John F. Muth et l’émergence de la notion d’anticipations rationnelles
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2018 – 1, n° 5. varia - Auteur : Béraud (Alain)
- Résumé : Dans cet article, on se demande d’abord dans quelle mesure la personnalité de Muth peut expliquer son approche de la question des anticipations. Puis, pour mettre en évidence la spécificité de sa démarche, on la compare à celle d’autres économistes qui, avant lui ou en même temps que lui, employèrent l’expression « anticipations rationnelles ». Enfin, on étudie la diffusion de la thèse défendue par Muth et le regard critique qu’il portait à sa contribution à la fin de sa vie.
- Pages : 25 à 53
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- EAN : 9782406080688
- ISBN : 978-2-406-08068-8
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08068-8.p.0025
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/06/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Anticipations rationnelles, John F. Muth, nouveaux classiques, marchés efficients
John F. Muth
et l’émergence de la notion
d’anticipations rationnelles
Alain Béraud1
Université de Cergy-Pontoise
THEMA
INTRODUCTION
Dans l’analyse du rôle que jouent les anticipations dans la coordination des décisions des agents économiques, l’application du principe de rationalité a une place essentielle. Bien des économistes, notamment, John F. Nash, ont évoqué cette idée. Cependant, on admet, le plus souvent, que le développement de la notion d’anticipation rationnelle trouve son origine dans la proposition qu’avança, dans son article de 1961, John F. Muth. On notera que l’on dispose sur cette question de trois contributions importantes, l’article de Warren Young and William Darity (2001) qui traite des premières contributions aux théories des anticipations rationnelles et implicites, celui d’Esther-Mirjam Sent (2002) qui nous conte l’histoire de l’influence qu’a ou n’a pas eue Muth et le symposium sur les anticipations rationnelles qu’avaient organisé Kevin Hoover et Warren Young (2013) en mai 2011.
26On se demandera d’abord dans quelle mesure la formation scientifique de Muth et sa personnalité peuvent expliquer son approche de la question des anticipations et l’intérêt discret qu’il porta sur sa propre contribution quand celle-ci devint célèbre. Dans un second temps, on reviendra sur la façon dont Muth introduit la notion d’anticipations rationnelles et, pour mettre en évidence la spécificité de sa démarche, on la comparera à celle d’autres économistes qui, avant lui ou en même temps que lui, employèrent cette expression. Enfin, on étudiera la diffusion de la thèse avancée par Muth et le regard qu’il portait sur sa contribution à la fin de sa vie.
I. LA VIE DE JOHN F. MUTH
John F. Muth, le plus souvent appelé Jack par ses amis, naquit en 1930 à Chicago. Il grandit, à Saint-Louis dans le Missouri, où ses parents avaient déménagé. Il fit des études d’ingénieur civil à l’Université Washington à Saint-Louis. En 1952, il rejoignit the Carnegie Institute of Technology à Pittsburg en Pennsylvanie où il étudia l’économie mathématique. En 1954, il publia dans Econometrica une brève note sur l’existence d’une croissance équilibrée. Il reçut, cette même année, le premier prix Alexander Anderson, en tant qu’étudiant en doctorat de Sciences économiques. En 1955, Charles Holt, Franco Modigliani et Herbert Simon avaient publié un article qui traitait de l’existence d’une règle linéaire pour la programmation de la production et de l’emploi. En 1956, il revint, avec Holt et Modigliani, sur cette question pour démontrer comment des règles de décision optimale pouvaient être déduites d’une fonction de coût quadratique2. Après un séjour, comme visiting lecturer, à l’Université de Chicago durant l’année universitaire 1957-1958, il fut nommé, avant d’avoir soutenu sa thèse, assistant professor à l’Institut de technologie de Carnegie de 1959 à 1961.
Ses recherches avaient été entreprises dans le cadre d’un contrat avec l’Office de Recherche de la Marine Américaine qui portait sur la planification et le contrôle des opérations de production, l’idée étant qu’il 27était possible d’appliquer les techniques mathématiques aux problèmes de la décision. Ce travail donna lieu, en 1960, à la publication d’un livre intitulé Planning, Production, Inventories and Work Force, sous la signature de Holt, Modigliani, Muth et Simon. Dans cet ouvrage, deux chapitres traitent de la prévision des commandes et l’on peut penser que Muth prit une part active dans leur rédaction. L’idée est de montrer aux lecteurs qu’ils peuvent améliorer les résultats de leur entreprise en appliquant des règles de décision linéaires et en réduisant leurs erreurs d’anticipation. L’ambition sur ce point semble, a priori, tout à fait modeste. Pour prévoir, par exemple, les ventes futures, on peut calculer, d’abord, des moyennes mobiles. Puis, les auteurs montrent comment on peut corriger les résultats ainsi obtenus en calculant une tendance de long terme et en prenant en compte les fluctuations saisonnières. Enfin, ils expliquent (1964, p. 133) que, si les montants antérieurs des ventes fournissent des informations pour la prévision des ventes futures, d’autres variables – ils citent le produit national, le revenu disponible, les constructions nouvelles, les investissements, l’indice de la production industrielle – peuvent constituer une meilleure source d’information. Ils analysent, enfin, longuement les distributions de probabilité des erreurs de prévision. Tout laisse à penser que ce type de travail conduisit Muth à s’interroger sur la rationalité des anticipations.
