Alexander Rüstow (1885-1963) Du socialisme libéral au libéralisme social
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2017 – 1, n° 3. varia - Auteur : Commun (Patricia)
- Résumé : Le parcours intellectuel d’Alexander Rüstow permet de mieux comprendre en quoi l’ordolibéralisme allemand diffère du néolibéralisme français et anglo-saxon ainsi que du libéralisme autrichien. Le cheminement de Rüstow remet en cause le positionnement de l’ordolibéralisme comme une troisième voie, entre socialisme et libéralisme. Rüstow illustre également les raisons pour lesquelles une pensée économique hétérodoxe comme l’ordolibéralisme fonde les principes de l’économie sociale de marché.
- Pages : 241 à 264
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- EAN : 9782406069676
- ISBN : 978-2-406-06967-6
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06967-6.p.0241
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/06/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Néolibéralisme, ordolibéralisme, libéralisme, économie sociale de marché, monopole
Alexander Rüstow (1885-1963)
Du socialisme libéral au libéralisme social
Patricia Commun
Université Cergy-Pontoise
Introduction
L’ordolibéralisme allemand est, au même titre que le néolibéralisme, né d’une critique du libéralisme et du capitalisme à la suite des grandes crises méthodologiques et économiques qui secouèrent l’Allemagne au début du xxe siècle (Campagnolo, 2003). La différence essentielle avec ces courants de pensée, par ailleurs voisins, se cristallise sur l’idée de lutte contre les monopoles et de protection du mécanisme concurrentiel qui doit être au cœur de l’économie de marché. L’idée de lutte contre les monopoles est centrale pour Rüstow et les ordolibéraux d’une manière générale. Elle s’oppose à la thèse de l’inéluctabilité du socialisme défendue plus particulièrement par Ludwig von Mises (Mises, 1938). Pour sauvegarder le capitalisme, il fallait lutter, par le biais du contrôle des concentrations et des monopoles, contre les grands capitalistes qui étaient, de manière paradoxale, les fossoyeurs du système capitaliste. Cet article a pour objectif de montrer le cheminement d’Alexander Rüstow qui incarne une pensée économique hétérodoxe et interdisciplinaire, marquée par le traumatisme de l’échec de la République de Weimar, la dictature et l’exil. À l’origine il se définissait comme un socialiste libéral, mais l’expérience politique et l’expertise économique, puis le choc de la dictature l’ont amené à rejeter toute solution de compromis entre le socialisme et le capitalisme.
242Cet article suit le trajet politique et intellectuel complexe d’Alexander Rüstow, de son engagement politique en faveur d’une Troisième voie (partie 1), au recentrage sur l’idée de concurrence non faussée qui doit constituer le cœur d’un libéralisme économique renouvelé (parties 2 et 3). Cependant, sa critique d’une économie de marché libre et non encadrée est une constante, qu’elle soit l’objet de sa grande réflexion historico-sociologique rédigée dans son exil stambouliote (parties 4 et 5) ou qu’elle soit nourrie par la déception vis-à-vis d’une société de marché dont il déplorait les excès consuméristes et matérialistes (partie 6).
I. La tentation de la Troisième voie
L’Association allemande des historiens, économistes et sociologues, le Verein für Socialpolitik1, se constitua en 1873. Elle entendait défendre la possibilité d’une Troisième voie, à la fois antilibérale et antisocialiste. Il s’agissait de faire pièce, à la fois aux socialistes révolutionnaires qui s’étaient réunis au congrès d’Eisenach en 1869, et aux libéraux réunis au Congrès des économistes allemands.
C’est contre les historicistes du Verein für Socialpolitik, donc contre l’idée de la possibilité d’une Troisième voie réformiste que s’élevèrent, aux débuts des années 1920, les jeunes économistes rassemblés par Alexander Rüstow.
Né en 1885, Alexander Rüstow était le plus âgé et le plus « à gauche » des ordolibéraux sur l’échiquier politique. Il s’inscrivait dans la tendance du « socialisme religieux », dans la filiation de Paul Tillich2.
243Avec un oncle qui avait combattu aux côtés de Garibaldi, Rüstow a développé une véritable haine du militarisme et de l’État autoritaire. Ses études de mathématiques, physique, psychologie, philosophie, philologie, droit puis économie ont en fait un esprit universel, capable d’intégrer sa réflexion économique dans une philosophie sociale. Il s’inscrivait dans le sillage du grand libéral allemand Friedrich Naumann qui considérait comme indispensable la collaboration entre libéraux et socialistes (Commun, 2011). Son principal mentor était le socialiste libéral Franz Oppenheimer. C’est de Friedrich Naumann et aussi de Franz Oppenheimer qu’il hérita cette focalisation sur la question de la concurrence. La surveillance de la concurrence permet d’aboutir à une économie de marché qui joue un rôle égalisateur. Il s’agit alors de
passer d’un capitalisme souillé historiquement à une économie de marché libérée de l’exploitation d’une classe. Ce sera le stade de l’économie pure, où la concurrence jouera pleinement son rôle égalisateur (Valentin, 2002).
C’est en ce sens que la liberté économique permet d’égaliser les conditions d’existence. La surveillance des monopoles et la protection de la concurrence sont au cœur du socialisme libéral allemand. Ces idées furent reprises, notamment, par Charles Gide et Bernard Lavergne (Diemer, 2014). Le théoricien du socialisme coopératif, qui participait au Colloque Lippmann, plaidait en effet pour que l’économie repose sur une libre concurrence entre coopératives et où chacun serait à la fois producteur et consommateur.
À la fin de la Première guerre mondiale, Alexander Rüstow apparaissait comme une figure d’intégration pour les jeunes économistes allemands désireux de renouer avec la théorie économique. (Janssen, 2009a, 2009b). Il créa en 1922 un sous-comité théorique au sein du Verein für Socialpolitik qui prit le nom de « Ricardiens allemands » (Deutsche Ricardianer) (Meier-Rüst, 1993).
