Could plenty of education be harmful? A history of economic theories of overeducation
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2017 – 1, n° 3. varia - Authors: Alcouffe (Alain), Plassard (Jean-Michel)
- Abstract: The article presents an overview of the overeducation in the labor market. Before the effective birth of the economics of education, the debate was concerned over the proletarianization of the learned professions. The following period saw the elaboration of the fully-formed concept within the economics of education. We survey the reasons for the initial reluctance of the new discipline to deal with the problem and highlights the seminal works that gave the concept its canonical definition.
- Pages: 33 to 75
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- EAN: 9782406069676
- ISBN: 978-2-406-06967-6
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06967-6.p.0033
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-09-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Economics of education, overeducation, training-employment relationship, intellectual proletariat, overproduction of graduates
ABONDANCE D’ÉDUCATION
PEUT-ELLE NUIRE ?
Une histoire de l’analyse économique
de la suréducation
Alain Alcouffe
Université Toulouse 1 Capitole
Jean-Michel Plassard
Université Toulouse 1 Capitole, CRM–UMR 5303
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Les questions d’éducation travaillent de nos jours fortement les sociétés et suscitent de nombreux débats sociaux sur les politiques d’éducation jugées habituellement à l’aune des critères d’efficacité et d’équité (Thélot, 1993). Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, le développement quantitatif de la scolarité comme objectif de politiques d’éducation faisait consensus. L’accroissement du nombre d’étudiants avait pour lui de promouvoir la réduction des inégalités sociales tout en servant de levier de la performance économique. Le concept de capital humain, développé dans les années 1960 par les prix Nobel en économie Becker et Schultz, en constituait la principale caution scientifique.
La période actuelle apparaît plus ambivalente. Les références constantes à l’économie de la connaissance depuis la stratégie de Lisbonne de l’Union Européenne sont accompagnées d’une montée en puissance d’un discours critique labellisé sous le vocable de suréducation. Au fur et à mesure 34que le niveau général d’éducation s’élève dans les économies modernes, de nombreux observateurs s’interrogent sur l’adéquation réelle de l’offre de travail éduqué aux besoins des entreprises. La problématique de la suréducation trouve sa source dans l’observation d’un niveau d’éducation des individus supérieur au niveau requis pour les emplois occupés.
La question interpelle les diverses sciences sociales. Dès 1982, Passeron mobilisait le terme d’inflation des diplômes à l’occasion d’une analyse quantitative concernant l’ouverture du lycée et du supérieur. Marie Durut-Bellat (2006) prolongeait la thématique en l’élargissant à l’inflation scolaire. Parallèlement l’inflation des diplômes fut croisée avec le thème de l’ascenseur ou du « descendeur social » (Guibert & Mergier, 2006). Pour les sociologues, la question est généralement abordée via une thématique du déclassement social nourrie par un débat indécis portant sur l’ampleur et les causes du phénomène, et sur ses diverses conséquences économiques, sociales et politiques. (Chauvel, 2006 ; Peugny, 2009 ; Boisson, 2009).
La suréducation d’une main-d’œuvre de plus en plus instruite constitue aujourd’hui un thème spécifique en économie du travail et de l’éducation comme l’atteste le nombre des travaux empiriques et théoriques publiés dans la littérature1. Globalement pour les économistes le phénomène tend à désigner les divers aspects d’un appariement imparfait enregistré sur le marché du travail entre le niveau d’éducation des individus et le niveau d’éducation requis des emplois. La suréducation est alors envisagée comme un déséquilibre qualitatif et quantitatif entre système d’éducation et système d’emploi.
Dans cette représentation, la relation formation emploi apparaît consubstantielle au domaine. L’analyse de la suréducation investit, en effet, la question des causes et des conséquences d’une inadéquation verticale entre le niveau d’éducation des individus et le niveau d’éducation requis par l’emploi. Et c’est précisément la complexité de cette relation formation emploi qui alimente un débat très ouvert sur la réalité, l’ampleur de la suréducation ainsi que sur les interprétations que l’on peut en faire.
35La pluralité des méthodes utilisées pour estimer le niveau d’éducation requis par l’emploi (auto-évaluation des travailleurs ou méthode subjective, analyse des emplois ou méthode objective, appariement réalisé ou méthode statistique) ne contribue guère à forger un consensus sur l’ampleur du phénomène. De nombreuses interrogations concernent l’influence de l’âge, du genre, des origines sociales et ethniques, le rôle de la conjoncture économique et du progrès technique, etc. (Plassard & Tran, 2009) tandis que manque au plan théorique, une interprétation générale ; les différents corpus théoriques susceptibles de fournir des interprétations plausibles ne livrant souvent que des analyses très partielles.
Le débat indécis actuel sur la suréducation ne renvoie-t-il qu’à des préoccupations totalement nouvelles suscitées par la conjoncture présente ? De fait, il ne s’agit pas d’une thématique présente de façon continue et suscitant un intérêt constant. On observe de fortes discontinuités temporelles pour un certain nombre de raisons. D’une part, les interrogations sur l’intérêt de l’éducation varient selon l’époque2. Une crise économique, une augmentation jugée particulièrement importante des effectifs scolarisés constituent le terreau naturel sur lequel s’appuie le développement ou la résurgence de la question. L’intérêt du moment peut porter sur l’ensemble de l’appareil éducatif ou peut se focaliser sur un maillon spécifique. D’autre part, la réponse aux questions posées dépend de la boite à outils scientifiques disponibles du moment. Ce n’est que progressivement que sont devenus opérationnels les différentes formes d’inadéquation entre offre et demande de travail, les rendements de l’éducation ou les données sur les catégories de chômeurs. À cet égard, il n’est pas étonnant que l’optimisme ou le pessimisme vis-à-vis des effets de l’éducation sur la productivité du travail aient joué un rôle structurant dans les positions des auteurs.
L’article s’interroge sur la façon dont le débat a traversé l’histoire de la pensée économique avant que le thème ne soit envisagé comme un thème de recherche à part entière en économie de l’éducation dans les années 1990. S’appuyant sur une présentation chronologique, il apparaît que l’on peut découper sans trop d’arbitraire la période d’analyse en deux sous-périodes.
36La première période se situe avant la naissance de l’économie de l’éducation. La « préhistoire » du concept de suréducation revêt alors la forme de la « prolétarisation des professions intellectuelles3 ». La période suivante représente celle où émerge un concept consolidé qui peut s’appuyer sur des bases de données plus robustes avant de pouvoir pleinement se développer à l’intérieur de l’économie de l’éducation.
L’article se décline selon un plan en deux parties. La première partie présente la préhistoire du concept de suréducation à travers la thématique du prolétariat intellectuel tandis que la seconde est consacrée aux développements initiaux du concept à l’intérieur d’une économie de l’éducation institutionnalisée. Il ne s’agit pas de reprendre les surveys de l’état de l’art mais de pointer les réticences initiales et les articles précurseurs.
I. LA PRÉHISTOIRE DU CONCEPT DE SURÉDUCATION :
LE PROLÉTARIAT INTELLECTUEL
Les débats sur l’éducation ont été étroitement liés à l’organisation de la société (citoyenneté, droit de vote, mais aussi, définition et financement des dépenses publiques). C’est donc avec quelques précautions que les économistes ont, de Petty et Smith à la théorie du capital humain, appliqué l’analyse économique à l’éducation. « Les économistes classiques ne concevaient pas l’éducation de masse comme un investissement de croissance économique » (Blaug, 1997, p. 265) tandis que très tôt, des éléments du calcul coûts/avantages ont été utilisés pour analyser les effets de l’éducation. On retrouve ces considérations mêlées à des réflexions sur la stratification sociale et la répartition des revenus dans la mise en cause de la suréducation dans l’apparition du prolétariat intellectuel.
37L’éducation, défenseurs et critiques
des origines aux néoclassiques
La conception d’un optimum économique de l’éducation présuppose qu’un lien soit établi entre l’éducation et le développement économique. Les effets économiques positifs vont être invoqués pour soutenir le développement de l’éducation surtout justifié auparavant par des arguments politiques. Mais le financement de l’éducation a conduit à s’interroger sur les limites éventuelles de ses bienfaits tandis qu’au cours de la Grande dépression le financement public de l’éducation supérieure destinée aux professions libérales s’est vu taxée de gaspillage.
Les origines du calcul économique appliqué à l’éducation
William Petty dans son souci d’établir des relations quantitatives en économie souligna l’effet de l’éducation sur la production et la richesse d’un pays. En réalité il cherche à mesurer la richesse nationale et à expliquer son origine. Il distingue quatre facteurs de productions « les terres, l’art, le travail et le capital » (Petty, 1905, p. 94). L’art que vise Petty correspond à toute connaissance ou compétence acquises à travers une formation (cf. en français les « arts et métiers »). Si Petty n’emploie pas ou qu’exceptionnellement le terme d’éducation, il en souligne les effets positifs sur la productivité établissant une équation et une égalité entre « l’art et le travail simple ».
Supposons que par le travail simple, je puisse bêcher et préparer à l’ensemencement 100 acres de terre en mille jours ; supposez dès lors que je passe cent jours à étudier un procédé plus rapide et à inventer des outils à cet effet, sans rien bêcher pendant la durée entière de ces cent jours ; et que pendant les 900 jours qui restent, je bêche 200 acres de terre, alors je dis que l’art qui ne coûta que cent jours d’invention vaut le travail d’un homme pour toujours, car le nouvel art et un seul homme ont exécuté autant que deux hommes sans cet art (Petty, 1905, p. 206).