En décembre 1959, il présenta au Meeting of Econometric Society qui se tenait à Washington une communication sur Rational expectations and the theory of price movements dans une session intitulée « approches nouvelles de problèmes anciens ». Les discutants étaient Albert Hart et Harold Hotelling. Muth résumait, ainsi, son propos :
Pour proposer une explication assez simple de la façon dont sont formées les anticipations, on avance l’hypothèse qu’elles sont essentiellement les mêmes que les prévisions de la théorie économique pertinente. En particulier, l’hypothèse affirme deux choses : (1) l’information est rare, et le système économique, en général, ne la gaspille pas et (2) la façon dont les anticipations sont formées dépend spécifiquement de la structure du système tout entier. Les méthodes d’analyse, qui sont, dans des conditions spéciales, appropriées sont décrites dans le contexte d’un marché isolé avec un décalage donné de la production. La valeur interprétative de l’hypothèse est illustrée par l’introduction de la spéculation sur une marchandise. Finalement, on montre que l’hypothèse d’anticipations rationnelles est en accord satisfaisant avec les faits, du moins si l’on considère généreusement les résultats empiriques3. (Report, 1959, p. 704)
28La thèse que Muth soutint en 1962 ne portait pas sur les anticipations mais sur les Optimal Linear Policies. Le jury était composé de Modigliani, Simon et Merton Miller. Jacobs (2008) et Sent (2002, p. 292) écrivent que Modigliani avait dirigé la thèse. Cependant, si l’on fait confiance à la Bibliothèque de Carnegie, le directeur aurait été Simon. Peu importe sans doute car Muth avait eu des rapports étroits tant avec l’un qu’avec l’autre.
En 1961-1962, Muth travailla à la Cowles Foundation à Yale. Il revint au Carnegie Institute of Technology de 1962 à 1964 comme professeur associé. On notera qu’en 1963, Robert Lucas fut nommé à Carnegie où il enseignait l’économétrie durant le premier semestre alors que Muth assurait le second. Ils durent ainsi collaborer pour assurer la cohérence de leur enseignement. Lucas prit rapidement conscience de l’importance de l’analyse que Muth faisait des anticipations. Mais il ne semble pas qu’un véritable dialogue s’instaura entre eux dans le domaine de la recherche. Lucas s’en explique dans le symposium organisé par Kevin Hoover et Warren Young (2013, p. 1173) : « Jack était extrêmement timide, socialement maladroit. Même si vous étiez son ami, vous ne pouviez pas vraiment discuter avec lui. Lui parler était difficile. »
Muth fut nommé professeur à Michigan State en 1964, puis en 1969 à Indiana University où il enseigna jusqu’à sa retraite en 1994. Il renoua, alors, avec son thème initial : la programmation industrielle (Muth & Thompson, 1963 ; Groff & Muth, 1969 et 1972). Dans les années 1980, son attention se porta sur l’analyse du processus d’innovation. Il soutenait (Muth, 1986) qu’une théorie reposant sur une recherche aléatoire dans un ensemble de possibilités techniques explique de nombreux traits caractéristiques de la fonction de progrès dans l’industrie manufacturière.
Au cours de sa carrière, Muth aborda un grand nombre de questions. Mais son approche semble avoir toujours été celle d’un ingénieur, essentiellement intéressé par l’application des techniques mathématiques à la gestion des entreprises. C’est en pensant aux marchés microéconomiques que Muth avança son hypothèse de rationalité des anticipations. Il n’eut probablement jamais l’idée que son hypothèse pouvait être appliquée à la macroéconomie. Mieux, la perspective d’une telle extension ne l’intéressait pas.
29II. MUTH, SES PRédécesseurs et ses concurrents
La contribution de Muth a radicalement changé la façon dont les économistes analysent les anticipations. Pour comprendre la nature de sa contribution, il faut la comparer à d’autres approches antérieures ou contemporaines. Ce n’est pas que nous cédions à la tentation de chercher à découvrir ses prédécesseurs. Ce qu’il nous faut mettre en évidence, c’est la spécificité de son approche et c’est en la comparant à d’autres approches qu’elle apparaîtra. On procédera en trois temps. On présentera, d’abord, deux analyses, antérieures à Muth, des anticipations rationnelles ; puis, on rappellera la thèse défendue par Muth ; enfin, on exposera la façon dont Edwin S. Mills, un contemporain de Muth, traitait cette question.
II.1. De Malthus à Muth
L’expression « anticipations rationnelles » a souvent été employée par des économistes ou par d’autres penseurs4. Kevin Hoover (2013, p. 1170) évoque William Blizard et Joseph Warner (1780), L. L. Price (1923, p. 361), Theodore Schultz (1939), Joan Robinson (1951) et Thomas Schelling (1958). Hugo Keuzenkamp (1991) analyse de façon convaincante la contribution de Jan Tinbergen5 (1932) dans ce domaine. On fera ici référence à Thomas Robert Malthus, le premier économiste qui, à notre connaissance, fit usage de cette expression et à John F. Nash parce que l’hypothèse d’anticipations rationnelles joue, dans la théorie des jeux, un rôle important dont on ne peut faire abstraction quand on discute de la contribution de Muth.
Dans la seconde édition de son Essai sur la population, Malthus introduisit de profondes modifications, il rédigea notamment un dernier chapitre intitulé « Of our rational expectations respecting the future improvement of Society » (1803, p. 597, mes italiques). Il y explique que :
30quoique l’accroissement de la population en raison géométrique soit un principe incontestable… cependant certaines des conséquences naturelles des progrès de la société et de la civilisation freinent nécessairement son plein effet. (ibid.)
Il souligne en particulier que le nombre de mariages diminue car chaque individu examine soigneusement avant de se marier les moyens dont il dispose pour entretenir la famille qu’il envisage de créer. Le désir d’améliorer notre position et la crainte de la rendre pire a été constamment à l’œuvre et n’a point cessé de diriger les hommes dans la droite voie qui leur est tracée par la nature. Dans le raisonnement de Malthus, la raison intervient à deux niveaux. S’il qualifie de rationnelles ces anticipations, c’est qu’elles reposent sur la raison. Autrement dit, dans notre langage, elles reposent sur une théorie, sur la meilleure théorie, donc sur la sienne. Mais le comportement des hommes et des femmes est aussi dicté par la raison : le désir d’améliorer leur condition détermine leur comportement vis-à-vis du mariage et de la natalité. Par cela même, ils sont prévisibles. Ces deux idées se retrouveront chez ses successeurs.
