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Classiques Garnier

Revue des livres

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2017 – 2, n° 4
    . varia
  • Auteurs : Brunet (Valentine), Herland (Michel), Ravix (Joël Thomas), Tarrit (Fabien)
  • Pages : 209 à 228
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406073550
  • ISBN : 978-2-406-07355-0
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07355-0.p.0209
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/12/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
209

The Political Economy of Progress. John Stuart Mill and Modern Radicalism, Joseph Persky, Oxford Studies in the History of Economics, Oxford University Press, 2016, xx-248 pages.

Valentine Brunet

Linterprétation de la pensée économique de John Stuart Mill est souvent fondée sur la thèse de la continuité entre son œuvre et celle de David Ricardo, dune part, puis entre Mill et les néo-classiques, dautre part (Hollander, 1985). Ardent défenseur de la liberté, formé à lécole de Jeremy Bentham, J. S. Mill semble incarner le courant libéral classique et préfigurer les raisonnements en termes de maximisation de lutilité. Selon Joseph Persky, une telle lecture savère cependant réductrice. Son récent ouvrage met clairement en évidence ce qui fait loriginalité de J. S. Mill, et plaide pour une révision de linterprétation traditionnelle, qui minore la spécificité de cette pensée à la fois radicale et libérale.

Le contexte dans lequel Mill formule ses idées économiques est au cœur de la première partie du livre. Persky rappelle lenracinement des thèses milliennes dans le courant des Lumières radicales. Les développements consacrés à Helvétius, Condorcet et Jeremy Bentham étayent utilement la présentation de ce que Persky appelle l« économie politique du progrès » de J. S. Mill. Se démarquant de la croyance en un libéralisme triomphant, le penseur victorien introduit des considérations de justice sociale dans la science économique. La seconde partie de louvrage expose les principales mesures envisagées par Mill pour faciliter la transition dun capitalisme industriel, source dinégalités criantes, vers un modèle économique plus harmonieux, fondé sur la coopération. Nombreux sont les commentateurs à traiter ce programme comme un horizon vaguement utopiste et proto-socialiste (Gray, 1989, p. 217), sans rapport avec le cadre ricardien retenu par Mill dans ses Principes déconomie politique (1848). Pour Persky, cest au contraire lengagement radical de Mill qui donne tout son sens à sa doctrine économique, accusée à tort 210dincohérence. Car léconomiste victorien croit au progrès, et voit dans le modèle de croissance capitaliste une étape du développement historique. De même, il considère que certaines institutions centrales, comme la propriété privée, sont amenées à évoluer profondément. La concentration des richesses et des moyens de production aux mains de quelques-uns semble contraire à lidéal millien dindépendance et à lamélioration des conditions de vie des travailleurs. Cest ce qui conduit Mill à proposer une limitation de lhéritage. Il cherche à rétablir un lien étroit entre leffort et la récompense dans les relations de travail. Rejetant linterprétation négative de létat stationnaire, ce cauchemar des économistes classiques du début du xixe siècle, Mill dessine un scénario alternatif, marqué par une stabilisation de la démographie et de la rente foncière, une hausse du niveau des salaires et une meilleure répartition de la prospérité entre les différentes catégories sociales. La baisse du taux de profit caractérisant lentrée de léconomie dans létat stationnaire ne constitue pas un problème, dans la mesure où elle se traduit par une répartition désormais plus favorable aux travailleurs. Cette trajectoire positive nest possible quà condition de maîtriser lévolution de la population et dadopter un mode de vie plus sobre, respectueux des équilibres écologiques. Cette nouvelle économie émergerait progressivement, sans rupture brutale avec le capitalisme libéral. J. S. Mill nexclut pas lintervention de lÉtat dans des domaines essentiels, et avance des arguments en faveur de la justice sociale. Son soutien à un impôt fortement progressif sur les successions illustre sa sensibilité radicale et son ouverture aux idées socialistes réformistes.

Cest justement à linfluence de J. S. Mill sur les différentes écoles de pensée, de la fin du xixe siècle jusquà nos jours, quest consacrée la troisième et dernière partie de louvrage. La réflexion économique de Mill recèle des perspectives souvent ignorées, qui en font la principale source dinspiration du courant « fabien », dont lapproche gradualiste a marqué le socialisme britannique. Plus surprenant, lauteur trouve des points communs entre lhistoricisme de J. S. Mill et le marxisme, ces deux théories visant à terme le dépassement du capitalisme. Le parallèle nest pas entièrement convaincant, dautant que Mill ne mentionne jamais la lecture dune seule ligne de Marx, et ignorait sans doute son œuvre. Si léconomiste britannique aspire à une société plus égalitaire, il soppose néanmoins aux tactiques révolutionnaires violentes 211qui agitent les mouvements socialistes continentaux dans la seconde moitié du xixe siècle. Persky explore aussi les résonances de la pensée millienne dans les débats contemporains sur la justice. Rawls a fait de lutilitarisme sa cible privilégiée, mais lauteur nous incite à relativiser la pertinence de ces critiques. Il rapproche ainsi les théories de Mill et de Rawls, en soulignant les ressemblances indéniables entre leurs principes de justice distributive. Comme le note Persky, il est frappant de constater que Mill a largement anticipé largumentation de Rawls. Lauteur aurait pu ajouter que la polémique lancée par A Theory of Justice (1971) natteint pas vraiment lutilitarisme dans sa version millienne, non-hédoniste et indirecte, qui naccepterait en aucun cas le sacrifice de la liberté individuelle sur lautel de la maximisation de lutilité (Su, 2013, chap. 6). Mill défend un traitement égal de chaque individu, et reconnaît différents types dutilités, dont certaines sont infiniment plus importantes que la satisfaction des désirs de la majorité (la liberté dun innocent, par exemple). Pour Mill, il apparaît essentiel dassurer légalité des chances ex ante, ce qui permettra à chacun de développer des capacités de création et dinnovation. Les deux penseurs ont à cœur de minimiser limpact de la naissance sur les perspectives de vie offertes aux individus. Doù linsistance de Mill sur laccès de tous à léducation, sur la taxation de lhéritage, mais aussi sur le passage à une économie de coopératives, dans laquelle les travailleurs louent, puis possèdent en commun, les moyens de production. Persky éclaire la véritable ambition poursuivie par léconomie politique de Mill : changer le cadre institutionnel du capitalisme, afin de rendre les travailleurs acteurs de leur destin économique. Lauteur ne cache pas sa préférence pour la démarche normative de Mill, reprochant au libéralisme de Rawls de se perdre dans un certain irréalisme, qui ne débouche pas sur une compréhension adéquate des problèmes socio-économiques. La « démocratie de propriétaires » défendue par Rawls manque ainsi de précision et rien ne garantit quelle respecte effectivement les deux principes de justice. Pour Persky, les solides bases analytiques de léconomie politique de Mill donnent toute sa crédibilité au programme de réformes institutionnelles quil promeut, afin de mieux associer les travailleurs au fonctionnement de léconomie.

