Division du travail et restriction de champ L’exemple des Cinq cents millions de la Bégum (1879) de Jules Verne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2016 – 2, n° 2. varia - Auteur : Reffait (Christophe)
- Résumé : Il semble possible d’établir des homologies entre les notions de restriction de champ en narratologie et de division du travail en économie. C’est en effet en termes de division du travail que nous pouvons qualifier la situation de l’écrivain, par suite le rapport du récit à la description, enfin la question du point de vue. L’article interroge la possibilité de cette mise en relation dans un roman de Jules Verne où se rencontrent le thème de la division du travail et des jeux de focalisation.
- Pages : 189 à 204
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- EAN : 9782406063506
- ISBN : 978-2-406-06350-6
- ISSN : 2495-991X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06350-6.p.0189
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/12/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Restriction de champ, focalisation, point de vue, division du travail, Jules Verne
Division du travail
et restriction de champ
L’exemple des Cinq cents millions de la Bégum (1879)
de Jules Verne
Christophe Reffait
Cercll / Roman & romanesque
Université de Picardie – Jules Verne (Amiens)
L’un des principaux problèmes de la critique qui entend articuler économie et littérature est de s’extraire de l’analyse purement thématique (l’argent chez Stendhal, le legs chez Balzac, la concurrence chez Zola, etc.) pour tenter d’établir des homologies de structure entre faits économiques et écriture. Quoique le mot « homologie » renvoie au vocabulaire de Lucien Goldmann, la critique d’obédience marxiste qui court des Problèmes du réalisme de Georg Lukács [Lukács (1936)] aux années soixante-dix n’a pas l’exclusivité de cette tentative d’articuler sémantique et narratologie1.
Ce bref article entend premièrement indiquer les pistes de réflexion qu’offre la possible homologie structurale entre une notion complexe comme la division du travail et la question de l’aménagement des points de vue dans la fiction romanesque. Il interroge deuxièmement cette relation dans une œuvre que nous avons choisie pour sa relative marginalité par rapport aux grands investissements critiques, en l’occurrence le bref roman de Jules Verne, en 1879, intitulé Les Cinq cents millions de la Bégum 190[Verne (1879)]. Certes, Pierre Macherey a montré l’intérêt des Voyages extraordinaires pour toute critique préoccupée de l’idéologie à l’œuvre [Macherey (1966)]. Certes ce roman du travail industriel a plusieurs fois intéressé la critique, en particulier Yves Chevrel, qui l’a examiné par rapport à Travail de Zola, non pas pour étudier les processus industriels, mais pour comparer les sociétés utopiques dépeintes dans l’un et l’autre romans [Chevrel (1978)]. Cependant, il conserve selon nous l’avantage de manifester, sans la réifier, la relation entre restriction de champ et division du travail.
I. De la restriction de champ
comme division du travail
Les réflexions sur la technique du roman, lorsqu’elles s’intéressent à la notion de restriction de champ, évoquent parfois des justifications philosophiques de ce procédé. La limitation du point de vue narratif à la conscience d’un personnage, qu’il s’agisse d’une « vision avec » ou d’une « vision par derrière » [Pouillon (1946)], consiste à penser la position et le savoir du sujet devant le monde. Par exemple, lorsque Georges Blin étudie les effets de restriction de champ qui caractérisent le réalisme subjectif de Stendhal, il les explique par son sensualisme : Stendhal s’interdirait de représenter ce qui ne relève pas d’abord de l’impression du sujet, ce qui n’est pas en cohérence avec son angle de vue, de même que les écrits autobiographiques de Beyle indiquent souvent précisément d’où il a perçu telle ou telle scène [Blin (1954)]. Georges Blin relie ce procédé à l’utilitarisme de Stendhal, lequel a retenu d’Helvétius (De l’Esprit, II, chap. vii) que « l’intérêt ne nous présente des objets que les faces sous lesquelles il nous est utile de les apercevoir » [Blin (1954), p. 133]. Deuxième exemple : lorsque Sartre critique en 1939 l’omniscience narrative de Mauriac, c’est pour refuser tout surplomb, tout providentialisme [Sartre (1939)] ; et dans « Situation de l’écrivain en 1947 », il préconise de « peupler nos livres de consciences à demi lucides et à demi obscures (…) dont aucune n’aurait sur l’événement ni sur soi de point de vue privilégié », parce que cette technique narrative 191permet de montrer que le romancier est « situé » dans l’Histoire et que l’homme se constitue en creusant, par ses choix, la matière opaque de l’existence [Sartre (1948), p. 224].