Dans son analyse de la négociation, Nash (1950, p. 155) suppose que les deux agents en question sont « hautement rationnels », qu’ils comparent précisément leurs désirs de différentes choses. Mais, il va plus loin, il ajoute que leur information est parfaite : chacun connaît parfaitement les goûts et les préférences de l’autre. Ils interagissent et on peut définir les anticipations de ces deux personnes – prises ensemble – comme une combinaison des anticipations de ces deux individus. Nash conclut : « Puisque notre solution devrait consister dans les anticipations rationnelles6 de gain des deux échangistes, ces anticipations devraient être réalisables grâce à un accord approprié entre eux » (Ibid., p. 158). Ainsi, on peut affirmer que les anticipations des agents sont celles qui découlent de la théorie et que chaque individu sait exactement ce que l’autre fera. Le point crucial est que chaque joueur sait que les autres sont rationnels. Cette proposition est connaissance commune. Comme l’ont montré Robert Aumann et Jacques Drèze (2008), la notion d’anticipations rationnelles joue dans la théorie des jeux, telle que Nash l’expose en 1950, un rôle essentiel7. Pourtant ni Muth, ni la plupart de ses successeurs n’y feront référence.
31II.2 Muth et l’analyse des anticipations
En 1959 et en 1960, Muth écrivit trois textes qui traitent des anticipations. Sa communication, « Rational Expectations and the Theory of Price Movements » au Meeting of the Econometric Society qui s’était tenu en décembre 1959 à Washington fut publiée en 1961 dans Econometrica. Le texte intitulé « Optimal Properties of Exponentially Weighted Forecasts » fut publié en 1960 dans The Journal of American Statistical Association. Un troisième document, « Estimation of Economic Relationships Containing Latent Expectations Variables », écrit en 1960 ne fut publié qu’en 1981 dans le volume édité par Robert Lucas et Thomas Sargent. Ces trois documents avaient été élaborés dans le cadre d’un projet, que nous avons déjà évoqué, qui avait pour sujet la programmation et le contrôle des opérations industrielles. Charles Holt, Franco Modigliani et Hebert Simon étaient les autres économistes qui intervenaient dans ce contrat financé par The Office of Naval Research.
Muth, pour introduire son analyse et pour écarter les modèles « naïfs » qui déduisent les valeurs futures d’une variable de ses valeurs passées, s’appuie sur des arguments empiriques (1961, p. 316 et 322). Les anticipations moyennes dans une industrie sont beaucoup plus précises que celles qui découlent des modèles naïfs ; les anticipations sous-estiment l’ampleur des fluctuations effectivement observées.
Le point central dans les textes que Muth publia est la présentation qu’il y fait de l’hypothèse d’anticipations rationnelles. « Les anticipations, écrit Muth (1961, p. 316), puisqu’elles sont les prévisions bien informées d’événements futurs, sont, pour l’essentiel, identiques aux prévisions de la théorie économique ». Ce qu’il y a de remarquable, comme le souligne Lucas (in Hoover & Young, 2013, p. 1174) c’est le contexte dans lequel cette proposition est avancée. Simon était, à Carnegie, le professeur le plus réputé. Muth travaillait avec lui pour la rédaction de sa thèse. Ils avaient collaboré dans le projet que nous avons évoqué et dans la rédaction du livre (Holt & alii., 1960) qui en était issu. Simon (1959) mettait l’accent sur les limites de l’hypothèse de rationalité. Traitant de la question des anticipations, il écrivait :
32La recherche sur la formation des anticipations représente une extension significative de la théorie classique. Car, au lieu de prendre l’environnement comme une donnée, connue de l’agent économique qui prend les décisions, elle incorpore dans la théorie le processus d’acquisition des connaissances sur cet environnement. En faisant cela, elle nous oblige à inclure dans notre modèle de l’homme économique certaines de ses propriétés en tant qu’un organisme qui apprend, estime, cherche et traite l’information (Ibid., p. 269)
Sans précaution excessive, Muth (1961, p. 316) prend le contrepied de son maître.
On soutient parfois (Simon, 1959) que l’hypothèse de rationalité en économie conduit à des théories incompatibles avec les phénomènes observés, ou incapables de les expliquer, en particulier d’expliquer leur évolution au cours du temps. Notre hypothèse repose sur le point de vue exactement opposé : les modèles économiques dynamiques ne supposent pas assez de rationalité.
Il n’est donc pas étonnant que Simon (1991) ait considéré que Muth présentait son article comme une critique de la théorie de la rationalité limitée.
Puisque l’on traite d’événements aléatoires, ce que prévoit l’agent ce n’est pas une valeur mais une distribution de probabilités. L’idée que les anticipations sont rationnelles doit être ainsi reformulée : la distribution des probabilités subjectives des grandeurs anticipées tend, pour le même ensemble d’informations, à être la même que leur distribution objective.
Muth souligne que l’hypothèse d’anticipations rationnelles implique trois propositions :
–L’information est rare et le système économique, en général, ne la gaspille pas. Plus tard, on reformulera cette idée en soutenant que les individus utilisent au mieux l’information dont ils disposent.
–La façon dont les anticipations sont formées dépend de la structure du système approprié qui décrit l’économie. C’est cette idée que Lucas (1976) développera quand il critiquera les évaluations économétriques des politiques économiques. Un changement de politique économique modifie la structure du système et donc les anticipations et le comportement des agents.
33–Contrairement à ce que soutenaient Emile Grunberg et Modigliani8 (1954, p. 466), une prédiction publique, sauf si elle repose sur des informations d’initiés, n’aura aucun effet sur le fonctionnement du système économique.
Pour expliquer la portée de son hypothèse, Muth l’applique à la détermination en équilibre partiel du prix d’un bien non stockable. Il admet que les biens dont la production a été décidée durant la période t – 1 sont disponibles durant la période t. Il décrit l’équilibre du marché de la façon suivante :
(demande) |
||
(offre) |
(1) |
|
(équilibre) |
qdt est la quantité demandée, qst est la quantité offerte, pt est le prix de marché durant la période t, pet est le prix de marché que les agents prévoient, durant la période t – 1, pour la période t compte-tenu de l’information dont il dispose alors, est l’erreur qui, disons, représente les variations de la production dues aux aléas climatiques. Toutes les variables sont exprimées comme des déviations par rapport à leurs valeurs d’équilibre. La solution du modèle est
(2) |
Le prix prévu par le modèle est obtenu en remplaçant le terme d’erreur par sa valeur attendue, conditionnelle aux événements passés. Si les erreurs ne sont pas autocorrélées et si leur espérance mathématique est nulle, on obtient
(3) |
Muth introduit alors un argument qui restera célèbre. Si les prévisions du modèle sont meilleures que celle des producteurs, une personne qui connaît cette théorie peut tirer de sa connaissance un profit en vendant ses prévisions aux producteurs. Ces profits disparaissent si les prévisions des entrepreneurs sont celles de la théorie :
(4) |
L’équation montre que si , l’hypothèse d’anticipations rationnelles implique que pet = 0. Autrement dit, le prix anticipé est le prix d’équilibre.