Cette foi dans les bienfaits de la formation explique les positions de Petty en faveur d’un financement public et une ouverture de la formation à tous pour éviter le gaspillage des talents pouvant résulter de l’absence de formation des orphelins ou des enfants de parents pauvres. Mais Petty conseille de réserver les écoles et les Universités aux « esprits les plus élevés et les plus larges » sélectionnés par des personnes impartiales. Il 38ne prône pas le développement de n’importe quel type d’éducation et, dans la tradition de Bacon, il veut associer formation abstraite et pratique dans une perspective professionnelle. Ces considérations l’amènent à prôner une planification de l’éducation et à pointer l’excès de diplômés dans certains domaines. Il affirme ainsi que
si l’on convenait du nombre de théologiens, de médecins et d’hommes de loi, c’est-à-dire de gens élevés dans les Universités, nécessaire pour le service public, par exemple treize mille dans le système actuel, et peut-être six mille tout au plus dans le système de réduction que nous préconisons, alors en supposant qu’il en meurt un sur 40 par an, il suffirait d’en faire sortir moins de 350 par an des Universités. Supposez que les étudiants y restent cinq ans en moyenne, il s’en suit que dix-huit cent étudiants environ représentent le nombre qu’il est permis d’accorder à la fois aux universités (ibid., p. 21-22).
Ainsi l’évolution des effectifs de l’enseignement a-t-elle été très précocement un sujet de préoccupations. Pour sa part, Adam Smith a accordé une grande place aux relations entre l’éducation et la production, affichant à la fois une grande confiance dans les améliorations susceptibles d’être apportées par l’éducation mais aussi attirant l’attention sur le coût de celle-ci dans ses considérations sur « Les Talents utiles acquis par les habitants ou membres de la société » (Livre II, chapitre 1, « De la division du capital », II, 1. 7). Smith considère explicitement les compétences comme un « capital fixé et réalisé, pour ainsi dire, dans [la] personne » et la formation comme un investissement profitable. Cela ne l’empêchait pas de se montrer sévère à l’égard de la formation dispensée dans certaines universités (comme celle d’Oxford où il avait lui-même été étudiant).
Il ne fait pas de doute que Smith voyait, au-delà de la rentabilité économique, de multiples raisons de favoriser l’éducation et la formation. Il n’en a pas détaillé les effets « économiques », car ceci impliquait de disposer de fonctions de production permettant d’établir une relation causale entre différents entrants et un ou des produits. La notion de fonction elle-même si elle est relativement ancienne en mathématique ne s’est précisée qu’au cours du xviiie siècle. Le premier auteur à analyser la productivité des facteurs à l’aide d’une fonction de production implicite fut von Thünen et si l’on en croit son témoignage, l’élaboration d’une fonction permettant de la mettre en évidence, fut l’œuvre de sa vie (Schneider, 1934). Publiée de façon posthume en 1863, son étude des 39« coûts d’éducation en tant que formation du capital productif » fournit une première analyse économique de l’éducation. La relation éducation productivité lui apparaissant évidente pour les « couches supérieures, docteurs, fonctionnaires, etc. que leurs aptitudes et le niveau de leur efficacité dépendent de la durée et du soin apportés à la préparation de leur profession » (von Thünen, 1863, p. 140), il mit plutôt l’accent sur les « travailleurs manuels ordinaires, et en particulier les travailleurs agricoles ». Il fournit plusieurs arguments en faveur de cette efficacité de l’éducation qu’il s’agisse d’une formation directement professionnelle ou d’une formation générale et il conclut qu’il y a « une certaine relation entre la productivité des différents travailleurs et les coûts de leur formation » (ibid., p. 141). Cela le conduit à poser une relation entre éducation et salaire car « si un travailleur a une productivité supérieure d’un quart à la moyenne, alors un entrepreneur dans l’industrie ou l’agriculture versera un salaire supérieur d’un quart au salaire moyen à un tel travailleur et il en sera ainsi automatiquement, que les salaires soient payés au temps ou aux pièces ». Von Thünen montre ensuite que les situations concrètes de pays comme l’Angleterre, la Russie ou l’Irlande corroborent la relation postulée entre l’éducation et la productivité.
En justifiant ensuite de considérer les êtres humains comme du capital, von Thünen établissait les bases sur lesquelles l’économie de l’éducation devait se développer dans la seconde moitié du xxe siècle et notamment le concept de rendements de l’éducation comme Renshaw (1960) l’a relevé. Mais pendant presqu’un siècle la méthodologie esquissée par von Thünen fut largement négligée par les économistes traitant de l’éducation.
Les débats sur l’éducation concernent, dans la seconde moitié du xixe siècle, l’alphabétisation et sont dominés par des considérations sur le rôle de l’État vis-à-vis de l’éducation. Ce sont les vertus émancipatrices de l’éducation, considérée comme une condition de la citoyenneté qui sont mises en avant de John Stuart Mill à Dupuit. Le premier dans les Principes mais surtout dans De la liberté se fait l’avocat de l’éducation dont les effets sur le bien-être de la classe ouvrière et sur la productivité lui semblent suffisamment évidents pour qu’il consacre ses réflexions aux moyens que peut mettre en œuvre l’État pour généraliser l’éducation sans empiéter sur les libertés. Ainsi il admet que l’État puisse imposer de donner « une éducation et une instruction au peuple meilleures 40que celles que le plus grand nombre aurait spontanément demandée » (Livre V, chapitre 11, section 23, § 8). Dans la note 112 des Principes, il argumente contre Charles Dunoyer pour qui l’éducation ne devait pas être imposée. Pour Dunoyer, c’étaient les « rendements de l’éducation » qui devaient susciter une demande des intéressés. Mill avance différents arguments pour soutenir une exception au principe de non-intervention de l’État qui anticipe la notion de « merit goods ». Nul doute que cette exception au profit de l’éducation s’appuie sur la conviction de Mill que les effets positifs de l’accroissement des connaissances sont évidents comme le démontrent aux yeux de tous « trains et bateaux à vapeur » (Livre I, chapitre 7, section 12, § 5).
Mill dans son argumentation évoque incidemment les retombées de l’éducation sur le niveau général de bien-être et donc introduit la distinction entre rendements privés et rendements sociaux. On retrouve cette distinction chez C. Dupont-White (1846) pour qui les avantages de l’instruction ayant un « caractère essentiellement public et national », c’est à la communauté d’en supporter les frais. Il défend aussi l’idée d’une « indemnité pour le père dont le fils reste à l’école passé dix ans, tel serait le juste correctif d’une instruction primaire, obligatoire jusqu’à l’adolescence » introduisant implicitement la notion de coût d’opportunité.
Marshall qui rend hommage à von Thünen dans la préface des Principes reprend ses arguments sur l’effet positif de l’éducation sur la productivité mais il ne va pas au-delà dans le calcul économique des rendements de l’éducation. En 1919, c’est en passant qu’il rappelle la relation entre le système éducatif allemand et les performances de ce pays et qu’il fait de l’éducation un « investissement national ». En revanche, il avance un argument original en faveur d’une éducation de masse avec un financement public : sans elle, certains génies ne pourraient pas éclore or « la valeur économique d’un grand génie industriel suffit à couvrir les dépenses faites pour l’éducation d’une ville tout entière » tandis qu’une idée nouvelle, « comme la grande invention de Bessemer, augmente autant la puissance productrice de l’Angleterre que le travail de cent mille hommes ». Marshall, (1890, t. 1, p. 386).
Les distinctions opérées par von Thünen entre les différents niveaux d’enseignement, ou entre l’enseignement général et l’enseignement spécialisé ne seront pas exploitées systématiquement par les économistes de la fin du xixe siècle.
41Les critiques du développement de l’éducation
Le développement de l’éducation tout au long du xixe siècle ne pouvait manquer de stimuler la réflexion des économistes sur son financement. On a déjà noté l’hostilité de C. Dunoyer vis-à-vis du financement public de l’éducation. Elle s’inscrit dans l’attitude très critique vis-à-vis de l’État du courant libéral français. Jules Dupuit, figure singulière par certains égards de ce courant, en affinant l’analyse des effets de l’éducation, va s’approcher du concept de suréducation.
Dupuit fait état de son expérience dans les travaux publics et s’intéresse aux compétences respectives nécessaires aux « ingénieurs » et aux « conducteurs de travaux ». Il soutient qu’une éducation trop poussée peut finalement avoir un effet négatif sur la capacité productive de ceux qui en bénéficient car trop d’éducation peut rendre inapte à s’occuper « avec science de certains détails fastidieux » (Dupuit, 1848, p. 212-213).
En réalité, on trouve déjà l’idée d’une mesure au-delà de laquelle l’éducation n’est pas souhaitable ou ne doit pas être encouragée chez Mill pour qui « N’est-il pas axiomatique que l’État doive exiger et imposer l’éducation de ses jeunes citoyens, au moins jusqu’à un certain niveau ? » (Mill, 1859). Pour Dupuit on peut parler d’un effet nuisible si la formation enlève ses « qualités essentielles au conducteur de travaux » (Dupuit, ibid., p. 213).
Méfiant vis-à-vis de l’éducation, Dupuit pointe la responsabilité de l’État qui tend à fournir une instruction secondaire inadaptée et pléthorique qui ne pourra trouver à être employée de sorte qu’il faut déplorer le temps perdu pour les intéressés et pour la société (Dupuit 1861, p. 247).
Dupuit relève ici le gaspillage de ressources que ne justifient pas les rendements de l’éducation et la caractéristique de la suréducation dans laquelle les compétences acquises dans l’éducation ne sont pas mises en œuvre dans des emplois qui requièrent des compétences moindres. En fait, il avait déjà fourni une explication à cette situation en mettant en cause les limitations imposées par l’État à l’accès à certaines professions (Dupuit, 1859, p. 193 et suivantes).
Pour Dupuit, la liberté du travail doit être totale et nulle intervention de l’État n’est justifiée. Il propose logiquement la suppression du diplôme, la liberté de l’enseignement du droit et de la médecine qui 42« constitueraient un progrès considérable sur l’état de choses actuel » et pour mettre en œuvre d’autres formes d’acquisition des compétences et des connaissances, il conviendrait d’après lui, de « supprimer la gratuité de l’enseignement [qui] rendrait des solutions alternatives viables ». En réalité, Dupuit voit dans l’apprentissage sur le tas (learning by doing) la meilleure solution. Écrivant à une époque où les titres d’architecte ou d’ingénieur ne sont pas réglementés, il fait valoir qu’il n’y a pas plus de raison de protéger les titres de médecins ou d’avocats. Il estime que l’apprentissage du droit ou de la médecine serait plus efficacement réalisé et à bien moindre coût auprès de professionnels de qualité tandis que dans l’état actuel, « le plus habile jurisconsulte, le plus habile médecin ne pourraient faire de leur fils un avocat ou un médecin » (p. 194) et il justifie vigoureusement un modèle alternatif de formation :
Le système de l’apprentissage qui donne de bons architectes et de bons ingénieurs, non seulement donnerait de bons médecins et de bons avocats, mais ouvrirait des carrières à certaines classes de la société qui s’en trouvent exclues par les avances qu’elles exigent aujourd’hui (ibid., p. 197).
