil pose en conclusion. Les antiphysiocrates insistent au contraire sur le fait que la perception nest pas trompeuse : le pain est cher et les paysans, qui meurent de faim, le savent mieux que quiconque16.

Ainsi, les philosophes empiristes ont produit une critique des fictions économiques issues de la science classique, au nom de la primauté chronologique et logique de lidée particulière sur lidée générale. Cest souvent là que lon sarrête, en opposant les rationalistes aux empiristes comme les partisans de labstrait à ceux du concret. Cest pourtant une vision tronquée de lempirisme qui, lui aussi, recourt à des fictions, mais des fictions dun tout autre genre que les fictions rationalistes. Les premières fictions empiristes se trouvent dans la théorie de la connaissance de Locke. Condillac généralise ce recours à la fiction, en inventant un type de genèse fictionnelle que Rousseau applique au monde social et à léconomie politique.

Dans lEssai sur lentendement humain, Locke entreprend détudier lesprit de lhomme en se détournant de létude du mécanisme du corps humain et en partant uniquement des faits de conscience. Il y fait appel à quelques fictions, parce que la perception sensible ne suffit pas toujours pour comprendre lorigine dune idée. Par exemple, pour prouver que les idées sont acquises et non innées, il suppose un enfant qui perd la vue, puis la retrouve beaucoup plus tard, et, à cause du temps qui a produit de loubli, a alors le sentiment de voir les couleurs pour la première fois (Locke, 1998, p. 54). Cependant, dans lEssai, un tel recours à la fiction demeure ponctuel : Locke nentreprend pas de retracer la génération des connaissances humaines à partir dun premier dispositif fictionnel. Mais, dans la deuxième édition de son livre, il insère une fiction qui va savérer décisive pour lépistémologie empiriste : le problème de Molyneux (Locke, 1998, p. 99-100). Il sagit, là encore, dimaginer un homme qui retrouve la vue, mais, à la différence de la précédente fiction, lindividu imaginé est aveugle-né, et linterrogation porte non sur les couleurs mais sur les figures des objets. Cette fiction permet à Locke de soutenir que les idées de figures non seulement ne sont pas innées, mais quelles ne 128sont pas non plus immédiatement acquises, parce quelles sont dabord des images en deux dimensions, comme celles qui simpriment sur la rétine, et deviennent tridimensionnelles à laide de lexpérience17. Cest cette thèse inédite de lhistoricité des idées que Condillac fait sienne, en la généralisant à toutes les idées, et qui le conduit à fonder son épistémologie sur un dispositif fictionnel.

Retenant de Locke, outre le primat de lidée sensible sur lidée générale, la thèse selon laquelle les idées de figures ont une histoire, Condillac lapplique à la totalité des idées et même aux facultés de lesprit. Une conséquence de cette application surgit aussitôt : si nos idées se transforment sous le coup de lexpérience18, et sont recouvertes par les idées qua formé le souvenir des expériences passées, il nest plus possible de se contenter dexaminer la façon dont lesprit combine, actuellement, des idées simples en idées plus complexes ; il est nécessaire de remonter dans le temps, par-delà lexpérience acquise, et dimaginer ce que les nourrissons éprouvent mais ne peuvent exprimer, à savoir : le point zéro de lexpérience.

Il en résulte, chez Condillac, la fiction qui ouvre lEssai sur lorigine des connaissances humaines :

Considérons un homme au premier moment de son existence : son âme éprouve dabord différentes sensations, telles que la lumière, les couleurs, la douleur, le plaisir, le mouvement, le repos : voilà ses premières pensées (Condillac, 1998, p. 31. Nos italiques).

Loin dêtre une fiction simplement ponctuelle dans louvrage, elle commande toute sa première partie (la seconde étant fondée sur une autre fiction, que nous laissons de côté ici), puisque cest à partir delle que Condillac, poursuivant sur le mode fictionnel, entreprend la genèse de toutes les idées et opérations de lâme (imagination, mémoire, réflexion, etc.). La fiction est validée in fine, parce quelle finit par rejoindre lexpérience que nous faisons actuellement de nos idées – notamment, des perceptions dobjets distincts les uns des autres, et non des qualités disparates comme des lumières et des couleurs. Les objections de 129Locke aux principes abstraits et aux idées innées sont inutiles. Quoique reconstruite par la pensée à partir dune supposition, cette fiction est censée correspondre au processus réel de lacquisition des connaissances, du stade du nourrisson jusquà lhomme adulte.

