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Classiques Garnier

Économie et religion Ouverture

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Économie et religion

Ouverture

Arnaud Berthoud

Université Lille 1 – CLERSÉ

I. Prenez une société humaine. Nimporte laquelle. Enlevez le politique, enlevez le Droit, les institutions, le glaive ou larme contre les méchants et tout ce qui régit la guerre et la paix. Que reste-t-il ? Deux dimensions de lexistence sociale : léconomie et la religion ; léconomie, qui fait de la société une somme de parties en communication mutuelle ; la religion, qui fait de la société un tout indivisible en communion. Économie, ensemble de parties comme autant de grandeurs appelées richesses ou encore division du travail et interdépendance des actes de production, distribution et consommation des richesses se constituant en savoirs multiples. Religion, unité intérieure dêtres vivants exprimant par rites et mythes le mystère de naître, mourir et souffrir du mal subi ou commis. On peut dire aussi : économie – somme de techniques ou de savoirs multiples formant lunité distributive de la société ; religion – totalité indivisible dun mythe, dun récit ou dune poésie formant lunité substantielle de la société. Économie, religion, deux dimensions de lesprit radicalement différentes et exclusives lune de lautre – léconomie ne sachant rien de ce qui est de penser sous le registre du mystère ; la religion ne sachant rien de ce qui est de penser sous le registre de la technique.

Mais pouvons-nous enlever le politique de lexistence sociale ? Pouvons-nous abstraire de la société tout ce qui en fait une profusion de normes et de conduites contenues par la force et lidée de justice ? En un sens, 44oui. Le politique définit sans doute lami et lennemi, distingue la bonne conduite de la faute et tient le glaive contre les méchants, mais laisse le mystère du mal à la religion. Le politique vise lordre, la paix et la justice par son Droit et sa science des institutions, mais laisse lart des richesses à léconomie. Or le mal précède la répression des méchants et la production des richesses précède le Droit garantissant lappropriation. Cette antériorité logique du mal sur le contrôle des méchants et cette antériorité du cycle des richesses sur la justice semblent légitimer cette abstraction du politique laissant en face à face économie et religion, comme deux dimensions primitives de lesprit. En ce sens, oui, nous pouvons imaginer une société sans politique ou sans État. Nous ne pouvons pas concevoir une société sans le savoir économique du travail dans son rapport à la nature et sans la célébration religieuse de la vie ou de la mort.

Mais, en un autre sens, non. En enlevant le politique de ce qui fait société, on enlève lesprit du politique et avec cet esprit la plus grande part de ce qui fait la philosophie et de ce qui constitue la base même par laquelle léconomie et la religion sont posées face à face. Lidée dune société à deux pôles primitifs et exclusifs est une idée éminemment politique et philosophique. Cest donc en philosophe et dans lhorizon du politique quon peut dabord avancer dans létude des rapports dexclusion réciproque de léconomie et de la religion.

II. Posons ainsi et dans un premier temps lidée de lirréductibilité de leurs discours et de leurs conduites. Á un pôle, le cycle des richesses, les actes économiques et les savoirs plus ou moins savants sur leurs relations ; à un autre pôle, les gestes, les sentiments religieux et leurs expressions sous forme de récitatifs plus ou moins poétiques ou mythiques. De lune à lautre dimension de lesprit et de la société, aucun pont, aucun passage : deux discours exclusifs dans leur logique ou leur registre.

Économie : les faits vécus et observés par chacun montent de perceptions en savoirs et de savoirs en sciences. Cela sachève en science de la mesure et de la régulation des actes multiples qui traitent des richesses – faisant à leur tour de leur somme ou bien un système ou bien une série de réseaux ou de rhizomes – mais jamais une totalité indivisible. Voilà pour la forme.

Savoirs économiques : ils supposent des agents conscients de leurs intérêts, rationnels et dégagés de ce mystère qui affecte lêtre humain 45dans le fait de vivre, de mourir et de souffrir sous la puissance du mal. Il y a des famines et des pauvres en économie. Toute léconomie en est souterrainement obsédée. La poursuite des richesses nest souvent quune fuite au plus loin des miséreux et des pauvres. Mais les miséreux ou les pauvres ne sont pas des maudits. Voilà pour le contenu.