Le débat public sur le bien-fondé
de l’éducation à la fin du xixe siècle
Les économistes qui ont participé aux controverses sur l’éducation ont souvent appuyé leurs plaidoyers comme leurs mises en garde sur des arguments plus « sociologiques » voire politiques qu’économiques, même si ceux-ci ne sont pas absents. C’est le cas de Pareto qui dénonce la séduction des systèmes socialistes sur le « prolétariat intellectuel » (1902-1903, t. 1, p. 73 et p. 381). Pareto ici reprenait simplement la dénonciation de l’éducation énoncée par Bismarck en 1884 dans lequel il mettait en garde contre le « prolétariat des bacheliers4 ». Dans un discours pour la prolongation des lois contre les socialistes, Bismarck mettait en garde contre l’agitation en Russie et déclarait :
Les nihilistes sortent du prolétariat des bacheliers, des gens à moitié cultivés, de l’excédent, que la culture apprise dans les lycées devrait conduire à la vie bourgeoise, sans que celle-ci ait la capacité d’absorber cet excédent […]. C’est la surproduction de gens à moitié instruits en Russie, qui a l’impact le plus nihiliste.
43Colson (1912) voit dans la suréducation un angle d’attaque contre le financement public de l’éducation préconisée par tant d’économistes de Smith à Marshall. La réduction du coût de l’éducation a pour effet en définitive de créer « le prolétariat intellectuel, avec les misères privées et les dangers sociaux qui découlent de son développement » (p. 131).
Colson reprend ici des thèmes fréquemment évoqués dans la littérature ou le monde politique. Ainsi dans le roman Les déracinés de 1897, Maurice Barrès dénonce « les licenciés de lettres ou de sciences qui sollicitent des places dans l’enseignement et tiennent leur diplôme pour une créance sur l’État » et met en cause le financement public des carrières dans l’enseignement et il poursuit sa diatribe en dénonçant « un prolétariat de bacheliers » (p. 105).
Cette période de la Grande dépression a vu également une réflexion sur la place de ce nouveau prolétariat intellectuel dans le courant socialiste en particulier la social-démocratie allemande qui cherche à définir sa stratégie vis-à-vis des étudiants et diplômés attirés par le socialisme. Les enjeux étaient considérables alors que le socialisme de la chaire5 occupait une position importante dans les universités allemandes. Kautsky (1894-1895) en Allemagne comme Jaurès en France se prononcent pour accueillir ce nouveau « prolétariat » et l’associer à la lutte pour le socialisme. Tous les deux ont une connaissance intime puisque le premier avait entrepris des études d’histoire et d’économie à l’Université de Vienne qui n’ont pu déboucher sur un doctorat et une carrière académique tandis que le second, normalien a enseigné à la faculté de lettres de Toulouse. Pour Kautsky « Le développement du capitalisme crée de jour en jour de nouveaux champs d’activité pour le travail intellectuel » et « nécessite avec le travail des ouvriers celui des ingénieurs, des chimistes, des entrepreneurs etc. » (Kautsky, 1895, p. 110). Mais comme en même temps la demande d’éducation de la part de toutes les catégories intermédiaires augmente, il ne lui paraît pas étonnant que l’on puisse parler de surproduction dans l’« intelligenz » (ibid., p. 112).
Au contraire de Jaurès qui accueille à bras ouvert le prolétariat intellectuel à côté du prolétariat ouvrier et paysan (Jaurès, 1893), Georges 44Sorel (1918) ne voit aucun avenir dans le socialisme pour ces travailleurs intellectuels. Selon lui, la socialisation des moyens de production réduira à peu de choses le besoin d’hommes de loi, tandis que celui des médecins ne s’accroîtra pas. Quant aux ingénieurs « beaucoup trop nombreux » les techniciens les remplaceront avantageusement. Au total cette socialisation provoquera un « lock-out prodigieux » des diplômés de l’enseignement supérieur (p. 57) de sorte que le changement de régime social serait une cause possible de suréducation.
En 1886 et 1896, à l’opposé du spectre politique, un rédacteur du Journal des économistes, Rouxel, devait consacrer une série d’articles à cette surproduction d’intellectuels. Tout d’abord, en 1886 il critique l’Université accusée d’étendre indûment la liste des domaines enseignés grossissant ainsi « le flot des déclassés et des pensionnaires de l’État ». Puis en avril 1896, il vise plus spécifiquement la surabondance des médecins qui, selon lui, résulte des entraves apportées au « libre jeu de l’offre et de la demande, seul susceptible d’établir spontanément l’équilibre entre tous les besoins humains et tous les produits et services propres à les satisfaire » (ibid., p. 69). En soustrayant l’exercice de la médecine au jeu du marché, le diplôme est ainsi la cause de la surproduction des médecins dont le remède est tout simple : « libérer l’exercice de cet art et l’enseignement de cette science de toute intervention législative ».
En septembre de la même année, il revient sur la question. La pléthore ne peut venir que d’une « protection » ayant fait naître des profits ou des anticipations de profits « capables d’attirer dans ladite profession une foule de concurrents qui veulent profiter de cette aubaine » (ibid., p. 70). La gratuité de l’enseignement et les bourses « créent de toutes pièces […] le prolétariat intellectuel, dont le prolétariat médical est une des branches » (ibid., p. 72).
Surtout cette remise en cause de la croyance dans les bienfaits de l’éducation s’accompagne d’une des premières formulations de la théorie du « déversoir », « ceux qui ne peuvent gagner leur vie par le métier qu’on leur a enseigné à si grands frais pour eux et pour les contribuables, ces déclassés cherchent à faire autre chose » (Rouxel, 1906, p. 71). Ce « déclassement » est générateur de changements sur le marché du travail en raison des asymétries des demandeurs d’emplois. Comme devaient le montrer les théoriciens de la suréducation
45les plus diplômés en situation de surabondance ont la possibilité d’évincer les moins diplômés des emplois pour lesquels ils avaient les qualifications ; au contraire en situation de déséquilibre sur les emplois demandant moins de qualification, les travailleurs ne peuvent trouver une échappatoire sur les emplois qui exigent des qualifications plus élevés que celles qu’ils ont. […] Les variations de productivité, de chômage, et d’inégalité, peuvent ainsi être rattachées à la suréducation et la diplômanie (Skott & Auerbach, 2005).
Les avatars du chômage intellectuel
de l’Entre-deux-guerres aux Trente glorieuses
La place consacrée au prolétariat intellectuel avant la guerre de 1914 peut apparaitre démesurée par rapport aux effectifs en cause. J. C. Chesnais (1975) a établi que le nombre des bacheliers passe de 7 129 en 1886 à 9 452 en 1894 pour redescendre à 7 139 en 1913 mais dans les années d’après-guerre, les effectifs (garçons et filles) sont plus étoffés passant de 10 516 en 1920 à 27 777 en 1940. Cet accroissement combiné à la crise de 1929 produit un renouvellement des critiques sur le contenu des formations comme sur l’orientation et l’insertion professionnelle tandis que l’amorce des Trente glorieuses verra au contraire le retour des considérations positives sur la productivité de l’éducation.
Le chômage des professions intellectuelles (learned professions)
À la sortie de la Première guerre mondiale, dans de nombreux pays et notamment en France, la question des débouchés professionnels va se poser en relation avec le développement de l’enseignement professionnel dont les diplômés risquent de faire concurrence à ceux de l’enseignement supérieur. En 1919, la loi Astier institue les « cours professionnels » pour tous les jeunes de moins de 18 ans, en 1920. Dès 1922, le décret du 26 septembre entraine la naissance des offices d’orientation professionnelle. En même temps va se substituer au concept polémique de prolétariat intellectuel la catégorie de « travailleurs intellectuels » tandis que le droit social évolue et la loi du 25 mars 1919 apporte le premier cadre institutionnel aux conventions collectives et constitue une étape décisive dans la construction du droit de la négociation collective. L’époque est propice aux groupements professionnels et en 1920 apparaît la Confédération des Travailleurs Intellectuels (CTI). La CTI élabore une définition du concept en 1927 « le travailleur intellectuel est celui qui tire ses moyens 46d’existence d’un travail dans lequel l’effort de l’esprit, avec ce qu’il comporte d’initiative et de personnalité, prédomine habituellement sur l’effort physique » (cité par Pinault, 2004). Il s’agit d’une définition large, qui inclut aussi bien les « professions intellectuelles » mises en avant dans les débats de la fin du xixe siècle que des salariés. Selon Pinault, on peut penser à des « dizaines de milliers d’ingénieurs voire de techniciens, par exemple chimistes ou pharmaciens, d’enseignants du secondaire et du supérieur ». Dans les années 20, les organisations des travailleurs intellectuels et des étudiants qui s’internationalisent, avec la Confédération Internationale des Travailleurs Intellectuels et l’International Student Service rattaché à la Société des nations, contribuent à la production de données quantitatives6.
Deux auteurs, l’un français, Alfred Rosier (1934, 19377) et l’autre autrichien Walter Kotschnig (1937) vont s’engager dans l’analyse du chômage intellectuel. Alfred Rosier, docteur en droit, président de l’AGE de l’UNEF de Lyon, puis vice-président de l’UNEF, avant de devenir un des dirigeants de la CTI, puis chef de Cabinet de Jean Zay, Ministre de l’éducation nationale entre 1937 et 1939, secrétaire général du BUS, puis du Centre supérieur des œuvres, continue à suivre les questions étudiantes jusque dans les années 1960 au sein des administrations et de différents organismes. Il fut incontestablement durant toute sa vie un grand spécialiste de la vie sociale (y compris de l’insertion) des étudiants.
