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Classiques Garnier

Division du travail et restriction de champ L’exemple des Cinq cents millions de la Bégum (1879) de Jules Verne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2016 – 2, n° 2
    . varia
  • Auteur : Reffait (Christophe)
  • Résumé : Il semble possible d’établir des homologies entre les notions de restriction de champ en narratologie et de division du travail en économie. C’est en effet en termes de division du travail que nous pouvons qualifier la situation de l’écrivain, par suite le rapport du récit à la description, enfin la question du point de vue. L’article interroge la possibilité de cette mise en relation dans un roman de Jules Verne où se rencontrent le thème de la division du travail et des jeux de focalisation.
  • Pages : 189 à 204
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406063506
  • ISBN : 978-2-406-06350-6
  • ISSN : 2495-991X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06350-6.p.0189
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/12/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Restriction de champ, focalisation, point de vue, division du travail, Jules Verne
189

Division du travail
et restriction de champ

Lexemple des Cinq cents millions de la Bégum (1879)
de Jules Verne

Christophe Reffait

Cercll / Roman & romanesque

Université de Picardie – Jules Verne (Amiens)

Lun des principaux problèmes de la critique qui entend articuler économie et littérature est de sextraire de lanalyse purement thématique (largent chez Stendhal, le legs chez Balzac, la concurrence chez Zola, etc.) pour tenter détablir des homologies de structure entre faits économiques et écriture. Quoique le mot « homologie » renvoie au vocabulaire de Lucien Goldmann, la critique dobédience marxiste qui court des Problèmes du réalisme de Georg Lukács [Lukács (1936)] aux années soixante-dix na pas lexclusivité de cette tentative darticuler sémantique et narratologie1.

Ce bref article entend premièrement indiquer les pistes de réflexion quoffre la possible homologie structurale entre une notion complexe comme la division du travail et la question de laménagement des points de vue dans la fiction romanesque. Il interroge deuxièmement cette relation dans une œuvre que nous avons choisie pour sa relative marginalité par rapport aux grands investissements critiques, en loccurrence le bref roman de Jules Verne, en 1879, intitulé Les Cinq cents millions de la Bégum 190[Verne (1879)]. Certes, Pierre Macherey a montré lintérêt des Voyages extraordinaires pour toute critique préoccupée de lidéologie à lœuvre [Macherey (1966)]. Certes ce roman du travail industriel a plusieurs fois intéressé la critique, en particulier Yves Chevrel, qui la examiné par rapport à Travail de Zola, non pas pour étudier les processus industriels, mais pour comparer les sociétés utopiques dépeintes dans lun et lautre romans [Chevrel (1978)]. Cependant, il conserve selon nous lavantage de manifester, sans la réifier, la relation entre restriction de champ et division du travail.

I. De la restriction de champ
comme division du travail

Les réflexions sur la technique du roman, lorsquelles sintéressent à la notion de restriction de champ, évoquent parfois des justifications philosophiques de ce procédé. La limitation du point de vue narratif à la conscience dun personnage, quil sagisse dune « vision avec » ou dune « vision par derrière » [Pouillon (1946)], consiste à penser la position et le savoir du sujet devant le monde. Par exemple, lorsque Georges Blin étudie les effets de restriction de champ qui caractérisent le réalisme subjectif de Stendhal, il les explique par son sensualisme : Stendhal sinterdirait de représenter ce qui ne relève pas dabord de limpression du sujet, ce qui nest pas en cohérence avec son angle de vue, de même que les écrits autobiographiques de Beyle indiquent souvent précisément doù il a perçu telle ou telle scène [Blin (1954)]. Georges Blin relie ce procédé à lutilitarisme de Stendhal, lequel a retenu dHelvétius (De lEsprit, II, chap. vii) que « lintérêt ne nous présente des objets que les faces sous lesquelles il nous est utile de les apercevoir » [Blin (1954), p. 133]. Deuxième exemple : lorsque Sartre critique en 1939 lomniscience narrative de Mauriac, cest pour refuser tout surplomb, tout providentialisme [Sartre (1939)] ; et dans « Situation de lécrivain en 1947 », il préconise de « peupler nos livres de consciences à demi lucides et à demi obscures (…) dont aucune naurait sur lévénement ni sur soi de point de vue privilégié », parce que cette technique narrative 191permet de montrer que le romancier est « situé » dans lHistoire et que lhomme se constitue en creusant, par ses choix, la matière opaque de lexistence [Sartre (1948), p. 224].

