Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2017 – 2, n° 4. varia - Auteurs : Brunet (Valentine), Herland (Michel), Ravix (Joël Thomas), Tarrit (Fabien)
- Pages : 209 à 228
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- EAN : 9782406073550
- ISBN : 978-2-406-07355-0
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07355-0.p.0209
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/12/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
The Political Economy of Progress. John Stuart Mill and Modern Radicalism, Joseph Persky, Oxford Studies in the History of Economics, Oxford University Press, 2016, xx-248 pages.
Valentine Brunet
L’interprétation de la pensée économique de John Stuart Mill est souvent fondée sur la thèse de la continuité entre son œuvre et celle de David Ricardo, d’une part, puis entre Mill et les néo-classiques, d’autre part (Hollander, 1985). Ardent défenseur de la liberté, formé à l’école de Jeremy Bentham, J. S. Mill semble incarner le courant libéral classique et préfigurer les raisonnements en termes de maximisation de l’utilité. Selon Joseph Persky, une telle lecture s’avère cependant réductrice. Son récent ouvrage met clairement en évidence ce qui fait l’originalité de J. S. Mill, et plaide pour une révision de l’interprétation traditionnelle, qui minore la spécificité de cette pensée à la fois radicale et libérale.
Le contexte dans lequel Mill formule ses idées économiques est au cœur de la première partie du livre. Persky rappelle l’enracinement des thèses milliennes dans le courant des Lumières radicales. Les développements consacrés à Helvétius, Condorcet et Jeremy Bentham étayent utilement la présentation de ce que Persky appelle l’« économie politique du progrès » de J. S. Mill. Se démarquant de la croyance en un libéralisme triomphant, le penseur victorien introduit des considérations de justice sociale dans la science économique. La seconde partie de l’ouvrage expose les principales mesures envisagées par Mill pour faciliter la transition d’un capitalisme industriel, source d’inégalités criantes, vers un modèle économique plus harmonieux, fondé sur la coopération. Nombreux sont les commentateurs à traiter ce programme comme un horizon vaguement utopiste et proto-socialiste (Gray, 1989, p. 217), sans rapport avec le cadre ricardien retenu par Mill dans ses Principes d’économie politique (1848). Pour Persky, c’est au contraire l’engagement radical de Mill qui donne tout son sens à sa doctrine économique, accusée à tort 210d’incohérence. Car l’économiste victorien croit au progrès, et voit dans le modèle de croissance capitaliste une étape du développement historique. De même, il considère que certaines institutions centrales, comme la propriété privée, sont amenées à évoluer profondément. La concentration des richesses et des moyens de production aux mains de quelques-uns semble contraire à l’idéal millien d’indépendance et à l’amélioration des conditions de vie des travailleurs. C’est ce qui conduit Mill à proposer une limitation de l’héritage. Il cherche à rétablir un lien étroit entre l’effort et la récompense dans les relations de travail. Rejetant l’interprétation négative de l’état stationnaire, ce cauchemar des économistes classiques du début du xixe siècle, Mill dessine un scénario alternatif, marqué par une stabilisation de la démographie et de la rente foncière, une hausse du niveau des salaires et une meilleure répartition de la prospérité entre les différentes catégories sociales. La baisse du taux de profit caractérisant l’entrée de l’économie dans l’état stationnaire ne constitue pas un problème, dans la mesure où elle se traduit par une répartition désormais plus favorable aux travailleurs. Cette trajectoire positive n’est possible qu’à condition de maîtriser l’évolution de la population et d’adopter un mode de vie plus sobre, respectueux des équilibres écologiques. Cette nouvelle économie émergerait progressivement, sans rupture brutale avec le capitalisme libéral. J. S. Mill n’exclut pas l’intervention de l’État dans des domaines essentiels, et avance des arguments en faveur de la justice sociale. Son soutien à un impôt fortement progressif sur les successions illustre sa sensibilité radicale et son ouverture aux idées socialistes réformistes.
C’est justement à l’influence de J. S. Mill sur les différentes écoles de pensée, de la fin du xixe siècle jusqu’à nos jours, qu’est consacrée la troisième et dernière partie de l’ouvrage. La réflexion économique de Mill recèle des perspectives souvent ignorées, qui en font la principale source d’inspiration du courant « fabien », dont l’approche gradualiste a marqué le socialisme britannique. Plus surprenant, l’auteur trouve des points communs entre l’historicisme de J. S. Mill et le marxisme, ces deux théories visant à terme le dépassement du capitalisme. Le parallèle n’est pas entièrement convaincant, d’autant que Mill ne mentionne jamais la lecture d’une seule ligne de Marx, et ignorait sans doute son œuvre. Si l’économiste britannique aspire à une société plus égalitaire, il s’oppose néanmoins aux tactiques révolutionnaires violentes 211qui agitent les mouvements socialistes continentaux dans la seconde moitié du xixe siècle. Persky explore aussi les résonances de la pensée millienne dans les débats contemporains sur la justice. Rawls a fait de l’utilitarisme sa cible privilégiée, mais l’auteur nous incite à relativiser la pertinence de ces critiques. Il rapproche ainsi les théories de Mill et de Rawls, en soulignant les ressemblances indéniables entre leurs principes de justice distributive. Comme le note Persky, il est frappant de constater que Mill a largement anticipé l’argumentation de Rawls. L’auteur aurait pu ajouter que la polémique lancée par A Theory of Justice (1971) n’atteint pas vraiment l’utilitarisme dans sa version millienne, non-hédoniste et indirecte, qui n’accepterait en aucun cas le sacrifice de la liberté individuelle sur l’autel de la maximisation de l’utilité (Su, 2013, chap. 6). Mill défend un traitement égal de chaque individu, et reconnaît différents types d’utilités, dont certaines sont infiniment plus importantes que la satisfaction des désirs de la majorité (la liberté d’un innocent, par exemple). Pour Mill, il apparaît essentiel d’assurer l’égalité des chances ex ante, ce qui permettra à chacun de développer des capacités de création et d’innovation. Les deux penseurs ont à cœur de minimiser l’impact de la naissance sur les perspectives de vie offertes aux individus. D’où l’insistance de Mill sur l’accès de tous à l’éducation, sur la taxation de l’héritage, mais aussi sur le passage à une économie de coopératives, dans laquelle les travailleurs louent, puis possèdent en commun, les moyens de production. Persky éclaire la véritable ambition poursuivie par l’économie politique de Mill : changer le cadre institutionnel du capitalisme, afin de rendre les travailleurs acteurs de leur destin économique. L’auteur ne cache pas sa préférence pour la démarche normative de Mill, reprochant au libéralisme de Rawls de se perdre dans un certain irréalisme, qui ne débouche pas sur une compréhension adéquate des problèmes socio-économiques. La « démocratie de propriétaires » défendue par Rawls manque ainsi de précision et rien ne garantit qu’elle respecte effectivement les deux principes de justice. Pour Persky, les solides bases analytiques de l’économie politique de Mill donnent toute sa crédibilité au programme de réformes institutionnelles qu’il promeut, afin de mieux associer les travailleurs au fonctionnement de l’économie.