Walter Kotschnig, diplômé de sciences politiques, s’engage en 1925 dans l’International Student Service (ISS) dont il devient le secrétaire général. Il reste lié à cette organisation pendant une décennie même lorsqu’il est en charge des réfugiés durant les années 1934-1936 pour le compte de la Société des nations. Son ouvrage de 1937 issu pour une grande part de ses activités à l’ISS constitue une tentative héroïque pour saisir quantitativement le phénomène du chômage intellectuel.
Grâce à ses efforts, le chômage intellectuel bénéficie de données statistiques permettant une analyse économique beaucoup plus fouillée. Kotschnig (1937) s’efforce de déterminer les causes et les effets de 47l’engorgement des professions intellectuelles en utilisant les fonctions d’offre et de demande sur le marché du travail intellectuel (p. 158). Admettant que ce marché comporte de multiples subdivisions, il lui semble possible d’affirmer que la demande y est élastique tandis que « l’offre de travailleurs intellectuels ayant une formation universitaire est inélastique – c’est à dire ne s’adapte que lentement aux changements de la demande » (ibid., p. 162). Kotschnig saisit bien les conséquences, en termes d’emploi, de l’hétérogénéité des travailleurs. À la suite de Rosier il distingue quatre types de situations : d’abord les professions engorgées (overcrowded), celles souffrant d’une mauvaise répartition, celles globalement engorgées mais offrant encore des débouchés pour certains types de spécialistes et finalement celles faisant face à une pénurie de candidats (p. 115). La question de l’asymétrie des situations est effleurée dans le cas particulier des ingénieurs dont Rosier et Koetschnig rapportent qu’avant même la crise de 1929, 10 % se trouvaient au chômage et 50 % étaient « sous-classés » (c’est-à-dire occupaient des emplois pour lesquels ils étaient surqualifiés).
La situation des ingénieurs constituait une question très sensible à laquelle est consacré l’éditorial de Technica, la revue des anciens élèves de l’École Centrale de Lyon de 1935. L’éditorialiste s’y émeut d’une déclaration du président du Conseil, P. E. Flandin, pour qui : « Nous assistons à une surproduction intellectuelle tout aussi inquiétante, et plus peut-être, que la surproduction industrielle ou agricole. Il est temps d’y mettre un terme et de recréer des terrassiers, des maçons, des couvreurs, dont la France a plus besoin que de licenciés sans emploi ». Mais selon l’auteur, ce sont, en fait, les ingénieurs qui sont visés par une « véritable campagne menée contre eux, accusés d’être les seuls responsables du malaise actuel ». Il faut bien admettre que la profession se trouve fortement remise en question. Pour Mayor (1936) : « la mystique de la science s’est développée plus vite que la science elle-même. […] La profession d’ingénieur s’en est trouvée extraordinairement grandie. […] Cette mystique a suscité un nombre beaucoup trop grand de vocations » (p. 424).
André Liesse (1938) estime que l’expansion des années 20 est responsable de cette surproduction d’ingénieurs car elle a entraîné la multiplication des écoles d’ingénieurs et donc une croissance trop forte de l’offre, d’autant que la production industrielle a diminué dans les années trente. Il préconise en conséquence une réforme de l’enseignement et une meilleure orientation professionnelle.
48À ces remèdes dont les effets ne peuvent être que différés, Kotschnig (1937) oppose une vue plus optimiste des évolutions en cours car, conformément à la loi de Wagner, il lui semble apercevoir « une demande accrue de travailleurs intellectuels causée par l’évolution industrielle » (p. 43). Pour remédier aux difficultés, il préconise à côté de la recherche de débouchés et des mesures restrictives, une série de mesures de court terme pour lutter contre le chômage intellectuel : travaux et chantiers publics, travaux d’urgence pour travailleurs intellectuels, compléments de formation et stages.
On retrouve le même volontarisme du côté de Raoul Dautry. Directeur général des chemins de fer de l’État il prononce début janvier 1935, une conférence sous les auspices du Comité de la qualité française, sous le titre « Que faire de nos 50 000 Ingénieurs ? ». Dans le même éditorial de Technica (mars 1935), R. Dautry estime que le problème posé par le chômage des ingénieurs appelle d’abord des solutions immédiates :
persuader les jeunes de se contenter pour leurs débuts de situations modestes et de ne bouder ni la province, ni les colonies. […] Les Administrations et les entreprises peuvent remédier aussi à cette situation pénible en rajeunissant leurs cadres. Le personnel des chemins de fer de l’État est passé en cinq ans, de 100 000 à 72 000 employés. Ceci uniquement par des mises à la retraite, et quatre cents jeunes gens diplômés ont été embauchés.
Mais R. Dautry préconise aussi des solutions à plus longue échéance. Il faut restaurer en France le souci de la qualité et développer la préoccupation de l’organisation du travail, ainsi que l’esprit des recherches. Et, pour ce faire, créer dans chaque corporation des centres d’études et d’informations. Ceci conduirait nécessairement à étoffer les cadres, donc à utiliser en plus grand nombre les jeunes hommes instruits que fournissent les Écoles et les Instituts. « Il n’est pas de patriotisme plus utile actuellement que le patriotisme des producteurs ».
On voit ainsi poindre au milieu des années 1930, un rejet des attitudes pessimistes vis-à-vis de l’apport de la technique ayant pour corollaire une position restrictive vis-à-vis de l’éducation. Cette vision positive du progrès économique allait se retrouver dans les recherches sur la croissance au début des Trente glorieuses et notamment dans la période de reconstruction.
49Reconstruction et besoins de main-d’œuvre
Les années de reconstruction après la Seconde guerre mondiale, le retour à la croissance et les transformations des modes de productions vont faire oublier les risques de dépenses superflues d’éducation. Pierre Jaccard rapporte encore en 1957 que « lors de [son] dernier séjour d’enseignement aux États-Unis, en 1949, quelques éducateurs s’alarment de la hausse des effectifs d’étudiants qui devait entraîner, pensaient-ils, un encombrement funeste dans les carrières libérales ». Ces craintes sont longuement développées par C. W. Mills dans son fameux livre de 1951. Après avoir critiqué l’évolution de l’expérience du travail, la formation des élites, les ambivalences de la démocratisation de l’enseignement en s’appuyant sur Kotschnig, il en tire une vision très pessimiste de l’avenir. Certes il admet que la structure des emplois a permis d’offrir des emplois bien payés aux diplômes d’université au cours des cinquante années précédentes de sorte que « l’instruction a payé » mais il est convaincu que ces rendements de l’éducation sont en train de disparaître (trad. française, p. 272-273).
De même, Harris, un des premiers keynésiens américains, enseignant à Harvard, avant de prendre la direction de l’USCL à San Diego, a attiré l’attention sur le financement de l’enseignement supérieur et l’augmentation inéluctable des droits d’inscription de sorte que la question du retour sur l’investissement éducatif est posée implicitement dès la fin des années quarante (Harris, 1949). J. Fourastié ne conteste nullement l’écrasement prévisible de la hiérarchie des rémunérations mais il estime que les avantages en terme de bien-être procurés par l’éducation sont suffisamment incitatifs : « Des licenciés, des docteurs auront des emplois modestes. Ils n’en seront pas moins des hommes instruits et cultivés » (Fourastié, 1951, p. 181).
Mais les travaux de Colin Clark (1940) et de J. Fourastié (1948) modifient la représentation des besoins de formation de la population active et dorénavant ce sont les pénuries de personnels ayant reçu une formation au-delà de la scolarité obligatoire qui sont mises en avant. Ainsi Jaccard voit dans la pénurie d’infirmières qui sévit dans tous les pays « une crise significative ». L’origine de la crise vient de ce que la demande d’infirmières et d’infirmiers qualifiés l’emporte toujours davantage sur l’offre de services et Jaccard d’ajouter « ce trait fait reconnaître 50dans cette profession une activité tertiaire qui ne peut être accomplie ni par des machines ni par des personnes non spécialisées » (p. 79). Mais au-delà même du glissement des secteurs d’activité, l’organisation de la production fait qu’à l’heure actuelle « c’est de techniciens, d’ingénieurs et de savants entraînés dans les sciences que l’on a besoin » (p. 177).
Avec Fourastié et Jaccard, on retrouve l’optimisme sur le progrès technique et économique basé sur la formation et même la formation continue. Jaccard passe en revue la situation de différents pays pour faire siens les propos d’Henri Laugier, premier directeur du CNRS, indiquant qu’en France : « un immense besoin de savoir, et de perfectionner son savoir, et de l’adapter au progrès des connaissances, monte de toutes les classes de la nation, depuis l’artisan et l’agriculteur jusqu’aux ingénieurs et constructeurs » (Jaccard, 1957, p. 249).
II. SURÉDUCATION ET ÉCONOMIE DE L’ÉDUCATION :
RÉTICENCES INITIALES ET TRAVAUX PRÉCURSEURS
Comme le rappelle (Teixeira, 2000), l’émergence de l’économie de l’éducation en tant que champ autonome d’étude est associée à la conférence inaugurale présidentielle de T. Schultz au colloque annuel de l’AEA en 1960. Cette conférence, renforcée ultérieurement par d’autres publications séminales (Becker, 1960, 1964) visait à mettre en exergue les bénéfices de l’éducation et à promouvoir l’importance d’une approche économique de l’éducation. À l’exception d’une parenthèse vite refermée, le développement des travaux sur la suréducation en économie de l’éducation a pris, véritablement son essor et s’est accentué dans les années 1980 et 2000. Il y a lieu de s’interroger sur les raisons de ce retard avant de revenir sur les deux travaux séminaux qui ont lancé le programme de recherche.
L’émergence du thème :
des débuts différés et difficiles
La thématique ne fait l’objet d’aucune référence lors de la naissance de l’économie de l’éducation dans les années 1960 et il faut attendre 51les années 1970 pour voir resurgir le concept avec une tension sur le marché des diplômés de l’enseignement supérieur aux États-Unis. Mais les économistes ne sont pas tout de suite parties prenantes du débat à l’opposé des sociologues. Ce retard relatif des économistes renvoie à plusieurs facteurs : rôle prépondérant de la théorie du capital humain mais aussi difficulté de l’analyse économique, à détecter les surplus ou les pénuries des professions, ou à envisager des modes d’ajustement plus complexes que celui proposé par le modèle d’équilibre partiel de concurrence.
