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Classiques Garnier

Comment fonder le moi intéressé ? La fiction de l’homme originaire dans Condillac et Turgot

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2016 – 2, n° 2
    . varia
  • Auteur : Chottin (Marion)
  • Résumé : Cet article interroge les liens entre l’empirisme et l’économie libérale. En quoi le fait de placer la sensation à l’origine des connaissances peut-il conduire à faire de l’homme un être en quête incessante de plaisirs ? Sa thèse est la suivante : c’est au moyen de la fiction de « l’homme originaire » que Condillac et Turgot tissent ce lien. Ce qui émerge au xviiie siècle au travers de cette fiction, c’est, plus précisément, l’idée de self-made-man.
  • Pages : 93 à 111
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406063506
  • ISBN : 978-2-406-06350-6
  • ISSN : 2495-991X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06350-6.p.0093
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/12/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Sensation, empirisme, fiction, désir, intérêt
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Comment fonder le moi intéressé ?

La fiction de lhomme originaire
dans Condillac et Turgot

Marion Chottin

IHRIM/CNRS

ENS de Lyon

Introduction1

On lit souvent2 que léconomie politique, qui est apparue, ou a été inventée3 au xviiie siècle, sappuie, dans sa version libérale, sur une anthropologie singulière : celle qui fait de lhomme un être essentiellement intéressé à la maximisation de ses jouissances. Il arrive également de lire4 que cette anthropologie est elle-même – au moins partiellement – fondée sur une épistémologie, à savoir l« empirisme dérivé de Locke5 ». Situer la sensation à lorigine des connaissances permettrait de faire de la quête indéfinie du plaisir, donc dune certaine conception de lintérêt, lunique mobile des actions humaines : la priorité de la sensation sur toute autre idée de lâme, et la coloration affective qui nécessairement laccompagne, inscrirait la recherche du plaisir – et la 94fuite de la douleur – au fondement de la nature humaine. Dans cette littérature à laquelle nous nous référons, le rapport de lanthropologie à lépistémologie apparaît, paradoxalement, comme un rapport de fondation de la première par la seconde : ce ne serait pas ce quest lhomme qui nous instruirait de ce quil connaît, mais bien ce quil connaît (ou plutôt la façon dont il connaît), qui instruirait ce quil est6. Ce rapport cependant nest jamais tout à fait explicité : cest à cette lacune que nous voudrions partiellement remédier, en étudiant, dans le cadre de cet article, la manière dont il se noue chez Condillac et Turgot.

Tout dabord, suffit-il de placer la sensation à lorigine des connaissances pour obtenir lintérêt conçu comme soin porté à la recherche indéfinie du plaisir ? Manifestement, non7 : si lépicurisme affirme, dans lordre de la connaissance, la primauté des sensations sur les concepts, il est loin den déduire lidée dintérêt entendu comme recherche incessante de biens. Aussi bien Épicure que Lucrèce conçoivent le plaisir comme étant essentiellement fini, ou « au repos », en ce sens que la nature le contient selon eux dans des bornes telles, que leur dépassement, sous la figure du plaisir « en mouvement », produit aussitôt le malheur de lhomme. Si lon veut faire de lhomme un être en quête de jouissances incessantes, à la sensation-origine doit par conséquent sadjoindre lidée dun « plaisir en mouvement », ou dun mouvement vers le plaisir, qui ne soit pas contre-nature, mais au contraire essentiel, et par là même bénéfique à lindividu.

Or, une telle alliance de la sensation et du mouvement, conçus tous deux comme originaires en lhomme, se rencontre effectivement dans lœuvre de John Locke : lEssai philosophique sur lentendement humain situe la sensation à lorigine des connaissances8, et qualifie d “inquiétude”9 la force qui maintient lhomme dans un état de tension, et par là même de mouvement en direction des objets – nous y reviendrons. Cependant, près dun demi-siècle auparavant, Thomas Hobbes a également placé 95la sensation à lorigine du connaître10, et attribué à lhomme une force motrice, ou « conatus », qui ne se réduit pas au souci de lauto-conservation, mais consiste en un « vouloir-vivre », quête incessante de laccroissement des puissances vitales :

La félicité est une progression ininterrompue du désir allant dun objet à un autre, de telle sorte que parvenir au premier nest jamais que la voie menant au second. La cause en est que lobjet du désir dun humain nest pas de jouir une fois seulement, et pendant un instant, mais de ménager pour toujours la voie de son désir futur. [Hobbes (1651), p. 186-187].