Le groupe des « Ricardiens allemands » accueillait, outre son fondateur, les ordolibéraux Walter Eucken et Wilhelm Röpke, ainsi que les socialistes Gustav Heimann, Adolf Löwe et Emil Lederer. Alexander Rüstow a tenté à plusieurs reprises, d’associer aux travaux du groupe les Autrichiens Ludwig von Mises, Friedrich Hayek et 244Joseph Schumpeter, mais en vain (Köster, 2011). Eucken, Röpke et Rüstow constituaient le noyau dur du groupe, ces trois des principaux représentants du futur ordolibéralisme allemand étaient unis par une opposition commune à l’anti-théoricisme de la pensée historicisante ainsi que par une forte volonté de fonder l’économie de marché sur de nouvelles bases théoriques aptes à assurer son bon fonctionnement. Mais pourquoi Rüstow a-t-il choisi Ricardo comme emblème de son mouvement ?
Même si Rüstow ne s’en expliqua pas expressément, le choix de Ricardo n’était pas un hasard. Les jeunes « Ricardiens allemands » étaient, à l’instar de leur mentor, en faveur de la liberté de commerce et de la division internationale du travail : grâce aux avantages comparatifs, chacun des pays participant d’un système d’échanges commerciaux libres, bénéficierait d’un accroissement général de la richesse et de la prospérité. En se plaçant dans la lignée de Ricardo, implicitement, Rüstow condamnait toute la tradition du protectionnisme allemand et son principal inspirateur, Friedrich List. Il sortait du champ de la pensée économique allemande qui se résumait à l’historicisme pour renouer avec la tradition de la pensée économique internationale. Enfin, il refusait le statut de l’économie institué par l’École historique, celui d’une science normative au service du politique. Il suivait Max Weber sur la voie d’une nouvelle science économique vue comme une science sociale objective.
Pour les jeunes « Ricardiens allemands », il était urgent de reprendre le fil d’une réflexion économique rationnelle, libérée des pressions politiques allemandes, et ouverte à la discussion économique internationale. Seule une objectivité scientifique retrouvée permettrait de poser des repères théoriques servant ensuite à développer des solutions de politique économique efficaces. Analyser les crises permettait d’opérer un glissement de la notion de périodisation historique, telle que les historicistes l’avaient développée, vers la notion de cycle puis de conjoncture. Alors que l’idée de « crise du capitalisme » héritée de Marx et reprise par les conservateurs allemands avait un aspect inéluctable et déterministe, les notions de cycle et de conjoncture permettaient d’envisager des politiques économiques respectueuses des cycles, tout en étant propres à accélérer les sorties de crise. C’est, en particulier, Wilhelm Röpke qui s’est ouvert aux développements des nouvelles théories conjoncturelles 245et monétaires3, tout en gagnant une expérience économique et monétaire au sein des institutions gouvernementales et ou de fédérations de branches industrielles. Walter Eucken, qui, lui, n’a pas adhéré aux théories conjoncturelles, est cependant également sorti du champ de la discussion économique très idéologisée de l’Allemagne des années 1930, pour intégrer les positions des économistes libéraux suédois et autrichiens.
Cependant les jeunes « Ricardiens allemands » ne répondirent pas aux attentes politiques de Rüstow. Pendant l’été 1928, à la veille de la renégociation du montant des réparations dans le cadre de la préparation du plan Young de 1929, la Friedrich-List-Gesellschaft4 organisa une conférence sur le thème du paiement des réparations à laquelle fut invitée l’élite de l’économie nationale allemande. Les trois « Ricardiens allemands », Walter Eucken, Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow, y furent invités. Mais les représentants de l’école historique y étaient largement majoritaires, avec le président du Verein für Socialpolitik, Bernhard Harms, Edgar Salin, Werner Sombart et Friedrich von Gottl-Ottlilienfeld. Étaient également présents les socialistes Eduard Heimann et Emil Lederer. En face se trouvait la classe politique au pouvoir : le chancelier Hans Luther, le ministre des Finances Rudolf Hilferding et le président de la Reichsbank, Heljmut Schacht. Ce dernier lança à l’adresse des économistes l’injonction restée célèbre : « Je ne veux pas payer [la prochaine échéance des réparations]. C’est pourquoi je n’accepterai aucune théorie qui me prouve que je doive payer » (Janssen, 2000). L’image d’une « crise générale de l’économie allemande », même dans la théorie économique, tenait à ce que les économistes se disputaient violemment sur la nature et l’origine de l’hyperinflation allemande, encore que les économistes du Verein s’accordaient sur l’opposition au « primat du politique » sur l’économique.
Les « Ricardiens allemands » ne souffraient pas uniquement d’un éclatement d’une science économique incapable de répondre à l’urgence des 246graves problèmes économiques et financiers de l’Allemagne. Ils souffraient également de dissensions internes. L’écart se creusait entre, d’une part, les futurs ordolibéraux attachés à l’orthodoxie budgétaire et au sauvetage de l’équilibre monétaire et, d’autre part, un Joseph A. Schumpeter adepte de la « thèse de la liquidation » selon laquelle il fallait attendre une autocorrection de la dépression et éviter toute intervention étatique. Un désaccord pointait également avec l’ami socialiste de Rüstow, Emil Lederer, qui reprenait l’ancienne théorie de la sous-consommation de Malthus et de Sismondi et qui considérait avec bienveillance l’idée d’une politique de relance (Alcouffe & Diebolt, 2009). Socialistes et adeptes de l’École historique conservatrice, finissaient donc par se rejoindre, dans une position généralement favorable à une relance conjoncturelle, fût-ce aux dépens d’un abandon de l’orthodoxie budgétaire et monétaire. Les futurs ordolibéraux comme Rüstow, Eucken et Röpke ne pouvaient se rallier à des positions, ils mirent au centre de leurs préoccupations, outre la question des monopoles, celle de l’équilibre budgétaire et monétaire qu’il ne fallait transgresser à aucun prix.