Le coup de semonce du milieu des années 1970 :
un thème pris en charge par les autres sciences sociales
Le thème de la suréducation apparaît pour la première fois dans la littérature des sciences sociales dans les années soixante-dix. Comme très souvent, c’est aux États-Unis que la thématique émerge sous la plume d’un sociologue Berg (1970) qui s’inquiète des conséquences du phénomène de croissance de personnes diplômées et l’interprète à l’aune de la relation formation emploi sous l’angle d’une grande « escroquerie scolaire ».
Pour cet auteur qui concentre son attention sur les variations des qualifications requises à l’intérieur des catégories d’emplois, l’augmentation des niveaux d’éducation de la population active enregistrée sur la période 1950-1960 dépasse largement les qualifications requises pour les emplois proposés. Berg notamment estime que, sur les 4 millions de diplômés des Colleges recensés en 1950, seulement 1,1 millions sont requis et que pour l’année 1960 les chiffres correspondants sont respectivement de 6 et de 1,4 millions. Des études plus anciennes (Folger & Nam, 1964) avaient même estimé que durant la période 1940-1960, 85 % de l’augmentation des niveaux d’éducation étaient imputables à des augmentations de niveaux d’éducation à l’intérieur des emplois et seulement 15 % à des variations de structures d’emplois.
L’attention des sciences sociales portée à la tendance de l’enseignement supérieur à devenir une Université de masse (Trow, 1972) conduit corrélativement à s’interroger sur l’existence d’un trend éventuel d’excédent d’offre des diplômés des Colleges. Au début des années 1970, les premiers constats de difficultés rencontrées sur le marché du travail depuis la 52Grande dépression de 1930 par les diplômés apparaissent (Gordon, 1974). Dans le même temps, de nombreux observateurs prévoient un marché du travail pour les diplômés de l’enseignement supérieur moins florissant que celui qui a prévalu Après-guerre jusqu’à la fin des années 196. La période précédente avait été marquée, en effet, par une forte croissance de la demande de travail de diplômés capable d’absorber une augmentation forte de l’offre. Les origines de cette augmentation de la demande sont multiples. Sont pointés l’impact d’un recrutement important d’enseignants du primaire et du secondaire imputable à des facteurs démographiques ou les nombreuses embauches à l’Université liées à des causes démographiques et comportementales. Pour les filières scientifiques et les ingénieurs, l’interprétation s’appuie davantage sur la croissance des budgets fédéraux consacrés à la recherche et au développement (effet Spoutnik).
Le rapport de la Carnegie Commission « Colleges and Jobs » de la même époque ne pousse guère non plus à l’optimisme en estimant que 25 % des nouveaux diplômés dans les années soixante-dix seraient dans des emplois tenus auparavant par des non-diplômés. Un consensus semble se dégager sur l’idée que le surplus de diplômés attendu pour les années quatre-vingt ne prendra pas la forme du chômage mais contraindra beaucoup d’entre eux à accepter des emplois inférieurs à ceux considérés comme « normaux » dans les années 1950-1960.
Derrière ces interrogations empiriques se profile aussi une critique acerbe à l’encontre de l’impérialisme des économistes. Les années soixante avaient constitué « l’âge d’or » de l’économie de l’éducation dans la mesure où, selon Blaug (1972), tout Ministre de l’éducation se devait d’avoir à sa droite pour le conseiller un économiste de l’éducation. L’ouvrage de Berg constitue une violente charge à l’encontre de la théorie du capital humain au sens où tout l’argumentaire est mobilisé pour démontrer que l’éducation n’augmente pas la productivité, contrairement au dogme de la théorie du capital humain. Berg mettait directement en cause la responsabilité des employeurs via l’hypothèse de « credentialism » (imposition de normes de niveau d’éducation injustifiées pour certains emplois).
53Le rôle décisif de la théorie du capital humain
L’économie de l’éducation en tant que discipline constituée est portée sur les fonds baptismaux par la théorie du capital humain au début des années soixante. La théorie semble alors particulièrement adaptée pour justifier une expansion massive de l’éducation dans le but de réduire les inégalités et de maintenir le rythme de la croissance économique. Par la suite, l’expansion de l’enseignement supérieur, les révoltes étudiantes, la difficulté à cerner les rapports entre éducation et activité économique brouillent l’image optimiste véhiculée par la théorie du capital humain. L’intensité des préoccupations concernant la suréducation semble fortement connectée des cycles de domination ou de contestation de la théorie du capital humain.
Le débat débuta par une confrontation entre l’analyse microéconomique véhiculée par la théorie du capital humain et une approche macroéconomique orientée vers la planification pour se poursuivre avec d’autres visions alternatives de l’éducation et du marché du travail.
Par ses fondements méthodologiques, la théorie du capital humain s’avère peu armée pour traiter des problèmes de suréducation. Il s’agit d’une théorie bien ancrée dans l’individualisme méthodologique qui exclut, par définition, les pénuries ou les excédents si les marchés sont parfaitement concurrentiels. Par réalisme, elle reconnaît cependant que l’optimum peut ne pas être immédiatement atteint en raison des problèmes d’information qui retardent les ajustements. Les pénuries ou les surplus (i.e. la suréducation) ne peuvent être que temporaires8.
L’optimum peut ne pas être aussi spontanément atteint en raison d’un marché du capital rendu imparfait par la spécificité du capital humain. Son incorporation à l’individu l’empêche de servir pleinement de caution à son financement9 de sorte que l’économie est soumise plus à un risque de sous-investissement que de surinvestissement en capital humain.
Les véritables théories de la suréducation (Plassard & Tran, op. cit.) doivent s’appuyer sur les théories de la relation formation emploi. Or sur ce point, la théorie du capital humain se démarque fortement de sa rivale 54de l’époque, l’approche macroéconomique des méthodes de prévision des besoins de main d’œuvre (Parnes, 1963) fondée sur l’existence d’une relation étroite entre la formation et l’emploi (voire même une bijection).
Pour la première, la relation formation emploi ne constitue pas un référentiel théorique pertinent. Becker (1964) suggère notamment qu’il ne convient pas d’intégrer la variable emploi dans la détermination du revenu, l’effet emploi se trouvant déjà médiatisé par le niveau d’éducation. En matière d’hétérogénéité du travail, la théorie du capital humain penche en faveur d’une hypothèse de substitution parfaite, analogue au concept de capital homogène, « capital confiture » (au sens de Joan Robinson) formalisé dans les modèles classiques d’accumulation optimale du capital humain (général) sur le cycle de vie (Weiss, 1986), qui marque un retour aux « unités efficaces de travail » et donc un éloignement de la profession. La fonction de gains de Mincer (1974) va plus loin en suggérant que le revenu du travailleur ne dépend pas du lieu où celui-ci officie. Cette position de principe explique en partie que la notion de suréducation moderne soit apparue chez les sociologues et à une époque traversée par le doute après une période d’euphorie véhiculée par la théorie du capital humain.
Les passes d’armes entre les deux approches se sont déplacées aussi sur le front de la mesure des élasticités de la demande de travail par niveaux d’éducation. Pour l’analyse néoclassique, les prédictions de la demande de travail ne posent pas véritablement problème. La demande est toujours une fonction décroissante du salaire et la seule incertitude concerne la sensibilité de cette demande des employeurs aux variations des salaires des travailleurs de différents niveaux d’éducation. La question de l’élasticité de la demande de travail par niveaux d’éducation qui renvoie in fine au problème des élasticités de substitution entre catégories de travailleurs porte sur deux grands enjeux. D’une part, la méthode de planification de la main-d’œuvre en fonction des besoins des entreprises s’appuie sur une hypothèse d’élasticité de substitution nulle qui lui permet de prévoir les dits besoins en fonction uniquement de la composition sectorielle de l’emploi. Le deuxième enjeu est lié à l’impact des changements de l’offre de travail sur la distribution des gains. Lorsque les valeurs des élasticités sont élevées, de fortes augmentations de l’offre relative de diplômés auront peu d’effets sur les salaires relatifs. En revanche, une demande de travail peu élastique confrontée à une forte augmentation de l’offre aura un impact majeur sur la distribution des salaires.
55Les premiers travaux effectués aux États-Unis n’excluaient pas l’existence de fortes élasticités de substitution. Des gains relatifs des diplômés de College par rapport à ceux des High School durant les années 1950-1960, stables voire même croissants en dépit d’une forte hausse de leurs effectifs s’accordaient bien avec des estimations fortes (Bowles, 1969 ; Psacharapoulos & Hincliffe, 1972). Ceci alimentait la critique des modèles à coefficients fixes utilisés par l’OCDE pour planifier les marchés des travailleurs qualifiés.
Des gains relatifs à la baisse dans les années 1970 poussèrent à réexaminer les résultats. De meilleures données, de nouveaux modèles conduisent à des valeurs d’élasticités de substitution comprises entre 1 et 2. De telles valeurs devenaient compatibles avec une variation de l’offre de diplômés impactant les gains relatifs tout en n’invalidant pas la pertinence de la planification de l’éducation fondée sur le modèle de coefficients fixes (Tinbergen, 1974).
Les années 1970 furent aussi des années très difficiles pour la théorie du capital humain car elle fut contestée par des théories alternatives sceptiques sur la contribution de l’éducation à la productivité individuelle, à la croissance économique et à la réduction des inégalités.
Les théories du signalement (Spence, 1973) ou du screening (Arrow, 1973) renouvellent l’interprétation du rôle de l’éducation et contestent l’hypothèse de sous-investissement probable. Elles pointent plutôt le risque d’un surinvestissement structurel (et donc d’une suréducation générale), provoqué mécaniquement par une information imparfaite et asymétrique. La critique s’est développée aussi autour d’une vision institutionnaliste réfutant les fondements de l’économie néoclassique dont la théorie du capital humain représente un développement moderne et rénové. Le modèle de Thurow (1975) de la concurrence pour l’emploi, les théories de la segmentation du marché du travail ou du dualisme du marché du travail (Doeringer & Piore, 1971) sont venues interpeller aussi l’efficience externe du système éducatif. De la même façon, la critique marxiste de l’école radicale américaine (Bowles & Gintis, 1976 ; Carnoy & Levin, 1985), en rappelant que la production n’est pas simplement un processus technique, redéfinit en profondeur le rôle du système d’enseignement dans une société capitaliste et les liens de ce dernier avec le marché du travail.