Ainsi, on remarque souvent que figure chez cet auteur lessentiel de lanthropologie du moi intéressé. De fait ces lignes attestent-elles, à elles seules, du passage à la modernité : la finalité de lexistence humaine nest pas le repos, défini diversement par les morales antiques, mais saccomplit dans le mouvement même qui est le sien. Il est pourtant manifeste que lœuvre de Hobbes nappartient pas à ce fameux courant de l« empirisme dérivé de Locke ». Se passe-t-il donc véritablement quelque chose à compter de lEssai sur lentendement humain ? Lempirisme dérivé de Locke – i.e., littéralement, non pas lépistémologie de Locke, mais celle qui sen est déclarée lhéritière, et, pour ce qui nous occupe, celle de Condillac et de Turgot, modifie-t-elle la conception du moi intéressé ? Depuis les récentes relectures de lempirisme des Lumières, initiées par Sylvain Auroux11, renouvelées par André Charrak12 et poursuivies par nos soins13, nous nous demanderons si le fait dappréhender lempirisme comme méthode singulière ne permet pas de préciser ce rôle – quand sa caractérisation traditionnelle (« les idées viennent des sens ») produit les ambigüités que nous avons vues.

Saisir lempirisme comme méthode, cest mettre en avant, prioritairement aux thèses, une manière singulière de philosopher – celle qui consiste à analyser les phénomènes (linguistiques, politiques, ou plus généralement, humains) et à les originer dans lexpérience. Or une telle méthode requiert – paradoxalement – de recourir à des fictions. Car lexpérience, dont elle fait son point dancrage, est précisément ce qui 96ne cesse de modifier et recouvrir le donné de lexpérience – au point, écrira Condillac14, quà lâge adulte nous navons plus de sensations, mais uniquement des idées, ou signes représentatifs des choses, toujours mêlés de comparaisons et de jugements. Aussi nos premières impressions, les premières idées que nous avons forgées, les premières facultés à sêtre déployées en nous échappent-elles à la possibilité de lexpérience actuelle – doù la nécessité de fictions pour les appréhender. Son Essai sur lorigine des connaissances humaines souvre ainsi par ces mots :

Considérons un homme au premier moment de son existence : son âme éprouve dabord différentes sensations, telles que la lumière, les couleurs, la douleur, le plaisir, le mouvement, le repos : voilà ses premières pensées. [Condillac (1746), p. 31].

Ainsi notre hypothèse est la suivante : la fiction génétique de lorigine de lhomme, que lon rencontre pour la première fois, sous la forme dun héritage critique de lempirisme lockéen, dans lEssai de Condillac, autorise, en particulier chez Turgot, une conception inédite du moi intéressé.

I. Lexpérience de pensée : une voie vers lorigine

I.1 – Le moment lockéen

Lorsque Hobbes place la sensation à lorigine des connaissances15, ce nest pas tant à lexpérience quil fait appel, quaux découvertes de son temps dans le domaine de loptique. Si Kepler a montré, à la suite dAlhazen, que la vision était causée par lintromission, au niveau de lœil, des rayons lumineux, et ajouté quelle se produisait au moyen de limage rétinienne, Descartes a quant à lui établi que le mouvement causé sur lœil par la lumière se propageait jusquau cerveau via le nerf optique. Cest ce schéma général que Hobbes reprend à son compte, tout en refusant la thèse cartésienne suivant laquelle le mouvement 97cérébral engendre, en vertu de certaines lois instituées par Dieu, une entité spirituelle appelée sensation : daprès Hobbes, nul besoin den passer par ce mystérieux passage dun type de substance à un autre, la sensation constitue leffet matériel dun mouvement suscité au niveau du cerveau en suite de laction causée sur les organes des sens par les objets extérieurs16.

Cest précisément cette fondation de la connaissance par des mécanismes inapparaissants que Locke, dès le seuil de son Essai, rejette en bloc :

je ne mengagerai point à considérer en physicien la nature de lâme ; à voir ce qui en constitue lessence, quels mouvements doivent exciter nos esprits animaux, ou quels changements doivent arriver dans notre corps, pour produire, à la faveur de nos organes, certaines sensations ou certaines idées dans notre entendement (…). [Locke (1700), p. 2]

Locke refuse de fonder sa métaphysique sur un dispositif qui nest que conjecture. Lexpérience devient dès lors le seul critère du vrai, et la sensation un fait absolument premier. Ainsi, la nouveauté de lempirisme lockéen nest pas un mythe : comme la bien vu Leibniz17, lEssai inaugure une méthode que les Hobbes et Gassendi étaient loin davoir adoptée. Daprès nous, cette méthode qui consiste à faire de lexpérience non seulement lorigine, mais le critère du vrai, a joué un rôle clé dans le renouvellement de lidée de moi intéressé, en tant quelle a conduit, chez les successeurs de Locke, à recourir à la fiction de lhomme originaire – cest-à-dire à une autre forme de rationalité que celle de la raison déductive.

I.2 – Le nécessaire passage par la fiction

Cependant, si lusage des fictions est fréquent sous la plume de Locke, nulle part dans son Essai il ne déploie celle de lhomme originaire, pour la raison quil estime que la combinaison des sensations en idées plus complexes constitue pour chacun dentre nous le fait dune expérience actuelle, quil serait par conséquent superflu de construire en pensée.