L’éloignement relatif de Rüstow de ses amis socialistes ne fut pas la conséquence de débats théoriques généraux mais d’une analyse alternative de la crise de 1929. Rüstow n’interprétait pas la crise comme un problème de cycle conjoncturel ou comme un problème de sous-consommation. Selon Rüstow il s’agissait moins d’une crise d’ordre intrinsèquement économique qu’une crise de la démocratie économique. Elle aurait son origine dans la fixation étatico-bureaucratique d’éléments de coûts qui auraient dû être fixés par le marché : prix monopolistiques, tarifs douaniers prohibitifs, salaires fixés par conventions collectives, impôts etc. Dans ses discours devant le Verein für Socialpolitik de 1929 et 1932, il déplora :
un système tacite de fuite devant les responsabilités politiques, la proportionnelle qui a pour conséquence l’incapacité de former des majorités stables, la judiciarisation des décisions politiques, le fait de se défausser des responsabilités sur des groupes d’experts, tout ceci amène à une désintégration politique et recèle un danger de dictature (Meier-Rüst, 1993, p. 47).
Dans une lettre à son ami socialiste Adolf Löwe datée du 23 septembre 1929, Alexander Rüstow affirmait qu’il était en faveur de la lutte contre le féodalisme et toutes ses formes résiduelles au rang desquelles 247il plaçait les monopoles. La politique sociale ne devait être conduite que dans les strictes limites des possibilités offertes par l’économie de marché capitaliste. Il s’éloigna donc de ses amis socialistes et se rapprocha de Röpke lors de ses années d’exil à Istanbul. Rüstow recommandait alors une politique déflationniste qui doit s’imposer aux lobbies agraires et aux syndicats (Meier-Rüst, 1993).
II. L’apôtre de la concurrence non faussée
L’expérience gouvernementale conforta Rüstow dans l’idée qu’il était urgent de renouveler l’analyse théorique des cartels. Cependant, la pensée économique classique ne livrait pas les outils suffisants pour apporter une solution politique pérenne au problème des cartels. Il fallait, pour ce faire, intégrer le droit à l’économie et déboucher sur une pensée juridico-économique. En 1919, grâce à son ami socialiste Adolf Löwe, il entra au ministère de l’Économie du Reich, alors dirigé par un ministre social-démocrate Rudolf Wissel. Il y passa cinq années en tant que « Conseiller pour les Affaires économiques générales ». Il y fit des rencontres marquantes : le sous-secrétaire d’État Richard von Moellendorf, le secrétaire d’État Ernst Trendelenburg ainsi que Walter Rathenau, qu’il admirait beaucoup comme étant la dernière incarnation de l’idéalisme allemand et l’expression de l’esprit d’une bourgeoisie cosmopolite. Plus important encore, il participa à la mise en place de la loi sur les cartels, la Kartellverordnung de novembre 1923. Cependant cette loi était très peu restrictive, elle fut critiquée par le juriste Franz Böhm (Böhm, 1928) : si elle tentait de réglementer les abus de position dominante, elle autorisait malgré tout les cartels ; ceux-ci étaient seulement contraints de s’enregistrer officiellement et de se placer sous l’autorité administrative du ministère de l’Économie (Monagouachon, 2012). Un Tribunal des cartels fut créé, ainsi qu’un département dédié au sein du ministère de l’Économie mais Rüstow expérimenta au quotidien la pression des lobbys qui contribuèrent à réduire la portée de la loi et visèrent, selon Rüstow, à désintégrer la République de Weimar. Tant que le Tribunal des cartels n’intervenait pas les cartels n’avaient pas à 248être inquiétés pour une quelconque enfreinte à la loi de la concurrence (Rabault, 2016).
Rüstow considéra, au terme de cette expérience, que l’État n’était plus le lieu d’expression de l’intérêt général qu’il devrait être mais qu’il était le jouet des intérêts privés et des lobbies. Rüstow critiquait également le programme Hindenburg de 1916 qui aboutissait, à la militarisation de l’Entreprise dans le cadre d’une guerre totale et à des concessions aux entreprises et aux syndicats qu’il jugeait excessives. A. Rüstow, déçu par l’inefficacité de son travail gouvernemental, démissionna en 1924 pour prendre la direction du Département économique de l’Association des constructeurs de machines outils, la VDMA (Verein Deutscher Maschinenbauanstalt).
Son expérience à la VDMA ne le conduisit pas à rejoindre les rangs conservateurs (Solchany, 2015), au contraire elle nourrit sa méfiance vis-à-vis de la classe des entrepreneurs qu’il voyait se liguer pour exploiter travailleurs et consommateurs. À la suite de ces expériences négatives, il prôna la lutte contre le lobby de la grande industrie et des agrariens de l’Est de l’Elbe.
III. Vers le libéralisme économique
En 1932, Rüstow tira les conséquences de l’échec des « Ricardiens allemands » et de la division grandissante entre socialistes et libéraux. Sa rupture radicale avec le socialisme date du début des années 1920. Elle est concomitante avec son activité au département des cartels.
En mai 1932, Alexander Rüstow introduisit ses amis Walter Eucken et Wilhelm Röpke dans le Deutscher Bund für freie Wirtschaftspolitik (Alliance allemande pour la liberté en politique économique) qui venait d’être créé avec le soutien de son supérieur au VDMA, Karl Lange (Meier-Rüst, 1993). Le Bund, créé par le secrétaire général de la Chambre d’industrie et de commerce de Berlin, Fritz Demuth, rassemblait les forces libérales, non seulement théoriques mais aussi pratiques, en faveur de la liberté du commerce international et de la coopération internationale déjà bien mises à mal dans les discours de Schacht, Rüstow entérinait aussi la 249rupture entre les libéraux, Röpke et Eucken et les socialistes Lederer et Heimann au sein du groupe des Ricardiens allemands. La résistance libérale se constitua plus spécifiquement autour des futurs principaux représentants de l’ordolibéralisme Walter Eucken, Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow. Ils furent rejoints dans ce Bund par le jeune historien libéral Theodor Eschenburg en charge de l’administration du Bund, par l’économiste libéral Götz Briefs, puis par le célèbre industriel et futur résistant au nazisme Robert Bosch, ainsi que par le maire de Hambourg Carl Petersen. À l’occasion de la première manifestation officielle du Deutscher Bund für freie Wirtschaftspolitik, Walter Eucken prit la parole aux côtés de quatre autres économistes libéraux, mais indépendamment d’eux, pour se prononcer contre l’autarcie et pour la liberté des échanges (Gerken, 2000). Parallèlement à Walter Eucken et à l’Alliance allemande pour la liberté de la politique économique, Ludwig Erhard, lui aussi économiste libéral, formé à l’Université de Nuremberg, répondit aux attaques virulentes de Schacht contre l’industrie et l’économie libérale. Erhard était un jeune économiste méconnu dans un centre de recherche d’études conjoncturelles à l’Université de Nuremberg. Il s’engagea, tout comme ses futurs amis ordolibéraux, contre les tentations autarciques, en faveur d’une liberté des échanges tout en plaidant passionnément en faveur d’une analyse dépolitisée et rationnelle des réalités économiques (Commun, 2016)5.
