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Classiques Garnier

Introduction [de L'ordolibéralisme]

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Introduction

Patricia Commun

Université de Cergy-Pontoise

Lordolibéralisme allemand apparaît comme la réponse des économistes libéraux allemands à la critique anticapitaliste et antidémocratique qui fait rage dans les années 1920-1930 (Sontheimer, 1962 ; Commun, 2016). Mais est-elle pour autant une Troisième voie entre socialisme et capitalisme ? Comment ce nouveau libéralisme intègre-t-il la question sociale qui est au cœur de la critique anticapitaliste ? Cest à ces questions que ce dossier tente de répondre.

La critique anticapitaliste, issue des camps marxistes et conservateurs en Allemagne, fut une pensée à la fois décliniste, antilibérale et antidémocratique, égalitariste et antirationaliste. Se targuant de ramener lordre dans un désordre économique et social devenu ingérable par les partis politiques traditionnels, ce sont les nationaux-socialistes qui ont avant tout occupé le terrain politique dune Troisième voie entre socialisme et communisme et une pensée libérale pour laquelle ils ont créé le néologisme méprisant de « libéraliste ». Cest parce quils ne pouvaient plus se référer officiellement à un libéralisme unanimement honni et décrié dans le débat public allemand des années 1920-1930, que quelques jeunes économistes de lassociation du Verein für Socialpolitik forment, sous la direction de léconomiste et sociologue Alexander Rüstow, un groupe de « Jeunes Ricardiens ».

En se référant à Ricardo, ces jeunes économistes saffirmaient en rupture avec la pensée inductive qui prévalait chez les économistes historicistes du Verein. Ils manifestaient leur attachement à la pensée libérale classique, et plus particulièrement au libre-échange, unanimement décriés à lépoque 172comme sous-marins dun « manchestérianisme », autre expression visant à la dévalorisation politique de la pensée libérale anglo-saxonne. Leur objectif est alors de reprendre le terrain de la Troisième voie investie par lÉcole historique depuis la fin du xixe siècle. En effet, le réformisme social induit par lÉcole historique avait dégénéré, à leurs yeux, en un interventionnisme permanent dommageable au bon fonctionnement dune économie de marché libre. Pour les Jeunes Ricardiens, cette erreur politique avait pour origine une erreur méthodologique fondamentale. Il fallait, pour sauver le libéralisme économique, revenir à la pensée libérale classique, mais en ladossant à une pensée juridique et sociologique.

Le noyau qui sest formé autour dAlexander Rüstow a constitué le cœur des futurs ordolibéraux, économistes très interdisciplinaires que lon qualifierait aujourdhui dhétérodoxes : léconomiste Walter Eucken et le juriste Franz Böhm, fondateurs de lÉcole de Fribourg et Wilhem Röpke.

Lordo incarne la reconstruction rationnelle et volontariste dune économie de marché libre, vue par le libéralisme anglo-saxon comme un ordre naturel. Né au départ dune volonté de rupture avec la pensée inductive historique, lordolibéralisme réintègre la pensée économique hypothético-déductive dans la pensée économique. Mais la révolution épistémologique annoncée na pas vraiment eu lieu : les ordolibéraux, et en particulier Walter Eucken, procèdent, en dépit dune virulente critique initiale contre lhistoricisme, à une synthèse entre la pensée historiciste et la pensée libérale classique (Schefold, 2003).

Cest Walter Eucken qui développe plus particulièrement la dimension méthodologique de la notion dordo. Dans ses Fondements de léconomie nationale rédigés à la fin des années 1930, (Eucken, 1940, 1992), il annonce vouloir substituer au principe de causalité une pensée systémique fondée sur la recherche de corrélations et dinteractions. Il souligne en effet les interactions entre les grands systèmes de gouvernance politique et économique. Le fonctionnement de léconomie nest pas étudié, comme chez Keynes, en termes dagrégats macro-économiques, ou, comme chez les tenants du subjectivisme méthodologique, du point de vue des préférences individuelles. Ce qui est considéré, cest la meilleure organisation politico-économique possible qui assure la fluidité du marché, cest-à-dire des circuits entre production, distribution et consommation. Cest une étude historique des mécanismes régissant différents systèmes 173politico-économiques dans lhistoire qui permet à Eucken daffirmer que léconomie de marché libre apparaît comme le meilleur système ou ordre possible, à la fois en termes dallocation des ressources et de liberté individuelle (Commun, 2016, p. 103-155).