Pour Condillac au contraire, nos idées actuelles ne sont pas identiques à celles qui initient la connaissance, nous lavons dit. Doù la nécessité de considérer – au sens dimaginer – « un homme au premier moment de 98son existence », et de montrer de là comment ses sensations suffisent à la constitution de toutes ses facultés. Ainsi, pour Condillac, les premières sensations sont formées datomes sensibles (« différentes sensations, telles que la lumière, les couleurs, la douleur, le plaisir, le mouvement, le repos ») qui ne dessinent aucun objet, tant que la réflexion nest pas venue y découper des figures. Le fondement et lorigine des connaissances ne sauraient donc se retrouver dans lempirie : paradoxalement, seules des constructions fictionnelles peuvent témoigner de lancrage sensible des idées.

Cest aussi ce que soutient Turgot, qui, à deux endroits de son œuvre (le Plan de deux discours sur lHistoire Universelle de 1751 et larticle « Existence » de lEncyclopédie de 1756), se réapproprie la fiction, dorigine condillacienne, de lhomme originaire. Pour Turgot, le passage par la fiction relève dune véritable nécessité, pour qui veut penser lorigine des connaissances, et, plus généralement, lidée de progrès. En effet, lhomme aujourdhui « ne peut retrouver la trace de ses pas » [Turgot (1751), p. 301] : fidèle à lidée condillacienne de genèse des facultés, le philosophe estime que lorigine des connaissances, modifiée par lapplication des opérations de lâme, ne fait plus lobjet dune expérience, et quil faut se transporter en pensée, au moment où un homme imaginaire séveille au monde, pour être en mesure dy accéder. Cette « époque », écrit Turgot, appartient « à lhistoire de la nature, plutôt quà celle des faits » [ibid., p. 298] : cette assertion ne semblera paradoxale quà celui qui ignore que les faits actuellement observables ne sont pas naturels, ou encore originaires : la nature appartient à lordre du fictionnel, et non pas du factuel. Or, quoique fictionnelle, poursuit Turgot, « cette époque doit être considérée avec attention, puisque les premiers pas en tout genre décident de la suite de la route » [ibid.]. Ce sont ainsi à de véritables réécritures du mythe biblique du premier homme que nous avons affaire : loin que la raison de cet homme précède et nomme les objets qui lui sont présentés, elle va progressivement émerger des sensibles que les circonstances lui découvrent.

I.3 – La sensation nue

La fiction de lhomme originaire, que lon peut également nommer le « mythe du premier regard sur le monde », ne doit pas être confondue avec celle, bien mieux connue, de létat de nature, dont elle constitue un approfondissement : elle consiste à décrire lhomme abstraction faite non 99pas seulement de la société et du gouvernement, mais encore des idées et facultés quil doit à ses progrès. En quelque sorte, il sagit de régresser en-deçà dun état de nature de type hobbesien, pour envisager, dans son originarité la plus radicale, le rapport de lhomme au monde, et non celui de lhomme à ses semblables. Ainsi cette fiction sélabore-t-elle, dune part, au moyen dune abstraction des idées et facultés que lhomme doit à son éducation (il sagit de le dépouiller « de tout ce que le progrès de ses réflexions lui a fait acquérir » [Turgot (1756), p. 519] et, dautre part, quand il sagit daccéder positivement au contenu de ce premier regard, au moyen dune expérience de pensée qui consiste à se mettre à la place dun tel homme séveillant au monde, pour sentir comme il sent – « je me sens moi-même assailli » [ibid.] par les objets du dehors, remarque Turgot, en écho à la préface du Traité des sensations, dans laquelle Condillac préconise, au titre de condition dintelligibilité de son œuvre, déprouver ce quéprouve la statue de marbre quil anime pas à pas. Aussi le passage par la fiction ne fait-il pas sortir de lexpérience, mais vise à reconstituer une expérience irrémédiablement perdue.

Voici la façon dont Turgot, dans son Plan de deux discours sur lHistoire Universelle, décrit cette expérience originaire :

Partons de ce chaos où lâme ne connaît que ses sensations, où des sons plus ou moins forts, plus ou moins aigus, où la température et la résistance des objets environnants, où un tableau de figures bizarres diversement colorées, venant assaillir lâme de toutes parts, la jettent dans une espèce divresse qui est pourtant le germe de la raison. [p. 298]

Atomes de sensations auditives, tactiles, visuelles, etc. : tel est ce que perçoit lhomme lors de son premier regard porté sur le monde. Sans doute inspirées de lEssai de Condillac, ces lignes font ainsi des premières sensations un « chaos » informe, une peinture abstraite dans laquelle ne se détache encore aucun objet. Les sensations sont donc ici implicitement distinguées des idées. Cependant, larticle « Existence » de lEncyclopédie semble revenir sur ce premier texte et refuser toute pertinence à cette fiction du premier regard :

Mon dessein nest (…) point ici de prendre lhomme au premier instant de son être, dexaminer comment ses sensations sont devenues des idées, et de discuter si lexpérience seule lui a appris à rapporter ses sensations à des distances déterminées, à les sentir les unes hors des autres, et à se former lidée détendue, comme le croit M. labbé de Condillac (…). [p. 518].