On assiste toutefois dans les années 1980 au retour d’une certaine confiance dans l’importance de l’éducation tant dans la trajectoire 56professionnelle des individus que dans la croissance économique. Le fort développement de la théorie de la croissance endogène au tournant des années 80 et 90 (Lucas, 1988) et les estimations empiriques au départ favorables à l’existence d’un lien fort entre éducation et croissance vont susciter un nouveau consensus dans le rôle clé de l’éducation même si par la suite le débat fut plus rugueux. (Pritchett, 2001 ; Krueger & Lindhal, 2001 ; Aghion & Cohen, 2004).
Pénuries ou surplus : des difficultés chez les économistes à repérer les déséquilibres et à envisager des modalités d’ajustements diversifiées
La notion de déséquilibre est consubstantielle à la notion de suréducation. Dans les années cinquante et soixante, le débat qui oppose libéraux et partisans de la planification porte sur l’existence de pénuries éventuelles dans certaines professions de main-d’œuvre qualifiée. La définition de la pénurie et donc du déséquilibre se révèle conflictuelle10, la question concernant en creux la possibilité d’utiliser des indicateurs de marché comme guides d’allocation des ressources et de pilotage de l’enseignement.
Les défenseurs de la planification suggèrent que les indicateurs de marché se révèlent inadéquats voire trompeurs. Leur conviction s’appuie sur un certain nombre de travaux empiriques dont ceux de Reder (1955) figurent parmi les plus célèbres. Ce dernier postule que les firmes n’augmentent pas les salaires en réponse à des pénuries de main-d’œuvre qualifiée privilégiant les diminutions d’exigence en matière d’embauche, les promotions internes ou la formation sur le tas. Si une part des ajustements revêt la forme de substitutions de bas niveaux de qualification au détriment de plus hautes, in fine le travail non qualifié pourrait devenir plus rare que certaines catégories de travailleurs qualifiés. L’hypothèse est testée avec un certain succès aux États-Unis sur des données de l’industrie et du bâtiment pour la première moitié 57du xxe siècle. Le différentiel de salaire qualifié / non qualifié diminue dans les périodes de croissance (années de guerre et après la Seconde guerre mondiale) tandis qu’il s’élargit pendant la crise de 1919-1921. L’étude renforce l’idée que certains économistes et planificateurs n’ont pas tort de minimiser l’influence des prix et que la notion de « besoins de main-d’œuvre » a plus de sens que le concept de demande de travail au sens classique du terme.
De l’autre côté de l’échiquier théorique, la question des problèmes de main-d’œuvre qualifiée est interprétée à l’aune de l’offre et la demande. La pénurie de main-d’œuvre étant une condition de marché, celle-ci doit être reflétée dans les prix. Les difficultés ne sont pourtant pas réglées, deux études effectuées par des économistes de grand renom consacrées à la pénurie d’ingénieurs sur la période fin 1950 aux États-Unis aboutissent à partir des mêmes données à des conclusions opposées.
Blank & Stigler (1957) abordent le problème via les salaires relatifs en conformité à l’hypothèse de marché. Dans cette optique, les deux auteurs critiquent l’hypothèse alléguée d’une pénurie d’ingénieurs aux États-Unis, au moins dans les années précédant 1954 en démontrant un déclin relatif des gains des ingénieurs. Les travaux font l’objet de questionnements ponctuels (comparaison de salaires moyens / salaires de départs, croissance importante du niveau d’éducation de la population active durant la période 1939-1954 (Hansen, 1961) qui confortent l’hypothèse d’absence de pénuries voire la possibilité de surplus jusque dans les années cinquante. En revanche pour la période 1950-1958, l’évolution des salaires relatifs indique une tendance à la pénurie d’ingénieurs. Les travaux de Blank & Stigler, et ceux de Hansen suggèrent des surplus anciens et des pénuries récentes d’ingénieurs sur la base des taux de salaires courants.
Arrow & Capron (1959) proposent un nouveau modèle d’interprétation de la demande d’ingénieurs et de personnels scientifiques pour la période 1950-1958 aux États-Unis en insistant sur le fait qu’en période de croissance continue de la demande, les taux courants de salaires peuvent renvoyer à des taux de salaires d’équilibre de périodes précédentes avec une pénurie non temporaire. Les deux chercheurs formalisent une théorie dynamique de la pénurie sur l’hypothèse d’un retard dans le recrutement de nouveau personnel imputable au temps de prise de décision, à la résistance à une augmentation de salaires entraînant des 58coûts croissants pour les salariés présents et les salariés nouveaux. Le modèle de pénurie dynamique établit le taux de changement des salaires (ici les gains des ingénieurs et des scientifiques) comme une fonction de la pénurie ou du surplus i.e. dw/dt = g (D-O). Si la demande augmente de façon continue, le prix d’équilibre peut être plus important que le prix actuel en raison des retards d’ajustements. Une pénurie dynamique non nécessairement apparente au vue de la seule évolution des prix présents conduit à questionner les résultats trouvés par Blank & Stigler. L’amplitude d’une pénurie dynamique dépend, en effet, de la vitesse de réaction du marché, du taux d’accroissement de la demande et de l’élasticité de l’offre et de la demande. Pour Arrow & Capron, les comportements des trois variables confortent l’existence probable d’une pénurie dynamique.
Si l’analyse avait des difficultés à détecter l’existence et le sens de déséquilibres, elle se trouvait aussi dans l’incapacité à prévoir des modalités complexes d’ajustement des marchés du travail. Une analyse redéployée sur les surplus devait s’éloigner d’une logique d’équilibre partiel car l’entrée additionnelle d’individus d’un certain niveau d’éducation pouvait affecter les individus de même niveau d’éducation mais aussi ceux qui n’avaient pas ce même niveau. Les modèles d’excédents de main d’œuvre élaborés pour les PED trouvèrent ici un nouveau débouché (Fields, 1995).
S’il est convenu que ces travailleurs additionnels risquent de ne pas faire aussi bien que leurs prédécesseurs quand l’éducation est plus rare, la détérioration des conditions prend plusieurs formes. Elle peut se manifester par le développement d’un chômage des travailleurs éduqués, de chutes de rémunérations dans les emplois où ces travailleurs sont habituellement employés ou par des mouvements de ces travailleurs vers des catégories d’emplois moins qualifiés.
Le modèle traditionnel d’équilibre du marché du travail postule une diminution des salaires des individus formés à la suite d’une expansion de ce niveau d’éducation. Dans un modèle d’équilibre général à deux niveaux d’éducation, les mécanismes de l’offre et la demande suscitent un mouvement de sens contraire pour les moins éduqués devenus plus rares. Ce type de modèle est fondé sur l’hypothèse d’une flexibilité salariale suffisante pour équilibrer les marchés du travail respectifs. Dès lors que les salaires n’assument pas ce rôle, les conséquences sont très différentes.
59Une première situation de marché non équilibré combine rigidité des salaires et stratification des marchés du travail (Fields, 1974). Les travailleurs éduqués occupent les emplois en haut de la hiérarchie, tandis que les emplois du bas de l’échelle sont réservés aux travailleurs de bas niveaux d’éducation. Initialement le chômage s’explique par un salaire supérieur au salaire d’équilibre. Si le salaire ne varie pas, l’effet d’une expansion de travailleurs éduqués accroît mécaniquement le chômage. On retrouve l’argumentaire de Blaug et al. (1969) et Blaug (1973) concernant le chômage des diplômés indiens. Lorsque davantage d’individus sont diplômés, la concurrence pour un nombre limité de places devient très sévère. Les nouveaux diplômés vont expérimenter de long mois de chômage voire même des années jusqu’à ce qu’ils soient finalement embauchés dans les emplois attendus.
Le troisième modèle proposé (Fields, 1972, 1974), est le modèle « d’éviction ou de déversoir ». Il s’apparente au modèle de modèle de concurrence pour l’emploi (Thurow, op. cit.). Comme dans le modèle de stratification, l’éducation reste un prérequis pour l’accès aux emplois bien rémunérés. Mais la grande différence avec le modèle stratifié dans lequel les travailleurs de niveau d’éducation différents se cantonnent dans des marchés du travail distincts est qu’ici les travailleurs éduqués vont accepter des emplois moins payés dans une logique financière. La stratégie des plus formés peut consister à chercher un emploi de haute qualification à haut salaire mais avec une faible probabilité de l’obtenir ou d’accepter d’être embauché de façon prioritaire dans un emploi non qualifié avec un salaire plus faible mais sans durée de chômage. À l’équilibre des valeurs actuelles, les deux stratégies assurent des choix financiers indifférents. L’expansion du nombre de travailleurs plus éduqués réduit la demande de travail des travailleurs moins éduqués qui se révèle être une demande résiduelle, ces derniers se trouvant à la fin d’une file d’attente dont les premiers rangs sont préemptés par les plus diplômés.
Les premiers rendez-vous explicites entre les économistes
et le thème dans la période d’Après-guerre :
deux travaux séminaux
Les économistes sont arrivés sur le champ tardivement même si ce sont eux qui ont donné au domaine son appellation définitive. En 1976 paraît, en effet, l’ouvrage de R. Freeman, The Over Educated American. 60En dépit d’un grand succès de librairie, le livre n’a pas déclenché un développement important de la littérature. Le développement et les débats associés se sont accentués ultérieurement à la suite des travaux de Duncan & Hoffman (1981).
The Overeducated American : un premier rendez-manqué via une analyse agrégée ciblée sur les diplômés de l’enseignement supérieur ?
Pensant observer un déclin de l’avantage monétaire des diplômés des Colleges sur les High School, dans le milieu des années soixante-dix, Freeman (1975-1976), pense que les États-Unis sont devenus une nation de suréduqués. En d’autres termes, trop d’individus ont obtenu trop d’enseignement eu égard aux besoins du marché du travail.