Cest pourquoi lauteur en appelle aux radicaux modernes, qui nont pas su relever le défi de la démocratisation de lentreprise, et inventer 212des dispositifs adaptés au xxie siècle pour restaurer le bien-vivre au travail. Dans cet ouvrage engagé, Persky montre que si la philosophie du progrès du xixe siècle ne constitue plus un horizon de croyances valable, il nous reste beaucoup à apprendre de lhistoire de la pensée économique. Lauteur a le mérite de cerner le caractère novateur de la pensée de John Stuart Mill. Sans jamais le renier, Mill a su sémanciper du schéma ricardien et anticiper certains des enjeux socio-économiques majeurs de la modernité. À cet égard, louvrage aurait gagné à mieux élucider les positions écologiques de Mill, à travers une étude plus approfondie de sa conception de létat stationnaire. Cette réserve ne diminue en rien la pertinence de la réflexion menée sur les relations de travail et les aspects égalitaristes du programme millien. Lauteur saisit la richesse de léconomie politique de Mill, soucieuse de réconcilier la liberté, lefficacité et la justice sociale.

Dans le dernier chapitre du livre, Persky tente de situer la position de Mill par rapport aux débats contemporains au sein de la gauche américaine sur létendue de la redistribution nécessaire. Faut-il, comme le souhaitent les partisans du luck egalitarianism, neutraliser les effets du hasard sur la situation socio-économique de chacun ? Cette thèse radicale implique une neutralisation ex post du hasard, et non plus une égalisation des chances ex ante. De vastes efforts de redistribution devraient donner la priorité aux membres les plus défavorisés de la société, dans la mesure où leur pauvreté est due à une malchance et non à une faute de leur part. Dans cette optique, lauteur tend à faire de Mill un précurseur des luck egalitarians. Il sappuie sur quelques citations générales, dans lesquelles Mill regrette le rôle des facteurs échappant à notre contrôle dans la réussite économique, en particulier celui des origines sociales. Pour autant, force est de reconnaître que Mill ne prévoit aucune redistribution extensive des revenus. Au contraire, il semble penser quune meilleure diffusion de la propriété et un sens accru des responsabilités rendraient quasiment superflus les programmes sociaux (Mill, 1965, p. 960). Dès lors, il semble excessif de voir en Mill lapôtre dune synthèse entre théorie libérale-égalitariste et luck egalitarianism. Persky cède ici à la tentation de projeter sur le penseur victorien des thèses qui trouvent difficilement leur place dans une économie politique certes progressiste, mais méfiante à légard des mécanismes sociaux susceptibles daffaiblir les incitations au travail et à lépargne.

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Références bibliographiques

Gray, John [1989], Liberalisms. Essays in Political Philosophy, Londres, Routledge.

Hollander, Samuel [1985], The Economics of John Stuart Mill, Vol. 1, Theory and Method, Vol. 2, Political Economy, Oxford, Basil Blackwell.

Mill, John Stuart [1848], Principles of Political Economy, (ed.) J. M. Robson, Collected Works of John Stuart Mill, Vol. II et III, Londres, Routledge, 1965.

Rawls, John [1971], Théorie de la justice. Traduction française par Catherine Audard, Paris, Le Seuil, 1987.

Su, Huei-chun [2013], Economic Justice and Liberty. The Social Philosophy in John Stuart Mills Utilitarianism, Routledge Studies in the History of Economics, Londres, Routledge.

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Traité de lœconomie politique, Antoine de Montchrétien. Présentation et édition de Marc Laudet,Paris, Classiques Garnier, 2017, 564 p.

Michel Herland

Université des Antilles
et de la Guyane

Voici sans nul doute une édition intégrale bienvenue dun ouvrage fondateur de léconomie politique, même si elle suit de peu celle de François Billacois en 1999. Mais tandis que F. Billacois reprend lédition princeps (de 1615), Marc Laudet a retenu la deuxième édition (de 1617 ou 1618, conservée à la BNF) qui diffère de la première par quelques corrections marginales et surtout par un ordre des parties plus conforme à la fois à la lettre du texte et à la logique puisquil se termine sur les devoirs (les « soins ») du Prince (lesquels précédaient en 1615 le livre « Du Commerce »).