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Mais paradoxalement, suit aussitôt une description de « lhomme réduit aux simples impressions des sens » [p. 520], tout aussi originaire que la première. En effet, bien quil fasse comme sil se situait, dans ce second texte, un pas après lorigine18, i.e. non pas exactement au moment où lhomme imaginaire ouvre les yeux sur le monde, mais à celui où « un monde dobjets distincts les uns des autres » [p. 519] lui fait face, Turgot est désormais convaincu que les sensations, loin de constituer originairement « un tableau de figures bizarres diversement colorées », forment demblée un tel monde : daprès lui, nous napprenons pas à sentir les objets hors de nous, « comme le croit M. labbé de Condillac19 ». Cest donc bien à une origine que nous avons affaire ici.

Cet état de nature perceptif nest pas moins fictionnel que le premier : les objets qui apparaissent à cet homme imaginaire ont beau être « distincts les uns des autres », et ne plus se fondre dans un chaos de sensibles tel que Turgot le décrivait en 1751, ils nen sont pas moins radicalement distincts de ceux que nous percevons aujourdhui. En effet, nous sommes « encore loin » à ce stade, écrit Turgot, « de la notion de lexistence » [p. 518] des objets extérieurs, dans la mesure où ce « tableau » primitif, bien quil ait cessé dêtre abstrait et dessine des objets, est essentiellement fluctuant : conditionné par les mouvements des objets, il « nest jamais le même deux instants de suite » [p. 521], et ne saurait par conséquent contenir les idées de frontière stable et de permanence dans le temps, inhérentes à celle dobjet ou de substance.

Dans ces deux textes, Turgot mobilise cette fiction de lhomme originaire dans des buts circonscrits, et ce, sans employer le mot « intérêt » – il sagit, dans le premier, de justifier lidée de progrès de lesprit, via une extension, au niveau lespèce humaine, de la genèse des connaissances de lindividu, et, dans le second, de fonder lexistence des objets extérieurs, étant donné que lun des grands problèmes de lempirisme est celui du 101passage de la subjectivité des sensations à lobjectivité des représentations. Cependant, nous allons voir que la fiction de lhomme originaire telle quelle apparaît chez Turgot nen remplit pas moins une fonction anthropologique, celle de fonder lidée de moi intéressé20 – ce quelle ne fait pas tout à fait sous la plume de Condillac.

II. Le moment progressif de la fiction :
la genèse du mouvement vers lobjet

II.1 – Hobbes et la genèse du sensible

Si, dans lœuvre de Hobbes, la sensation conçue comme origine du connaître saccompagne dun mouvement inhérent à la nature humaine, de sorte que la relation de lhomme à ses objets na pas pour terme la satisfaction dun besoin, voire dun désir particulier, mais consiste en un appétit qui vise laccroissement indéfini de ses puissances, ce mouvement constitue précisément un principe. La sensation21, quant à elle, résulte de la rencontre de deux mouvements, celui de lobjet et celui du sujet.

Un tel dispositif a le mérite de satisfaire une double exigence de lidée de moi intéressé : celle qui consiste, dune part, à placer la sensation à lorigine des idées, de telle façon que toutes les facultés humaines 102se trouvent conditionnées par lattrait du plaisir et la fuite de la douleur, et, dautre part, à inscrire en lhomme lélément actif qui faisait défaut aux Anciens, en loccurrence le conatus, nécessaire pour fonder le caractère indéfini de la recherche du plaisir. Du point de vue de ce qui a été construit par Locke et ses successeurs, le dispositif hobbesien présente cependant le défaut, outre celui de ne pas justifier ce principe au moyen dune expérience, fût-elle construite en pensée, de considérer comme principe un terme générique, et donc abstrait : si les empiristes des Lumières situent la sensation à lorigine du connaître, ce nest pas seulement parce quelle est aperceptible (de droit, sinon en fait), cest aussi quelle présente cette caractéristique de la particularité, qui seule peut éviter de bâtir des « châteaux en lair », et assurer ainsi la vérité de la genèse. Doù linversion qui consiste à générer le désir depuis la sensation, à laquelle seuls les successeurs de Locke ont procédé, quand celui-ci, dune manière analogue à Hobbes ou encore à Spinoza, pose le désir, ou linquiétude essentielle à lhomme, sans en faire la genèse.

II.2 – Primauté du désir et idée de nature humaine

Dans ce cadre, il nous semble que Turgot, héritant de Condillac, parvient seul à générer véritablement lidée dhomme intéressé à la maximisation de ses jouissances. Plus précisément, il nous semble que seul larticle « Existence » de lEncyclopédie accomplit une telle genèse.

Dans le Plan de deux discours sur lHistoire Universelle, Turgot ne génère pas le désir du moi, qui apparaît comme toujours déjà constitué. Après avoir décrit le contenu du premier regard sur le monde, Turgot souligne que « Cest le mouvement qui débrouilla ce chaos ; cest lui qui donna aux hommes les idées de distinction et celle dunité » [p. 298]. Ainsi le « mouvement », aussi bien celui du sujet que celui de lobjet, permet à lesprit de sapercevoir que tel assemblage de sensations nest pas fortuit mais, parce quil persiste en dépit du changement local, délimite là un arbre, là un animal.