Religion : il ny a pas dextériorité en religion. Celui qui sobserve en prière perd sa prière. Celui qui écoute dune oreille distante les louanges ou les plaintes adressées aux dieux transforme le mystère en un fait de culture. Forme et fond vont ensemble. Lagent économique divise, mesure, calcule et agit conformément au choix du meilleur que son entendement et sa volonté lui présentent. Le religieux na que son cœur et son cœur se sent toujours précédé par lenveloppement dun destin béni ou maudit se réfractant en chacun de ses moments. Léconome a les choix et les projets permis par un temps linéaire. Le religieux se trouve sans cesse à la fin des temps ou dans léternité. Son temps est kairologique ou ramassé en un seul présent. Économie et religion : deux registres de lesprit. Ou bien – ou bien !

Illustrons cette exclusion mutuelle. Dabord, par un court récit de la Bible raconté dans le Nouveau Testament :

Comme Jésus se trouvait à Béthanie dans une maison, une femme sapprocha de lui avec un flacon dalbâtre contenant un parfum de grand prix : elle le versa sur la tête de Jésus pendant quil était à table. Voyant cela, les disciples sindignèrent : « À quoi bon, disaient-ils, cette perte ? On aurait pu le vendre très cher et donner la somme à des pauvres. » Sen apercevant, Jésus leur dit : « Pourquoi tracasser cette femme ? Cest une bonne œuvre quelle vient daccomplir envers moi. Des pauvres, vous en avez toujours avec vous ; mais moi, vous ne mavez pas pour toujours. En répandant ce parfum sur mon corps, elle a préparé mon ensevelissement … » Mat. 26/6-12.

Ce qui frappe dans ce récit de lévangile de Matthieu est la mutuelle ignorance de la femme et des disciples. La femme, sans aucun tact, sans souci de lambiance, ignorant tout des amis qui entourent Jésus, fait soudain irruption et répand sans retenue, sans mesure, sans calcul, un parfum de très grand prix dont lodeur envahit toute la pièce. Jésus voit en ce geste un rite relatif à sa sépulture. Cette femme figure la religion. Les disciples ne comprennent rien du geste, ignorent le sens de cette onction tout à la fois royale et mortuaire et nentendent rien de ce que dit leur Maître sur sa mort prochaine. Ils ne voient 46quune chose : la dépense très élevée, le prix du parfum, le gaspillage de largent, ce quon aurait pu en faire, le calcul dactions en faveur des pauvres. Ces hommes ne sont pas mauvais. Ils veulent bien agir. Donner aux pauvres, aller ensemble vers le meilleur, viser le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Ils ont lintelligence du monde. Ils figurent léconomie. Léconomie ne voit quexcès et démesure dans la religion. La religion ne voit dans le calcul et le souci des pauvres quune manière de fuir le sacré. Dans les deux cas, sacrilège – mais sans notion commune.

Autre exemple de cet aveuglement mutuel, choisi cette fois à propos dun auteur. Que devient la religion au dernier étage de la société communiste présentée par Marx ? On peut répondre : elle disparaît. Labondance des richesses et leur juste distribution résorbent la pauvreté et loppression au travail et avec elles lopium dont les hommes ont eu jusquà présent lurgent besoin. Á cette étape finale de lhistoire, la bonne économie enfin trouvée ou retrouvée enlève au mal le mystère de sa puissance et à toute religion sa raison dêtre. Cest dire par rétrospection que la religion est une illusion cachée aux époques antérieures de lhistoire, que les croyants sont dans lhétéronomie par rapport à eux-mêmes, ne peuvent pas croire ce quils prétendent croire et que ce quils prétendent croire doit sinterpréter comme linversion de leur malheur terrestre. On pourrait dire : voilà lexemple de laveuglement de léconomie projetant son exclusivisme sur le religieux.

On pourrait dire aussi bien linverse sous perspective religieuse. Lutopie de la société communiste à son dernier étage nest que la cité de Dieu ramenée en habitat humain. La pensée de Marx na jamais cessé dêtre inspirée par leschatologie chrétienne sous le souffle du prophétisme juif. Marx dénonce largent comme idole et le refoulement de la pensée sacrificielle sous lhypocrisie de lutilitarisme. Sil interprète avec tant de brio les pensées des économistes en rapport avec les formes protestantes ou catholiques du christianisme, cest quil sait que lagent économique reste, sous son cynisme avoué, en attente dun absolu. Il voit le masque de la rationalité posé sur lattente passionnée du dernier jour. Léconomiste ne croit pas quon puisse croire en Dieu. Le religieux ne croit pas que les hommes puissent vraiment, comme ils voudraient sen persuader, agir selon leur seul intérêt. Voilà maintenant lexemple de lexclusivisme religieux.