Autre différence entre ces deux éditions récentes, tandis que celle de F. Billacois restitue le texte de Montchrétien à lidentique, celle 214de M. Laudet, quon ne saurait dire une réédition, est transcrite dans lorthographe et avec la ponctuation daujourdhui, ce qui la rend plus aisément lisible… même si nous baignons encore dans un français archaïque qui exige un certain effort. Un exemple pris au hasard :

Voilà donc les cuirs que nous avons de nous-mêmes en la plus grande part ; car pour le demeurer, ils nous viennent de Barbarie, du Cap Vert et du Pérou : mais le tout est bien écorné par les étrangers (p. 162).

Les termes qui nous sont devenus incompréhensibles sont traduits en note (ex : « conroyer » = imperméabiliser, p. 162), ou, à linverse, remplacés dans le corps du texte et mentionnés en note (ex : « hommagère » = redevable, p. 179). Dautres notes, parfois conséquentes, apportent des explications dordre historique ou analytique. Les compléments à la fin de louvrage en font une véritable édition savante : bibliographie, glossaire, notices et index sur les personnes (ou héros de la mythologie très présents chez Montchrétien) et les lieux cités dans le Traité. On constate néanmoins que le glossaire et les notices sur les personnes in fine font double emploi avec les notes insérées au fil du texte.

Une copieuse introduction de quatre-vingt pages nous aide à faire connaissance tant avec la personne de Montchrétien quavec la doctrine développée dans le Traité. Il est dommage que lauteur et léditeur aient laissé subsister quelques scories qui nuisent à lélégance de cette introduction mais non à sa compréhension. Il y a cependant un point sur lequel on aimerait être éclairé plus précisément qui concerne lascendance de Monchrétien. À suivre M. Laudet, il est avéré que si lauteur du premier Traité déconomie politique se trouvait bien, après sa naissance, chez un apothicaire de Falaise nommé Mauchrétien, il nen était pas le fils. Une note de bas de page, à la page suivante, nous apprend que « le père naturel dAntoine de Monchrétien est en fait, très probablement, Jacques Thésart », apparenté aux Stuart, sans quaucun élément ne vienne étayer cette hypothèse. Or la paternité de ce Jacques Thésart sera tenue pour certaine dans la suite du texte !

Lintroduction insiste à juste titre sur la différence essentielle entre léconomie politique de Montchrétien et celle qui surgira au xviiie siècle avec les physiocrates et plus tard Adam Smith, caractérisée par la croyance en un ordre naturel au service duquel les lois humaines devraient se subordonner. Pour Montchrétien, par contre, « la raison dÉtat nest pas 215toujours une, non plus que celle de la médecine : à nouveaux maux, nouveaux remèdes [] Les considérations du gouvernement changent et les conseils de mêmes : dune façon aujourdhui, demain de lautre, selon que la nécessité le requiert » (p. 54 et 193). On trouve néanmoins très clairement énoncée chez Montchrétien la thèse smithienne de lharmonie des intérêts :

La plus ordinaire liaison des hommes et leur plus fréquent assemblage dépend du secours quils sentre-prêtent et des offices mutuels quils se rendent de main en main, mais en telle sorte que chacun est plus porté de son profit particulier comme dun mouvement propre et à part de cet autre mouvement général que donne sans quil sen aperçoive quasi la nature de son premier mobile (p. 51 et 132).

« Sans quil sen aperçoive » : la « main invisible » nest pas loin ! Alors Montchrétien était-il mercantiliste ? Tout en admettant que ses recommandations en matière politique rejoignent celles de ce courant, M. Laudet refuse de ly ranger, Montchrétien nadhérant pas, selon lui, à la thèse chrysohédoniste et étant un précurseur de la valeur travail. De fait, Montchrétien a bien écrit que « ce nest point labondance dor et dargent, la quantité de perles et de diamants qui fait [les États] riches et opulents, cest laccommodement des choses nécessaires à la vie » (p. 50 et 296). On sait pourtant que le mercantilisme a pris des formes variées. En outre, cest bien Montchrétien qui déclarait à propos de la France, la France de son temps plus précisément : « Maintenant [] il faut déployer tous artifices pour y faire venir largent » (p. 194). Or, dans lintroduction de son chapitre consacré au système mercantile, Smith écrit exactement que « la grande affaire [dans ce système], trouve-t-on toujours, cest den acquérir » [de largent]. Précisément ce quon vient de lire sous la plume de Montchrétien.

Au-delà de ces arguties, ce qui frappe à la lecture du Traité cest dabord sa modernité, si on le compare, par exemple, à la République de Bodin, pourtant presque contemporaine. Il apparaît que lentrée dans lâge classique, au tournant du xviie siècle, coïncide avec lapparition dune nouvelle manière de considérer la res economica, laquelle connaîtra certes des éclipses mais qui nous frappe aujourdhui à bien des égards comme une évidence. Quon en juge par ces quelques propos où léloge du travail débouche sur la nécessité dune éducation propre à instaurer légalité des chances :

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Lheur des hommes, pour en parler à notre mode, consiste principalement en la richesse, et la richesse au travail [] Lemploi des hommes, et le savoir de les rendre utiles au public et à soi-même, est un grand trait du sage Politique. Que pour y parvenir, il doit nourrir, entretenir et accroître lindustrie par enseignements, par exemple et par exercice, tâchant surtout de bannir dentre eux loisiveté, peste fatale aux États riches et florissants [] Si vos majestés voulaient donner commencement à ce bel ordre, [] lors tant de beaux esprits ne demeureraient comme suffoqués en la foule populaire [] Lavancement ne viendrait plus au hasard, mais par mérite [] (p. 176-179).