Alexander Rüstow faisait partie de la liste des ministrables du dernier gouvernement de la République de Weimar. Sans la victoire des nazis en décembre 1932 et l’arrivée d’Hitler au pouvoir en janvier 1933, il avait des chances de devenir ministre de l’Économie dans un deuxième Gouvernement dirigé par le général Schleicher (Hegner, 2000). Sa critique du système électoral à la proportionnelle qu’il rendait, à l’instar du juriste Carl Schmitt, responsable de l’échec politique de la République de Weimar, l’avait manifestement rapproché de l’aile droite conservatrice du libéralisme allemand, qui proposait de manière illusoire une solution autoritaire comme dernier rempart à l’effondrement de la République (Meier-Rüst, p. 58-61).
250iv. L’exil contraint à Istanbul
et la rédaction de la trilogie
Alexander Rüstow fut contraint, tout comme Wilhelm Röpke et de nombreux politiques allemands, de s’exiler à Istanbul (Solchany, 2015). Il devint rapidement le vice-président du bureau turc de l’International Rescue and Relief Committee de New York. En 1943 il entra en relation avec le Council for a Democratic Germany présidé par son ancien maître à penser, le théologien et socialiste religieux Paul Tillich. Il s’agissait de promouvoir une collaboration entre les autorités américaines et les cercles de la résistance protestante (cercle de Kreisau). Rüstow, contrairement à Röpke qui rejoignit l’IHEI Genève en 1937, ne parvint pas à quitter la Turquie dans laquelle il se vit contraint et forcé de passer seize longues années (Solchany, 2015).
Privé de sa bibliothèque, de ses amis politiques, le plus souvent incompris de ses étudiants turcs qui comprenaient mal qu’un grand professeur allemand puisse faire de l’humour (Ebinger, 1988), il se réfugia dans la rédaction d’une immense œuvre de sociologie historique autour de la crise de société qui a amené l’Allemagne et l’Europe dans la dictature et le chaos. L’œuvre de trois énormes tomes, intitulée Ortsbestimmung der Gegenwart (traduite en anglais par Freedom and Domination que l’on pourrait traduire par Liberté et Tyrannie ou par Situer le présent si on veut transposer le titre allemand), est un exemple de cette littérature foisonnante de l’exil allemand qui reprend la thèse du fameux Sonderweg. Traumatisés par le choc de la dictature, la guerre, la shoah et l’exil, la plupart des exilés allemands, qu’ils soient de gauche ou de droite sur l’échiquier politique, étaient obnubilés par une seule et même question : comment l’Allemagne a-t-elle pu en arriver là ? Qu’est-ce qui dans l’histoire allemande explique une telle déchéance vers le populisme, la dictature et le projet de destruction systématique de tout un peuple ? Contrairement à Walter Eucken et Franz Böhm qui, restés dans l’Allemagne nazie, se cantonnèrent à un débat économique plus théorique et historicisé, on est avec Rüstow ou avec Röpke plus proche de la sociologie historique et du combat politique. Pour ceux qui ont été contraints de choisir l’exil, comme ce fut le cas pour Röpke et 251Rüstow, l’économie ne suffit plus à expliquer de tels désastres humains comme la dictature totalitaire et la shoah.
En réaction à l’horreur nazie, Rüstow évolua définitivement et radicalement vers un libéralisme social. Il estimait, comme l’existentialiste chrétien Karl Jaspers l’avait déjà dénoncé (Jaspers, 1931) et comme Hayek (Hayek, 1944) le systématisa, que la dictature est née de la société de masse, du refus de la responsabilité individuelle et des valeurs spirituelles, de ce matérialisme qui corrompt et annihile l’individu jusqu’à lui faire accepter des situations liberticides et inhumaines.
Une thèse centrale est développée dans Ortsbestimmung : celle de l’Überlagerung, l’histoire vue comme une succession de classes dominantes, qui s’arrogent le pouvoir grâce à la maîtrise d’une technologie donnée. C’est moins l’individualisme ou l’amour de la liberté que la tendance communautaire de la nature humaine qui peut l’aider à lutter contre l’oppression. L’histoire n’est pas vue comme une linéarité ou un progrès perpétuel mais comme une errance avec des retours en arrière et de multiples combats de pouvoirs (Ebinger, 1988). La notion de dominations successives pose le problème d’intégration de l’individu dans cette course au progrès technique, largement remise en cause (Meier-Rüst, 1993). Il va rechercher dans l’histoire des idées antilibérales européennes le philosophe Rousseau qu’il accuse d’avoir facilité la naissance de la tyrannie napoléonienne et d’avoir fait retomber l’Europe derrière la philosophie libérale de Montesquieu et Locke. Ce libéralisme de Rüstow reprend l’argumentaire du conservatisme catholique français mais devient avant tout un réquisitoire contre la voie prise par l’Allemagne, le fameux Sonderweg. En Allemagne, la ligne autoritaire aurait commencé avec Luther qui condamna les révoltes paysannes ou avec la querelle des investitures sous Henri IV, pour se poursuivre avec la royauté de Frédéric Le Grand et la Prusse autoritaire, puis se serait poursuivie avec les erreurs de la République de Weimar, aggravées par les fautes diplomatiques du traité de Versailles. Rüstow déplorait aussi l’échec de la résistance (conservatrice) qu’il attribuait à des blocages nationalistes, ainsi qu’à une morale inculquée de sujets kantiens luthériens et pauliniens.