Or dans ces deux exemples éminents de promotion romanesque de la restriction de champ, dans ces deux acceptions stendhalienne et sartrienne de lexistentialisme, il se trouve que la justification philosophique de la restriction de champ est demblée formulée en termes de division du travail. Ainsi, Georges Blin rappelle incidemment que Stendhal, mathématicien de cœur, écrit dans La Vie de Henry Brulard quil voit dans lalgèbre une « division du travail » permettant « à lesprit de réunir toutes ses forces sur un seul côté des objets, sur une seule de leurs qualités » [Stendhal (1890) ; Blin (1954), p. 127]. Certes cette allusion à la division du travail, sous la plume dun romancier qui maîtrisait parfaitement cette notion économique et qui avait étudié les premiers chapitres de La Richesse des nations [Del Litto (2002) ; Stendhal (1810)], demeure isolée parmi ses nombreuses réflexions sur la restriction de champ : en vérité cest Blin, plus que Stendhal lui-même, qui lui rattache cette technique romanesque.

Lexemple de Sartre est plus probant, parce que cest par un triple biais que sa réflexion sur lesthétique existentialiste recoupe la notion de division du travail. Dabord, son approche sociologique de la « cléricature » des Lettres en France consiste à dénoncer la division sociale du travail par laquelle la littérature deviendrait un métier bourgeois, tandis quau pays dHemingway ou de Dos Passos, on passerait avec labilité des « métiers manuels » à lécriture par une sorte durgence intérieure de raconter [Sartre (1948), p. 169]. Ensuite, on trouve chez Sartre une critique de la description romanesque qui fait écho à celle quavait formulée Georg Lukács en termes de division du travail dix ans auparavant. En effet, toujours dans « Situation de lécrivain en 1947 », Sartre critique la littérature bourgeoise contemplative qui, depuis les « fastidieuses descriptions » du xixe siècle obéit à lidée qu« on ne touche pas à lunivers, on le gobe tout cru, par les yeux », au contraire du vrai roman qui devrait montrer que « le faire est révélateur de lêtre » (p. 235-236). Georg Lukács nécrivait pas autre chose dans son article de 1936 intitulé « Raconter ou décrire ». Le critique marxiste y dressait une opposition entre dune part le récit balzacien où, comme chez Tolstoï, la description est liée à laction par nécessité, dautre part 192le récit flaubertien et surtout zolien, où la description sautonomise par rapport aux exigences du récit et se trouve menacée de « contingence » par son parti-pris d« exhaustivité » [Lukács (1936), p. 130-133]. Il y avait là pour Lukács une déplorable expression narrative du fait que Flaubert ou Zola ne seraient « déjà plus », pour reprendre ses termes, « que des écrivains au sens de la division capitaliste du travail », soit des « spécialistes », dont le mode de représentation mimerait la passivité devant létat social (p. 138). Mais il existe chez Sartre un troisième recours à lidée de division du travail qui serait à prendre, cette fois, plutôt en bonne part. En effet, la technique romanesque que préconise lexistentialisme sartrien recouvre une sorte de division du travail narratif. À propos des Mots, Serge Doubrovsky explique dans son roman Le Livre brisé que Sartre radicalise « la division du travail » autrefois établie par Proust : « au “héros” les hésitations obscures, les incertitudes de lexistence, au “narrateur” la sagesse des maximes durement acquises, lamère vérité des grandes lois psychologiques » [Doubrovsky (1989)]2. Ainsi, lautobiographie sartrienne radicaliserait la restriction de champ appliquée au je narré, à celui qui agit dans la contingence, tout en consolidant le savoir du je narrant. Dans le roman, de même, la restriction de champ sur une « conscience à demi lucide » serait une division du travail qui permettrait de rendre compte de laliénation, en montrant le sujet dépassé par lHistoire, dépassé aussi par léconomie, de même que lAméricain est dépassé par limmensité de son territoire. Aussi la notion de division du travail apparaît-elle ambivalente chez Sartre, puisque les techniques narratives quil préconise endossent une division que sa sociologie du champ littéraire refuse.