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Michal Kalecki et lessor de la macroéconomie, Michaël Assous et Paul Fourchard, Lyon, ENS Éditions, 2017, 115 p.

Michel Herland

Université des Antilles
et de la Guyane

En attendant le retour sans cesse annoncé mais toujours différé à Marx et à Keynes, on peut sy préparer en étudiant les travaux de léconomiste polonais Michal Kalecki (1899-1970) qui eut limmense mérite de développer un modèle combinant les apports de lun et de lautre. Modèle keynésio-marxien, donc, ce qui ne signifie pas que Kalecki fut un émule de Keynes. Il en fut en effet un précurseur. Dès 1933, dans Essay on the Business Cycle, publié initialement en polonais, il proposait un modèle mathématique dune économie contrainte par la demande. Lannée suivante, il publiait, toujours en polonais, larticle où il démontre la possibilité de léquilibre de sous-emploi.

Tous ces renseignements se trouvent dans le petit livre de Michaël Assous et Paul Fourchard qui nexpliquent pas, néanmoins, pourquoi, alors que Kalecki était intervenu devant la Société déconométrie dès 2171933 et quil fut publié en 1935 tant dans Econometrica que dans la Revue déconomie politique, larticle réellement fondateur de sa théorie économique, celui de 1934, na pas été publié en anglais (à la rigueur en français). Si tel avait été le cas, peut-être parlerait-on aujourdhui dune révolution kaleckienne plutôt que keynésienne.

Les deux auteurs signalent le soutien apporté par Joan Robinson à Kalecki pendant son séjour en Grande-Bretagne, dabord à Cambridge puis à Oxford, entre 1936 et 1945, et leur bibliographie mentionne larticle dans lequel Joan Robinson (1964) compare Kalecki à Keynes, de même que celui de 1976, écrit donc quelques années après la mort de Kalecki, où elle le présente comme un « neglected prophet ». Par contre, on ny trouve trace de louvrage An Introduction to Modern Economics (1973, traduction française LÉconomique moderne, 19761), de la même Joan Robinson avec son collègue John Eatwell, où le modèle macroéconomique de Kalecki est développé sous une forme particulièrement pédagogique.

Assous et Fourchard sen tiennent pour leur part dans leur présentation à des systèmes déquations simultanées avec des arguments purement littéraux. Cela étant, les principales formules du modèle se retrouvent chez les uns et chez les autres. Ainsi la formule du multiplicateur, notée ici (dans le cas le plus élémentaire) :

Y = (Cπ + I) / (1−λ) (1−α).

Par rapport au multiplicateur du modèle keynésien simple, on retrouve bien au numérateur la demande exogène, à ceci près quelle comporte ici la consommation exogène des seuls capitalistes, Cπ (les travailleurs consommant par hypothèse tout leur revenu) à côté de linvestissement. Au dénominateur, la propension à épargner (des seuls capitalistes), soit (1−λ), est affectée dun coefficient (1−α), α représentant la part des salaires dans le revenu.

Le modèle de Kalecki comporte donc deux classes, capitalistes et salariés, ce qui est un premier enrichissement, marxien, par rapport à Keynes. Cest dailleurs chez Kalecki que se trouve la source de ladage – essentiel pour la théorie du circuit – selon lequel « les salariés dépensent ce quils gagnent ; les capitalistes gagnent ce quils dépensent », lequel, curieusement, nest pas repris tel quel par Assous et Fourchard qui notent simplement que « le niveau des profits reste uniquement déterminé par 218le niveau des dépenses des capitalistes » (p. 55). Autre enrichissement dû à Kalecki, la distinction entre un secteur produisant les biens de consommation et un secteur produisant les biens dinvestissement, si bien que la variable Y ne représente pas un bien homogène, propre à tous les usages, mais la somme des productions des deux secteurs.

Les publications en polonais de Kalecki sont restées inaccessibles jusquà la parution des Collected Works à partir de 1990. Assous et Fourchard ont traduit à partir de langlais larticle de 1934 paru initialement sous le titre « Trzy uklady » (trois systèmes). À savoir : 1) un modèle « classique » obéissant à la « loi de Say » ; 2) un modèle où la vitesse de circulation de la monnaie est variable mais où léquilibre du modèle 1 finit par être rejoint ; 3) enfin un modèle qui prend en compte une « armée de réserve de chômeurs » et aboutit à un « quasi-équilibre » (de sous-emploi). On se situe dans le court terme marshallien avec des capacités de production inemployées. Comme la Théorie générale de Keynes, larticle de Kalecki ne contient pratiquement aucune formalisation en dehors de trois fonctions expliquant linvestissement et – dans le troisième modèle seulement – le taux dintérêt. Autant dire que la lecture de cet article est ardue et mérite les développements fournis par Assous et Fourchard dans leur ouvrage, lequel est nourri également par dautres écrits de Kalecki, concernant en particulier sa théorie du cycle qui a connu plusieurs versions.