C’est pourquoi l’auteur en appelle aux radicaux modernes, qui n’ont pas su relever le défi de la démocratisation de l’entreprise, et inventer 212des dispositifs adaptés au xxie siècle pour restaurer le bien-vivre au travail. Dans cet ouvrage engagé, Persky montre que si la philosophie du progrès du xixe siècle ne constitue plus un horizon de croyances valable, il nous reste beaucoup à apprendre de l’histoire de la pensée économique. L’auteur a le mérite de cerner le caractère novateur de la pensée de John Stuart Mill. Sans jamais le renier, Mill a su s’émanciper du schéma ricardien et anticiper certains des enjeux socio-économiques majeurs de la modernité. À cet égard, l’ouvrage aurait gagné à mieux élucider les positions écologiques de Mill, à travers une étude plus approfondie de sa conception de l’état stationnaire. Cette réserve ne diminue en rien la pertinence de la réflexion menée sur les relations de travail et les aspects égalitaristes du programme millien. L’auteur saisit la richesse de l’économie politique de Mill, soucieuse de réconcilier la liberté, l’efficacité et la justice sociale.
Dans le dernier chapitre du livre, Persky tente de situer la position de Mill par rapport aux débats contemporains au sein de la gauche américaine sur l’étendue de la redistribution nécessaire. Faut-il, comme le souhaitent les partisans du luck egalitarianism, neutraliser les effets du hasard sur la situation socio-économique de chacun ? Cette thèse radicale implique une neutralisation ex post du hasard, et non plus une égalisation des chances ex ante. De vastes efforts de redistribution devraient donner la priorité aux membres les plus défavorisés de la société, dans la mesure où leur pauvreté est due à une malchance et non à une faute de leur part. Dans cette optique, l’auteur tend à faire de Mill un précurseur des luck egalitarians. Il s’appuie sur quelques citations générales, dans lesquelles Mill regrette le rôle des facteurs échappant à notre contrôle dans la réussite économique, en particulier celui des origines sociales. Pour autant, force est de reconnaître que Mill ne prévoit aucune redistribution extensive des revenus. Au contraire, il semble penser qu’une meilleure diffusion de la propriété et un sens accru des responsabilités rendraient quasiment superflus les programmes sociaux (Mill, 1965, p. 960). Dès lors, il semble excessif de voir en Mill l’apôtre d’une synthèse entre théorie libérale-égalitariste et luck egalitarianism. Persky cède ici à la tentation de projeter sur le penseur victorien des thèses qui trouvent difficilement leur place dans une économie politique certes progressiste, mais méfiante à l’égard des mécanismes sociaux susceptibles d’affaiblir les incitations au travail et à l’épargne.
213Références bibliographiques
Gray, John [1989], Liberalisms. Essays in Political Philosophy, Londres, Routledge.
Hollander, Samuel [1985], The Economics of John Stuart Mill, Vol. 1, Theory and Method, Vol. 2, Political Economy, Oxford, Basil Blackwell.
Mill, John Stuart [1848], Principles of Political Economy, (ed.) J. M. Robson, Collected Works of John Stuart Mill, Vol. II et III, Londres, Routledge, 1965.
Rawls, John [1971], Théorie de la justice. Traduction française par Catherine Audard, Paris, Le Seuil, 1987.
Su, Huei-chun [2013], Economic Justice and Liberty. The Social Philosophy in John Stuart Mill’s Utilitarianism, Routledge Studies in the History of Economics, Londres, Routledge.
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Traité de l’œconomie politique, Antoine de Montchrétien. Présentation et édition de Marc Laudet,Paris, Classiques Garnier, 2017, 564 p.
Michel Herland
Université des Antilles
et de la Guyane
Voici sans nul doute une édition intégrale bienvenue d’un ouvrage fondateur de l’économie politique, même si elle suit de peu celle de François Billacois en 1999. Mais tandis que F. Billacois reprend l’édition princeps (de 1615), Marc Laudet a retenu la deuxième édition (de 1617 ou 1618, conservée à la BNF) qui diffère de la première par quelques corrections marginales et surtout par un ordre des parties plus conforme à la fois à la lettre du texte et à la logique puisqu’il se termine sur les devoirs (les « soins ») du Prince (lesquels précédaient en 1615 le livre « Du Commerce »).