À travers ces deux exemples liminaires, celui de Stendhal, celui plus complexe de Sartre, nous approchons trois acceptions possibles de la notion de division du travail en littérature (sociologie du champ, focalisation, descriptivisme). Cela atteste la puissance de la notion de division du travail pour penser lécriture romanesque ; mais cela atteste aussi, il faut le reconnaître, linquiétante malléabilité de la notion, qui se prête à tous les développements métaphoriques : à bien y regarder, 193quel fait littéraire, aussi bien sociologique que narratologique, ne serait passible dune analyse en termes de division du travail ? Il nous faut donc prendre un exemple qui premièrement se retrempe dans le thème même de la division du travail, deuxièmement soit assez détaché de discours programmatiques aussi nets que celui de Sartre. Nous pourrions sans doute repartir du roman stendhalien (voir le troisième paragraphe du Rouge sur la fabrique de clous de M. de Rênal), du roman zolien (voir le diptyque central de LAssommoir sur les deux fabriques de boulons)3, du roman de lentre deux guerres ou de la littérature détablis des années 70-80. Mais lexemple des Cinq cents millions de la Bégum aura pour nous lintérêt de poser la triple question de la focalisation, du descriptivisme et même de la division du travail de lécriture (nous conclurons sur ce dernier point), à lintérieur dune littérature feuilletonesque dont lenjeu nest pas de réformer lesthétique mais dexploiter ponctuellement un procédé.

II. Division du travail et jeu de points de vue
dans Les Cinq cents millions de la Bégum

Jules Verne nest guère rattaché à la tradition du réalisme subjectif, mais le roman daventures vernien en général ne répugne pas à jouer deffets de points de vue, par exemple en usant de lincipit énigmatique en focalisation externe [Genette (1972)] ; en outre, il présente une tension intéressante entre le fantasme de clôture que montrait Barthes dans son article de Mythologies [Barthes (1957)] et une mise en scène de la pulsion scopique des personnages qui interroge aussi leurs compétences ; enfin, Les Cinq cents millions de la Bégum présente lintérêt de prendre concrètement pour thème la division du travail industriel, en la présentant comme un enjeu de regard et de savoir.

Car la division manufacturière du travail pose par essence un problème de point de vue. Nous le voyons dès la première page de La Richesse des nations, lorsquAdam Smith justifie lexemple de la fabrique dépingles. Il explique que dans ce genre de manufacture, « qui sont destinées à de 194petits objets », écrit-il, « la totalité des ouvriers qui y sont employés est nécessairement peu nombreuse » et que tous « peuvent souvent être réunis dans un même atelier et placés à la fois sous les yeux de lobservateur ». Cela par opposition aux grandes manufactures dobjets de consommation de masse, où l« on ne peut guère voir à la fois que les ouvriers employés à une seule branche de louvrage » [Smith (1776a)]4. Lexemple de la fabrique dépingles permet à Smith déviter de présenter la division du travail selon une restriction de champ anti-pédagogique. Mais cest comme on le sait un exemple à double tranchant, puisquil va très vite alimenter une critique, filée depuis Pierre-Edouard Lemontey jusquà Marx, en passant par léconomiste Adolphe Blanqui, qui consiste à se demander : « quest-ce quun homme qui ne sait faire, même parfaitement, que des têtes dépingles ou des pointes daiguilles ? » [Smith (1776b)] – et François Vatin a montré que cette objection informe toute la critique du machinisme jusquaux années 1970 [Vatin (2006)]. Dans la critique de léconomie politique, la pertinence scopique de lexemple de la manufacture dépingles sest inversée en démonstration catastrophique de la ténuité de la spécialisation, de la perte de sens du travail et de la dégradation de louvrier en machine.