Il faut également noter qu’il met en garde contre l’inanité du rêve d’une troisième voie entre capitalisme et communisme. Rüstow s’opposait à la politique d’appeasement, aux projets pacifistes allemands et il fit la 252prophétie apocalyptique d’un combat final entre le camp libéral et le camp totalitaire. À cela s’ajoutait le retour au réalisme et le refus de la religion positiviste propagée au xixe siècle. Mais cette vision apocalyptique et déterministe de l’histoire allemande vue comme une exception allemande (Sonderweg) n’est pas spécifique de la pensée libérale conservatrice de Rüstow et de Röpke, ni même d’un camp conservateur allemand. C’est une pensée commune aux exilés que l’on retrouve même dans une moindre mesure chez le romancier Stephan Zweig6.
Traumatisés par l’avènement et les développements du national-socialisme qu’ils analysent depuis Istanbul avec la plus grande inquiétude, Alexander Rüstow et Wilhelm Röpke comprennent qu’ils devaient quitter le terrain de la seule analyse économique pour saisir les racines d’une crise qui bouleversait, non seulement la société allemande, mais aussi l’ensemble des sociétés occidentales. La crise économique avait une dimension politique, sociale, intellectuelle et spirituelle et risquait, si on n’y prenait garde, de déboucher sur l’effondrement de notre civilisation occidentale.
Alexander Rüstow ne quitta cependant pas complètement le terrain de la discussion politico-économique, il participa aux discussions sur le nécessaire renouveau du libéralisme. Il se rendit au Colloque Lippmann organisé par les libéraux français à Paris en 1938. Il y prit des positions sur les cartels qui différaient de celles de ses homologues français.
Alors que les économistes français, en particulier Jacques Rueff et Louis Baudin, mettaient en avant les aspects parfois positifs des cartels et des monopoles en invoquant la notion d’optimum de concentration (avantages technologiques, qualité, économies substantielles des grands groupes et des monopoles), Rüstow soulignait qu’il fallait distinguer entre l’optimum de concentration et la concentration comme conséquence d’une tendance monopolistique néo-féodale et prédatrice de l’État. Pour A. Rüstow, la concentration n’est pas, contrairement à la thèse défendue par Marx dans Misère de la philosophie, une situation due à la concurrence elle-même et donc une évolution inéluctable due à une faiblesse endogène du capitalisme. Elle est la conséquence d’une « faiblesse morale et 253intellectuelle de l’État, ignorant de ses devoirs de protéger le marché quand il voit décliner la concurrence » (Commun, 2016).
A. Rüstow s’est opposé ouvertement à l’autrichien Ludwig von Mises, qu’il accusait de ne pas vouloir véritablement rénover le libéralisme classique de Smith et de Ricardo. Mais pour Mises, les monopoles ne résultaient pas du libre jeu du marché, ils étaient bien plutôt la conséquence des interventions de l’État et de l’introduction de mesures protectionnistes qui avaient morcelé le système économique en de nombreux marchés différents où la production excédait ensuite la demande. Donc, si l’État était responsable de la constitution de grandes unités à tendance monopolistique, il n’attribuait, contrairement à Rüstow et d’une manière générale aux futurs ordolibéraux allemands, aucune crédibilité à l’État pour intervenir dans le sens d’un rétablissement de la concurrence.
Rüstow est allé jusqu’à récuser, au cours de ce Colloque, la notion de croissance pour lui substituer celle de « qualité de vie ». Cette qualité de vie ne pouvait pas être trouvée dans un système favorisant les grandes structures qui demandaient une organisation pyramidale et hiérarchique. Les petites structures, elles, permettaient de mieux sauvegarder, de manière durable, la liberté de tous et de chacun. La tradition allemande d’opposition au centralisme restait très prégnante et divisait les camps français, autrichien et allemand.
V. Alexander Rüstow
et la critique du libéralisme économique
Parallèlement à Hayek qui rédigeait La route de la servitude, Alexander Rüstow publia en 1945 son opuscule, L’échec du libéralisme économique : un problème religieux historique (Rüstow, 1945).
Alexander Rüstow formula un certain nombre de critiques vis-à-vis du libéralisme économique. Il emprunta dès son exil à Istanbul un chemin qui l’éloignait de la réflexion économique et posait les bases d’une critique du libéralisme. Un an après le Colloque Lippmann, Rüstow prépara un texte pour une conférence organisée par W. Röpke à Genève 254en 1939. La conférence portait sur La désintégration internationale, Rüstow projetait un exposé « General Sociological Causes of the Economic Integration and Possibilities of the Reconstruction7 ».
L’idée d’harmonie universelle
et ses antécédents métaphysiques et religieux
Alexander Rüstow critiqua plus vivement que Walter Eucken et Wilhelm Röpke les fondements du libéralisme anglo-saxon. Il considérait que la théorie de la « main invisible » de Smith n’était que la version économique du mysticisme pythagoricien et de la pensée d’Héraclite. Pour Héraclite, le logos divin, la raison du monde omniprésente dirige l’univers et l’action humaine dans une magnifique harmonie. L’homme est l’exécutant inconscient d’une volonté divine qui le dépasse. Seul le philosophe et le sage connaissent le sens de cette harmonie cachée. Cette philosophie héraclitéenne, nota Rüstow, fut reprise par les stoïciens, influença largement le premier christianisme, elle s’infiltra ensuite jusque dans le développement du rationalisme occidental. C’est ainsi que la théorie d’une harmonie divine se transforma en idée d’ordre naturel, et se retrouva dans le déisme de Spinoza. Les injonctions de « laissez-faire, laissez-aller » s’opposèrent au mercantilisme. Il ne fallait pas intervenir dans le mécanisme du marché mis en place par Dieu. Mais, pour Rüstow, « l’œil aveuglé par la lumière mystique de la révélation économique rationnelle ne voyait pas les problèmes qui s’étaient terrés dans l’obscurité de la sociologie ». Rüstow reprochait à la théorie économique libérale « sa cécité pour les problèmes de société et l’importance énorme des contraintes sociales hors de la sphère économique » (Rüstow, 2009, p. 23). L’optimisme déiste fut sécularisé par J. B. Say puis transformé par les kantiens prussiens en une éthique des classes moyennes et devint l’utilitarisme manchestérien en Angleterre. Bastiat serait également l’héritier de cet optimisme déiste.