Autre différence entre ces deux éditions récentes, tandis que celle de F. Billacois restitue le texte de Montchrétien à l’identique, celle 214de M. Laudet, qu’on ne saurait dire une réédition, est transcrite dans l’orthographe et avec la ponctuation d’aujourd’hui, ce qui la rend plus aisément lisible… même si nous baignons encore dans un français archaïque qui exige un certain effort. Un exemple pris au hasard :
Voilà donc les cuirs que nous avons de nous-mêmes en la plus grande part ; car pour le demeurer, ils nous viennent de Barbarie, du Cap Vert et du Pérou : mais le tout est bien écorné par les étrangers (p. 162).
Les termes qui nous sont devenus incompréhensibles sont traduits en note (ex : « conroyer » = imperméabiliser, p. 162), ou, à l’inverse, remplacés dans le corps du texte et mentionnés en note (ex : « hommagère » = redevable, p. 179). D’autres notes, parfois conséquentes, apportent des explications d’ordre historique ou analytique. Les compléments à la fin de l’ouvrage en font une véritable édition savante : bibliographie, glossaire, notices et index sur les personnes (ou héros de la mythologie très présents chez Montchrétien) et les lieux cités dans le Traité. On constate néanmoins que le glossaire et les notices sur les personnes in fine font double emploi avec les notes insérées au fil du texte.
Une copieuse introduction de quatre-vingt pages nous aide à faire connaissance tant avec la personne de Montchrétien qu’avec la doctrine développée dans le Traité. Il est dommage que l’auteur et l’éditeur aient laissé subsister quelques scories qui nuisent à l’élégance de cette introduction mais non à sa compréhension. Il y a cependant un point sur lequel on aimerait être éclairé plus précisément qui concerne l’ascendance de Monchrétien. À suivre M. Laudet, il est avéré que si l’auteur du premier Traité d’économie politique se trouvait bien, après sa naissance, chez un apothicaire de Falaise nommé Mauchrétien, il n’en était pas le fils. Une note de bas de page, à la page suivante, nous apprend que « le père naturel d’Antoine de Monchrétien est en fait, très probablement, Jacques Thésart », apparenté aux Stuart, sans qu’aucun élément ne vienne étayer cette hypothèse. Or la paternité de ce Jacques Thésart sera tenue pour certaine dans la suite du texte !
L’introduction insiste à juste titre sur la différence essentielle entre l’économie politique de Montchrétien et celle qui surgira au xviiie siècle avec les physiocrates et plus tard Adam Smith, caractérisée par la croyance en un ordre naturel au service duquel les lois humaines devraient se subordonner. Pour Montchrétien, par contre, « la raison d’État n’est pas 215toujours une, non plus que celle de la médecine : à nouveaux maux, nouveaux remèdes […] Les considérations du gouvernement changent et les conseils de mêmes : d’une façon aujourd’hui, demain de l’autre, selon que la nécessité le requiert » (p. 54 et 193). On trouve néanmoins très clairement énoncée chez Montchrétien la thèse smithienne de l’harmonie des intérêts :
La plus ordinaire liaison des hommes et leur plus fréquent assemblage dépend du secours qu’ils s’entre-prêtent et des offices mutuels qu’ils se rendent de main en main, mais en telle sorte que chacun est plus porté de son profit particulier comme d’un mouvement propre et à part de cet autre mouvement général que donne sans qu’il s’en aperçoive quasi la nature de son premier mobile (p. 51 et 132).
« Sans qu’il s’en aperçoive » : la « main invisible » n’est pas loin ! Alors Montchrétien était-il mercantiliste ? Tout en admettant que ses recommandations en matière politique rejoignent celles de ce courant, M. Laudet refuse de l’y ranger, Montchrétien n’adhérant pas, selon lui, à la thèse chrysohédoniste et étant un précurseur de la valeur travail. De fait, Montchrétien a bien écrit que « ce n’est point l’abondance d’or et d’argent, la quantité de perles et de diamants qui fait [les États] riches et opulents, c’est l’accommodement des choses nécessaires à la vie » (p. 50 et 296). On sait pourtant que le mercantilisme a pris des formes variées. En outre, c’est bien Montchrétien qui déclarait à propos de la France, la France de son temps plus précisément : « Maintenant […] il faut déployer tous artifices pour y faire venir l’argent » (p. 194). Or, dans l’introduction de son chapitre consacré au système mercantile, Smith écrit exactement que « la grande affaire [dans ce système], trouve-t-on toujours, c’est d’en acquérir » [de l’argent]. Précisément ce qu’on vient de lire sous la plume de Montchrétien.
Au-delà de ces arguties, ce qui frappe à la lecture du Traité c’est d’abord sa modernité, si on le compare, par exemple, à la République de Bodin, pourtant presque contemporaine. Il apparaît que l’entrée dans l’âge classique, au tournant du xviie siècle, coïncide avec l’apparition d’une nouvelle manière de considérer la res economica, laquelle connaîtra certes des éclipses mais qui nous frappe aujourd’hui à bien des égards comme une évidence. Qu’on en juge par ces quelques propos où l’éloge du travail débouche sur la nécessité d’une éducation propre à instaurer l’égalité des chances :
216L’heur des hommes, pour en parler à notre mode, consiste principalement en la richesse, et la richesse au travail […] L’emploi des hommes, et le savoir de les rendre utiles au public et à soi-même, est un grand trait du sage Politique. Que pour y parvenir, il doit nourrir, entretenir et accroître l’industrie par enseignements, par exemple et par exercice, tâchant surtout de bannir d’entre eux l’oisiveté, peste fatale aux États riches et florissants […] Si vos majestés voulaient donner commencement à ce bel ordre, […] lors tant de beaux esprits ne demeureraient comme suffoqués en la foule populaire […] L’avancement ne viendrait plus au hasard, mais par mérite […] (p. 176-179).