La fin de ce petit livre, consacrée aux « dimensions politiques de lemploi », est particulièrement intéressante, tant elle nous renvoie à nos problématiques contemporaines. Ce qui ne signifie pas que nous puissions trouver chez Kalecki des remèdes au chômage français ! Difficile de souscrire, en effet, à son point de départ, puisquil considérait, en 1943, « comme acquis par la plupart des économistes quune politique dinvestissement public ou de subvention à la consommation financée par lemprunt permette datteindre le plein-emploi » (p. 82) !

Kalecki est mort trop tôt pour nous servir de guide ! Dans un article cosigné avec Tadeusz Kowalik et publié en 1971, après sa mort mais avant la fin des Trente Glorieuses, à lâge dor du plein-emploi, il envisageait bien, comme une éventualité parmi dautres, que les milieux daffaires puissent vouloir, suivant les termes dAssous et Fourchard, « accroître leur emprise sur léconomie » (p. 89) mais il était bien loin de prévoir le triomphe du néo-libéralisme.

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Références BIBLIOGRAPHIQUES

Eatwell, John & Robinson, Joan [1973], LÉconomique moderne. Traduction française, Michèle Blotnikas et Hubert de Carpentier, revue et annotée par Georges Bensaïd, Paris, Ediscience-Mac Graw-Hill, 1976.

Herland, Michel [2009], Macroéconomie : Cours, exercices, corrigés, Paris, Economica.

Kalecki, Michal [1933], An Essay on the Theory of Business Cycle, in Collected Works of Michal Kalecki, Jerzy Osiatynski (éd.), vol. I, Capitalism: business and full employment. Traduction en anglais par Chester Adam Kisiel, Oxford, Clarendon Press, 1990, p. 65-108.

Kalecki, Michal [1935], « Essai dune théorie du mouvement cyclique des affaires », Revue déconomie politique, mars-avril, rééd. 1987, vol. 97, No 6, p. 867-887.

Kalecki, Michal & Kowalik, Tadeusz [1971], « Observations on the crucial reform » in Collected Works of Michal Kalecki, Jerzy Osiatynski (éd.), vol II, Capitalism: Economic Dynamics. Traduction en anglais par Chester Adam Kisiel, Oxford Clarendon Press, 1991, p. 467-476.

Kalecki, Michal [1990-1997], Collected Works of Michal Kalecki, Jerzy Osiatynski (éd.). Traduction en anglais par Chester Adam Kisiel & Bohdan Jung, Oxford, Clarendon Press, 7 vol.

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Elémens du commerce, Principes et observations œconomiques, François Véron Duverger de Forbonnais. Présentation et transcription par Jean-Daniel Boyer, Slatkine Érudition, Genève, Éditions Slatkine, 2016 ; 618 p.

Joël Thomas Ravix

Université Nice Sophia Antipolis, GREDEG

Avec cet ouvrage, Jean-Daniel Boyer propose une réédition des deux principaux livres de François Véron Duverger de Forbonnais : dune 220part, la dernière édition des Élémens du commerce (1795), publiée initialement en 1754 ; dautre part, les Principes et observations œconomiques, publiés en 1767 ; auxquels sont ajoutés les différents articles publiés dans lEncyclopédie, mais non repris dans les Élémens. Lensemble ne se limite pas à une simple réédition, mais précise les différentes variantes des textes et apporte de nombreux éléments de contexte. J.-D. Boyer fournit ainsi un précieux outil de travail, qui sera très utile à tous ceux qui sintéressent à la formation de léconomie politique au siècle des Lumières et plus précisément à la contribution de cet économiste relativement méconnu quest Forbonnais.

La présentation de Jean-Daniel Boyer, qui sert dintroduction générale à louvrage, vient dans une large mesure combler cette méconnaissance. Elle débute par une brève mais précise biographie, dans laquelle les dates clés et les principales étapes de la vie et de la carrière de Forbonnais sont rappelées. Né au Mans en octobre 1722, François Véron Duverger appartient à une riche famille de manufacturiers et de commerçants en drap. Il prend le nom de Forbonnais vers 1738 lorsquil entame son apprentissage dans lentreprise familiale. Ce nest quà partir de 1752 quil change dorientation en venant sinstaller à Paris pour se consacrer à la vie littéraire et envisager une carrière dans ladministration. Il entre ainsi en contact avec les éditeurs de lEncyclopédie et contribue à ce projet éditorial en publiant, entre 1753 et 1755, plusieurs articles sur des sujets économiques. Bon nombre de ces articles seront repris par Forbonnais pour composer en 1754 son premier ouvrage intitulé Élémens du commerce. De même, il fréquente Vincent de Gournay et son groupe, pour lequel il traduit divers ouvrages. Ces différentes publications font de Forbonnais un spécialiste reconnu en son temps des questions économiques, ce qui lui permet dêtre nommé par la suite Inspecteur général des monnaies en 1756 et dentamer ainsi une carrière de conseiller, quil reprendra sous la Révolution. Membre de lInstitut de France, Il meurt en septembre 1800 à Paris.