L’optimisme inconscient et le manque de courage qui marquèrent la propagation de l’économie libérale étaient la conséquence émotionnelle durable et funeste de l’optimisme théologique qui avait inspiré le libéralisme à ses débuts.
255La croyance en l’absolue validité des lois économiques ne serait, selon Rüstow, finalement que l’expression de la survivance de la croyance métaphysico-théologique en l’harmonie originelle.
Alexander Rüstow souligna que l’économie de marché devait être vue comme un jeu : « dans tous les jeux, il y a des gagnants et des perdants et il y en a donc dans l’économie de marché ». Seulement, il ne fallait pas vouloir se délester de sa responsabilité. Pour cette raison, l’accompagnement religieux était essentiel. Car, sans cet accompagnement, l’économie de marché pouvait amener un type de « joueur » qui n’est pas en mesure de faire face à ses responsabilités et se sauve dès qu’il commence à perdre. « Cette attitude du mauvais perdant a pu se voir chez de nombreux entrepreneurs qui venaient quémander auprès du gouvernement des compensations pour les plus petites pertes. »
Une chose était essentielle aux yeux de Rüstow : la société civile ne pouvait pas être assimilée au monde productif. Libéraux et socialistes étaient renvoyés dos à dos dans leur opposition au réformisme social (les uns par croyance aveugle à un système autonome, les autres par volonté de destruction révolutionnaire du système) et dans la place centrale qu’ils attribuaient à l’économie. En effet, l’espoir, qui avait bercé les libéraux de voir l’économie de marché libre hausser le niveau moral et humaniser la société par l’échange, s’était révélé illusoire. Car la concurrence faisait appel aussi à l’intérêt personnel et ne pouvait donc, pour cette raison, servir, ni à l’intégration sociale, ni de fondement à la morale des particuliers. L’intégration sociale ne pouvait se faire dans le cadre de la vie économique ; il fallait donc différencier société civile et monde productif.
L’anti-monopolisme
Impuissant face aux monopoles lorsqu’il travaillait à la mise en place des lois anti-cartels au ministère de l’Économie, Rüstow est devenu un fervent opposant au monopolisme dont il décrit le mécanisme destructif, tant sur le plan économique que politique.
En fournissant à un groupe de producteurs donnés, des subventions étatiques et des avantages publics dont les coûts devaient être portés par la collectivité des consommateurs et des autres producteurs, l’État favorisait la naissance des monopoles. Ce processus de monopolisation encouragé par l’État détruisait la concurrence qualitative, qui était 256l’essence même du bon fonctionnement de l’économie de marché. Le développement de ces pratiques détestables était aggravé par toute une législation favorisant certains groupes, par le biais de politiques commerciales, de droits de douane, etc.
Les monopoles ne se contentaient pas de détruire les marchés, ils détruisaient également la démocratie. Se créaient ainsi des groupes de pression qui exerçaient leur influence sur l’État, la politique et l’opinion publique. Cette dernière était par ailleurs fascinée par le gigantisme et donc favorable à ce pouvoir destructeur. La structure démocratique parlementaire de la République de Weimar avait favorisé la contamination de la politique intérieure par les monopolistes qui avaient provoqué une crise du parlementarisme (Rüstow, 2009, p. 37). Les partis politiques étaient devenus les agences parlementaires des groupes d’intérêt économique et ne parvenaient plus à former de majorités. Ce lobbyisme avait enclenché le déclin de la démocratie en favorisant la naissance de partis antidémocratiques. La croyance naïve des libéraux en un principe universel de tolérance a fait prendre à l’État les mauvaises décisions et laissé se multiplier des partis démagogiques qui ont faussé le jeu parlementaire et ont fini par prendre le pouvoir. La République de Weimar n’avait pas su sauvegarder l’intérêt général. Mais le mal n’était pas dû à la démocratie et à la République. Il était plus ancien, il remontait à Bismarck qui, pour des raisons politiciennes, avait contribué à casser le marché international en se lançant dans une politique protectionniste. Le libéralisme n’a alors pas été en mesure de s’opposer à cette dégénérescence protectionniste et monopolistique de l’économie de marché à partir du début des années 1880.
L’État protecteur de l’ordre sur le marché
Alexander Rüstow considérait que l’État idéal ne devait pas seulement assurer l’ordre public, il doit aussi assurer l’ordre sur le marché. L’État devait pour cela avoir une autorité incontestée en matière de police du marché, et refuser toute collusion avec le pouvoir productif et donc toute demande émanant des groupes de pression, comme les monopoles mais aussi les syndicats. Il croit profondément en l’existence possible d’un intérêt général et se prononce nettement en faveur du bipartisme à l’anglaise qui permettrait, à son avis, de dominer les dissensions issues du lobbying et des groupes de pression économiques.