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Michal Kalecki et l’essor de la macroéconomie, Michaël Assous et Paul Fourchard, Lyon, ENS Éditions, 2017, 115 p.
Michel Herland
Université des Antilles
et de la Guyane
En attendant le retour sans cesse annoncé mais toujours différé à Marx et à Keynes, on peut s’y préparer en étudiant les travaux de l’économiste polonais Michal Kalecki (1899-1970) qui eut l’immense mérite de développer un modèle combinant les apports de l’un et de l’autre. Modèle keynésio-marxien, donc, ce qui ne signifie pas que Kalecki fut un émule de Keynes. Il en fut en effet un précurseur. Dès 1933, dans Essay on the Business Cycle, publié initialement en polonais, il proposait un modèle mathématique d’une économie contrainte par la demande. L’année suivante, il publiait, toujours en polonais, l’article où il démontre la possibilité de l’équilibre de sous-emploi.
Tous ces renseignements se trouvent dans le petit livre de Michaël Assous et Paul Fourchard qui n’expliquent pas, néanmoins, pourquoi, alors que Kalecki était intervenu devant la Société d’économétrie dès 2171933 et qu’il fut publié en 1935 tant dans Econometrica que dans la Revue d’économie politique, l’article réellement fondateur de sa théorie économique, celui de 1934, n’a pas été publié en anglais (à la rigueur en français). Si tel avait été le cas, peut-être parlerait-on aujourd’hui d’une révolution kaleckienne plutôt que keynésienne.
Les deux auteurs signalent le soutien apporté par Joan Robinson à Kalecki pendant son séjour en Grande-Bretagne, d’abord à Cambridge puis à Oxford, entre 1936 et 1945, et leur bibliographie mentionne l’article dans lequel Joan Robinson (1964) compare Kalecki à Keynes, de même que celui de 1976, écrit donc quelques années après la mort de Kalecki, où elle le présente comme un « neglected prophet ». Par contre, on n’y trouve trace de l’ouvrage An Introduction to Modern Economics (1973, traduction française L’Économique moderne, 19761), de la même Joan Robinson avec son collègue John Eatwell, où le modèle macroéconomique de Kalecki est développé sous une forme particulièrement pédagogique.
Assous et Fourchard s’en tiennent pour leur part dans leur présentation à des systèmes d’équations simultanées avec des arguments purement littéraux. Cela étant, les principales formules du modèle se retrouvent chez les uns et chez les autres. Ainsi la formule du multiplicateur, notée ici (dans le cas le plus élémentaire) :
Y = (C’π + I) / (1−λ) (1−α).
Par rapport au multiplicateur du modèle keynésien simple, on retrouve bien au numérateur la demande exogène, à ceci près qu’elle comporte ici la consommation exogène des seuls capitalistes, C’π (les travailleurs consommant par hypothèse tout leur revenu) à côté de l’investissement. Au dénominateur, la propension à épargner (des seuls capitalistes), soit (1−λ), est affectée d’un coefficient (1−α), α représentant la part des salaires dans le revenu.
Le modèle de Kalecki comporte donc deux classes, capitalistes et salariés, ce qui est un premier enrichissement, marxien, par rapport à Keynes. C’est d’ailleurs chez Kalecki que se trouve la source de l’adage – essentiel pour la théorie du circuit – selon lequel « les salariés dépensent ce qu’ils gagnent ; les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent », lequel, curieusement, n’est pas repris tel quel par Assous et Fourchard qui notent simplement que « le niveau des profits reste uniquement déterminé par 218le niveau des dépenses des capitalistes » (p. 55). Autre enrichissement dû à Kalecki, la distinction entre un secteur produisant les biens de consommation et un secteur produisant les biens d’investissement, si bien que la variable Y ne représente pas un bien homogène, propre à tous les usages, mais la somme des productions des deux secteurs.
Les publications en polonais de Kalecki sont restées inaccessibles jusqu’à la parution des Collected Works à partir de 1990. Assous et Fourchard ont traduit à partir de l’anglais l’article de 1934 paru initialement sous le titre « Trzy uklady » (trois systèmes). À savoir : 1) un modèle « classique » obéissant à la « loi de Say » ; 2) un modèle où la vitesse de circulation de la monnaie est variable mais où l’équilibre du modèle 1 finit par être rejoint ; 3) enfin un modèle qui prend en compte une « armée de réserve de chômeurs » et aboutit à un « quasi-équilibre » (de sous-emploi). On se situe dans le court terme marshallien avec des capacités de production inemployées. Comme la Théorie générale de Keynes, l’article de Kalecki ne contient pratiquement aucune formalisation en dehors de trois fonctions expliquant l’investissement et – dans le troisième modèle seulement – le taux d’intérêt. Autant dire que la lecture de cet article est ardue et mérite les développements fournis par Assous et Fourchard dans leur ouvrage, lequel est nourri également par d’autres écrits de Kalecki, concernant en particulier sa théorie du cycle qui a connu plusieurs versions.
La fin de ce petit livre, consacrée aux « dimensions politiques de l’emploi », est particulièrement intéressante, tant elle nous renvoie à nos problématiques contemporaines. Ce qui ne signifie pas que nous puissions trouver chez Kalecki des remèdes au chômage français ! Difficile de souscrire, en effet, à son point de départ, puisqu’il considérait, en 1943, « comme acquis par la plupart des économistes qu’une politique d’investissement public ou de subvention à la consommation financée par l’emprunt permette d’atteindre le plein-emploi » (p. 82) !