Ce détour historique conduit Jean-Daniel Boyer à souligner que « François Véron Duverger de Forbonnais est sans doute lun des auteurs majeurs ayant contribué à la naissance de léconomie politique en France, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle » (p. 9)2. Ce 221jugement peut surprendre dans la mesure où les ouvrages dhistoire de la pensée économique ne reconnaissent que rarement un tel rôle à Forbonnais. Toutefois, il est possible de remarquer également que les études consacrées à lémergence de léconomie politique au xviiie siècle, laissent généralement Forbonnais dans lombre par le simple fait quelles répandent lessentiel de la lumière sur François Quesnay. Au contraire, sinterrogeant explicitement sur la place de Forbonnais dans la pensée économique, Jean-Daniel Boyer parvient à mettre à jour toute limportance de la contribution de cet auteur. Il rappelle dabord que « Forbonnais participe à la diffusion décrits sur le commerce et sur les pratiques commerçantes » (p. 13), en particulier par ses traductions de King et dUstariz ; mais aussi à travers ses nombreux articles rédigés pour lEncyclopédie, qui portent aussi bien sur les notions de commerce, de concurrence que sur des questions monétaires. Il souligne ensuite que Forbonnais se pose avant tout comme un théoricien. En effet, sil cherche « à systématiser les principes et les connaissances relatives au commerce » (p. 14), cest parce que son « ambition (…) est bien de fonder une science » (ibid.). Forbonnais la qualifie dans ses Élémens de « science de ladministration du Commerce politique » (p. 51). Il démontre également sa parfaite connaissance des écrits économiques de ses contemporains, comme le confirme en particulier son analyse détaillée de la controverse entre Melon et Dutot, à laquelle il consacre un long chapitre de ses Élémens intitulé « De la circulation de largent » ; mais aussi sa critique approfondie de la physiocratie, quil propose dans la deuxième et dans la troisième partie de ses Principes et observations œconomiques.

Cest sans doute ce dernier apport de Forbonnais à la formation de léconomie politique qui est le plus intéressant aujourdhui puisquil ouvre une double perspective : dune part, celle de mieux comprendre comment « il contribua ainsi indirectement à la structuration de lécole physiocratique en étant un des adversaires de ses écrits » (p. 16) ; dautre part, celle de redécouvrir limportance de la pensée de Forbonnais, de ses liens avec Jean-François Melon et de son influence sur Ferdinando Galiani ou encore sur Jacques Necker. La présentation de Jean-Daniel Boyer est malheureusement trop brève pour approfondir ces deux perspectives. Elle suggère néanmoins quelques pistes de réflexions intéressantes puisque, en indiquant que la spécificité de la démarche de Forbonnais réside dans le lien étroit quil établit entre le commerce, la richesse et la puissance 222politique, elle souligne que « cest à partir de cet objectif essentiel quil faut lire les écrits de Forbonnais. Cest en effet à laune de la puissance que la pertinence dun règlement ou dune décision de politique économique est jugée. Cest également à travers cet objectif quil sagit de considérer les différentes branches du commerce » (p. 22). Cette lecture ouvre alors sur la possibilité dappréhender en des termes radicalement différents les enjeux du débat sur la liberté du commerce. En évitant lanachronisme dune référence au libéralisme, elle invite, plus généralement, à repenser lidée même de mercantilisme à laquelle Forbonnais est le plus souvent associé en raison de son adhésion au principe de la balance du commerce puisque, comme le rappelle Jean-Daniel Boyer, « alors que Meyssonnier fait de Forbonnais une figure du Libéralisme égalitaire, Catherine Larrère en fait pour sa part un théoricien du mercantilisme » (p. 22)3. Toutefois, si la liberté du commerce défendue par Forbonnais nest pas celle des physiocrates ni celle dAdam Smith, mais « celle qui permet daffirmer la puissance dun État » (p. 23), il devient alors indispensable den préciser la nature et les implications, dès lors quon souhaiterait comprendre la portée de la science du Commerce politique. Or une telle compréhension ne saurait être atteinte sans une relecture attentive des principaux textes de Forbonnais, à laquelle nous convie louvrage de Jean-Daniel Boyer.

Références bibliographiques

Larrère, Catherine [1992], Linvention de léconomie au xviiie siècle. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, Presses Universitaires de France.

Meyssonnier, Simone [1989], La balance et lhorloge. La genèse de la pensée libérale en France au xviiie siècle, Paris, Les éditions de la Passion.

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Une anthropologie économique, François-Régis Mahieu, Paris, LHarmattan, 2016, 153 pages.

Fabien Tarrit

Université de Reims Champagne-Ardenne

Un ouvrage portant le même titre fut publié en 2001 par Francis Dupuy ; il envisageait de

porter un regard anthropologique sur les manifestations économiques, « déconstruire » bon nombre de notions héritées de léconomie classique, lesquelles se révèleront souvent peu aptes à déconstruire léconomie des autres… Dès lors léconomique ne saura constituer quun angle dattaque pour entrer dans le social, et la méthode se devra dêtre globale.

Cest à rebours de cette tradition que sinscrit le court ouvrage de François-Régis Mahieu. Si les premiers travaux pouvant être qualifiés danthropologie économique remontent à la première moitié du vingtième siècle (Bucher, 1901 ; Firth, 1936 ; Malinowski, 1922 ; Thurnwald, 1935…), sils ont été généralisés par Polanyi (1944) avec un accent particulier sur les institutions, lauteur ne fait référence quà des travaux plus récents, notamment ceux de Knight (1991) et de Godelier, et, sil répond favorablement à la question posée en 1973 par ce dernier : « une anthropologie économique est-elle possible ? », il reproche à lanthropologie économique de ce dernier de contester luniversalité des concepts de la théorie économique et de ne sintéresser quà laltérité. Il envisage de construire lanthropologie économique sous langle de lindividualisme méthodologique, ce qui navait jamais été réalisé explicitement jusqualors.