Il importe de souligner que Muth ne s’arrête pas à ce stade de son raisonnement. Il considère que le problème qui a été analysé a peu d’intérêt empirique car on a supposé que les chocs sont complètement imprévisibles. Or, dans un grand nombre de cas, une partie de ces chocs peut être prédite sur la base de l’information disponible. Il faut donc analyser le comportement du modèle quand les chocs sont autocorrélés. Puis, il étudie ce que deviennent les prévisions quand les agents s’écartent de la rationalité, quand, par exemple, ils surestiment ou sous-estiment les effets des évènements présents. On avait supposé, dans son modèle initial, que le bien échangé n’était pas stockable. Il faut lever cette hypothèse de façon à analyser les effets d’une spéculation sur les stocks. Enfin, Muth illustre l’intérêt de son approche en comparant les implications empiriques de l’hypothèse de rationalité aux conclusions tirées du « théorème » du cobweb. Cependant, cet exemple n’était sans doute pas approprié pour convaincre les économistes de l’intérêt de l’hypothèse d’anticipations rationnelles comme le souligne Lucas (in Hoover & Young, 2013, p. 1178) :
C’est impressionnant, mais vraiment il s’acharnait en vain. Personne ne s’intéressait au modèle de la toile d’araignée. Tout le monde savait que c’était de la camelote. C’était un exemple de manuel. Ainsi, cela ne suffisait pas pour convaincre les gens que des anticipations rationnelles étaient une idée importante. Vous dites « bien, Jack montre certainement que la théorie de toile d’araignée est idiote ; » mais, vous savez, je trouvai qu’elle était idiote avant que Jack n’arrive.
35II.3 Edwin Mills et les anticipations implicites
Il est tentant de comparer, comme le firent Warren Young et William Darity (2001), les anticipations rationnelles et les anticipations implicites. Edwin Mills (1928-) explique dans la préface du livre – Price, Output and Inventory Policy – qu’il publia en 1962 que son intérêt pour la question des stocks remonte à 1952 quand Frank H. Hahn lui suggéra de prendre cette question comme l’objet de sa thèse. Il soutint celle-là en 1955 à l’Université de Birmingham et publia dans ce domaine plusieurs articles (1954-1955, 1957 et 1959) et le livre que l’on vient d’évoquer. Il présenta en 1959 au Meeting de la Société d’Économétrie – celui même où Muth présenta sa contribution – un texte intitulé « Expectations, Inventories and the Stability of Competitive Markets ».
Dans son article de 1957, il prend l’exemple de la prévision que peut faire une firme de la demande, qt, pour son produit. On peut distinguer dans cette demande deux composantes additives. La première, qt*, représente la relation entre la demande et les informations dont la firme dispose quand les prévisions sont faites, la seconde, , reflète l’incertitude sur le niveau de la demande. Ainsi Mills écrit :
(5) |
En termes de régression, qt*, est la partie de la demande qui est expliquée et le résidu. Un cas particulier intéressant est celui où l’on interprète comme une variable aléatoire dont l’espérance mathématique est nulle. La demande anticipée apparaît alors comme une variable aléatoire dont l’espérance mathématique est égale à qt*. On ne peut qu’être frappé par l’analogie entre l’équation de Mills et l’équation de Muth.
En 1962, Mills introduit son idée des anticipations implicites. L’économiste n’a souvent que peu d’éléments pour connaître directement les anticipations des décideurs dont il étudie le comportement. L’idée de Mills est qu’à défaut de les connaître, il en connaît au moins les conséquences. Logiquement, il peut déduire les anticipations de leurs effets. Admettons que le comportement du décideur, disons la quantité, qs , de biens offerte par la firme, soit une fonction du prix, pe, qu’elle anticipe :
36Supposons que f soit monotone, on peut écrire en notant f -1 son inverse :
.
Connaissant l’offre de biens de la firme, on en déduit le prix qu’elle avait anticipé.
Il existe entre les approches de Mills et de Muth une différence que Michael Lovell (1986, p. 112) analyse en supposant que l’on teste ces théories par une régression linéaire. Supposons que les anticipations prédisent sans biais les valeurs de la variable, l’espérance mathématique de l’erreur de prévision est nulle. Admettons, de surcroît, que l’erreur de prévision n’est pas corrélée avec la réalisation. Avec ces restrictions, on écrira, si on suit Mills, que la variable anticipée, disons pet est expliquée par les prix observés pt :
avec
Muth admet, au contraire, que les prix observés sont la variable dépendante :
avec
Si les anticipations sont rationnelles, l’erreur de prévision n’est pas corrélée avec le prix anticipé.
La conclusion est que, selon Mills, la variance des prix anticipés excède la variance des prix observés alors que, selon Muth, c’est le contraire : la variance des prix observés excède la variance des prévisions.
De façon assez amusante, Lovell (in Hoover & Young, 2013, p. 1171) raconte que, quand Muth passait une année à Yale, à la Cowles Foundation, il avait été chargé d’écrire une recension du livre de Mills. Son problème était de savoir si les estimations empiriques confirmaient son hypothèse ou celle de Mills. Il ne se contenta pas d’écrire une revue de l’ouvrage, il entreprit d’estimer à nouveau toutes les relations économétriques que Mills avaient calculées. Malheureusement, il ne 37retrouva pas les mêmes résultats. Enlisé dans les estimations erronées de Mills, il ne termina jamais sa revue. On est tenté de conclure que pour Muth la question des anticipations est une question empirique dans ce sens que la théorie qu’il faut choisir est celle qui est compatible avec les données statistiques. Il reviendra sur cette question de la pertinence empirique de l’hypothèse de rationalité des anticipations à la fin de sa vie.