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III. Toutefois, entre léconomie et la religion, il est clair quil ny a pas quun rapport dexclusion mutuelle. Lhistoire le montre assez. Les textes quon va lire en constituent des exemples éloquents. Mais on peut le dire aussi aujourdhui dès quon se représente les embarras de la pensée économique devant la crise écologique ou la dégradation de la terre entendue comme bien commun de toute lhumanité.

Résumons les choses ainsi. Par la monnaie au centre de la forme la plus ordinaire de la science économique, toutes les sociétés ont la même mesure. Tout ce qui est susceptible de devenir marchandise peut être mesuré selon la même grandeur – la grandeur prix – ce quon appelle aussi la valeur déchange. Voilà une mesure universelle, à la disposition de toute lhumanité, quelle que soit la diversité des cultures et des peuples – une mesure universelle comme le sont les mesures physiques. Mais la condition pour faire usage de cette mesure universelle, cest que toutes les richesses soient portées sur des marchés et deviennent des marchandises. Mais à son tour pour quon porte une richesse sur un marché il faut au préalable quelle compte comme propriété privée. Or ce qui est dégradé aujourdhui par le changement climatique, la pollution, laccumulation des déchets ou autre, ce ne sont pas dabord des propriétés privées, mais des biens communs.

Á linverse, par la notion de tempérance dans la consommation et la notion de justice dans le partage, nous avons une prise directe sur lusage du bien commun. Être tempérant et juste dans lusage dun parc naturel, dans la pêche des poissons dune même rivière ou dans lentretien dun même chemin, nous voyons ce que cela veut dire. Nous pouvons mesurer nos actes individuels et collectifs selon des mesures adaptées à ces choses dont nous usons et en correspondance avec nos cultures, nos mœurs et nos éthiques. Mais ces mesures portant sur des valeurs dusage et ces usages inscrits dans des cultures et des éthiques différentes nont rien duniversel. Lécologie locale du bien commun est en bonne voie. Elle est à la base dune forme de science économique.

Dans le premier cas, nous avons donc une mesure universelle à la hauteur du caractère universel du bien et de sa dégradation – mais nous manquons son caractère commun. Dans le second cas, nous avons des mesures à la hauteur du caractère commun du bien ou de lappauvrissement, mais nous manquons son caractère universel.

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Léconomie se débat dans cette difficulté. On invente la notion de prix fictif ; on multiplie les indicateurs de bien-être ou de valeur dusage ; on va ainsi dun côté vers luniversel par le prix fictif, la valeur déchange et le marché et on va dun autre côté vers le commun par la valeur dusage et le partage. Mais lembarras demeure. Léconomie ne sait comment traiter ce nouvel objet quest une richesse et une pauvreté affectant en commun toute lhumanité. On voit bien ce qui nous serait nécessaire : un universel concret, une mesure universelle correspondant au bien commun de toute lhumanité au double sens de ce quon appelle mesure, une mesure de grandeurs rapportant les richesses communes à un même étalon, une mesure de nos actes assurant une limite ou une vertu universelle de modération dans lusage de nos richesses communes.

Mais pourquoi cela même ne paraît-il pas suffisant ? Cela vient de ce que ces deux sens de la mesure reposent sur lidée dune chose divisible – comme peut lêtre soit un objet saisi comme grandeur, soit une conduite saisie comme moyenne entre deux excès possibles. Or ce qui fait en loccurrence le bien commun de toute lhumanité sous lespèce de notre terre, cest aussi autre chose – non seulement une grandeur – richesses – non seulement une conduite – usage de richesses – mais un tout correspondant à lindivisibilité signifiée par la notion même dhumanité.

On oppose aujourdhui volontiers le caractère appropriable de ce qui tombe sous les deux sens de notre notion de mesure comme chose divisible et le caractère inappropriable de ce qui se donne comme bien commun de toute lhumanité. La crise écologique, ce nest pas seulement le défi de faire de la terre un objet économique, comme tel mesurable ; cest le défi dassocier à léconomie lidée dun don ou dune donation indivisible, donnée pour lappropriation, mais comme telle inappropriable et hors mesure. Mais quest-ce que cela veut dire ? Que serait une économie de linappropriable ? Que serait une science de la mesure accueillant le don dune totalité indivisible et hors mesure ?

Ici se présentent alors, venant de lautre côté de léconomie, le religieux et sa poésie de la terre. Cette poésie religieuse nous rappelle, selon ses traditions diverses, que la terre a été et reste pour nous la première chose dont la stabilité nous étonne comme nature – tradition grecque – le milieu primitif de la vie dont lénigme confond nos esprits – tradition orientale – et le support dun temps qui soulève notre joie et notre 49attente – tradition juive, chrétienne et islamique. La terre serait ainsi tout à la fois lexemple même de lordre ou des lois nous enseignant lexercice de la raison, la figure de notre ignorance profonde sur la vie doù nous tirons notre humilité et notre compassion pour tous les vivants et enfin une sorte dinvitation joyeuse à nous lier toujours davantage les uns aux autres dans lattente dun dernier jour.