Le Traité des sensations va plus loin dans le processus fictionnel19. Dabord, conformément à ses propres thèses de 1746, Condillac y conçoit létat de nature perceptif comme un commencement aujourdhui disparu. Cependant, il ne sagit pas pour lui de construire un état perceptif constituant le point de départ effectif de la genèse des connaissances. Nous savons en effet quil imagine une statue de marbre à laquelle il octroie tour à tour chacun des cinq sens. Le point de départ nest pas le point zéro de lexpérience, i.e. celui du nourrisson, mais lexploration tour à tour de différentes sensations, qui, jamais, à létat ainsi isolé, ne se sont trouvées dans notre esprit. Ce point de départ, ou plutôt ces points de départ, sont ainsi des fictions non seulement parce quils ne relèvent pas de lexpérience actuelle, mais surtout parce quils nont jamais existé, et nexisteront jamais dans lexpérience.

Si Condillac modifie ainsi sa théorie de la connaissance en la radicalisant contre Locke et contre ses propres thèses de 1746, cest parce que ses précédentes conceptions avaient pour conséquence dattribuer à la vue des sensations issues du tact et des autres sens20. Condillac adresse ainsi à Locke une objection de récurrence – ou dabstraction inachevée : le philosophe anglais, tout comme lui-même en 1746, nétaient pas allés assez loin dans la fiction. Le Traité des sensations inaugure ainsi une méthode qui était restée inaboutie dans lEssai. En 1746, Condillac invente la genèse empiriste, qui consiste à retracer le processus dacquisition des idées et des facultés en reconstituant par la pensée le point de départ de ce processus. Cette genèse na déjà plus rien à voir avec les déductions rationalistes du type de la « fable » de Descartes – au point que nous pouvons, sur la base de ces textes, distinguer fable et fiction : la fable est déductive, nécessitariste, et repose, comme les fictions de Galilée, sur de limperceptible ; 130la fiction empiriste part dun fait construit qui est de nature perceptive (un ensemble de lumières, couleurs, saveurs), est par là même inductive et, parce que le moteur de la genèse nest autre chose quun ensemble de circonstances, introduit dans le monde non pas de la nécessité, mais de la contingence. En 1754, Condillac approfondit cette méthode, en sortant totalement la fiction initiale de lhistoire, au nom dune plus grande vérité : « (…) il était nécessaire de remonter plus haut que na fait ce philosophe [sc. Locke]. Mais dans limpuissance où nous sommes dobserver nos premières pensées et nos premiers mouvements, il fallait deviner » (Condillac, 1984, p. 289). Dans Le commerce et le gouvernement considérés relativement lun à lautre (1776), labbé part de la supposition dune peuplade isolée, et entreprend par-là de fonder la science économique. Chez Turgot, le lien entre le fictionnalisme empiriste et léconomie est encore plus étroit (Chottin, 2016). Le fictionnalisme empiriste a donc lui aussi conditionné des théories économiques. Mais importe ici la façon dont Rousseau, dès 1755, a appliqué cette méthode au monde social et fait des échanges marchands tout autre chose que leffet dune déduction nécessaire.

Le Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes paraît en 1755, neuf ans après lEssai de Condillac, et un an après son Traité des sensations. Rousseau lisait et connaissait très bien Condillac, quil estimait être lun des plus grands métaphysiciens de son temps. À la suite de Charrak (2013a), nous lisons le Second discours comme une application de la genèse condillacienne au monde social. Il sagit en effet pour Rousseau de méditer « sur les premières et plus simples opérations de lâme humaine » (Rousseau, 1971, p. 161) car, « sans létude sérieuse de lhomme, de ses facultés naturelles, et de leurs développements successifs, on ne viendra jamais à bout (…) de séparer dans lactuelle constitution des choses, ce qua fait la volonté divine davec ce que lart humain a prétendu faire » (Rousseau, 1971, p. 163). Rousseau dans ce cadre applique à Hobbes – et à tous ceux qui lont précédé en philosophie politique – le reproche de récurrence, ou dabstraction inachevée que Condillac a adressé à Locke en philosophie de la connaissance lannée précédente, dans le Traité des sensations.