III. La diffusion de la thèse de Muth
Dans l’histoire un peu étrange de l’hypothèse d’anticipations rationnelles, on s’intéressera à trois questions. D’abord, on analysera la diffusion de l’idée qui, après avoir été longtemps ignorée de beaucoup, fut au centre des discussions longtemps après la parution de l’article de Muth. Ce succès est lié principalement au développement de la Nouvelle Économie Classique et, dans une moindre mesure, à l’émergence de l’idée d’efficience des marchés. Ce sera notre second point. Pour conclure, on redonnera, si l’on peut dire, la parole à Muth en revenant sur sa contribution, curieusement peu citée, à l’étude de la pertinence empirique de l’hypothèse qu’il avait formulée.
III.1. De l’indifférence au succès
Lucas et Sargent (1981, p. xi) ont résumé l’histoire de la diffusion de l’hypothèse d’anticipation rationnelle dans une formule devenue célèbre :
Après une première décennie remarquablement calme, l’idée de John Muth « d’anticipations rationnelles » a été adoptée, ou a décollé, d’une façon également remarquable. Le terme est maintenant populaire comme un slogan ou une incantation dans divers usages.
Pour illustrer cette proposition, on peut relever, par exemple dans JSTOR, le nombre de fois où le titre de l’article que Muth publia en 1961 apparaît. On obtient alors le graphique ci-dessous.
38Fig. 1 – Articles citant l’article publié en 1961 par Muth.
Jusqu’en 1970, le nombre de citations est faible. Au début des années 1970, l’intérêt pour la contribution de Muth s’éveille mais il faut attendre 1975 et les années qui suivent pour que le succès s’affirme. En dépit de ces chiffres, Esther-Mirjam Sent (2002, p. 304) soutient que le succès tardif de l’article de Muth est quelque peu un mythe et pour justifier cette thèse, elle souligne le renom des auteurs qui y font référence. Effectivement, des économistes dont l’importance n’a pas besoin d’être soulignée citent l’article de Muth. On note, par exemple, pour la première période, Marc Nerlove (1961), Mills (1961), Merton Miller (1962), Kenneth Arrow (1962), Takishi Negishi (1964), Modigliani (1966), Lucas (1967), Stephen Turnovsky (1968). Mais on reste déçu. Certes des économistes importants, célèbres, ont lu Muth et ils ont compris l’importance de sa contribution ; mais ils donnent l’impression de ne pas savoir trop quoi en faire. La référence d’Arrow (1962, p. 164) à l’article de Muth, si elle est brève, est néanmoins importante et mérite d’être rappelée. Il souligne, en effet, que l’hypothèse d’anticipations parfaites souvent posée dans les modèles d’équilibre général est en fait équivalente à l’hypothèse de rationalité des anticipations. Si ces deux expressions sont synonymes, il lui semble, néanmoins que la terminologie proposée par Muth est préférable. On notera que Negishi et Turnovsky suggèrent qu’il conviendrait d’intégrer l’hypothèse d’anticipations rationnelles dans l’analyse de la stabilité de l’équilibre. Mais Negishi s’en tient à une simple note. Le cas de Lucas est particulièrement intéressant. Il connaît Muth et il a rédigé, 39en 1966, un texte9, non publié, intitulé « Optimal Investment with Rational Expectations, » mais dans l’article qu’il publie il suppose que les anticipations sont statiques et c’est en note seulement qu’il suggère qu’il serait, sans doute, préférable de les supposer rationnelles (Lucas, 1967, p. 323).
L’exemple de Lucas peut permettre d’expliquer pourquoi la diffusion de l’idée de Muth fut aussi lente. Deidre McCloskey (1998, p. 52) suggère que s’il fut peu lu (compris ?), c’est parce qu’il est mal écrit. Elle entreprend même de le réécrire, de traduire en anglais ses principaux arguments. Le problème, c’est que, pour moi au moins, la traduction est moins claire que le texte original. Je partage plutôt, sur ce point, l’avis de Lucas & Sargent (1981, p. xvii) : le texte de Muth est parmi les articles récents l’un des plus soigneusement écrits. Le problème est sans doute ailleurs : les économistes ont eu de la peine à intégrer dans leur analyse l’hypothèse de Muth. C’était simplement difficile et d’autant plus difficile qu’ils ont voulu la développer dans un domaine, la macroéconomie, pour lequel elle n’avait pas été conçue. Abandonner l’hypothèse d’anticipations adaptatives impliquait une révision fondamentale des thèses que, traditionnellement, les monétaristes avaient défendues.
III.2. Les anticipations rationnelles
et la Nouvelle Économie Classique
On dit souvent que l’application la plus connue des modèles à anticipations rationnelles est l’interprétation de la relation entre chômage et inflation. Cette proposition doit cependant être nuancée car la critique de l’interprétation keynésienne de la courbe de Phillips fut, d’abord, développée par Edmund Phelps (1967) et Milton Friedman (1968) qui, ni l’un, ni l’autre, ne font référence à la thèse de Muth. Lucas & Rapping (1969) dans leur analyse de la courbe de Phillips ne soutiennent pas que les anticipations sont rationnelles.
Sargent (1971) franchit cependant ce pas. La controverse sur l’interprétation qu’Edmund Phelps et Milton Friedman donnaient de la courbe de Phillips portait sur l’effet qu’a une variation du taux d’inflation anticipé sur les salaires monétaires. On écrivait que le taux de croissance des salaires monétaires, w, est fonction du taux d’inflation anticipé, , et du taux de chômage U :
40La question était de savoir si le coefficient α est significativement inférieur à 1. On supposait que les anticipations sont adaptatives, si bien que le taux d’inflation était écrit comme une moyenne pondérée des taux d’inflation effectivement observés dans le passé :
(6) |
On admettait que la somme des coefficients est égale à 1 de sorte que si le taux d’inflation se maintenait à un niveau constant, les agents anticipent correctement ce taux. Sous cette hypothèse, le coefficient α apparaissait comme inférieur à 1 de façon significative. Sargent soutenait que ce résultat découlait de façon cruciale de l’hypothèse selon laquelle la somme des vi est égale à 1. S’appuyant sur Muth, il soutenait que les vi devaient être compatibles avec le processus décrivant l’inflation effective telle qu’il est estimé par l’équation (7) :
(7) |
Ainsi, Sargent introduisait la notion d’anticipations rationnelles dans le débat sur la courbe de Phillips. Il le faisait en ne modifiant qu’à la marge le schéma existant. Mais, on peut se demander si l’équation de régression (7) constitue vraiment la théorie économique qu’invoque Muth quand il définit les anticipations rationnelles.