À linverse, ce qui peut intéresser le romancier est précisément de jouer du caractère inenvisageable de la division du travail. Jules Verne le fait nous semble-t-il dans un premier exemple, célèbre ; il sagit du passage du chapitre xiii de Vingt mille lieues sous les mers où Nemo raconte à Aronnax comment il a fait construire clandestinement le Nautilus :

Chacun de ses morceaux (…) mest arrivé dun point différent du globe, et sous une destination déguisée. Sa quille a été forgée au Creusot, son arbre dhélice chez Pen et Co, de Londres, les plaques de tôle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hélice chez Scott, de Glasgow. Ses réservoirs ont été fabriqués par Cail et Cie, de Paris, sa machine par Krupp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de Motala, en Suède, ses instruments de précision chez Hart frères, de New York, etc., et chacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers. [Verne, (1869-1870)]

Certes ce schéma est un cas particulier de division du travail, étant donné quil ne sagit pas de production à la chaîne et que la construction du Nautilus sapparente plutôt à lexemple de lassemblage des carrosses 195commenté par Marx [Marx (1867)]5. Assembler des pièces construites dans la plénitude dun métier distinct et vendues avec lestampille dune raison sociale renommée, ce nest pas la même chose que parcelliser les tâches en engageant les effectifs humains dans un rapport de proportion arithmétique, en tronquant le sens de leurs manipulations et en dissimulant la confiscation de la plus-value. Mais cette énumération par laquelle Verne décrit une sous-traitance exprime bien le caractère furtif de la division du travail : Verne et Nemo jouent justement de la problématique restriction de champ que voulait éviter Adam Smith. Notons que le Nautilus se dérobera durant tout le roman à lexploration exhaustive du narrateur et de ses compagnons : dans ce sous-marin cloisonné, dont la gravure et les chapitres néclairent que des parties, on ne rencontre jamais léquipage, et Aronnax se perd en conjectures sur lespace dévolu à ces hommes, dont leffectif demeure incertain. Le roman ne livre pas de vision totalisante du sous-marin. Moyennant quoi le Nautilus est un engin qui semble répliquer, par son cloisonnement intérieur, le caractère secret et divisé de sa propre genèse industrielle6. La division du travail, si nous poussions cette lecture, serait dabord un enjeu de savoir.

Mais cest de manière beaucoup plus inquiétante que la division du travail est montrée, neuf ans plus tard, dans Les Cinq cents millions de la Bégum, comme mise en échec du regard et du savoir. Ce court roman raconte comment le savant français Sarrasin et le savant allemand Schultze sopposent autour de lhéritage fabuleux dune princesse indienne autrefois épouse dun aïeul commun. Chacun dentre eux hérite finalement de 250 millions de dollars et leur rivalité mimétique va sexprimer aux États-Unis, dans lOregon, où chacun obtient une concession pour fonder 196une ville nouvelle. Sarrasin fonde France-Ville, que le roman présente comme un chef dœuvre pacifique durbanisme hygiéniste, bien quelle recèle quelques aspects totalitaires et racistes qui nont pas échappé à Yves Chevrel ou Jean Chesneaux [Chesneaux (1971)]. Schultze fonde de son côté Stahlstadt, la Cité de lacier, ville-usine qui ressemble à un petit bassin de la Ruhr, où lon extrait conjointement de la houille et du minerai de fer, où lon fabrique de lacier, enfin et surtout où lon forge des canons. Schultze est une caricature de Krupp et un théoricien de la supériorité de la race germanique qui a juré la perte de France-Ville. Et dans ce roman des lendemains de la guerre franco-prussienne, où lon nobéit guère au mot de Gambetta puisque tout parle de revanche, le héros Marcel Bruckmann est comme de juste un ingénieur alsacien, dont lobjectif est de sintroduire dans Stahlstadt pour identifier le danger qui pèse sur les siens. Lintérêt du roman est double. Dune part, il est gouverné par une vaste opposition idéologique – opposition de modèles alternatifs du capitalisme et dorganisation de la production – que le descriptivisme vernien va oublier (le roman soublie à dire le tour de main magistral des puddleurs, la perfection des machines, etc.). Dautre part, toute la partie centrale du roman adopte la perspective de Marcel Bruckman infiltré dans Stahlstadt et elle exclut tout point de vue omniscient.