Le fondement de ce reproche est identique chez Rousseau et chez Condillac : à savoir lidée selon laquelle lexpérience modifie en permanence le donné de lexpérience, de telle sorte quil est nécessaire de conjecturer pour retracer le processus que lon souhaite mettre au jour. 131Cette idée, que Condillac mobilisait à propos des connaissances humaines, Rousseau lapplique à lhomme tout entier, i.e. quil englobe les passions humaines, que Condillac, dans lEssai, avait volontairement laissées de côté. Ainsi, pour Rousseau, létat civil ne sest pas uniquement ajouté à la nature humaine : avant toute chose, il la détériorée. Cest ce que dit la métaphore du dieu marin Glaucus, héritée de Platon :

Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée, quelle ressemblait moins à un dieu quà une bête féroce, lâme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par lacquisition dune multitude de connaissances et derreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé dapparence au point dêtre presque méconnaissable (…) (Rousseau, 1971, p. 158).

Contre Locke, Rousseau soutient donc que létat de nature ne saurait se rencontrer dans le présent des sociétés humaines et quil est nécessaire de limaginer, de le reconstituer, dune manière analogue à ce que font les physiciens21. Hobbes adopte donc sur ce point la méthode adéquate : létat de nature est une fiction et non un état historique. Mais il nest pas allé assez loin dans la fiction, autrement dit na pas forgé la bonne fiction. La différence nest pas seulement de degré, car la fiction rousseauiste est telle quil ny a plus de mécanisme possible. En effet, Hobbes a laissé intactes, dans sa description de létat de nature, des déterminations proprement sociales. Les passions que Hobbes attribue à lhomme naturel proviennent de la société, comme latteste le simple fait quelles sont dordre relationnel. Létat de guerre de tous contre tous est nécessairement dérivé, second, par rapport à létat originaire quil sagit de penser. Ainsi, selon Rousseau, lhomme doit être pensé abstraction faite de lensemble de ses déterminations sociales, et non de quelques-unes seulement, tout comme la sensation, pour Condillac, doit être pensée abstraction faite de lensemble de ses déterminations judicatives, et non de certaines uniquement : « (…) tous, parlant sans cesse de besoin, davidité, doppression, de désirs, et dorgueil, ont transporté à létat de nature, des idées quils avaient prises dans la société. Ils parlaient de lhomme sauvage, et ils peignaient lhomme civil » (Rousseau, 1971, 132p. 168). Il faut donc prendre le fameux « commençons donc par écarter tous les faits » (Rousseau, 1971, p. 169) dans sa plus grande radicalité : Rousseau aboutit à un état de nature de part en part fictionnel, analogue à la sensation du Traité des sensations : « un état qui nexiste plus, qui na peut-être point existé, qui probablement nexistera jamais, et dont il est pourtant nécessaire davoir des notions justes pour bien juger de notre état présent » (Rousseau, 1971, p. 159). Létat de nature de Rousseau soppose alors à celui de Hobbes comme au dispositif fictionnel de Le Trosne. Hobbes et Le Trosne, certes comme Rousseau, écartent les faits présents, actuels, mais, dans le droit fil de Galilée et de Descartes, les conçoivent comme de simples apparences, qui empêchent dapercevoir la vérité sous-jacente. La relative concorde entre les hommes dissimule pour Hobbes leurs passions primitives, et la volonté des législateurs masque pour Le Trosne la naturalité de la justice. Les faits que Rousseau entreprend décarter (les inégalités qui semblent, à tort, naturelles, les besoins des agents, la répartition des propriétés, la spécialisation) sont au contraire absolument réels. Ils nont rien de résiduel ou de trompeur, comme les frottements de lair pour Galilée mais épuisent la réalité.

En outre, chez Hobbes et Le Trosne, la nature consiste en un ensemble de lois immuables. Pour Rousseau, la nature est caractérisée par labsence de lois, aussi bien descriptives que normatives : lâme humaine nest soumise ni au mécanisme ni au droit naturel, mais est douée de liberté et de perfectibilité. On ny trouve aucun mécanisme humain, mais une perfectibilité, aucun droit naturel, mais une solitude initiale. Lhomme nest sorti de cet état quà la suite dun accident hasardeux, sans caractère de nécessité. Loin dêtre un mécanisme en mouvement, létat de nature rousseauiste est ainsi bel et bien un « état », un status22 dont rien ne permet de sortir de façon strictement endogène. Puisque lhomme à létat de nature, dans le Second discours, ne vit pas en société et ne connaît que deux passions primitives, lamour de soi et la pitié, qui, à linverse des passions hobbesiennes, garantissent toutes deux la conservation de lespèce humaine, seules certaines circonstances extraordinaires, comme les catastrophes naturelles, ont pu contraindre les hommes à se regrouper, puis à décider de linstauration dun État23.