Son but explicite est d« intégrer lanthropologie en économie sans remettre en cause les fondements du raisonnement économique » 224(p. 53)4. À ce titre, lambition du livre est moins de proposer une définition ou un exposé général sur lanthropologie économique que de construire un essai sur ce que devrait être la science économique enrichie par les apports de lanthropologie. Le livre se constitue de cinq chapitres. Le premier donne des éléments sur la nature de lanthropologique économique. Le deuxième élargit la recherche en étudiant la personne responsable. Le troisième chapitre interroge la possibilité dintégrer lanthropologie en économie sans remettre en cause le raisonnement économique standard. Le quatrième chapitre se veut plus empirique et étudie la manière dont lanthropologie peut apporter à léconomie une approche sur la vulnérabilité. Le cinquième chapitre met laccent sur la souffrance.

Lanthropologie au service
de la théorie économique dominante

Lanthropologie économique est conçue comme un renforcement de la théorie économique par des apports anthropologiques visant à tenir compte de la complexité de lhomme. Réciproquement « [l]a théorie économique permet denrichir lanthropologie par ses méthodes et ses modèles » (p. 133). Or lobjectif attribué par lauteur à la théorie économique est celui étroitement défini par Lionel Robbins, à savoir létude du « comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs » (1947, p. 30). De la sorte, il envisage léconomie comme une science achevée et consensuelle, en un sens positiviste de lunité des sciences.

Le livre se propose de compléter la théorie économique – telle que lauteur la conçoit – en apportant des éléments sur la complexité de lêtre humain. Lanthropologie économique est définie comme l« étude de la personne engagée dans une activité économique » (p. 15). En utilisant comme point de vue « langle individualiste [dans le] but [de] mieux enrichir la contrainte sociale, de mieux comprendre son internalisation » (p. 61), et en acceptant le postulat (non discuté !) que « léconomie est hypothétique » (p. 79), lanthropologie économique serait moins une discipline à part entière quune modalité de renforcement de la théorie économique standard, au sens où la reconstitution de la personne se 225fait dans le cadre de sa construction méthodologique, avec notamment lhypothèse de comportement rationnel – « faire un choix rationnel en fonction de mes intérêts » (p. 46).

Il ne sagit pas dune alternative à la théorie économique dominante mais dune méthode permettant délargir son domaine. Lobjectif de lauteur est de renforcer le noyau dhypothèses en intégrant la responsabilité individuelle. Á ce titre, il cherche à intégrer les éléments de la théorie de la justice de Rawls (1971), or il le fait moins comme une situation hypothétique sous voile dignorance que sur le mode du consensus utilitariste, si bien que son interprétation de la théorie ressemble bien plus à la version individualiste dHarsanyi (1975) quà celle de Rawls. Reste que lauteur sinscrit dans une opposition méthodologique entre individualisme et holisme et prend explicitement parti en faveur de lindividualisme, dans la mesure où il conçoit moins sa discipline comme la nécessaire compréhension de contraintes sociales que comme la manière dont lhomme internalise ces normes. Sa lecture consiste à « utiliser lindividu comme représentation des contraintes sociales » (p. 72), de sorte que son interprétation de Godelier comme « opposant lhomo œconomicus à la totalité socio-historique comme point de départ de lanalyse de la société » (p. 74) nous semble discutable.

Contre la macroéconomie

Sinscrivant dans ce champ théorique, il sappuie sur la dichotomie traditionnelle entre microéconomie et macroéconomie, son utilisation de lanthropologie vise à justifier la nécessité de construire « des fondements microéconomiques des déséquilibres macroéconomiques » (p. 75). Lobjectif assigné à lanthropologie est de perfectionner la microéconomie afin dintégrer la personne dans sa totalité. Il sagirait de la sorte de rendre léconomie normative. La condition humaine serait de la sorte replacée au cœur de lanalyse économique, ce qui serait nécessaire dans la mesure où cette « question [est] esquivée par la macroéconomie » (p. 75). À ce titre lanthropologie économique telle que conçue par lauteur ne se préoccupe pas de macroéconomie, incompatible avec lanthropologie « car elle sappuie sur des variables globales et des agrégats, non sur les personnes » (p. 54). Les cas les plus emblématiques sont à ses yeux le système de Sraffa (1970) qui ne traite que de relations techniques, et la Comptabilité nationale, dont les variables sont des secteurs institutionnels, pas des hommes.

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Or lauteur juge que « la qualité de lhomme est première avant toute altérité ayant trait à la société dappartenance ou dadhésion » (p. 10), et lanthropologie économique refuse de « [s]oumettre a priori lhomme [] à des lois dévolution » (p. 12). Les interactions, les réactions individuelles et les problèmes de redistribution ne seraient pas pris en compte, la macroéconomie est accusée de faire « a priori le bien des individus » (p. 56) et de potentiellement justifier le Léviathan (Hobbes). Cest pourquoi lauteur propose de revenir à la fois aux débats pré-physiocratiques sur la nature de lhomme (lindividu sécularisé des Lumières, la défense de la valeur de lhomme par Petty), quil reproche à lanalyse contemporaine de négliger, et aux discussions pré-keynésiennes, cest-à-dire avant lavènement de la macroéconomie. Il sagit donc à la fois de compléter lanalyse de lagent économique en dépassant le stade de lhomo œconomicus en faveur de la personne totale, et de nier lintérêt de la macroéconomie.

Une théorie économique de la personne se positionnerait à la fois contre le « courant hyper-libéral », que lauteur ne définit pas, et contre « les perspectives évolutionnaires » (p. 20), qui renvoient visiblement à des courants plus proches de la macroéconomie. La microéconomie deviendrait ainsi un instrument critique et sinscrit naturellement dans un cadre anthropologique avec une étude de léconomie au niveau des individus. Il sagit de renforcer la microéconomie en lui intégrant le traitement dune personnalité complexe, dotée à la fois de contraintes sociales et de liberté de choix, et donc de faire de la microéconomie tout en dépassant les hypothèses trop lourdes et abstraites, même si « [l]a formalisation de la microéconomie est nécessaire, de même que ses hypothèses extrêmes » (p. 59).