Or dans ces deux exemples éminents de promotion romanesque de la restriction de champ, dans ces deux acceptions stendhalienne et sartrienne de l’existentialisme, il se trouve que la justification philosophique de la restriction de champ est d’emblée formulée en termes de division du travail. Ainsi, Georges Blin rappelle incidemment que Stendhal, mathématicien de cœur, écrit dans La Vie de Henry Brulard qu’il voit dans l’algèbre une « division du travail » permettant « à l’esprit de réunir toutes ses forces sur un seul côté des objets, sur une seule de leurs qualités » [Stendhal (1890) ; Blin (1954), p. 127]. Certes cette allusion à la division du travail, sous la plume d’un romancier qui maîtrisait parfaitement cette notion économique et qui avait étudié les premiers chapitres de La Richesse des nations [Del Litto (2002) ; Stendhal (1810)], demeure isolée parmi ses nombreuses réflexions sur la restriction de champ : en vérité c’est Blin, plus que Stendhal lui-même, qui lui rattache cette technique romanesque.
L’exemple de Sartre est plus probant, parce que c’est par un triple biais que sa réflexion sur l’esthétique existentialiste recoupe la notion de division du travail. D’abord, son approche sociologique de la « cléricature » des Lettres en France consiste à dénoncer la division sociale du travail par laquelle la littérature deviendrait un métier bourgeois, tandis qu’au pays d’Hemingway ou de Dos Passos, on passerait avec labilité des « métiers manuels » à l’écriture par une sorte d’urgence intérieure de raconter [Sartre (1948), p. 169]. Ensuite, on trouve chez Sartre une critique de la description romanesque qui fait écho à celle qu’avait formulée Georg Lukács en termes de division du travail dix ans auparavant. En effet, toujours dans « Situation de l’écrivain en 1947 », Sartre critique la littérature bourgeoise contemplative qui, depuis les « fastidieuses descriptions » du xixe siècle obéit à l’idée qu’« on ne touche pas à l’univers, on le gobe tout cru, par les yeux », au contraire du vrai roman qui devrait montrer que « le faire est révélateur de l’être » (p. 235-236). Georg Lukács n’écrivait pas autre chose dans son article de 1936 intitulé « Raconter ou décrire ». Le critique marxiste y dressait une opposition entre d’une part le récit balzacien où, comme chez Tolstoï, la description est liée à l’action par nécessité, d’autre part 192le récit flaubertien et surtout zolien, où la description s’autonomise par rapport aux exigences du récit et se trouve menacée de « contingence » par son parti-pris d’« exhaustivité » [Lukács (1936), p. 130-133]. Il y avait là pour Lukács une déplorable expression narrative du fait que Flaubert ou Zola ne seraient « déjà plus », pour reprendre ses termes, « que des écrivains au sens de la division capitaliste du travail », soit des « spécialistes », dont le mode de représentation mimerait la passivité devant l’état social (p. 138). Mais il existe chez Sartre un troisième recours à l’idée de division du travail qui serait à prendre, cette fois, plutôt en bonne part. En effet, la technique romanesque que préconise l’existentialisme sartrien recouvre une sorte de division du travail narratif. À propos des Mots, Serge Doubrovsky explique dans son roman Le Livre brisé que Sartre radicalise « la division du travail » autrefois établie par Proust : « au “héros” les hésitations obscures, les incertitudes de l’existence, au “narrateur” la sagesse des maximes durement acquises, l’amère vérité des grandes lois psychologiques » [Doubrovsky (1989)]2. Ainsi, l’autobiographie sartrienne radicaliserait la restriction de champ appliquée au je narré, à celui qui agit dans la contingence, tout en consolidant le savoir du je narrant. Dans le roman, de même, la restriction de champ sur une « conscience à demi lucide » serait une division du travail qui permettrait de rendre compte de l’aliénation, en montrant le sujet dépassé par l’Histoire, dépassé aussi par l’économie, de même que l’Américain est dépassé par l’immensité de son territoire. Aussi la notion de division du travail apparaît-elle ambivalente chez Sartre, puisque les techniques narratives qu’il préconise endossent une division que sa sociologie du champ littéraire refuse.