Cette ville-usine est décrite comme « une circonférence dont les secteurs, limités en guise de rayons par une ligne fortifiée » sont donnés comme « parfaitement indépendants les uns des autres, quoique enveloppés dun mur et dun fossé commun » (chap. v, p. 70). Le héros passe une première demi-journée au secteur du puddlage, secteur K, longuement décrit, ce qui lui permet denquêter sur les procédés utilisés. On laffecte ensuite au secteur de la coulée, secteur O, dont le récit montre la perfection machinique : là, les hommes sont si précis et si bien coordonnés que la coulée apparaît « plutôt le résultat dun mécanisme aveugle que celui du concours de cent volontés humaines » (p. 81) – donc division du travail et avènement de lhomme-machine. Enfin, un acte de bravoure puis le passage dun examen valent à Marcel dêtre nommé dans le secteur A, à la « division des modèles », dans l« un des ateliers de dessin » (chap. vii, p. 103). Cest à ce moment que le texte insiste sur le désappointement du héros qui se croyait près du but :

Sa vie était enfermée dans une grille de fer de trois cents mètres de diamètre, qui entourait le segment du Bloc central auquel il était attaché. Intellectuellement, 197son activité pouvait et devait sétendre aux branches les plus lointaines de lindustrie métallurgique. En pratique, elle était limitée à des dessins de machines à vapeur. Il en construisait de toutes dimensions et de toutes forces, pour toutes sortes dindustries et dusages, pour des navires de guerre et pour des presses à imprimer ; mais il ne sortait pas de cette spécialité. La division du travail poussée à son extrême limite lenserrait dans son étau. (p. 105)

Bref, Les Cinq cents millions de la Bégum décrit une ville-usine en forme de panoptique inversé, où il ne sagit pas comme chez Bentham dinsister sur la transparence centrifuge de la cité mais sur son opacité centripète. Et ce récit de pénétration de la ville-usine, qui commence par le secteur K (rue IX, atelier 743, bureau du contremaître Seligmann), nous apparaît comme un mélange romanesque entre Le Château de Kafka (Kafka que Sartre invoquera justement dans sa réflexion sur lopacité de lHistoire pour le sujet), la narration dune vie de collège7 et celle dune sorte de jeu de loie géant comme les apprécie Verne [Schaffner (2012)]8, mélange qui décrit une remontée de la matière première vers le concept, vers le « modèle », la recherche dun souverain dont la défense principale est la division du travail, ici matérialisée par des fortifications. La division du travail, cest le concept organisateur, cest lexpression consacrée, vers laquelle converge le passage cité et plus généralement tout le chapitre. Elle est sujet agissant. Il est donc impossible dans ce roman de faire le départ entre la division du travail entendue comme thématique et la division du travail entendue comme restriction de champ, puisque ce récit denquête se développe comme la lutte dun héros contre sa propre aliénation, et que cette dernière est dabord représentée comme borne du regard.

Au moment où il rejoint la « division des modèles » (le mot « division » apparaît six ou sept fois dans le seul chapitre vii intitulé « Le bloc central »), Marcel comprend quelle est la structure de cette « organisation » dont il nest « malgré ses mérites, quun rouage presque infime » ; le texte dit alors : « Il savait que le centre de la toile daraignée, figurée par Stahlstadt, était la Tour du Taureau, sorte de construction cyclopéenne, 198qui dominait tous les bâtiments voisins » (p. 105) – ce qui suggère bien que cest le regard quil faut reconquérir. Mais il lui faudra encore des mois pour être admis dans lintimité de Schultze, pour se mettre à faire des plans de canon, plusieurs mois encore pour accéder au sommet de la Tour du Taureau et y découvrir enfin un canon gigantesque pointé sur France-Ville, dont le tir est imminent. Le Minotaure des Cinq cents millions de la Bégum, ce nest donc pas comme dans Germinal lactionnariat parisien de la société minière, mais une grosse Bertha qui représente le racisme génocidaire de Schultze. La datation approximative de laction permet dailleurs de comprendre que le temps de ce roman denquête se distend au fur et à mesure quon approche du « secret » (mot récurrent du chapitre viii), comme si remonter la division du travail était atteindre le temps long des concepteurs. Une fois ce secret découvert, le héros est condamné à mort, comme si la dilatation du temps de la quête se parachevait dans la disparition du protagoniste.