M. Serres dans son Contrat naturel propose cette définition minimum de la religion comme lien et pacte de tous les hommes avec la Terre et dont le contraire serait « la négligence ». « Par les contrats exclusivement sociaux, dit-il, nous avons laissé le lien qui nous rattache à la Terre (…). Qui na point de religion ne doit pas se dire athée ou mécréant, mais négligent » (1990, p. 81). En reprenant sous cette forme modeste la notion de religion, on dira alors que la terre nest pas seulement un objet économique, mais quelle est aussi un objet religieux.

Notre bien commun ne serait donc pas uniquement de lordre dune grandeur et dune conduite. Il serait fait aussi de cette religion grecque du cosmos et de la nature qui nous enseigne le raisonnable, de ces religions orientales sur lénigme de la vie qui nous ramènent à nos affects communs les plus profonds et de ces religions dorigine juive qui nous entraînent dans lattente et lespérance dun dernier sabbat. La dégradation de notre terre serait alors tout à la fois la mise en cause de notre raison, la menace de la mort frappant toute vie et la tentation du désespoir – en somme une victoire possible de la puissance du mal.

Ce sont bien ces discours-là qui aujourdhui à la fois provoquent et irritent léconomie en se proposant plus ou moins explicitement comme adjuvant, solution ou sortie au regard de lembarras de notre pensée économique. Irritation justifiée, sans doute, si le retour du religieux se présente comme une réponse au défi écologique. Mais provocation féconde, assurément, sil sagit de convoquer ensemble, les uns à côté des autres, nos savoirs économiques sur le bien commun et nos héritages religieux sur la nature ou ses lois, le vivant ou son énigme, la création ou sa finalité ? Les uns à côté des autres : les uns – les savoirs économiques – nous rendant aujourdhui plus perplexes que savants, les autres – les héritages religieux – nous interpellant avec plus dinsistance quautrefois. Ne disons pas en définitive que la crise écologique permet denjamber par elle-même la séparation de léconomie et de la religion, mais suggérons simplement quen nous poussant dun côté à élargir notre 50notion de mesure et en nous forçant, dun autre côté, à prêter attention à la poésie religieuse sur le mystère du mal, elle nous entraîne à réfléchir avec lune et lautre sur notre habitat commun. Cest aussi cette réflexion qui sappelle exercice philosophique – philosophie économique et religieuse – quon trouve à lire sous des formes diverses dans ce qui suit.

IV. Les six articles qui composent ce numéro thématique ont fait lobjet dune double et rigoureuse sélection (20 contributions furent présentées), par le Comité scientifique du colloque Économie et religion. Sources théologiques et portée religieuse de la pensée économique du début des temps modernes à nos jours qui sest tenu à Sciences Po Lille les 15 et 16 janvier 2015 dune part, et par des rapporteurs anonymes de la Revue dhistoire de la pensée économique dautre part.

Ils donnent un aperçu de la richesse des débats au cours de ces deux journées : dans le premier texte, François Dermange interroge la religion dAdam Smith dans son rapport à la pensée de Calvin ; Caroline Bauer discute ensuite la notion de travail chez Calvin au-delà de la peine, à partir du concept de lieutenance ; se livrant à une lecture de la doctrine catholique depuis un siècle, Delphine Pouchain tente de réintégrer le repos au cœur de lanalyse économique dans le texte suivant ; dans le quatrième article Marlyse Pouchol opère un rapprochement entre les pensées de Keynes et dArendt sur le dépassement de lhédonisme et la signification quasi-religieuse de la faculté humaine dinitier de nouveaux commencements ; Damiano Roberi, quant à lui, confronte la pensée de Walter Benjamin à lExpo2015 de Milan, pour faire apparaître le capitalisme comme une religion en perpétuelle perdition ; dans le dernier article de ce dossier, Patrick Mardellat propose une genèse du calcul et de lintelligence économique à partir dune relecture de la Théodicée de Leibniz.

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Références bibliographiques

La Bible. Traduction œcuménique, BibliO – Société biblique française, Paris, Les éditions du Cerf, 2010.

Serres, Michel [1990], Le Contrat naturel, Paris, Champs-Flammarion, 1992.