133

La méthode de Rousseau pour atteindre létat de nature est dabord régressive : elle consiste non pas comme chez Hobbes et le Trosne, à abstraire laccidentel pour atteindre lessentiel, mais à abstraire lhistoire pour atteindre la pré-histoire. Plus quune fiction, létat de nature ainsi atteint constitue donc un mythe (Charrak, 2013b). Cette marche régressive est suivie dune voie progressive pour atteindre le présent et cest là que les deux types de fiction révèlent toute leur antinomie. Une fois atteint lensemble de lois quest la nature, Hobbes et Le Trosne produisent une chaîne de déductions, dont le résultat constitue le « vrai » monde, i.e. le monde selon la théorie. Une fois atteint cette origine anomique, Rousseau imagine ce qui a permis douvrir lhistoire (une catastrophe naturelle) et produit un récit. Ce récit nest pas historique au sens où il demeure hypothétique, mais il est une histoire philosophique, i.e. une reconstitution de ce qui, pour lessentiel et pour ce qui loccupe (les inégalités), sest certainement produit. Il resterait à savoir si les fictions empiristes ont été ou peuvent être à lorigine dune pensée économique alternative. Cela exigerait dune part de questionner lépistémologie de léconomie classique en distinguant la méthode déductive adoptée par Ricardo de lempirisme de Smith, en sinterrogeant en particulier sur léventuel recours par Smith à des fictions empiristes analogues à celles de Condillac et Rousseau. Il faudrait dautre part interroger la filiation entre les premiers auteurs utilitaristes et la théorie de léquilibre général.

Conclusion

Nous avons fait apparaître comment la théorie de léquilibre général, de Walras à Arrow, a hérité de lépistémologie rationaliste fondée sur des fictions imaginatives telles que celles quont élaborées Galilée puis Descartes. Or les tenants de lorthodoxie comme ceux de lhétérodoxie dénient ou négligent le rôle de ces fictions théoriques, qui furent pourtant nécessaires à Galilée et Descartes pour faire apparaître un mécanisme, à Hobbes pour importer ce mécanisme dans le monde social, à Walras pour faire apparaître le marché comme un mécanisme. Cette dénégation 134autorise la critique dite fautivement « critique empiriste », qui consiste à contester la théorie de léquilibre général en infirmant les hypothèses de la concurrence parfaite. Mais il est vain de chercher à infirmer de cette manière une théorie qui est fondée sur des fictions, et qui peut sappuyer sur une épistémologie dans laquelle ces fictions sont légitimes et nécessaires. La critique – ou le dépassement – de léquilibre général fondée sur la contradiction entre les hypothèses de la théorie et lobservation du monde réel ne peut quéchouer. Si en effet la théorie est explicative précisément parce quelle sécarte de lexpérience sensible, soupçonnée dêtre trompeuse, le recours à cette expérience ne peut jamais être un argument opposé à lexplication théorique. Mais cela ne signifie pas quil ny ait pas de critique – ou de dépassement – possible de la théorie de léquilibre général : lintérêt de lépistémologie empiriste est dopposer aux fictions rationalistes dautres fictions, plus authentiques parce que conformes à la nature humaine. Le débat devrait donc porter non sur lopposition entre théorie fondée sur des fictions ou théorie fondée sur lobservation mais sur les conditions de légitimité des fictions convoquées.

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1 Nous remercions les participants aux Journées détudes de lassociation Charles Gide « Fictions originelles, états hypothétiques et conjectures historiques dans la pensée économique », 13-14 novembre 2015, Paris, et tout particulièrement Laurie Bréban pour ses commentaires sur une première version de ce texte.

2 Les équilibres obtenus à partir dhypothèses alternatives à celles du modèle concurrentiel sont toujours, implicitement ou explicitement, comparés à léquilibre concurrentiel Pareto-optimal dont la théorie de léquilibre général élucide les conditions dexistence.

3 Arrow et Hahn attirent « lattention sur la nature extrêmement complexe du matériel quétudient les économistes, et donc sur la nécessité urgente de simplification et donc dabstraction » (Arrow & Hahn, 1971, p. vi).

4 Le statut épistémologique des hypothèses de libre concurrence chez Walras a donné lieu à un débat important. Walker (1996, 2006) défend une lecture réaliste des hypothèses walrassiennes, alors que Jaffé (1977, 1980, 1981) suivi sur ce point par Rebeyrol (1999), Bridel (1996), Bridel & Huck (2002), Berthoud (1988, 1989a, 1989b), Baranzini (2005) sappuient sur le caractère rationaliste de lépistémologie de Walras pour comprendre le modèle déquilibre général comme une « utopie réaliste » (Jaffé, 1980, p. 345). Lune des origines de ce débat tient à la difficulté dinterprétation des fictions mobilisées par Walras dans la théorie du tâtonnement.