Kalecki est mort trop tôt pour nous servir de guide ! Dans un article cosigné avec Tadeusz Kowalik et publié en 1971, après sa mort mais avant la fin des Trente Glorieuses, à l’âge d’or du plein-emploi, il envisageait bien, comme une éventualité parmi d’autres, que les milieux d’affaires puissent vouloir, suivant les termes d’Assous et Fourchard, « accroître leur emprise sur l’économie » (p. 89) mais il était bien loin de prévoir le triomphe du néo-libéralisme.
219Références BIBLIOGRAPHIQUES
Eatwell, John & Robinson, Joan [1973], L’Économique moderne. Traduction française, Michèle Blotnikas et Hubert de Carpentier, revue et annotée par Georges Bensaïd, Paris, Ediscience-Mac Graw-Hill, 1976.
Herland, Michel [2009], Macroéconomie : Cours, exercices, corrigés, Paris, Economica.
Kalecki, Michal [1933], An Essay on the Theory of Business Cycle, in Collected Works of Michal Kalecki, Jerzy Osiatynski (éd.), vol. I, Capitalism: business and full employment. Traduction en anglais par Chester Adam Kisiel, Oxford, Clarendon Press, 1990, p. 65-108.
Kalecki, Michal [1935], « Essai d’une théorie du mouvement cyclique des affaires », Revue d’économie politique, mars-avril, rééd. 1987, vol. 97, No 6, p. 867-887.
Kalecki, Michal & Kowalik, Tadeusz [1971], « Observations on the crucial reform » in Collected Works of Michal Kalecki, Jerzy Osiatynski (éd.), vol II, Capitalism: Economic Dynamics. Traduction en anglais par Chester Adam Kisiel, Oxford Clarendon Press, 1991, p. 467-476.
Kalecki, Michal [1990-1997], Collected Works of Michal Kalecki, Jerzy Osiatynski (éd.). Traduction en anglais par Chester Adam Kisiel & Bohdan Jung, Oxford, Clarendon Press, 7 vol.
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Elémens du commerce, Principes et observations œconomiques, François Véron Duverger de Forbonnais. Présentation et transcription par Jean-Daniel Boyer, Slatkine Érudition, Genève, Éditions Slatkine, 2016 ; 618 p.
Joël Thomas Ravix
Université Nice Sophia Antipolis, GREDEG
Avec cet ouvrage, Jean-Daniel Boyer propose une réédition des deux principaux livres de François Véron Duverger de Forbonnais : d’une 220part, la dernière édition des Élémens du commerce (1795), publiée initialement en 1754 ; d’autre part, les Principes et observations œconomiques, publiés en 1767 ; auxquels sont ajoutés les différents articles publiés dans l’Encyclopédie, mais non repris dans les Élémens. L’ensemble ne se limite pas à une simple réédition, mais précise les différentes variantes des textes et apporte de nombreux éléments de contexte. J.-D. Boyer fournit ainsi un précieux outil de travail, qui sera très utile à tous ceux qui s’intéressent à la formation de l’économie politique au siècle des Lumières et plus précisément à la contribution de cet économiste relativement méconnu qu’est Forbonnais.
La présentation de Jean-Daniel Boyer, qui sert d’introduction générale à l’ouvrage, vient dans une large mesure combler cette méconnaissance. Elle débute par une brève mais précise biographie, dans laquelle les dates clés et les principales étapes de la vie et de la carrière de Forbonnais sont rappelées. Né au Mans en octobre 1722, François Véron Duverger appartient à une riche famille de manufacturiers et de commerçants en drap. Il prend le nom de Forbonnais vers 1738 lorsqu’il entame son apprentissage dans l’entreprise familiale. Ce n’est qu’à partir de 1752 qu’il change d’orientation en venant s’installer à Paris pour se consacrer à la vie littéraire et envisager une carrière dans l’administration. Il entre ainsi en contact avec les éditeurs de l’Encyclopédie et contribue à ce projet éditorial en publiant, entre 1753 et 1755, plusieurs articles sur des sujets économiques. Bon nombre de ces articles seront repris par Forbonnais pour composer en 1754 son premier ouvrage intitulé Élémens du commerce. De même, il fréquente Vincent de Gournay et son groupe, pour lequel il traduit divers ouvrages. Ces différentes publications font de Forbonnais un spécialiste reconnu en son temps des questions économiques, ce qui lui permet d’être nommé par la suite Inspecteur général des monnaies en 1756 et d’entamer ainsi une carrière de conseiller, qu’il reprendra sous la Révolution. Membre de l’Institut de France, Il meurt en septembre 1800 à Paris.