Cette espèce danabase industrielle qui mène Bruckmann de la mine aux appartements de Schultze mobilise deux conceptions symétriques de la division du travail et du héros. Elle traduit en premier lieu un imaginaire centralisé de la division du travail. Quil sagisse de Nemo ordonnant en secret la construction des parties du Nautilus ou de la ville-usine arachnéenne de Schultze, la division du travail napparaît pas chez Verne comme un processus diffus mais possède un agent central auquel tout se réfère, qui est maître du sens de lactivité des hommes et construit leur aliénation : il existe un principe caché qui préside au sens de léconomie, et ce nest que par docilité quon renonce à lexplorer (Stahlstadt, cité de soldats, de forçats et de bons élèves, est décrite comme un monde de servitude volontaire). En deuxième lieu et symétriquement, cette organisation radiale, pour être démasquée, exige un héros au contraire polyvalent, au génie englobant, un homme providentiel justement placé hors de la division du travail où se tient lordinaire des protagonistes du roman réaliste-naturaliste, héros capable tout aussi bien de puddler des masses de fonte, dassurer la régularité dune coulée dacier en fusion, de concevoir des machines à vapeur, de dessiner des canons ou même de reconnaître la plante qui lui permettra dendormir in fine ses geôliers, comme le fait successivement Marcel Bruckmann. En cela, il ny a guère de différence entre cet ingénieur et le capitaine Nemo ou bien le Cyrus Smith de LÎle mystérieuse, lequel connaît le 199rendement dun grain de blé, sait calculer la latitude et la longitude de lîle Lincoln, construit un four à briques, sait produire du fer à la mode catalane à partir du minerai et finit par installer le télégraphe… Les ingénieurs de Verne, comme le notait Pierre Macherey dans son étude sur LÎle mystérieuse, sont parfaitement polyvalents et nient la division du travail9. Nous pouvons même nous demander si Marcel nest pas encore plus complet que ses aînés plus célèbres, puisquil transcende la distinction comtienne entre « entrepreneurs » et « opérateurs » que Macherey estime encore prégnante dans LÎle mystérieuse10. Lorsque Verne met en scène des trios ou des groupes aux compétences complémentaires, comme Aronnax, Conseil et Ned Land dans Vingt mille lieues sous les mers, et dans une moindre mesure comme le quintette de LÎle mystérieuse, cest encore une forme de division du travail héroïque quil esquisse. Mais lorsquil élabore des personnages comme les ingénieurs Nemo, Cyrus Smith et Marcel Bruckmann, il abolit idéalement cette division du travail – et ce refus, cest aussi celui quentretient le Magasin dÉducation et de Récréation de Pierre-Jules Hetzel par son ambition encyclopédique, par sa ligne éditoriale même.

Or lune des compétences fréquemment ajoutées à celles de lingénieur ou du héros en général est celle du voir, comme la souligné Jean Delabroy [Delabroy (2009)] : cela est vrai pour Nemo, et le regard est associé à une compétence esthétique chez Aronnax ou dans le roman Le Rayon vert [Le Scanff (2007)]. Ainsi, lintérêt des Cinq cents millions de la Bégum, roman de « la division du travail poussée à son extrême limite », est dinfliger au héros une borne à son regard, ou plutôt de confronter une compétence plurielle à une restriction optique. Dire la division du travail, ce ne serait pas comme chez Sartre superposer « consciences à demi lucides » et restriction de champ, ce serait au contraire faire éprouver la restriction à travers luniversalité. Marcel Bruckmann est plongé dans le désarroi dun homme polyvalent condamné à ne percevoir toujours, comme le dit le texte, que « des détails, toujours des détails ; jamais un ensemble ! » (p. 106). Ainsi, parmi les romans de la pulsion scopique dus à Verne, avec leur fantasme de « survol aristocratique », pour reprendre les 200mots de Sartre sur Morand, avec leur goût pour la perspective cavalière que refusait justement Stendhal, avec leur refus de la division du travail descriptif et du détaillisme zolien, Les Cinq cents millions de la Bégum serait celui qui certes sacrifierait à un descriptivisme contrevenant à son pli idéologique, mais aussi opposerait le plus radicalement négativité du travail divisé et liberté du regard. Cest le contraire finalement de ce que décrivait Barthes, lorsquil voyait dans le Nautilus lune de ces chambres closes où le bourgeois recherche un confort enveloppant tout en ambitionnant le spectacle des profondeurs, en cela différent du je du « Bateau ivre » qui consent à se dissoudre dans linfini lactescent. En vérité, deux définitions de la mélancolie semblent coexister chez Verne [Delabroy (2007)], dans la mesure où lopposition entre petitesse de lindividu et vastitude du monde peut se retourner parfois, comme dans Les Cinq cents millions de la Bégum, en opposition entre la polyvalence de lhomme de culture et la restriction sociale de son regard, selon un dispositif plus marxiste que Barthes na daigné le voir.