Une proximité avec lécole autrichienne

Tout comme Hayek, lauteur défend lhypothèse que la complexité de lêtre humain est telle que linformation et la coordination ne sauraient être mieux assurées que par le marché. Pour Hayek, la connaissance objective est impossible, la seule théorie possible de laction humaine est subjective, doù la priorité accordée au marché. Cela tient avant tout à son scepticisme sur la capacité des personnes à saccorder sur ce quest une société juste, et implique une défense 227répétée de la position selon laquelle une politique économique est potentiellement contre-productive.

La relation de pouvoir du politicien et des experts par rapport à lagent économique est contrariée par les capacités rationnelles dagents qui ne sont plus des objets systématiquement obéissants. Dès lors, la politique économique na plus lefficacité escomptée sur les individus supports dagrégats (p. 21).

[L]es politiques sociales, contre la pauvreté ou le chômage par exemple, peuvent détruire des capacités et renforcer des vulnérabilités des personnes considérées (p. 99).

Il nhésite pas à faire référence à von Mises pour qui « lindividualisme nest [] quune méthode permettant de mieux comprendre les capacités de lhomme face à ses multiples contraintes sociales » (p. 68). Il tente même un rapprochement discutable en affirmant que « [l]es études [de Lévi-Strauss] sur la parentèle [] sont à rapprocher de lanalyse économique de la famille effectuée par des économistes tels que Robert Barro ou Gary Becker » (p. 136-137). Il est à nos yeux bien peu pertinent de réduire la lecture des comportements humains par Lévi-Strauss (1949) à un calcul rationnel (Barro & Becker, 1989 ; Becker, 1991).

Remarques conclusives

Lanthropologie, conçue comme la « doctrine de la connaissance de lhomme formulée de manière systématique » (Kant, 1798) implique que la personne est à la fois un être créatif et social. Pour Lévi-Strauss, il sagit dun système dinterprétation pouvant rendre compte de toutes les personnes ; pour Mauss, lobjet est lhomme comme un être vivant, conscient et instable. Cest donc à la fois luniversalité de normes et laltérité rendant nécessaire ladaptation des individus. Cest pourquoi lanthropologie économique gagnerait à convoquer des auteurs permettant à la fois dinterroger le processus de production, les rapports sociaux et de construire une méthode de comparaison du bien-être, comme des alternatives au courant autrichien pour étendre léconomie à la personne sans tomber dans ses apories. En raison de son accent porté sur la personne, lauteur aurait probablement eu intérêt à faire une référence plus explicite au personnalisme (voir Mounier, 1971), seulement mentionné en bibliographie.

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Références biliographiques

Barro, Robert & Becker, Gary. [1989], « Fertility Choice in a Model of Economic Growth », Econometrica, 57.2, p. 481-501.

Becker, Gary [1991], A treatise on the family, Londres, Harvard University Press.

Bücher, Karl [1901], Industrial Evolution. Traduction de S. Morley Wickett, Wilmington, Vernon Press, 2013.

Dupuy, Francis [2001], Anthropologie économique, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2008.

Godelier, Maurice [1973], Horizon, trajets marxistes en anthropologie, Paris, Maspéro.

Firth, Raymond [1936], We the Tikopia: A Sociological Study of Kinship in Primitive Polynesia, Londres, Allen and Unwin.

Harsanyi, John [1975], « Can the Maximin Principle Serve as a Basis for Morality? A Critique of John Rawls Theory », American Political Science Review, 69.2, p. 594-606.

Kant, Emmanuel [1798], Anthropologie du point de vue pragmatique. Traduction et préface de Michel Foucault, Paris, Vrin, 2002.

Knight, Chris [1991], Blood Relations: Menstruation and the origins of culture. Londres, Yale University Press.

Lévi-strauss, Claude [1949], Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF.

Malinowski, Bronislaw [1922], Les Argonautes du Pacifique Occidental. Traduction dAndré et Simone Devyver. Préface de Sir James Frazer, Paris, Gallimard, 1963.

Mounier, Emmanuel [1971], Le personnalisme, Paris, PUF.

Polanyi, Karl [1944], La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Traduction de Catherine Malamoud et Maurice Angeno. Préface de Louis Dumont, Paris, Gallimard, 2009.

Rawls, John [1971], Théorie de la justice. Traduction de Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987.

Robbins, Lionel [1932], Essai sur la nature et la signification de la science économique. Traduction de Igor Krestowski, Paris, Librairie de Médicis, 1947.

Sraffa, Piero [1960], Production de marchandises par des marchandises. Traduction de Serge Latouche, Paris, Dunod, 1970.

Thurnwald, Richard [1935], Black and white in east Africa. The fabric of a new civilization. A study in social contact and adaptation of life in east Africa. Londres, Routledge.

1 Le modèle de Kalecki dans la version Robinson-Eatwell est repris dans notre manuel (Herland, 2009, chap. 3).

2 Les références, sans autre indication que la page, renvoient toutes à louvrage de Jean-Daniel Boyer.

3 Cf. Larrère, 1992 ; Meyssonnier, 1989.

4 Toutes les pages mentionnées dans cette recension, sans autre indication, renvoient à louvrage.