Ce détour historique conduit Jean-Daniel Boyer à souligner que « François Véron Duverger de Forbonnais est sans doute l’un des auteurs majeurs ayant contribué à la naissance de l’économie politique en France, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle » (p. 9)2. Ce 221jugement peut surprendre dans la mesure où les ouvrages d’histoire de la pensée économique ne reconnaissent que rarement un tel rôle à Forbonnais. Toutefois, il est possible de remarquer également que les études consacrées à l’émergence de l’économie politique au xviiie siècle, laissent généralement Forbonnais dans l’ombre par le simple fait qu’elles répandent l’essentiel de la lumière sur François Quesnay. Au contraire, s’interrogeant explicitement sur la place de Forbonnais dans la pensée économique, Jean-Daniel Boyer parvient à mettre à jour toute l’importance de la contribution de cet auteur. Il rappelle d’abord que « Forbonnais participe à la diffusion d’écrits sur le commerce et sur les pratiques commerçantes » (p. 13), en particulier par ses traductions de King et d’Ustariz ; mais aussi à travers ses nombreux articles rédigés pour l’Encyclopédie, qui portent aussi bien sur les notions de commerce, de concurrence que sur des questions monétaires. Il souligne ensuite que Forbonnais se pose avant tout comme un théoricien. En effet, s’il cherche « à systématiser les principes et les connaissances relatives au commerce » (p. 14), c’est parce que son « ambition (…) est bien de fonder une science » (ibid.). Forbonnais la qualifie dans ses Élémens de « science de l’administration du Commerce politique » (p. 51). Il démontre également sa parfaite connaissance des écrits économiques de ses contemporains, comme le confirme en particulier son analyse détaillée de la controverse entre Melon et Dutot, à laquelle il consacre un long chapitre de ses Élémens intitulé « De la circulation de l’argent » ; mais aussi sa critique approfondie de la physiocratie, qu’il propose dans la deuxième et dans la troisième partie de ses Principes et observations œconomiques.
C’est sans doute ce dernier apport de Forbonnais à la formation de l’économie politique qui est le plus intéressant aujourd’hui puisqu’il ouvre une double perspective : d’une part, celle de mieux comprendre comment « il contribua ainsi indirectement à la structuration de l’école physiocratique en étant un des adversaires de ses écrits » (p. 16) ; d’autre part, celle de redécouvrir l’importance de la pensée de Forbonnais, de ses liens avec Jean-François Melon et de son influence sur Ferdinando Galiani ou encore sur Jacques Necker. La présentation de Jean-Daniel Boyer est malheureusement trop brève pour approfondir ces deux perspectives. Elle suggère néanmoins quelques pistes de réflexions intéressantes puisque, en indiquant que la spécificité de la démarche de Forbonnais réside dans le lien étroit qu’il établit entre le commerce, la richesse et la puissance 222politique, elle souligne que « c’est à partir de cet objectif essentiel qu’il faut lire les écrits de Forbonnais. C’est en effet à l’aune de la puissance que la pertinence d’un règlement ou d’une décision de politique économique est jugée. C’est également à travers cet objectif qu’il s’agit de considérer les différentes branches du commerce » (p. 22). Cette lecture ouvre alors sur la possibilité d’appréhender en des termes radicalement différents les enjeux du débat sur la liberté du commerce. En évitant l’anachronisme d’une référence au libéralisme, elle invite, plus généralement, à repenser l’idée même de mercantilisme à laquelle Forbonnais est le plus souvent associé en raison de son adhésion au principe de la balance du commerce puisque, comme le rappelle Jean-Daniel Boyer, « alors que Meyssonnier fait de Forbonnais une figure du Libéralisme égalitaire, Catherine Larrère en fait pour sa part un théoricien du mercantilisme » (p. 22)3. Toutefois, si la liberté du commerce défendue par Forbonnais n’est pas celle des physiocrates ni celle d’Adam Smith, mais « celle qui permet d’affirmer la puissance d’un État » (p. 23), il devient alors indispensable d’en préciser la nature et les implications, dès lors qu’on souhaiterait comprendre la portée de la science du Commerce politique. Or une telle compréhension ne saurait être atteinte sans une relecture attentive des principaux textes de Forbonnais, à laquelle nous convie l’ouvrage de Jean-Daniel Boyer.
Références bibliographiques
Larrère, Catherine [1992], L’invention de l’économie au xviiie siècle. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, Presses Universitaires de France.
Meyssonnier, Simone [1989], La balance et l’horloge. La genèse de la pensée libérale en France au xviiie siècle, Paris, Les éditions de la Passion.
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Une anthropologie économique, François-Régis Mahieu, Paris, L’Harmattan, 2016, 153 pages.
Fabien Tarrit
Université de Reims Champagne-Ardenne
Un ouvrage portant le même titre fut publié en 2001 par Francis Dupuy ; il envisageait de
porter un regard anthropologique sur les manifestations économiques, « déconstruire » bon nombre de notions héritées de l’économie classique, lesquelles se révèleront souvent peu aptes à déconstruire l’économie des autres… Dès lors l’économique ne saura constituer qu’un angle d’attaque pour entrer dans le social, et la méthode se devra d’être globale.
C’est à rebours de cette tradition que s’inscrit le court ouvrage de François-Régis Mahieu. Si les premiers travaux pouvant être qualifiés d’anthropologie économique remontent à la première moitié du vingtième siècle (Bucher, 1901 ; Firth, 1936 ; Malinowski, 1922 ; Thurnwald, 1935…), s’ils ont été généralisés par Polanyi (1944) avec un accent particulier sur les institutions, l’auteur ne fait référence qu’à des travaux plus récents, notamment ceux de Knight (1991) et de Godelier, et, s’il répond favorablement à la question posée en 1973 par ce dernier : « une anthropologie économique est-elle possible ? », il reproche à l’anthropologie économique de ce dernier de contester l’universalité des concepts de la théorie économique et de ne s’intéresser qu’à l’altérité. Il envisage de construire l’anthropologie économique sous l’angle de l’individualisme méthodologique, ce qui n’avait jamais été réalisé explicitement jusqu’alors.