Dans ce premier texte de Turgot, comme dans lEssai de Condillac, précisément parce quil construit ses idées à partir dun mouvement, qui, pour ce faire, doit les précéder chronologiquement, le sujet se définit encore, du moins en partie, indépendamment des objets des sens. Ce qui signifie que nous avons là, en creux, lidée dune nature humaine, indépendante de lextériorité. Dans cette optique, lhomme na pas tout entier à se faire, 103mais possède des tendances innées, pour partie universelles et pour partie propres à tel ou tel individu. Une telle idée de nature humaine, dont luniversalité nempêche pas les variations dhomme à homme, est aussi celle de Hobbes22 : dès lors que lon pose comme principe quelque chose dinhérent à lâme ou au corps humains et de premier sur lextériorité, ce que lon dit de lhomme relève dune « nature », au sens dun ensemble de déterminations primitives, qui peuvent certes donner lieu dans le temps à de nouvelles puissances et de nouveaux objets de désir, mais qui nen sont pas moins données dès lorigine.

Au contraire, le second texte qui nous intéresse, à savoir larticle « Existence » de lEncyclopédie, génère le mouvement du sujet, à partir de ce « monde dobjets distincts les uns des autres » que compose le tableau mouvant de la sensibilité originaire. Le moi qui fait face à ce monde ne dispose daucune force motrice innée, et se réduit aux effets des corps extérieurs sur sa sensibilité, quils soient plaisants ou douloureux. Bien plus, une telle identification du moi aux sensations de plaisir et de peine suscités par les objets du dehors fait elle-même lobjet dune genèse :

Par là, cet être particulier (sc. le moi), non seulement devient pour nous le centre de tout lunivers, et le point doù nous mesurons les distances, mais nous nous accoutumons encore à le regarder comme notre être propre ; et, quoique les sensations qui nous peignent la lune et les étoiles ne soient pas plus distinguées de nom que celles qui se rapportent à notre corps, nous les regardons comme étrangères, et nous bornons le sentiment du moi à ce petit espace circonscrit par le plaisir et la douleur. [p. 522]

Le sentiment dexister en première personne est généré à partir dune différenciation, au sein de la sensibilité, entre les sensations que la conscience éprouve demblée à deux endroits simultanément, à la fois en elle et à distance delle-même – à savoir celles des cinq sens traditionnellement recensés – et qui, de ce fait, ne sauraient donner une cohérence au sujet, et les sensations quelle ne ressent quen elle-même, i.e. les sentiments de plaisir et de peine, qui, purement intérieurs, la mènent au contraire à leur assimiler lidée de moi. Sur ce point, le Traité des sensations de Condillac constitue sans doute la première source de Turgot. On y rencontre en effet, pour la première fois peut-être dans lhistoire de la philosophie, une genèse du moi à partir des sensations :

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À la vérité, elle (sc. la statue) ne le (sc. moi) dirait pas à la première odeur. Ce quon entend par ce mot, ne me paraît convenir quà un être qui remarque que, dans le moment présent, il nest plus ce quil a été. Tant quil ne change point, il existe sans aucun retour sur lui-même : mais aussitôt quil change, il juge quil est le même qui a été auparavant de telle manière, et il dit moi. [Condillac (1754), p. 55]

Nous disons « pour la première fois peut-être dans lhistoire de la philosophie », parce que nous navons pas affaire, dans ces lignes, à la simple reprise des propos fameux de David Hume, daprès lesquels lesprit ou le moi se réduit à un flux de perceptions23. Au sujet de la statue bornée au sens de lodorat, Condillac écrit certes que « [s]on moi nest que la collection des sensations quelle éprouve », mais il ajoute : « et de celles que la mémoire lui rappelle » [ibid., p. 56]. Ainsi, pour labbé, le souvenir suscite un acte de réflexion et de saisie du divers, et, par là même, atteint une identité à soi qui ne se dissout pas dans une diversité de sensations ou de pensées. Loin de produire une dispersion du moi, lexpérience du changement perceptif en génère la conscience, sans que ce retour à soi ouvre pour autant laccès à un moi permanent : dans une note dirigée contre le célèbre texte des Pensées portant sur le moi24, Condillac refuse la distinction pascalienne entre les qualités (périssables) et le moi (permanent), et affirme que « les qualités ne sont que moi modifié différemment » [ibid.]. Quand on maime pour ma beauté ou mon jugement, on maime donc bien, moi, puisque le moi nexige en rien la permanence. En bref, pour Condillac, le moi existe, mais il nest pas substance identique à elle-même, et il en est de même pour Turgot, à cette différence importante près que pour lui, le moi sidentifie aux seules sensations de plaisir et de peine.