Lucas et Edward Prescott (1971) vont faire apparaître les anticipations rationnelles comme un équilibre. Ils étudient l’investissement dans une industrie concurrentielle où la demande subit de période en période des chocs aléatoires. Du point de vue de la firme, le problème est d’anticiper le prix de son produit. Généralement, on résolvait la question, comme on vient de le voir en supposant que les anticipations sont adaptatives. Une telle solution n’est pas satisfaisante car, sauf par hasard, les prix ainsi anticipés ne seront pas les prix effectifs. Pour éviter cette difficulté, 41Lucas et Prescott supposent que « les prix anticipés et les prix effectifs ont la même distribution de probabilité, ou que les anticipations de prix sont rationnelles. » (Ibid., p. 660, les italiques sont ceux des auteurs)
En 1976, le nombre de publications citant l’article de Muth augmente et cette augmentation se poursuivra dans les années suivantes. La référence à l’hypothèse d’anticipations rationnelles devient habituelle en macroéconomie. Deux articles souvent cités sont alors publiés. Lucas10 explique que l’on ne peut pas utiliser les modèles de prévision macroéconomiques pour estimer les effets des politiques économiques car un changement de politique affecte les paramètres de ces modèles :
Étant donné que la structure d’un modèle économétrique consiste dans les règles de décision optimales des agents économiques et que ces règles de décision varient systématiquement quand la structure des séries pertinentes pour le décideur change, il s’en suit que tout changement de politique altérera systématiquement la structure des modèles économétriques (Lucas, 1976, p. 41).
Cette thèse est généralement considérée comme typique de l’analyse développée par les nouveaux classiques. On notera que, si Lucas fait, dans cet article, référence à Muth en de multiples circonstances, notamment quand il traite de la fonction de consommation, la relation entre sa thèse principale et l’hypothèse d’anticipations rationnelles n’est pas aussi étroite que l’on aurait pu le penser. Lucas apparaît, au demeurant, prudent. Si l’économiste peine à estimer les effets d’une politique économique, c’est parce que les agents ne prendront que progressivement conscience des effets que cette politique a sur eux :
Les réponses des agents ne deviennent prévisibles pour des observateurs extérieurs seulement quand il existe quelque assurance que les agents et les observateurs partagent une même appréciation de la nature des chocs que chacun d’eux peut prévoir. (Lucas, 1976, p. 41)
Phelps (1967, p. 256) définissait le taux de chômage d’équilibre comme celui pour lequel le taux d’inflation effectif est égal au taux d’inflation anticipé si bien que, si les anticipations sont adaptatives, le taux d’inflation anticipé reste inchangé. L’arbitrage entre chômage et inflation n’est pas statique mais dynamique. On ne peut pas réduire 42de façon permanente le chômage en acceptant une inflation plus rapide mais une politique inflationniste permet d’accroître temporairement l’emploi. Ce raisonnement n’affaiblissait nullement les fondements logiques d’une politique macroéconomique active. Une autorité politique qui considérerait que le chômage est regrettable et qui dévaloriserait l’avenir pourrait choisir d’accepter une inflation plus rapide si elle permettait de le réduire, ne serait-ce que de façon transitoire. En introduisant dans ce raisonnement l’hypothèse d’anticipations rationnelles, Sargent et Neil Wallace (1976)11 éliminent toute possibilité d’arbitrage entre inflation et chômage. L’introduction de l’hypothèse d’anticipations rationnelles dans les schémas de Phelps et de Friedman, encore marqués par l’influence keynésienne, a permis de passer à une nouvelle conception de la macroéconomie, celle défendue par les nouveaux classiques.
III.3. Les anticipations rationnelles
et l’efficience des marchés financiers
Comme le souligne Sargent (2008 b) :
l’une des premières et des plus remarquables applications du concept d’anticipations rationnelles est la théorie de l’efficience des marchés financiers. On dit qu’une série d’observations d’une variable (comme le cours quotidien des actions) suit une marche au hasard si sa valeur courante donne la meilleure prévision possible de ses valeurs futures. La théorie des marchés efficients utilise le concept d’anticipations rationnelles pour atteindre la conclusion qu’une fois convenablement ajusté en escomptant les dividendes le cours des actions suit une marche au hasard. La chaine de raisonnement est la suivante. Dans leur effort pour prévoir les prix, les investisseurs passent au peigne fin toutes les sources d’information y compris les tendances qu’ils peuvent repérer dans les mouvements passés des prix.
La relation entre la théorie des marchés efficients et l’hypothèse d’anticipations rationnelles est souvent aujourd’hui soulignée. Margaret Bray (1981) et Frederic Mishkin (1978, 1982), par exemple, font référence à l’hypothèse d’anticipations rationnelles pour discuter l’efficience des marchés. Steven Sheffrin (1983) lui consacre un chapitre de son survey. Cependant, toutes ces références sont récentes. Si on consulte les premiers 43travaux sur l’efficience des marchés financiers, par exemple ceux de Benoit Mandelbrodt (1963) et d’Eugene Fama (1965), on ne trouve aucune référence à Muth ou à l’hypothèse d’anticipations rationnelles. Mieux Merton Miller qui fut, à la fois, membre des jurys de thèse de Muth et de Fama, ne fit pas de rapprochement entre leurs analyses. Il faut bien constater que le développement de la théorie des marchés efficients n’a pas, historiquement, fait référence aux travaux alors que la parenté logique des notions est aujourd’hui admise.