S’il se met dans les pas d’un autre chercheur du MIT, Harris (1949), l’approche de Freeman s’inscrit dans une stricte perspective néoclassique et pointe une baisse de la prime des diplômés des Colleges observée à un niveau agrégé imputable à un excédent de l’offre sur la demande.
Au niveau agrégé, la baisse des taux de rendement de l’éducation est établie par le fait que tous les signaux du marché concernant les diplômés virent au rouge indiquant que le marché est devenu un « marché d’acheteur » (gains réels et relatifs, projets d’emplois et de carrières détériorés). Cette chute des rendements de l’éducation a en outre des répercussions conformes à la théorie ; la baisse des inscriptions enregistrée étant imputable notamment à la réaction du consommateur « marginal » représenté par un individu de la classe moyenne inférieure. Les réallocations entre disciplines sont conformes à l’évolution des débouchés et on assiste à une baisse des inscriptions en sciences au profit de disciplines traditionnelles et des spécialités orientées management. L’ouvrage fut l’objet de nombreuses critiques émises qui vont se retrouver ultérieurement dans la littérature. L’ouvrage de Freeman ignore notamment le fait que le chômage s’avère moins élevé pour les diplômés des Colleges, (un atout important de la rentabilité privée des études) et que les avantages du College ne peuvent se réduire aux seuls bénéfices monétaires.
Mais la critique la plus incisive porte sur l’influence (omise) des effets démographiques. À cet égard, le débat sur l’ouvrage fut la première occasion d’investir l’impact du baby boom sur les salaires des jeunes travailleurs. En prolongeant de 4 ans la série proposée par Freeman, 61Smith & Welch (1978) constatent que le pourcentage de diminution des revenus enregistré pour les nouveaux entrants est de 8 % au lieu des 24 % trouvés par Freeman. Pour les deux auteurs, le résultat relevait plus d’un surencombrement de marché du travail pour les primo-entrants consécutif à des tailles élevées de cohortes que d’une situation de suréducation proprement dite. Le débat entre les protagonistes (Freeman, 1979, 1980 ; Welch, 1979) porta sur l’impact relatif des effets d’âge, de générations, voire des effets de moment médiatisés par l’impact de la guerre du Vietnam sur les inscriptions à l’Université.
Mais ce qui poussa à une démotivation de la profession à investir plus avant le thème, ce sont les données montrant une hausse des différentiels de revenus entre diplômes de College et diplômés des High School dans les années 1980. Pour Murphy & Welch (1989), l’évolution de cet écart reparti à la hausse pour se situer à un niveau plus élevé qu’avant la chute constatée, s’interprète en termes de mouvements d’offre et de demande (ralentissement de la croissance de la population des Colleges et augmentation de la demande de travail pour ce niveau d’éducation). Les années 1980 qui montrent un rebond des taux de rendement de l’enseignement supérieur paraissent indiquer que la situation des années 1970 pouvait constituer une aberration temporaire d’une évolution générale de rendements croissants pour l’enseignement supérieur.
De fait, les travaux ultérieurs ont eu tendance à croiser rendements favorables de l’éducation et croissance des inégalités. L’article de Mincer de 1988 « Investments in US education and Training as supply responses » résume bien la doctrine de la théorie du capital humain en matière d’interprétation de l’évolution des rendements de l’éducation et des comportements des agents. Selon lui, les évolutions « turbulentes » des taux de rendements et de la demande d’éducation sur la période 1970/1990 doivent être saisies en distinguant les variations de stocks et les variations de flux. La croissance forte des flux dans les années 1970 (lorsque les rendements sont faibles) suivie d’une stagnation dans les années 1980 lorsque les rendements ont tendance à se relever renverrait alors simplement à une croissance de la demande de travail qualifié suscitée par un progrès technique biaisé en faveur de la qualification. Dans cette perspective, l’hypothèse d’une absence de réponse de l’offre à la demande est contestée dans la mesure où c’est le stock de main-d’œuvre concerné qui impacte les salaires et non les flux. Les flux d’investissement ont répondu positivement aux 62taux anticipés de rendements de l’éducation. Si l’offre varie bien avec la rentabilité de l’éducation, l’offre cumulée (i.e. le stock) s’avère moins élastique de sorte que cette dernière n’avait pas eu le temps de réduire une rentabilité courante importante relativement à des standards historiques pour un certain nombre de raisons (retards dans le pipeline du système éducatif, coûts croissants, performance médiocre du système éducatif en amont de l’enseignement supérieur qui selon Mincer constitue le principal goulot d’étranglement majeur aux ajustements de l’offre).
Le terme de suréducation employé par Freeman pour désigner le déséquilibre observé sur le marché des diplômés de l’enseignement supérieur américain durant les années 1970 apparaît intimement lié au problème de la rentabilité monétaire des diplômes des Colleges, investi traditionnellement par la théorie du capital humain.
Si la suréducation désigne bien un surplus d’éducation des individus par rapport au niveau d’éducation des emplois, l’analyse se situe à un niveau très agrégé même lorsque Freeman s’intéresse à des groupes particuliers (femmes, noirs). Cette approche agrégée qui conduit Freeman à ne pas considérer explicitement le niveau de décalage existant entre le niveau d’éducation de l’individu et celui requis par l’emploi rend impossible toute imputation du déclin salarial enregistré à une diminution de la proportion des diplômés allant dans des emplois inadéquats. De la même façon, la problématique néoclassique d’équilibre partiel retenue conduit à ne voir dans la suréducation qu’un phénomène transitoire. Les développements ultérieurs de la suréducation vont passer par la mise en avant d’une véritable relation formation emploi et s’affranchir de la relation traditionnelle éducation salaire convoquée par Freeman.
Recherche de preuve du « mismatch » par la microéconomie
et décollage de l’économie de la suréducation (Duncan & Hoffman, 1981)
La littérature concernant la suréducation fut revitalisée par la publication en 1981 d’un article de Duncan & Hoffman « The incidence and wage effects of overeducation » dans la revue Economics of Education proposant une approche résolument microéconomique. À la suite d’Eckaus (1964) et de Berg (1970), ces derniers étudient la suréducation en confrontant les niveaux d’éducation offerts par les travailleurs et les niveaux d’éducation demandés par les emplois.
63À la différence des auteurs précédents qui comparaient ces deux variables à un niveau agrégé, Duncan & Hoffman étudient le phénomène au niveau individuel. Ils comparent ainsi des travailleurs « correctement » appariés à leurs emplois à des travailleurs se trouvant dans des emplois qui requièrent plus (ou moins) d’éducation par rapport à leur niveau d’éducation. Ils délaissent aussi l’approche dite objective suivie jusque-là par les chercheurs, et introduisent une nouvelle mesure de la suréducation, la méthode subjective. Cette méthode constitue aujourd’hui une famille de mesures de la suréducation appelée auto-évaluation par les travailleurs11. À cette occasion, Duncan & Hoffman trouvent des niveaux particulièrement élevés de suréducation dans la société américaine, 40 % au niveau de l’ensemble de la population active et presque 50 % pour la population active noire.
Enfin et surtout, ils introduisent une spécification de fonction de gains qui permet une estimation séparée des rendements des années d’éducation requises par l’emploi, des années de suréducation et des années de sous-éducation. La méthode est élégante et donne la possibilité de visualiser directement, les conséquences d’une adéquation parfaite entre éducation et emploi, d’une suréducation, ou d’une sous-éducation. Elle s’avère aussi plus générale que celle des travaux précédents en envisageant l’ensemble des éventualités : (appariement réussi, écart positif mais aussi écart négatif entre niveau d’éducation requis par l’emploi et niveau d’éducation acquis par le travailleur).
Un résultat très important obtenu concerne l’observation d’un rendement positif de la suréducation. En d’autres termes les travailleurs suréduqués, selon les auteurs, gagneraient dans la même profession plus que les travailleurs correctement « appariés », même si le rendement marginal d’une année de suréducation est la moitié du rendement d’une année additionnelle d’éducation requise. Le suréduqué subit, en effet, une pénalité salariale par rapport à l’individu de même niveau d’éducation mais dans un emploi adéquat.
On peut s’interroger sur les raisons du succès. Outre le caractère parlant et élégant de la formulation, faut-il y voir, sans doute, l’attrait pour une perspective microéconomique beaucoup plus dans l’air du temps. 64L’approche de Duncan & Hoffman de la suréducation au niveau individuel s’avère plus détaillée et précise que l’approche agrégée de Freeman ce qui lui donne un avantage comparatif en termes d’informations (Leuven & Oosterbeek, 2011). Notons par ailleurs une information sur l’ampleur globale du phénomène peut être obtenue par simple agrégation de données individuelles. Celle-ci est livrée aisément par chaque auteur, sous la forme d’une statistique descriptive à partir de l’échantillon étudié. La méthode a aussi le mérite d’attirer l’attention sur une caractéristique mise en exergue de plus en plus souvent par la suite, le risque de l’investissement éducatif et l’hétérogénéité de ses rendements (Heckman et al., 2006).
La formulation a aussi un autre avantage. Plusieurs modèles théoriques de fonctionnement du marché du travail sont implicitement intégrés dans la fonction de gains proposée par les auteurs. Des valeurs spécifiques données aux coefficients permettent de retrouver des modèles de fonctionnement du marché du travail très différents : modèle de Mincer, (op. cit.) du capital humain, modèle de Thurow (op. cit.). La formulation générale s’avère en outre adaptée aux modèles hédoniques dans lesquels les traits d’offre et les caractéristiques de demande de travail ont un rôle à jouer dans la détermination de la productivité et donc des salaires. La relation formation emploi opère un retour remarqué sous une forme souple au sens où à une profession donnée est associée une distribution de niveaux d’éducation. La relation formation emploi trouve son fondement dans l’idée d’avantage comparatif procuré par un type d’éducation relativement à un type d’emploi. Il s’agit là d’un retour à un type d’analyse initié par Tinbergen (1956), Roy (1951) et dont le développement fut longtemps bloqué par la suprématie de la théorie du capital humain.