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II.3 – Turgot, Condillac et la genèse du désir

Dans larticle « Existence », cet intérêt qui me constitue devient insensiblement intérêt porté à ce que jidentifie comme la cause, ou du moins la source de mon plaisir et de ma peine, à savoir les objets du dehors :

Les objets dont nous observons la distance et les mouvements autour de notre corps, nous intéressent par les effets que ces distances ou ces mouvements nous paraissent produire sur lui, cest-à-dire par les sensations de plaisir et de douleur que ces mouvements peuvent nous donner (…). [p. 521]

Cest précisément cet intérêt porté aux objets extérieurs qui, selon Turgot, génère le mouvement dont le moi ne se départira plus. « La présence de ces objets », poursuit Turgot, « devient la source de nos désirs et de nos craintes (…) » [p. 522]. Le mouvement du sujet vers lobjet, appelé autrement désir, résulte ainsi dune construction qui le fonde tout à la fois quelle en fait un caractère essentiel au sujet : dès lors quil se vit comme effet dun objet, le plaisir se mue en un désir dont lextinction signifierait la disparition pure et simple de ce quil est pour la conscience, à savoir un moi. Au final, le moi nest donc rien dautre que désir (ou crainte) dobjet, et le monde, qui se constitue en même temps que le moi, objet de désir ou de crainte. Cette genèse du désir, de même que celle du moi, est sans doute inspirée de celle de Condillac. En effet, dans le Traité des sensations, labbé génère déjà le besoin, et de là le désir, de la sensation-origine25. Aussi trouvons-nous, chez Turgot comme chez Condillac, une véritable genèse du désir – celui-là même que Hobbes posait à titre de principe.

Cette idée de moi intéressé est au fondement de leur pensée économique : pour Condillac comme pour Turgot, le fait que les hommes ne se bornent pas à la satisfaction de leurs besoins vitaux, mais se mettent en quête permanente de nouveaux plaisirs, autrement dit ce que nous nommons « intérêt », constitue le moteur de la société marchande. Dans les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766), lintérêt se trouve ainsi à lorigine du surplus de production qui va donner naissance à la division du travail et à la figure du propriétaire foncier, puis à celle du capitaliste, et enfin de lentrepreneur26, au point 106que Turgot écrit, à propos de ses contemporains, quils sont pour la plupart « intéressés et occupés à amasser des capitaux » [p. 589]. Dans Le commerce et le gouvernement considérés relativement lun à lautre (1776), Condillac soutient des thèses analogues27 sur cette question du surplus, en distinguant explicitement les besoins naturels et les besoins factices, que nous pouvons aussi nommer « désirs ». Et labbé de conclure la description de sa société idéale :

Tous les citoyens ne partagent pas également les mêmes jouissances, mais tous subsistent de leur travail ; et, quoiquil y en ait de plus riches, aucun nest pauvre. Voilà ce qui doit arriver dans une société civile, où lordre sétablit librement, daprès les intérêts respectifs et combinés de tous les citoyens. [p. 69-70. Nous soulignons]

Ainsi, sans lidée de moi intéressé, que lempirisme continental issu de Locke sattache à fonder sous les plumes de Condillac et de Turgot, on ne comprend pas laccumulation des richesses. Mais revenons aux textes plus directement anthropologiques des auteurs qui nous occupent.

À la différence de Turgot, Condillac se heurte à une difficulté de taille. Puisquaucune sensation ne montre à la statue un objet hors delle-même, il faut présupposer le mouvement corporel, pour comprendre quelle puisse être amenée à rechercher les objets extérieurs susceptibles de prolonger son désir ou de faire cesser sa douleur :

Si elle nétait pas organisée pour être mue à loccasion des sensations agréables ou désagréables quelle éprouve, le repos parfait, auquel elle serait condamnée, ne lui laisserait aucun moyen pour rechercher ce qui peut lui être utile, et pour éviter ce qui peut lui nuire. [Condillac (1754), p. 102]

Autrement dit, seul le recours à ce que lempirisme a pourtant exclu, à savoir « lorganisation » [ibid.] inapparaissante du corps humain, autorise finalement Condillac à produire jusquà son terme la genèse du désir. De pur effet des objets extérieurs, le mouvement, chez Condillac et de son propre aveu, redevient ce quil constitue chez Hobbes, à savoir un principe28. Rien de tel chez Turgot : puisque pour lui, les sensations font signe demblée vers lextériorité, le mouvement physique du sujet 107peut émerger du seul désir datteindre des objets immédiatement perçus à distance du corps propre. Aussi, la modification quil fait subir à la théorie condillacienne de la perception savère-t-elle tout à fait décisive29.

II.4 – La métaphore du navigateur

Un moi dépourvu de nature et qui éprouve un mouvement incessant en direction des objets du dehors – tel est ainsi ce que donne à penser la fiction turgotienne de lhomme originaire, que synthétise la métaphore sur laquelle elle sachève :

La présence de ces objets devient la source de nos désirs et de nos craintes, et le motif des mouvements de notre corps, dont nous dirigeons la marche au milieu de tous les autres corps, précisément comme un pilote conduit une barque sur une mer semée de rochers et couvertes de barques ennemies. [(1756), p. 522]

Le « précisément comme » fait clairement de ces lignes une réécriture critique de ce fameux passage de la sixième des Méditations métaphysiques :

La nature menseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi quun pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoins très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. [Descartes (1647), p. 64]

Ainsi, Turgot donne une valeur à ce qui nétait chez Descartes que métaphore repoussoir, destinée à rejeter une interprétation possible du dualisme ontologique, savoir la simple juxtaposition de deux substances radicalement distinctes entre elles, pour adopter celle qui, selon lui, est la seule admissible, celle de létroite union substantielle entre le corps et lesprit. Au contraire, pour lauteur de larticle « Existence » de lEncyclopédie, nous sommes précisément logés dans notre corps « comme un pilote en son navire ».