Enfin, les ordolibéraux posent la question du pouvoir et des rapports de force politiques dans les systèmes économiques. La cristallisation des pouvoirs économiques et politiques sous forme de monopoles destructeurs de liberté sont au cœur de la réflexion ordolibérale allemande. Cest principalement la fixation sur la question politico-économique des monopoles qui distingue les ordolibéraux allemands des néo-libéraux français et des libéraux autrichiens (Young, 2014).

La limitation du pouvoir économique et politique destructeur de liberté est au cœur de la réflexion ordolibérale. Les moyens envisagés pour contenir ces cristallisations de pouvoir politico-économique sont dordre politique, économique et juridique mais aussi culturel et sociétal, voire constitutionnel. Afin de sauvegarder lordre productif déconomie de marché, une constitution économique est même envisagée, à linstar de la démocratie qui est protégée par une constitution régissant le cadre de lordre politique estimé le meilleur possible pour le citoyen. Il ny a aucune raison pour que lordre économique ne soit pas protégé, au même titre que lordre politique, dautant que les deux sont profondément liés. Lordre économique libéral est aussi peu spontané et naturel que ne lest lordre politique libéral. Cest là une différence importante entre les ordolibéraux allemands et le libéral autrichien Friedrich Hayek.

Une autre différence de taille entre lÉcole autrichienne et lordolibéralisme allemand est lidée dun libéralisme social. Les trois auteurs clef de la pensée ordolibérale présentés dans ce dossier, Wilhelm Röpke, Alexander Rüstow et Walter Eucken, accusent certes des différences, rappelées dans les trois contributions qui suivent. Cependant, ils ont ceci en commun quils développent un nouveau libéralisme dans lequel ils tentent de réintégrer une pensée sociale. Arnaud Diemer rappelle limportance du Colloque Lippmann pour la renaissance de ce libéralisme social et souligne opportunément les parallèles et les différences entre le néolibéralisme français et le néolibéralisme allemand qui sest appelé ordolibéralisme. La question sociale, ainsi que le rappelle très justement Raphaël Fèvre dans sa contribution qui analyse la pensée sociale de Walter Eucken et Wilhelm Röpke, a changé de 174dimension dans les années 1920 en Allemagne : ce nest plus celle de la redistribution, mais celle du chômage de masse couplé au problème dallocation des ressources et de la rareté des biens. Enfin Alexander Rüstow est, tout comme Wilhelm Röpke, moins optimiste que Walter Eucken quant à la capacité du libéralisme économique à régler la question sociale qui devient plutôt la question sociétale : celle de lintégration de lhomo oeconomicus dans une société civile qui doit, en premier lieu et en amont de lintervention de lÉtat social, pallier aux duretés imposées par léconomie de marché concurrentielle. Le cheminement intellectuel dAlexander Rüstow est retracé dans la contribution qui lui est consacrée.

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Références bibliographiques

Commun, Patricia [2016], Les ordolibéraux. Histoire dun libéralisme à lallemande, Paris, Les Belles Lettres.

Commun, Patricia (éd.) [2003], Lordolibéralisme allemand. Aux sources de léconomie sociale de marché, Cergy-Pontoise, CIRAC/CICC.

Eucken, Walter [1992], The Foundations of Economics. History and Theory in the Analysis of Economic Reality, New York, Springer-Verlag.

Schefold, Bertram [2003], « Die deutsche Historische Schule als Quelle des Ordoliberalismus », in Commun, Patricia (éd.) [2003], p. 101-119.

Sontheimer, Kurt [1962], Antidemokratisches Denken in der Weimarer Republik, Munich, Nymphenburger Verlag.

Wullweber, Josha, Graf, Antonia & Behrens, Maria (éd.) [2014], Theorien der internationalen Politischen Ökonomie, New York, Springer-Verlag.

Young, Brigitte [2014], « Ordoliberalismus, Neoliberalismus, Laissez-faire Liberalismus » in Wullweber, Josha, Graf, Antonia & Behrens, Maria (éd.) [2014], p. 34-48.