5 Sur ce point, voir également Chareix : « La fiction, dans sa relation à la structure même de lénoncé des lois, permet datteindre ce qui ne peut se donner sous la forme dune perception immédiate. Chez Galilée, elle arrache à la profondeur de la matière la structure dérobée aux sens que forme le principe inertiel » (Chareix, 2006, p. 15).

6 Sur cette expérience de pensée et la nécessité, pour la raison cartésienne, de recourir à la fiction, voir Charrak (2013b). Sur le contexte littéraire de cette même fiction, voir Cavaillé (1991).

7 Nous divergeons ici de Jaffé (1977) et Bridel (1996), pour qui le projet walrassien est entièrement normatif et ne saurait constituer une représentation du fonctionnement des marchés. La fiction, chez Galilée et Descartes comme chez Walras, ne soppose pas à lexplication du monde réel. Elle la constitue.

8 Cest dans cette perspective que Walras sirrite de ce quon lui « jette à la tête le marché des fonds publics anglais, le système denchères anglais, le système denchères hollandais etc. (…) Eh bien, ces Messieurs feraient mieux de traiter ces cas (qui ne sont pas bien compliqués une fois la méthode générale trouvée) plutôt que den arguer pour soutenir que le cas général ‘‘ne rentre pas dans la science’’ » (Lettre à Bortkiewicz du 27 février 1891, citée par Rebeyrol (1999, p. 91).

9 Le jugement de Bridel et Huck selon lequel léquilibre concurrentiel est « un point fixe, un repère ou même un camp de base à partir duquel les économistes mènent leurs investigations théoriques » (2002, p. 514) sapplique davantage à la conception néo-walrassienne de léquilibre général quà Walras lui-même.

10 Cette transposition ne pouvait être proposée par Descartes lui-même, car elle suppose davoir dabord réduit lhomme et la société à des mécanismes analogues à ceux des êtres de la nature, i.e. de les avoir matérialisés. Cest donc, en ce sens, un ennemi de Descartes, du point de vue de sa conception de lhomme, qui sinscrit dans sa filiation.

11 Hobbes nemploie pas le mot « fiction » pour qualifier létat de nature.

12 Selon nous, et à distance de ce que soutient F. Tricaud (1988), ces exemples ne font donc pas sortir létat de nature hobbesien de la modalité du fictionnel. Sur létat de nature de Hobbes envisagé comme hypothèse à confirmer plutôt que comme fiction, voir Gauthier (1969) et Hampton (1986).

13 Voir Y.-Ch. Zarka (1998, p. 225-232).

14 Quoiquelles ne soient peut-être pas à léquilibre optimal, ces économies ne correspondent pas à une situation de chaos.

15 Sur ce point, voir Larrère (2007), qui souligne tant le rationalisme des physiocrates que ce qui les distingue radicalement de Hobbes. Sur Quesnay plus particulièrement, voir Ege (2007).

16 Voir Cohen (2010, p. 184 sq.).

17 Pour une étude de la réponse de Locke au problème de Molyneux, voir Parmentier (2000).

18 Nous avons là un cas particulier de ce que Charrak nomme « la dimension rétroactive de la genèse » (Charrak, 2009, p. 72), processus selon lequel lémergence de la réflexion modifie en retour les opérations et les sensations précédemment acquises.

19 Sur ce point, voir Jaquet (2010) et Citton (1993). Ce dernier fait de lanthropologie du Traité des sensations celle-là même du libéralisme – selon une perspective qui nest pas incompatible avec la filiation Condillac-Rousseau sur le plan épistémologique que nous esquissons ici.

20 Cest ainsi que Locke, dans son Essai, soutient que les sensations visuelles originaires contiennent des figures en deux dimensions, alors que ces figures, daprès le Traité des sensations, sont des idées qui en réalité viennent du toucher.

21 Comme le souligne Charrak (2013b), la référence à la physique classique intéresse Rousseau pour ses dispositifs fictionnels, davantage que pour le mécanisme quelle met en œuvre – à la différence, manifestement, de Hobbes et des physiocrates.

22 Selon lexpression dA. Matheron (1969, p. 160).

23 En tant que non contradictoire, létat de nature rousseauiste fait partie de la catégorie des possibles. Cest la raison pour laquelle Rousseau reste plus prudent que Hobbes quant à son éventuelle réalité passée.