III.4. Les anticipations rationnelles
et la théorie de l’équilibre général
Nous avons noté qu’Arrow avait, en 1962, souligné que, depuis longtemps, les théoriciens de l’équilibre général s’appuyaient sur une hypothèse d’anticipations parfaites similaire à l’hypothèse d’anticipations rationnelles. Par exemple, Maurice Allais (1994, p. 60) supposait, dans son Traité d’économie pure, la perfection des anticipations :
La prévision de l’évolution future du marché tant au point de vue psychologique qu’au point de vue technique est supposée parfaite. Dans ces conditions toute décision économique prise dans le présent et engageant l’avenir se trouve vérifiée. Il n’y a donc aucune erreur.
Cependant, dans les années 1960, la relation entre l’approche de Muth et celle de certains théoriciens de l’équilibre général devient plus étroite quand ceux-ci introduisent explicitement les prix anticipés dans leur analyse sans considérer, ainsi que le faisait John Hicks (1939), ceux-ci comme des variables exogènes. Roy Radner (1966) veut s’affranchir de l’hypothèse selon laquelle il existe des marchés contingents pour tous les biens physiques, dans tous les états du monde. Pour illustrer son propos, il raisonne sur une économie où il distingue deux périodes. Il suppose que, pour chaque bien, il existe, à chaque période, un marché au comptant. Il existe, d’autre part, à la date 1, une bourse pour les droits sur les revenus que les producteurs percevront durant la période 2. Les prix d’équilibre sur les marchés au comptant de la période 2 dépendent de l’état de l’environnement. Radner appelle structure des prix à la date 2 l’ensemble des fonctions reliant les prix à l’état de l’environnement. Ces prix sont un élément des structures d’information sur lesquelles les agents s’appuient pour arrêter leur stratégie.
44Les stratégies optimales des agents dépendent de la structure des prix et, d’autre part, la structure des prix à la date 2 est fonction des stratégies des agents. Radner (Ibid., p. 45) conclut : « Il existe un équilibre général des marchés si la structure des prix à la date 2 détermine des structures d’information pour lesquelles les décisions à la date 1 entraînent la structure donnée des prix à la date 2. » Les prix anticipés sont des prix d’équilibre et l’on retrouve donc la proposition sur laquelle s’appuyait Muth pour définir les anticipations rationnelles. Cependant Radner ne fait, dans son article de 1966, aucune référence à Muth et ne qualifie pas de rationnelles les anticipations des agents. Il en sera de même dans son article de 1972. C’est en 1979 seulement qu’il présentera l’équilibre que détermine son modèle comme un équilibre à anticipations rationnelles.
IV. Ultima verba
En mars 1985, Muth, à l’invitation de Michael Lovell, présenta une communication intitulée « Properties of Some Short-Run Business Forecast » à une réunion de l’Eastern Economic Association. Ce texte fut ensuite publié dans la revue de cette association en juillet-septembre 1985. L’objet de sa recherche n’est pas d’analyser la précision de ces prévisions, mais de comparer divers modèles de formation des anticipations aux prévisions réalisées par les entreprises de son échantillon. Autrement dit, le problème qu’il se pose est de savoir si les modèles théoriques de formation des anticipations rendent compte du comportement effectif des firmes. Ses résultats ne corroborent pas les hypothèses des modèles naïfs, exponentiels, extrapolatifs, régressifs ou rationnels. Seul le modèle de révision des anticipations12 qu’utilise David Meiselman est compatible avec les résultats statistiques. Plus précisément, l’écart-type de la prévision n’est pas compatible avec l’hypothèse d’anticipations rationnelles. L’écart-type de la dernière prévision est plus grand que l’écart-type de la valeur réalisée. Or si les prévisions sont rationnelles, on peut écrire 45que la grandeur réalisée, A, est égale à la prévision, F, plus un terme aléatoire ɛ qui ne doit pas être corrélé avec l’ensemble de l’information dont dispose l’agent au moment où la prévision est faite :
Donc, si les anticipations des firmes étaient rationnelles la variance de A excéderait celle de F. De la même façon, la variance de la troisième prévision devrait excéder celle de la seconde et celle de la seconde excédait celle de la première. Les données empiriques montrent précisément le contraire. Muth (1985, p. 202) peut donc conclure que l’hypothèse d’anticipations rationnelles n’est pas en accord avec les faits.
Muth suggéra deux types de réponse. Dans son article de 1985, il avance un nouveau modèle dit « d’erreurs dans les variables ». Il le spécifie sous la forme suivante13 :
où est un facteur déterministe inobservable. et sont des chocs aléatoires d’espérance mathématique nulle, non corrélés avec les :
Le choc aléatoire apparaît parce que l’agent ne mesure pas exactement le facteur déterministe . Il est constant dans le modèle à anticipations rationnelles. L’autre choc aléatoire, déjà présent dans le modèle à anticipations rationnelles trouve son origine dans le décalage temporel entre prévision et réalisation. Cette généralisation du modèle initial de Muth permet à la variance des anticipations d’excéder la variance des réalisations.
Sent (2002, p. 312-313) met l’accent sur deux remarques qui apparaissent dans les derniers écrits de Muth. En 1994, Muth souligne, à nouveau, que les études empiriques mettent en évidence des déviations importantes par rapport à ce qu’implique l’hypothèse d’anticipations 46rationnelles. Mais alors qu’en 1985 il se bornait à amender sa formulation initiale, il est, en 1995, beaucoup plus critique, soutenant que les capacités cognitives des agents ne sont pas des obstacles temporaires sur la voie des anticipations rationnelles mais bien des obstacles durables :
L’hypothèse d’anticipations rationnelles suppose que tous les individus dans l’économie ont une capacité de calcul illimité et savent comment utiliser toute l’information dont ils disposent. En tant qu’ancien étudiant et ancien collègue d’Herbert Simon, je crois qu’il trouverait difficile à accepter cette exigence cognitive… Les humains ne sont pas de très bons statisticiens intuitifs, si bien que l’on peut s’attendre à des biais cognitifs du type de ceux que Tversky et Kahneman ont identifiés (Muth, 1994, p. 101-102).