257Alexander Rüstow est le seul des auteurs ordolibéraux cherchant à définir un programme de troisième voie qui éviterait les écueils à la fois du collectivisme et du capitalisme. Cette troisième voie diffère cependant beaucoup de la troisième voie du « planisme » répandu par les socialistes d’Europe occidentale, dans la mesure où le fondement en est une séparation stricte entre le pouvoir économique privé et l’État. L’État devait se garder d’interventions qui bouleverseraient le marché en permanence et empêcheraient une planification à long terme et une direction financière solide des entreprises. L’imprévisibilité du marché amenait ensuite une régression dans laquelle guerre, commerce et piraterie se côtoyaient (Rüstow, 2009, p. 53). Cependant, le principe de non intervention de l’État dans le secteur privé ne signifiait pas un repli de l’État sur ses fonctions régaliennes et de police de marché. A. Rüstow envisageait la coexistence d’un secteur productif privé et d’un secteur nationalisé de biens publics, tels les transports et la défense. Les monopoles privés, s’ils existaient, devaient en tous les cas être sévèrement contrôlés par l’État. Il fallait à ses yeux soutenir le développement d’une petite paysannerie et d’un artisanat dont la productivité devait être soutenue par des instituts de recherche et un système coopératif. Rüstow prônait également la suppression de la GmbH (SARL) qu’il estimait contraire au principe de la responsabilité économique pleine et entière ; il voulait la refonte de l’AG, la Société par actions, qui était devenue « l’instrument de pouvoir des banques et des grands capitalistes ». Rüstow prônait des mesures radicales d’interdiction à l’encontre de la publicité qui au bout du compte se reportait sur le consommateur par le biais de l’augmentation des prix sous la pression des frais publicitaires. Il fallait lui substituer des foires spécialisées auxquelles les petites entreprises devaient être assurées d’avoir un accès égal à celui des grandes entreprises (Rüstow, 2009, p. 60-61).
La revendication d’un salaire minimal est rejetée par Rüstow comme étant une preuve de dirigisme économique (Kommandowirtschaft). D’une manière générale, l’octroi d’un revenu minimal devait être assuré, non pas par l’État, mais par le biais d’un système d’assurances privées. Les allocations chômage ne devaient être distribuées que comme produits d’une assurance chômage obligatoire se constituant dans les périodes fastes. Dans les situations de crise, contrairement à Röpke qui les considérait comme inefficaces, voire nuisibles, Rüstow envisageait le 258recours aux travaux publics en tous genres. L’État était également responsable de la gestion de l’aide au retour à l’emploi, sous la forme de recherche d’emploi mais aussi de formation et d’aide à la reconversion. L’État devait également s’investir dans le conseil à la restructuration et de rationalisation d’entreprises en difficulté. Enfin, l’État devait assurer, en tant que représentant de l’intérêt général, une liberté de commerce pleine et entière.
Alexander Rüstow attribue à l’État un rôle relativement extensif. On est bien au-delà de l’État libéral régalien, assurant l’ordre public et le respect de la propriété privée. En plus de ses fonctions régaliennes, l’État se devait d’être en quelque sorte un « policier du marché ». L’État est censé assurer l’accès de tous les acteurs au marché, sommés ensuite d’assumer une responsabilité économique pleine et entière. Plutôt que de jouer en permanence un rôle social et redistributeur, il devait susciter, en amont, et donc en période de croissance, la prise de responsabilité des agents économiques, encouragés à développer une protection individuelle utile en situation de crise. Alexander Rüstow croit fermement en l’existence d’un intérêt général incarné par l’État, qu’il voit réalisé lorsque l’État assure en premier lieu le bon fonctionnement de l’économie de marché. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que l’État peut se définir comme le représentant de l’intérêt général.
VI. Le retour en Allemagne et la déception
face à la société de marché
De retour en Allemagne fédérale en 1949, Alexander Rüstow obtint un poste de professeur de sciences économiques et sociales à l’Université de Heidelberg qu’il conserva jusqu’en 1956. Il a également dirigé l’Institut Alfred Weber, ainsi que la fondation FAZIT du journal libéral de Francfort, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, puis il a présidé la fondation pour le soutien et la diffusion de l’économie sociale de marché, la Aktionsgemeinschaft Soziale Marktwirtschaft qui existe encore aujourd’hui (Goldschmidt, 2004). Il devint un ardent supporter de l’économie sociale de marché dont il a aidé à diffuser l’image de marque. Et pourtant il 259resta, tout comme Wilhelm Röpke, très critique des évolutions de cette société de marché et ne perdit pas une occasion de critiquer la face cachée du miracle économique allemand.
S’il reconnut que les efforts de reconstruction prouvaient la volonté et la fierté du peuple allemand d’avoir atteint par un travail honnête une réussite économique certaine, cet immense effort restait à ses yeux une fuite en avant du peuple allemand devant un passé qu’il ne fallait en aucun cas oublier.
Ce succès économique est dû au fait que le secteur économique est le seul domaine qui avance en Allemagne, où on peut s’investir et réussir, où l’activité ne se voit pas mettre de barrières (Rüstow, 1961a).
Pour Rüstow, même si, grâce à la ténacité du ministre Ludwig Erhard qui a sorti l’Allemagne du marécage de l’économie administrée, le succès économique est au rendez-vous, le programme et l’esprit de l’économie sociale de marché ont été insuffisamment respectés. Il déplorait l’existence d’un objectif global autre que celui de la prospérité et partageait avec Wilhelm Röpke la critique de la société consumériste allemande. Il critiqua la politique de redistribution sociale provenant de ressources fiscales qui sont autant de spoliations des travailleurs méritants :
Une partie non négligeable de cette redistribution provient de ressources fiscales… Est-il social de reprendre dans la poche des travailleurs des deniers gagnés à la sueur de leur front pour le redistribuer à tous vents, dans l’espoir qu’ils atteignent ceux qui en ont besoin ? Personne ne contrôle le résultat final (Rüstow, 1961).
Le véritable effort devrait plutôt se porter sur la préparation de l’avenir et donc la politique éducative. Rüstow déplorait le manque cruel de dizaines de milliers de postes de professeurs et l’absence de réformes. Il critiqua également le système électoral allemand, il lui préférait le système majoritaire à l’anglaise. Sur le plan de la politique extérieure, Alexander Rüstow déplorait que personne ne parle plus de la réunification, ne pensait plus à libérer « nos sœurs et nos frères » qui vivaient sous la tyrannie Est-allemande. Il s’opposa également à la politique d’ouverture à l’Est qui fut celle de l’ère Willy Brandt.