À travers ces deux exemples liminaires, celui de Stendhal, celui plus complexe de Sartre, nous approchons trois acceptions possibles de la notion de division du travail en littérature (sociologie du champ, focalisation, descriptivisme). Cela atteste la puissance de la notion de division du travail pour penser l’écriture romanesque ; mais cela atteste aussi, il faut le reconnaître, l’inquiétante malléabilité de la notion, qui se prête à tous les développements métaphoriques : à bien y regarder, 193quel fait littéraire, aussi bien sociologique que narratologique, ne serait passible d’une analyse en termes de division du travail ? Il nous faut donc prendre un exemple qui premièrement se retrempe dans le thème même de la division du travail, deuxièmement soit assez détaché de discours programmatiques aussi nets que celui de Sartre. Nous pourrions sans doute repartir du roman stendhalien (voir le troisième paragraphe du Rouge sur la fabrique de clous de M. de Rênal), du roman zolien (voir le diptyque central de L’Assommoir sur les deux fabriques de boulons)3, du roman de l’entre deux guerres ou de la littérature d’établis des années 70-80. Mais l’exemple des Cinq cents millions de la Bégum aura pour nous l’intérêt de poser la triple question de la focalisation, du descriptivisme et même de la division du travail de l’écriture (nous conclurons sur ce dernier point), à l’intérieur d’une littérature feuilletonesque dont l’enjeu n’est pas de réformer l’esthétique mais d’exploiter ponctuellement un procédé.
II. Division du travail et jeu de points de vue
dans Les Cinq cents millions de la Bégum
Jules Verne n’est guère rattaché à la tradition du réalisme subjectif, mais le roman d’aventures vernien en général ne répugne pas à jouer d’effets de points de vue, par exemple en usant de l’incipit énigmatique en focalisation externe [Genette (1972)] ; en outre, il présente une tension intéressante entre le fantasme de clôture que montrait Barthes dans son article de Mythologies [Barthes (1957)] et une mise en scène de la pulsion scopique des personnages qui interroge aussi leurs compétences ; enfin, Les Cinq cents millions de la Bégum présente l’intérêt de prendre concrètement pour thème la division du travail industriel, en la présentant comme un enjeu de regard et de savoir.
Car la division manufacturière du travail pose par essence un problème de point de vue. Nous le voyons dès la première page de La Richesse des nations, lorsqu’Adam Smith justifie l’exemple de la fabrique d’épingles. Il explique que dans ce genre de manufacture, « qui sont destinées à de 194petits objets », écrit-il, « la totalité des ouvriers qui y sont employés est nécessairement peu nombreuse » et que tous « peuvent souvent être réunis dans un même atelier et placés à la fois sous les yeux de l’observateur ». Cela par opposition aux grandes manufactures d’objets de consommation de masse, où l’« on ne peut guère voir à la fois que les ouvriers employés à une seule branche de l’ouvrage » [Smith (1776a)]4. L’exemple de la fabrique d’épingles permet à Smith d’éviter de présenter la division du travail selon une restriction de champ anti-pédagogique. Mais c’est comme on le sait un exemple à double tranchant, puisqu’il va très vite alimenter une critique, filée depuis Pierre-Edouard Lemontey jusqu’à Marx, en passant par l’économiste Adolphe Blanqui, qui consiste à se demander : « qu’est-ce qu’un homme qui ne sait faire, même parfaitement, que des têtes d’épingles ou des pointes d’aiguilles ? » [Smith (1776b)] – et François Vatin a montré que cette objection informe toute la critique du machinisme jusqu’aux années 1970 [Vatin (2006)]. Dans la critique de l’économie politique, la pertinence scopique de l’exemple de la manufacture d’épingles s’est inversée en démonstration catastrophique de la ténuité de la spécialisation, de la perte de sens du travail et de la dégradation de l’ouvrier en machine.