Le succès de l’hypothèse d’anticipations rationnelles est lié, au moins dans une certaine mesure, à l’émergence de la Nouvelle Économie Classique. C’est essentiellement, dans le domaine de la macroéconomie, qu’elle a été discutée. Or, les préoccupations initiales de Muth étaient radicalement différentes. Son problème était de comprendre comment un entrepreneur pouvait prévoir le prix de ses produits et de ses inputs. En 1987, il exprime clairement sa perplexité :
L’application des anticipations rationnelles essentiellement à la macroéconomie a été pour moi une source d’amusement parce que je ne comprends pas, aujourd’hui, et je n’ai jamais compris la macroéconomie. Elle m’a toujours semblé pour partie évidente, pour partie incompréhensible. Le travail sur les anticipations a été développé habituellement de façon doctrinaire, comparant des anticipations naïves ou des moyennes exponentiellement pondérées aux anticipations rationnelles. Bien peu a été fait pour développer d’autres hypothèses, en particulier celles qui prennent en compte les biais cognitifs connus dans les décisions humaines (Muth, 1987, p. 97).
Ainsi, il faut admettre qu’il existe entre le projet que poursuivait Muth en avançant l’hypothèse d’anticipations rationnelles et ce qu’elle est devenue une considérable distance.
47Conclusion
L’idée d’anticipations rationnelles est présente dans quatre domaines relevant de l’économie politique : la théorie des jeux, la théorie de l’équilibre général, la macroéconomie et la théorie de l’efficience des marchés financiers. Malencontreusement, ce fait ne fut guère perçu. Développée initialement par Nash dans son étude du problème de la négociation en 1950, elle fut reprise par Muth (1961) sans que celui-ci soit conscient des rapports entre son analyse des prévisions et l’idée qu’avait avancée Nash. En 1965, Fama s’appuya sur des idées comparables pour étudier les prix sur le marché des titres, mais tout laisse à penser qu’il ignorait, alors, les travaux de Nash et de Muth. En tous les cas, il n’en fait pas état. Radner introduisit, dans son modèle d’équilibre général, une idée similaire à celle de Muth en 1966 mais ce n’est qu’en 1979 qu’il utilise l’expression « anticipations rationnelles ». De la même façon, le rôle de l’hypothèse d’anticipations rationnelles dans la théorie des jeux ne fut souligné que récemment (Aumann et Drèze, 2008).
Cette histoire illustre la fragmentation de la recherche économique. Des économistes, travaillant chacun dans leur domaine, ont introduit dans leurs analyses la notion d’anticipations rationnelles sans percevoir que d’autres économistes travaillant dans d’autres domaines avaient adopté une approche similaire à la leur. Cela est navrant car la comparaison des diverses approches permet de mieux comprendre la nature des notions sur lesquelles leurs analyses s’appuyaient.
On peut, semble-t-il, tirer de l’analyse de la contribution de Muth trois enseignements. Muth n’est pas le premier à avoir soulevé cette question mais il l’a posée de façon spécifique en écrivant que les anticipations sont rationnelles quand la distribution subjective des grandeurs anticipées est identique, pour le même ensemble d’informations, à la distribution de leur probabilité objective. Il a certainement perçu aussi l’idée que les anticipations rationnelles sont un concept d’équilibre qui peut être appliqué dans des modèles dynamiques où la valeur des variables endogènes dépend des anticipations que forment les agents sur leur valeur future.
La logique même de la démarche de Muth le conduisit à s’intéresser à la portée empirique de l’hypothèse de rationalité qu’il avait avancée. À ses 48yeux, le résultat est décevant. Ceci doit, selon lui, conduire à reformuler cette proposition et, même, à s’interroger plus fondamentalement sur la façon dont les individus raisonnent quand ils arrêtent leurs décisions. Étudiant effronté, il écartait, en 1961, les arguments que Simon, son professeur, soutenait quand il parlait de rationalité limitée. Á l’âge de la retraite, il semble lui donner raison.
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1 Ce texte a été présenté au 16e Colloque de l’Association Charles Gide. Je remercie les participants pour leurs critiques et leurs suggestions.
2 Jacobs (2008) soutient que la preuve du théorème fut établie par Muth.
3 Cette dernière phrase n’apparaît pas dans l’article tel qu’il fut publié en 1961.
4 Nous n’évoquerons pas ici les nombreux économistes qui, sans utiliser l’expression « anticipations rationnelles » introduisirent cette idée dans leurs analyses.
5 Tinbergen (1932, p. 172) écrit : « Donc, nous… supposons… que ces anticipations sont “rationnelles”, c’est-à-dire qu’elles sont compatibles avec les relations économiques. »
6 Les italiques sont de Nash.
7 L’argument d’Auman & Drèze (2008, p. 81) est le suivant. Muth dit que les anticipations des agents sont rationnelles quand elles sont identiques à celle de la théorie économique pertinente. Il en est bien ainsi dans la théorie des jeux. Elle suppose que les agents sont rationnels, dans ce sens qu’ils maximisent leur utilité. Sous l’hypothèse d’anticipations rationnelles, chaque joueur prévoit que les autres joueurs sont rationnels. Ainsi, la théorie pertinente prévoit non seulement que les joueurs sont rationnels mais que tous les joueurs savent que les autres joueurs sont rationnels.
8 Grunberg et Modigliani soutenaient qu’une prévision publique pouvait affecter les anticipations des agents et devenir ainsi un déterminant de leur comportement. Dans ces conditions la prévision publique devient elle-même un des éléments qui déterminent le cours futur des événements.
9 Ce texte sera publié en 1981 dans le recueil édité par Lucas et Sargent.
10 Si l’article de Lucas ne fut publié qu’en 1976, il fut présenté en 1973 à la Carnegie Rochester Conference on Public Policy.
11 Cet article avait été préparé initialement pour une conférence organisée par la Federal Reserve Bank of Mineapolis en octobre 1974.
12 Dans ce modèle, la prévision pour une certaine période de temps diffère de la prévision qui avait été précédemment proposée pour cette même période d’un montant proportionnel à la dernière erreur observée.
13 On suit, ici, la présentation que Michael Lovell (1986, p. 121) donne de l’analyse de Muth (1985, p. 202).