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Cependant, par cette opposition à Descartes, Turgot cherche moins à proposer une nouvelle conception des rapports de lâme et du corps, quà donner une image sensible de « la situation où se trouve lhomme dans la nature, environné, pressé, traversé, choqué par tous les êtres » [p. 522-523]. Autrement dit, nous assistons à un déplacement de la métaphore du navire, de la métaphysique vers lanthropologie. Lhomme y apparaît comme un être dépourvu de nature, entièrement constitué par lexpérience – i.e., comme un aventurier, tel Christophe Colomb, que Turgot admire pour son audace à sêtre mis en mouvement sur une mer inconnue, sans connaissance préalable de ce quil y rencontrerait30.

Un Colomb que larticle « Existence » prive de ses compagnons et situe non pas dans un navire, mais dans une simple barque. Entre Descartes et Turgot, lindividu est devenu fragile31, non pas tant du fait de sa constitution propre, que de lenvironnement hostile dans lequel il se trouve. Analogue à celle de lhomme-statue de Condillac, qui « nest (…) rien quautant quil a acquis » [Condillac (1754), p. 267], la solitude du navigateur turgotien symbolise laptitude à, et la nécessité de se forger, caractéristique de lhomme moderne.

Conclusion

Aussi trouvons-nous, dans les fictions des Lumières, un lien étroit entre lidée de moi intéressé et « lempirisme dérivé de Locke » – lien qui consiste en un rapport de fondation, à la fois épistémique et anthropologique, du premier par le second. Rapport de fondation épistémique : les fictions de lhomme originaire permettent de tenir ensemble deux aspects essentiels de lhomme intéressé – loriginarité de la sensation, laquelle autorise la réduction de lensemble des facultés humaines aux sentiments de plaisir et de peine, et le caractère indéfini du mouvement vers lobjet, qui doit être tel pour que les désirs de lhomme soient autre chose que de simples besoins. Tenir ensemble, i.e. unifier, ou encore 109générer le second à partir du premier, et ce, sans sortir de lexpérience dont lempirisme fait le critère du vrai. Mais surtout, rapport de fondation anthropologique : à la différence dun Hobbes32 qui prend encore en vue lidée de nature humaine, Condillac et Turgot font de lhomme un être issu de ses seules expériences – autrement dit : un self-made-man33. Cest, selon nous, cet aspect du sujet moderne que lempirisme génétique vient produire. Il sagit, non pas de dire quun tel sujet, à la façon dun Dieu causa sui, se produit lui-même à partir de rien, mais de penser un être dont lactivité, et par là même les facultés, naissent des seules données du dehors. Individu non substantiel, être (non relationnel) de linvention de soi, il est celui dont la puissance publique sattachera à garantir la mobilité et linventivité, davantage encore que la propriété et la sécurité. Enfin, il nous a paru que Turgot, à la différence de Condillac, fondait véritablement ce sujet : parce quil refuse la thèse condillacienne de la stricte intériorité de la sensation, lauteur de larticle « Existence » de lEncyclopédie réduit le moi aux sentiments de plaisir et de peine, et dépasse la difficulté à laquelle labbé sest heurté, de devoir rendre compte du mouvement corporel à partir de sensations purement subjectives. Léconomiste des Lumières montre ainsi à quel point la théorie de la perception vient instruire celle de lhomme.

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1 Nous remercions chaleureusement le groupe des historiens de la philosophie créé en septembre 2015, en particulier Philippe Hamou, Claire Etchegaray et Élodie Cassan, pour leurs commentaires qui ont permis daméliorer ce texte. Nous remercions aussi vivement les rapporteurs de la présente revue, pour leur lecture attentive et leurs conseils avisés.

2 Voir par exemple Ch. Laval (2007) et A. Hirschman (1997).

3 Voir C. Larrère (1992).

4 Cf. C. Laval, op. cit., p. 136. Voir également J.-T. Ravix & P.-M. Romani (1984) ; A. Orain (2003) ; A. Cot & G. Faccarello (1993).

5 C. Laval, op. cit., p. 269. Nous soulignons.

6 Cf. par exemple L. Chantrel & B. Prévost (2003).

7 Christian Laval dresse également ce constat [(op. cit.), p. 33].

8 Cf. J. Locke (1700), p. 6.

9 Ibid., p. 177 : « LInquiétude quun homme ressent en lui-même pour labsence dune chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, cest ce quon nomme désir, qui est plus ou moins grand, selon que cette Inquiétude est plus ou moins ardente. Et ici il ne sera peut-être pas inutile de remarquer en passant, que lInquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite lindustrie et lactivité des Hommes ».