Conclusion

En reconnaissant, par cet exemple modeste (bien en deçà du manifeste de Sartre ou de la critique marxiste du descriptivisme zolien), la relation entre division du travail et des notions aussi fondamentales que le point de vue et la compétence du personnage, nous pourrions nous proposer deux manières de conclure.

Dabord, ce roman de la restriction de champ est aussi, sans jeu de mots, un roman de la restriction du champ littéraire, entendons de la division du travail de lécriture, comme nous lannoncions. En effet, la critique na pas manqué de remarquer quil y a une savoureuse insolence de la part de Jules Verne à mettre en scène un patron ignoble à la tête dune « Cité de lacier », Stahlstadt, dont le nom contient le nom de plume de Pierre-Jules Hetzel (P. J. Stahl), de même que la séquence consonantique de « Schultze » évoque le nom de léditeur. Le passage du roman où lingénieur flatte la vanité de lAllemand en lui laissant « empoch[er] consciencieusement la paternité de [telle ou telle] 201invention » (chap. viii, p. 114) pourrait peut-être même trouver un écho dans la correspondance Verne-Hetzel, lorsque le romancier parvient à faire endosser à son éditeur telle ou telle idée de son cru. Le roman de Bruckmann et Schultze pourrait donc se lire comme la curieuse mise en abyme des relations entre Verne et son relecteur, annotateur et censeur, dans le cadre dune production industrielle de romans pour enfants où linterventionnisme de Hetzel, par exemple lors de lécriture de LÎle mystérieuse [Butcher (2012)], a pu contrevenir à la division du travail habituelle entre auteur et éditeur. Mettre en scène un héros aux prises avec la division du travail, ce serait ici interroger lintégrité de la création.

À ces considérations éditoriales sajoute une deuxième conclusion dordre idéologique : ce texte de Verne constitue un exemple caractéristique de lambivalence de la représentation romanesque de léconomie de marché au xixe siècle. Il faut évoquer brièvement le dénouement du roman, qui est double. Dune part, Marcel Bruckmann parvient à séchapper de Stahlstadt en se coulant dans la rivière (véritable « fil dAriane » – chap. ix, p. 144) qui baigne le jardin tropical planté au centre de la cité ; il rejoint la libre plaine, en passant sous les secteurs fortifiés de lusine, et il parvient à prévenir France-Ville de lattaque imminente. Dautre part, le savant Schultze, retranché dans sa tour centrale, meurt congelé et asphyxié par lexplosion accidentelle de lun de ses obus au gaz carbonique comprimé ; cet accident ne sera connu du monde extérieur, en loccurrence de la Bourse de San Francisco, que lorsque largent viendra à manquer sur ses comptes en banque américains, puisquil a coutume de viser chaque courrier financier avant transmission à ses comptables. Liquidité salvatrice dun côté, gel punisseur de lautre. On a donc à la fin du roman une dramaturgie des états de la matière qui recouvre un sens économique : la liquidité vitale, exaltée, aurait pour équivalent la circulation financière et pour opposé la solidification de la cité ouvrière, paralysée par la division du travail et par une centralisation excessive, cest-à-dire par une division du travail mal comprise. Dun côté louverture, de lautre le cloisonnement. Et ce petit roman de Verne nous fait peut-être toucher du doigt une tension fondamentale dans la représentation de léconomie chez les romanciers français du xixe siècle. Stendhal esquisse la division du travail à laquelle échappe Julien Sorel, tout en éclairant positivement le ludisme financier du père de Lucien Leuwen. Flaubert dit la bêtise de la division du 202travail, tout en aimant Bastiat et en prônant le libre-échange. Zola isole les porions, piqueurs et herscheuses de Germinal chacun dans sa veine, avant dexalter dans LArgent la circulation du capital. Ces romanciers nous paraissent construire une tension qui, dans la littérature économique et sauf approfondissement, nexiste pas forcément. Au roman, le libéralisme offrirait ainsi le double visage de Janus : il y aurait à la fois complémentarité et contradiction entre la libéralisation financière et lincarcération de la production, entre lidéale fluidité du capital et la dysphorique division du travail.