Ces différentes raisons expliquent que l’article a contribué fortement au décollage de l’économie de la suréducation envisagée comme sous domaine spécifique de l’économie de l’éducation avec une littérature orientée vers trois grandes questions. La première interrogation concerne l’ampleur globale du phénomène et ses déterminants au niveau individuel. La seconde question directement liée à l’équation de salaires des deux auteurs a trait aux estimations des rendements de l’éducation acquise, des rendements de la suréducation et des rendements de la sous-éducation. La troisième investit les théories économiques du fonctionnement du marché du travail susceptibles de rendre compte du phénomène.
65CONCLUSION
En considérant la formation comme un investissement, Adam Smith a posé les bases d’une analyse économique de l’éducation dont von Thünen a précisé les éléments en mettant en balance les coûts et les avantages économiques ouvrant la voie à la recherche d’un optimum en matière d’éducation. Dès lors que l’économiste développe des outils permettant de définir un optimum en matière d’enseignement, les situations concrètes peuvent relever de diagnostics de surinvestissement ou de sous-investissement dans le cadre d’une logique privée ou sociale.
Pour ces pères fondateurs de l’économie de l’éducation, la diffusion des connaissances est une source de progrès économique pour la société et d’amélioration des conditions de vie pour les individus. On retrouve cette coloration optimiste dans la théorie moderne du capital humain de Becker qui a permis de préciser et détailler l’analyse des relations entre l’éducation et les performances économiques et qui fut à l’origine de la création de l’économie de l’éducation moderne envisagée comme une discipline spécialisée de la science économique.
Positionnée sur le principe selon lequel on peut améliorer la qualité de la force de travail en investissant dans l’éducation, couplé le plus souvent avec une hypothèse de régulation par le marché, la théorie du capital humain, constitue l’armature principale d’un courant de la pensée économique dépositaire d’une vision fondamentalement optimiste. Ce premier courant a beaucoup de mal à s’écarter d’une hypothèse implicite de non-saturation en matière de qualité de ressources humaines et de sous-investissement en capital humain. En poussant le trait à l’extrême, elle ne modifierait qu’à la marge la proposition énoncée en son temps par Jean Bodin : « il n’y a de richesse que d’hommes » qui deviendrait « il n’y a de richesse que d’hommes éduqués ».
Le discours sur la suréducation s’inscrit dans une vision plus sombre et malthusienne de l’évolution et de la conception des économistes en matière d’éducation. Sur ce champ, la perspective retrouve le statut de science lugubre que dénonçait Carlyle.
La thématique de la suréducation tend à regrouper à la fois les formulations critiques à l’encontre de l’éducation envisagée comme un 66investissement en capital humain et celles considérant les marchés du travail non concurrentiels. Aussi directement ou indirectement à travers les controverses qu’elle a pu susciter, elle a contribué au développement de l’analyse économique de l’éducation. La crainte de la suréducation a suscité des débats sur le financement public suspecté d’être à l’origine du phénomène au cours desquels sont apparus de nombreux concepts : les coûts d’opportunité, la distinction entre les rendements privé et public de l’éducation, l’asymétrie sur le marché du travail.
Au cours du temps, les observations se sont considérablement élargies. Pendant tout le xixe siècle et la première moitié du xxe, les réflexions ont ciblé essentiellement les professions intellectuelles. Le thème tomba en désuétude durant la période d’Après-guerre recouvrant les Trente glorieuses. La thématique revint sur le devant de la scène dans les années 1970 à l’occasion d’une tension sur le marché du travail des diplômés des Colleges aux États-Unis. Mais c’est principalement à partir de la publication de l’article de Duncan Hoffman (op. cit.) que se développa l’analyse de la suréducation et que se créa un sous-domaine particulier de l’économie de l’éducation.
On sait que le champ s’avère particulièrement conflictuel tant sur les faits que sur les interprétations. Les théories avancées peuvent différer sur de nombreux plans : isolement des facteurs considérés comme les déterminants clés du phénomène, importance du coût privé ou social, caractère temporaire ou permanent du phénomène. Faut-il s’en étonner ? Pas vraiment pour peu que l’on considère la suréducation comme une modalité spécifique d’ajustement dans le cadre d’un fonctionnement d’un marché du travail et d’un marché de l’éducation, objets eux-mêmes de nombreux débats contradictoires.
Aujourd’hui, le débat sur la suréducation s’inscrit à la fois dans le prolongement des analyses anciennes et dans de nouvelles configurations (Abrocemu, 2002 ; Guironnet, 2009).
La thématique tend à se développer actuellement dans la perspective plus générale d’un « mismatch » contribuant à l’augmentation du chômage structurel et à la réduction de la croissance économique via une sous-utilisation de la main d’œuvre et une réduction de la productivité. Dans cette optique, l’impact des institutions du marché du travail et celui des comportements des entreprises se trouve davantage investi (Cedefop, 2012).
67Parallèlement à l’étude de l’ampleur de la suréducation, son coût privé et social fait aussi l’objet de nouvelles interrogations. En ce qui concerne le coût de la suréducation, ce dernier dépend à l’évidence d’un caractère durable ou éphémère du phénomène non encore totalement élucidé par l’analyse.
Ce coût dépend aussi de relations complexes enregistrées notamment entre suréducation et surqualification, qui semblent constituer le champ en cours d’investigations sans doute le plus prometteur. À cet égard, la dimension quantitative du « mismatch » qui a longtemps prévalu consécutivement à une interrogation menée sur un éventuel surplus de diplômés engendré par la croissance très forte des effectifs de l’enseignement supérieur tend à laisser la place à des orientations plus qualitatives, davantage compatibles avec l’hypothèse de la société de connaissances.
L’inadéquation horizontale (en relation avec la discipline ou la filière) n’exclut pas la présence de déséquilibres quantitatifs ponctuels, mais la relation s’avère multiforme entre cette dernière et la suréducation (inadéquation verticale) (Quintini, 2011). Sur les autres aspects qualitatifs12, la distinction établie entre suréducation et sur-compétence semble faire progresser l’analyse. L’hétérogénéité des individus par niveaux d’éducation est reconnue tandis que les mesures directes des compétences paraissent fournir des estimations plus satisfaisantes du capital humain que celles délivrées par des mesures indirectes basées sur les indicateurs classiques d’éducation. Un montant du coût social plus lié à la sur-compétence qu’à la suréducation (Mavromas et al., 2007) suggère que les politiques correctives doivent orienter principalement leurs actions sur l’aspect sous-utilisation des compétences.
Pour autant, une thématique de suréducation fondée sur la relation formation emploi n’est pas véritablement armée pour saisir l’ensemble des relations entre système éducatif et système productif. De fait, un pan important des nombreux effets externes de l’éducation fait l’objet d’une littérature spécialisée concernant la relation éducation-croissance aussi riche que conflictuelle (Gurgand, 2005). Le rapprochement de ces deux littératures par Lemistre (2009) fondée sur une opposition court terme / long terme, apparaît comme une tentative prometteuse. 68Les travaux récents concernant la relation qualité de l’éducation croissance économique (Hanusheck & Woessmann, 2012), ceux distinguant la suréducation véritable de la suréducation formelle (Green & Zhu, 2010) peuvent éventuellement contribuer à faire de l’arbitrage qualité/quantité en éducation un point d’intersection aussi fiable.
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1 On pourra consulter notamment les surveys suivants : Sicherman (1991) ; Hartog (2000) ; Groot & Maasen van den Brink (2000) ; Sloane (2003) ; McGuinness (2006) ; Ordine & Rose (2009) ; Barone & Ortiz (2010) ; Croce & Ghignoni [(2012). En France le terme de déclassement est souvent préféré à celui de suréducation. Pour un survey en langue française, cf. Plassard & Tran (2009). Voir aussi le recueil d’articles sur ce thème dans l’ouvrage de Giret & al. (2005].
2 Ce caractère cyclique se retrouve dans la plupart des pays comme le montre Windolf (1998).
3 En France depuis l’affaire Dreyfus, l’intellectuel est associé à une cause et il est celui qui influence l’opinion et qui permet d’espérer dans l’avenir. Nous voulons ici désigner plus largement les professions intellectuelles dont l’activité est opposée au travail manuel ou plutôt à un travail ne demandant pas de formation particulière.
4 Voir le contexte de cette diatribe dans Otto Pflanze (1990).
5 Les socialistes de la chaire sont des professeurs d’économie (comme G. von Schmoller, L. Brentano, W. Sombart ou A. Wagner) qui prônèrent la mise en place de mesures sociales par l’Empire wilhelminien pour faire face à la montée de la social-démocratie.
6 En France la CTI, avec le soutien du ministère et de différentes associations, crée, en 1933, le Bureau universitaire de statistiques et de documentation scolaire et professionnelles [B.U.S.] qui fonctionnera jusqu’en 1970 où il est remplacé par l’ONISEP. – http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/chan/chan/series/pdf/63AJ.pdf
7 Rosier a publié à de très nombreuses reprises sur ces sujets. Voir en bibliographie deux exemples très représentatifs.
8 Comme le souligne Blaug (1972), le cobweb n’exclut pas une convergence vers l’équilibre. La convergence ou la divergence dépendent des valeurs des élasticités de l’offre et de la demande de travail.
9 Cette spécificité du capital humain est mentionnée par Marshall, puis reprise dans le chapitre 11, « Supply of factors of production » de Friedman (1962).
10 La discussion pouvait achopper en amont sur la notion de « besoins » comme critère de pénuries. Pour de nombreux économistes, définir une pénurie par rapport à des standards établis sur des « besoins » de main d’œuvre n’apparaissait pas opérationnel en raison de l’impossibilité d’arriver à un consensus sur des critères de besoins socialement déterminés (Blank & Stigler, 1957). Boulding (1954) allait encore plus loin dans la critique d’une approche des « budgets de main d’œuvre en fonction des besoins » en suggérant que ce type d’allocation de ressources conduit inévitablement à des solutions monolithiques, militaires, … à des types de société communiste.
11 La troisième famille de méthode de mesure de la suréducation, méthode statistique ou méthode « realized match » fut introduite un peu plus tard dans la littérature par Clifford Clogg & James Shockey (1984).
12 Pour une approche générale, cf. les travaux de Sattinger (2012) qui théorisent les déséquilibres qualitatifs entre offre et demande d’éducation et de compétences.