Enfin, se situant par là dans la lignée de Walter Eucken et de l’École de Fribourg, Rüstow partagea avec Röpke une critique virulente des 260politiques économiques, sociales et monétaires laxistes qui débouchaient sur l’inflation : spirales inflationnistes des augmentations de salaire en rattrapage de l’augmentation des prix dues à l’existence d’un duopole sur le marché du travail entre fédérations patronales et organisations syndicales monopolistiques ; problème de l’inflation importée à laquelle seuls une réévaluation de la monnaie et donc des taux de change flottants permettaient de répondre. Fin 1960, il se prononça publiquement en faveur d’une réévaluation du Deutsche Mark. Le DM fut effectivement réévalué de 5 % en mars 1961. La réévaluation de la monnaie a alors apporté une solution aux problèmes monétaires causés par le surplus de la balance commerciale ouest-allemande (Rüstow, 1961b). Le problème inflationniste était identifié par Rüstow comme un problème d’ordre moral : l’inflation était une solution commode pour la création des dettes d’État et leur remboursement, cependant elle s’avérait une solution criminelle pour les plus démunis qui ne pouvaient faire face à l’augmentation constante des prix. L’inflation était davantage l’expression d’un manque de courage politique que celle d’un problème de nature économique. La réflexion économique se doublait d’une réflexion politique et morale.
Conclusion
Excepté pour la période 1931-1932, il n’y a pas chez Alexander Rüstow, contrairement à ce qui a pu être constaté chez Röpke, (Solchany, 2015), de « dérive » marquée du libéralisme vers le conservatisme. Il s’agit plutôt d’un appel à une réflexion libérale qui dépasse le libéralisme économique pour définir les prémices d’un libéralisme social et sociétal.
Le marché est glorifié comme le lieu de l’échange où chacun peut vivre de son travail sans être exploité, et où les intérêts de tous, producteurs et consommateurs, employés et employeurs sont en mesure de s’harmoniser. Comme pour tous les ordolibéraux, le monopole apparaît chez Rüstow comme le fossoyeur de l’économie de marché : en faussant les prix, les monopoles provoqueraient des distorsions qui priveraient ensuite les acteurs économiques d’une chance d’accéder au marché. Le pouvoir de redistribution sociale intrinsèque au marché libre serait alors brisé.
261Après son retour d’exil, dans l’Allemagne fédérale du miracle économique, Rüstow critiqua de plus en plus vertement la politique de redistribution sociale qui se développait, à ses yeux, de manière excessive, au-delà de son objectif initial d’aide pour les plus démunis, et au mépris du principe de responsabilité personnelle et de subsidiarité (Hegner, 2000). L’accent est mis sur l’importance de la responsabilité personnelle, la condamnation de la cristallisation du pouvoir économique et politique. Il rejoignait la conception d’une économie sociale de marché, que prônait à ses débuts le ministre Ludwig Erhard : l’économie de marché méritait son qualificatif de « sociale » lorsque l’État garantissait le bon fonctionnement d’une économie de marché libre qui supposait à tous un accès libre, dans des conditions d’égalité des chances, et dans un objectif d’harmonisation et d’égalisation progressive des conditions sociales. Dans un mélange étonnant propre à cette époque de grands bouleversements, la réflexion économique de Rüstow est constamment mêlée à la sociologie historique et à la politique. C’est cette réflexion économique hétérodoxe qui a permis l’avènement politique de l’économie sociale de marché.
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1 Le Verein für Socialpolitik était une association d’experts économistes, historiens et sociologues, en matière de politique sociale. La figure tutélaire en était l’économiste Gustav Schmoller, la tendance réformatrice était celle de l’École historique (Bruhns, 2009 ; Alcouffe & Diebolt, 2009).
2 Pour Tillich la liberté est une réalité ontologique fondamentale de l’Homme. Il s’inscrit dans le prolongement religieux de la pensée kantienne même s’il a rejoint le parti socialiste en 1932. Engagé dans les cercles américains de l’émigration allemande, il rejoignit Hannah Arendt sur la notion du totalitarisme. Le protestantisme et le rejet du totalitarisme furent des points communs forts qui relièrent la communauté des émigrés allemands, indépendamment de leurs positions politiques d’origine. On retrouva, par exemple, le socialiste religieux Karl Arnold dans les rangs de la CDU après 1945. Le socialisme religieux se rapprochait de l’existentialisme chrétien dans les rangs duquel on comptait en France un Emmanuel Mounier et en Allemagne un Karl Jaspers (cf. Boss, 2014).
3 En 1912, Ludwig von Mises publia Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel ; l’habilitation de Friedrich von Hayek, parue en 1932, portait sur Geldtheorie und Konjunkturtheorie. L’un et l’autre tentaient de démontrer l’impossibilité théorique d’une économie planifiée, du fait qu’elle exclut une comptabilité fondée sur la libre formation des prix.
4 La Friedrich-List Gesellschaft, une société indépendante, organisait des séminaires et des conférences sur les grandes questions économiques. Elle fut dissoute par les nazis en 1935. Elle se reconstitua en 1954 à l’initiative de d’Edgar Salin.
5 Ludwig Erhard, « Herrn Schachts Grundsätze », in Tagebuch, 1932. Erhard contre-attaqua Schacht avec virulence sur la question de l’autarcie et de la « politique douanière stupide de l’Allemagne » et sur ses liens démagogiques avec les nationaux-socialistes.
6 Voir à cet égard Sieg (2013). L’idée de Sonderweg a participé de la reconstruction démocratique de l’Allemagne fondée sur la reconnaissance d’une culpabilité historique des Allemands remontant à Luther. L’historien Heinz-August Winkler (2000) est le représentant le plus illustre de cette tendance historico-téléologique qui confine parfois à l’auto-flagellation et néglige les apports scientifiques d’une véritable histoire comparative.
7 Il a été réédité en allemand sous le titre Die Religion der Marktwirtschaft, Lit Verlag, Berlin, 2009.