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Références bibliographiques

Barthes, R. [1957], « Nautilus » et « Bateau ivre », in Mythologies, Seuil, « Points Essais », Paris, 2001, p. 75-77.

Blin, G. [1954], « Les restrictions de champ », in Stendhal et les problèmes du roman, José Corti, Paris, 1990, p. 115-176.

Butcher, W. [2012], « Chirurgie et hypnose : pour une “dé-hetzelisation” de LÎle mystérieuse », in Les Voyages extraordinaires de Jules Verne : de la création à la réception, textes réunis par M.-F. Melmoux-Montaubin et Ch. Reffait, CERR – Encrage Université, Amiens, p. 137-153.

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Chevrel, Y. [1978], « Questions de méthode et didéologie chez Verne et Zola. Les Cinq cents millions de la Bégum et Travail », Revue des Lettres modernes, série Jules Verne No 2, Minard, p. 69-96.

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1 Alexandre Péraud montre par exemple comment la relation de crédit représentée par Balzac informe la temporalité narrative et les formations discursives mêmes du roman [Péraud (2012)].

2 « Pourquoi Sartre est-il méchant avec Poulou ? », se demande plus loin Serge Doubrovsky. Pour une raison qui nest peut-être pas étrangère à la haine de soi de lécrivain petit-bourgeois en sa « situation », mais ici retraduite en termes purement optiques, lesquels saturent ces pages de Doubrovsky.

3 Nous proposons une étude de ces exemples dans un ouvrage à paraître.

4 Nous soulignons.

5 Marx parle de « manufacture hétérogène » par opposition à la « manufacture sérielle ».

6 De même que cest un engin pensable, en termes métaromanesques, comme un analogon de la création romanesque vernienne [Macherey (1966), p. 211]. Cest le développement de Pierre Macherey sur les « thèmes généraux » et les « figures particulières » des romans de Jules Verne qui nous suggère cette analogie, lorsquil écrit : « On pourrait se demander dans quelle mesure ces figures ont été produites par Verne lui-même, – mais sil ne les a pas faites, au moins il les a réunies, collectionnées, et montées sur une forme systématique –, dans quelle mesure il les a prises dans la réserve dimages que mettait à sa disposition toute lhistoire de limaginaire récité, où sest progressivement élaboré un langage de la fiction. » Ne serait-ce pas la même logique dassemblage du préconstruit de la civilisation industrielle qui présiderait à la fabrique romanesque vernienne et au montage du Nautilus ?

7 « Des cours spéciaux, faits par des professeurs de premier mérite, étaient obligatoires pour tous les employés, soumis en outre à des examens et à des concours fréquents. Mais la liberté, lair manquaient dans cet étroit milieu. Cétait le collège avec beaucoup de sévérités en plus et à lusage dhommes faits » (p. 104).

8 Voir évidemment Le Testament dun excentrique, lu par Alain Schaffner, daprès Jean-Pierre Bayard, comme un plagiat de Perec.

9 Pierre Macherey rappelle que le héros vernien est souvent un « original », manière de dire que ce « voyageur-savant-colonisateur » échappe à toute division du travail [Macherey (1966), p. 198-199].

10 [Macherey (1966), p. 238, note 42].