10 Cf. T. Hobbes (1640), p. 83.

11 Cf. S. Auroux (1985).

12 Cf. A. Charrak (2009).

13 Cf. M. Chottin (2014).

14 Cf. Condillac (1746), p. 113.

15 « Ce que nous appelons SENSATION est à lorigine de toutes les pensées. En effet, lesprit humain ne conçoit rien qui nait dabord été, en totalité ou en partie, engendré par les organes des sens. Tout le reste est dérivé de cette origine » [Hobbes (1640), p. 71].

16 Ibid., p. 83.

17 Cf. G. W. Leibniz (1765), p. 328.

18 « Je nai pas besoin de ces recherches : si lhomme à cet égard a quelque chemin à faire, il est tout fait longtemps avant quil songe à se former la notion abstraite de lexistence ; et je puis bien le supposer arrivé à un point que les brutes mêmes ont certainement atteint, si nous avons le droit de juger quelles ont une âme. Il est au moins incontestable que lhomme a su voir avant que dapprendre à raisonner ou à parler ; et cest à cette époque certaine que je commence à le considérer » [(ibid.), p. 518-519. Nous soulignons].

19 Daprès Turgot, « (…) les sensations propres de la vue, du toucher, et peut-être de tous les autres sens, (…) sont (…) nécessairement rapportées à une distance quelconque les unes des autres, et (…) présentent (…) elles-mêmes lidée de létendue » [(ibid.), p. 518].

20 Cette assertion semblera paradoxale, une fois rapprochée de la fameuse lettre de Turgot à Condorcet datée de décembre 1773, dans laquelle on peut lire, à propos dHelvétius, que si celui-ci avait correctement analysé les besoins de lhomme, « [i]l eût compris que, dans le sens où cette proposition [sc. “lintérêt est lunique principe qui fait agir les hommes”] est vraie, elle est une puérilité et une abstraction métaphysique doù il ny a aucun résultat pratique à tirer, puisqualors, elle équivaut à dire que lhomme ne désire que ce quil désire. Sil parle de lintérêt réfléchi, calculé, par lequel lhomme se compare aux autres et se préfère, il est faux que les hommes, même les plus corrompus, se conduisent toujours par ce principe. Il est faux que les sentiments moraux ninfluent pas sur leurs jugements, sur leurs actions, sur leurs affections » [p. 638]. Mais en soutenant que Turgot souscrit à lidée de moi intéressé, nous ne voulons pas dire quil fait sienne une conception égoïste de lintérêt. Nous défendons lidée selon laquelle toutes les actions humaines sont daprès lui guidées par la recherche de la satisfaction, ce qui est tout à fait différent, puisquil existe des jouissances altruistes. Il est dailleurs significatif que Turgot qualifie de « puérilité » une telle idée : il la juge évidente, et fait mine dignorer le fait que beaucoup la contestent ou ne lont pas admise.

21 Cf. T. Hobbes (1655), p. 319.

22 Cf. T. Hobbes (1640), p. 117.

23 Cf. D. Hume (1739).

24 Sur le point délicat de savoir si le moi pascalien est ou non substantiel, voir le livre de Vincent Carraud, Linvention du moi (2010), qui tranche par la négative. Que tel soit bien le cas nempêche pas que Pascal maintient la distinction du moi et de ses qualités périssables et nanticipe donc pas les thèses dont nous traitons, excepté peut-être quand il pointe lamour de soi comme caractéristique du moi, que Condillac et Turgot considèrent comme naturelle, et, de ce fait, nullement illégitime.

25 Condillac (1754), p. 37.

26 Au seuil de ses Réflexions, Turgot écrit ainsi : « les premiers qui ont cultivé ont probablement cultivé autant de terrain que leurs forces le permettaient et, par conséquent, plus quil nen fallait pour les nourrir » [Turgot (1766), p. 534. Nous soulignons].

27 Labbé écrit par exemple : « Le colon senrichit, parce quil produit plus quil ne peut consommer » [Condillac (1776), p. 77. Nous soulignons].

28 Ibid., p. 20 : « Il y a en nous un principe de nos actions, que nous sentons, mais que nous ne pouvons définir, on lappelle force ». Nous soulignons.

29 Turgot souligne lui-même limportance que revêt pour lui la théorie de la connaissance : « Je ne me suis que trop étendu, peut-être, sur une analyse beaucoup plus difficile quelle ne paraîtrait importante ; mais jai cru que la situation de lhomme dans la nature au milieu des autres êtres, la chaîne que ces sensations établissent entre eux et lui, et la manière dont il envisage ses rapports avec eux, doivent être envisagés comme les fondements mêmes de la philosophie, sur lesquels rien nest à négliger. » [(1756), p. 532]

30 Sur ce point, voir Y. Citton (2003).

31 Sur lidée de fragilité comme caractéristique du sujet moderne, voir Y. Citton [(1994), p. 279-321].

32 Il en est de même pour Spinoza.

33 Avant nous, Yves Citton (1993) a recouru à cette expression pour qualifier le sujet condillacien.