Son but explicite est d’« intégrer l’anthropologie en économie sans remettre en cause les fondements du raisonnement économique » 224(p. 53)4. À ce titre, l’ambition du livre est moins de proposer une définition ou un exposé général sur l’anthropologie économique que de construire un essai sur ce que devrait être la science économique enrichie par les apports de l’anthropologie. Le livre se constitue de cinq chapitres. Le premier donne des éléments sur la nature de l’anthropologique économique. Le deuxième élargit la recherche en étudiant la personne responsable. Le troisième chapitre interroge la possibilité d’intégrer l’anthropologie en économie sans remettre en cause le raisonnement économique standard. Le quatrième chapitre se veut plus empirique et étudie la manière dont l’anthropologie peut apporter à l’économie une approche sur la vulnérabilité. Le cinquième chapitre met l’accent sur la souffrance.
L’anthropologie au service
de la théorie économique dominante
L’anthropologie économique est conçue comme un renforcement de la théorie économique par des apports anthropologiques visant à tenir compte de la complexité de l’homme. Réciproquement « [l]a théorie économique permet d’enrichir l’anthropologie par ses méthodes et ses modèles » (p. 133). Or l’objectif attribué par l’auteur à la théorie économique est celui étroitement défini par Lionel Robbins, à savoir l’étude du « comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs » (1947, p. 30). De la sorte, il envisage l’économie comme une science achevée et consensuelle, en un sens positiviste de l’unité des sciences.
Le livre se propose de compléter la théorie économique – telle que l’auteur la conçoit – en apportant des éléments sur la complexité de l’être humain. L’anthropologie économique est définie comme l’« étude de la personne engagée dans une activité économique » (p. 15). En utilisant comme point de vue « l’angle individualiste [dans le] but [de] mieux enrichir la contrainte sociale, de mieux comprendre son internalisation » (p. 61), et en acceptant le postulat (non discuté !) que « l’économie est hypothétique » (p. 79), l’anthropologie économique serait moins une discipline à part entière qu’une modalité de renforcement de la théorie économique standard, au sens où la reconstitution de la personne se 225fait dans le cadre de sa construction méthodologique, avec notamment l’hypothèse de comportement rationnel – « faire un choix rationnel en fonction de mes intérêts » (p. 46).
Il ne s’agit pas d’une alternative à la théorie économique dominante mais d’une méthode permettant d’élargir son domaine. L’objectif de l’auteur est de renforcer le noyau d’hypothèses en intégrant la responsabilité individuelle. Á ce titre, il cherche à intégrer les éléments de la théorie de la justice de Rawls (1971), or il le fait moins comme une situation hypothétique sous voile d’ignorance que sur le mode du consensus utilitariste, si bien que son interprétation de la théorie ressemble bien plus à la version individualiste d’Harsanyi (1975) qu’à celle de Rawls. Reste que l’auteur s’inscrit dans une opposition méthodologique entre individualisme et holisme et prend explicitement parti en faveur de l’individualisme, dans la mesure où il conçoit moins sa discipline comme la nécessaire compréhension de contraintes sociales que comme la manière dont l’homme internalise ces normes. Sa lecture consiste à « utiliser l’individu comme représentation des contraintes sociales » (p. 72), de sorte que son interprétation de Godelier comme « opposant l’homo œconomicus à la totalité socio-historique comme point de départ de l’analyse de la société » (p. 74) nous semble discutable.
Contre la macroéconomie
S’inscrivant dans ce champ théorique, il s’appuie sur la dichotomie traditionnelle entre microéconomie et macroéconomie, son utilisation de l’anthropologie vise à justifier la nécessité de construire « des fondements microéconomiques des déséquilibres macroéconomiques » (p. 75). L’objectif assigné à l’anthropologie est de perfectionner la microéconomie afin d’intégrer la personne dans sa totalité. Il s’agirait de la sorte de rendre l’économie normative. La condition humaine serait de la sorte replacée au cœur de l’analyse économique, ce qui serait nécessaire dans la mesure où cette « question [est] esquivée par la macroéconomie » (p. 75). À ce titre l’anthropologie économique telle que conçue par l’auteur ne se préoccupe pas de macroéconomie, incompatible avec l’anthropologie « car elle s’appuie sur des variables globales et des agrégats, non sur les personnes » (p. 54). Les cas les plus emblématiques sont à ses yeux le système de Sraffa (1970) qui ne traite que de relations techniques, et la Comptabilité nationale, dont les variables sont des secteurs institutionnels, pas des hommes.
226Or l’auteur juge que « la qualité de l’homme est première avant toute altérité ayant trait à la société d’appartenance ou d’adhésion » (p. 10), et l’anthropologie économique refuse de « [s]oumettre a priori l’homme […] à des lois d’évolution » (p. 12). Les interactions, les réactions individuelles et les problèmes de redistribution ne seraient pas pris en compte, la macroéconomie est accusée de faire « a priori le bien des individus » (p. 56) et de potentiellement justifier le Léviathan (Hobbes). C’est pourquoi l’auteur propose de revenir à la fois aux débats pré-physiocratiques sur la nature de l’homme (l’individu sécularisé des Lumières, la défense de la valeur de l’homme par Petty), qu’il reproche à l’analyse contemporaine de négliger, et aux discussions pré-keynésiennes, c’est-à-dire avant l’avènement de la macroéconomie. Il s’agit donc à la fois de compléter l’analyse de l’agent économique en dépassant le stade de l’homo œconomicus en faveur de la personne totale, et de nier l’intérêt de la macroéconomie.
Une théorie économique de la personne se positionnerait à la fois contre le « courant hyper-libéral », que l’auteur ne définit pas, et contre « les perspectives évolutionnaires » (p. 20), qui renvoient visiblement à des courants plus proches de la macroéconomie. La microéconomie deviendrait ainsi un instrument critique et s’inscrit naturellement dans un cadre anthropologique avec une étude de l’économie au niveau des individus. Il s’agit de renforcer la microéconomie en lui intégrant le traitement d’une personnalité complexe, dotée à la fois de contraintes sociales et de liberté de choix, et donc de faire de la microéconomie tout en dépassant les hypothèses trop lourdes et abstraites, même si « [l]a formalisation de la microéconomie est nécessaire, de même que ses hypothèses extrêmes » (p. 59).
Une proximité avec l’école autrichienne
Tout comme Hayek, l’auteur défend l’hypothèse que la complexité de l’être humain est telle que l’information et la coordination ne sauraient être mieux assurées que par le marché. Pour Hayek, la connaissance objective est impossible, la seule théorie possible de l’action humaine est subjective, d’où la priorité accordée au marché. Cela tient avant tout à son scepticisme sur la capacité des personnes à s’accorder sur ce qu’est une société juste, et implique une défense 227répétée de la position selon laquelle une politique économique est potentiellement contre-productive.
La relation de pouvoir du politicien et des experts par rapport à l’agent économique est contrariée par les capacités rationnelles d’agents qui ne sont plus des objets systématiquement obéissants. Dès lors, la politique économique n’a plus l’efficacité escomptée sur les individus supports d’agrégats (p. 21).
[L]es politiques sociales, contre la pauvreté ou le chômage par exemple, peuvent détruire des capacités et renforcer des vulnérabilités des personnes considérées (p. 99).
Il n’hésite pas à faire référence à von Mises pour qui « l’individualisme n’est […] qu’une méthode permettant de mieux comprendre les capacités de l’homme face à ses multiples contraintes sociales » (p. 68). Il tente même un rapprochement discutable en affirmant que « [l]es études [de Lévi-Strauss] sur la parentèle […] sont à rapprocher de l’analyse économique de la famille effectuée par des économistes tels que Robert Barro ou Gary Becker » (p. 136-137). Il est à nos yeux bien peu pertinent de réduire la lecture des comportements humains par Lévi-Strauss (1949) à un calcul rationnel (Barro & Becker, 1989 ; Becker, 1991).
Remarques conclusives
L’anthropologie, conçue comme la « doctrine de la connaissance de l’homme formulée de manière systématique » (Kant, 1798) implique que la personne est à la fois un être créatif et social. Pour Lévi-Strauss, il s’agit d’un système d’interprétation pouvant rendre compte de toutes les personnes ; pour Mauss, l’objet est l’homme comme un être vivant, conscient et instable. C’est donc à la fois l’universalité de normes et l’altérité rendant nécessaire l’adaptation des individus. C’est pourquoi l’anthropologie économique gagnerait à convoquer des auteurs permettant à la fois d’interroger le processus de production, les rapports sociaux et de construire une méthode de comparaison du bien-être, comme des alternatives au courant autrichien pour étendre l’économie à la personne sans tomber dans ses apories. En raison de son accent porté sur la personne, l’auteur aurait probablement eu intérêt à faire une référence plus explicite au personnalisme (voir Mounier, 1971), seulement mentionné en bibliographie.
228Références biliographiques
Barro, Robert & Becker, Gary. [1989], « Fertility Choice in a Model of Economic Growth », Econometrica, 57.2, p. 481-501.
Becker, Gary [1991], A treatise on the family, Londres, Harvard University Press.
Bücher, Karl [1901], Industrial Evolution. Traduction de S. Morley Wickett, Wilmington, Vernon Press, 2013.
Dupuy, Francis [2001], Anthropologie économique, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2008.
Godelier, Maurice [1973], Horizon, trajets marxistes en anthropologie, Paris, Maspéro.
Firth, Raymond [1936], We the Tikopia: A Sociological Study of Kinship in Primitive Polynesia, Londres, Allen and Unwin.
Harsanyi, John [1975], « Can the Maximin Principle Serve as a Basis for Morality? A Critique of John Rawls’ Theory », American Political Science Review, 69.2, p. 594-606.
Kant, Emmanuel [1798], Anthropologie du point de vue pragmatique. Traduction et préface de Michel Foucault, Paris, Vrin, 2002.
Knight, Chris [1991], Blood Relations: Menstruation and the origins of culture. Londres, Yale University Press.
Lévi-strauss, Claude [1949], Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF.
Malinowski, Bronislaw [1922], Les Argonautes du Pacifique Occidental. Traduction d’André et Simone Devyver. Préface de Sir James Frazer, Paris, Gallimard, 1963.
Mounier, Emmanuel [1971], Le personnalisme, Paris, PUF.
Polanyi, Karl [1944], La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Traduction de Catherine Malamoud et Maurice Angeno. Préface de Louis Dumont, Paris, Gallimard, 2009.
Rawls, John [1971], Théorie de la justice. Traduction de Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987.
Robbins, Lionel [1932], Essai sur la nature et la signification de la science économique. Traduction de Igor Krestowski, Paris, Librairie de Médicis, 1947.
Sraffa, Piero [1960], Production de marchandises par des marchandises. Traduction de Serge Latouche, Paris, Dunod, 1970.
Thurnwald, Richard [1935], Black and white in east Africa. The fabric of a new civilization. A study in social contact and adaptation of life in east Africa. Londres, Routledge.
1 Le modèle de Kalecki dans la version Robinson-Eatwell est repris dans notre manuel (Herland, 2009, chap. 3).
2 Les références, sans autre indication que la page, renvoient toutes à l’ouvrage de Jean-Daniel Boyer.
3 Cf. Larrère, 1992 ; Meyssonnier, 1989.
4 Toutes les pages mentionnées dans cette recension, sans autre indication, renvoient à l’ouvrage.