À l’inverse, ce qui peut intéresser le romancier est précisément de jouer du caractère inenvisageable de la division du travail. Jules Verne le fait nous semble-t-il dans un premier exemple, célèbre ; il s’agit du passage du chapitre xiii de Vingt mille lieues sous les mers où Nemo raconte à Aronnax comment il a fait construire clandestinement le Nautilus :
Chacun de ses morceaux (…) m’est arrivé d’un point différent du globe, et sous une destination déguisée. Sa quille a été forgée au Creusot, son arbre d’hélice chez Pen et Co, de Londres, les plaques de tôle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hélice chez Scott, de Glasgow. Ses réservoirs ont été fabriqués par Cail et Cie, de Paris, sa machine par Krupp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de Motala, en Suède, ses instruments de précision chez Hart frères, de New York, etc., et chacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers. [Verne, (1869-1870)]
Certes ce schéma est un cas particulier de division du travail, étant donné qu’il ne s’agit pas de production à la chaîne et que la construction du Nautilus s’apparente plutôt à l’exemple de l’assemblage des carrosses 195commenté par Marx [Marx (1867)]5. Assembler des pièces construites dans la plénitude d’un métier distinct et vendues avec l’estampille d’une raison sociale renommée, ce n’est pas la même chose que parcelliser les tâches en engageant les effectifs humains dans un rapport de proportion arithmétique, en tronquant le sens de leurs manipulations et en dissimulant la confiscation de la plus-value. Mais cette énumération par laquelle Verne décrit une sous-traitance exprime bien le caractère furtif de la division du travail : Verne et Nemo jouent justement de la problématique restriction de champ que voulait éviter Adam Smith. Notons que le Nautilus se dérobera durant tout le roman à l’exploration exhaustive du narrateur et de ses compagnons : dans ce sous-marin cloisonné, dont la gravure et les chapitres n’éclairent que des parties, on ne rencontre jamais l’équipage, et Aronnax se perd en conjectures sur l’espace dévolu à ces hommes, dont l’effectif demeure incertain. Le roman ne livre pas de vision totalisante du sous-marin. Moyennant quoi le Nautilus est un engin qui semble répliquer, par son cloisonnement intérieur, le caractère secret et divisé de sa propre genèse industrielle6. La division du travail, si nous poussions cette lecture, serait d’abord un enjeu de savoir.
Mais c’est de manière beaucoup plus inquiétante que la division du travail est montrée, neuf ans plus tard, dans Les Cinq cents millions de la Bégum, comme mise en échec du regard et du savoir. Ce court roman raconte comment le savant français Sarrasin et le savant allemand Schultze s’opposent autour de l’héritage fabuleux d’une princesse indienne autrefois épouse d’un aïeul commun. Chacun d’entre eux hérite finalement de 250 millions de dollars et leur rivalité mimétique va s’exprimer aux États-Unis, dans l’Oregon, où chacun obtient une concession pour fonder 196une ville nouvelle. Sarrasin fonde France-Ville, que le roman présente comme un chef d’œuvre pacifique d’urbanisme hygiéniste, bien qu’elle recèle quelques aspects totalitaires et racistes qui n’ont pas échappé à Yves Chevrel ou Jean Chesneaux [Chesneaux (1971)]. Schultze fonde de son côté Stahlstadt, la Cité de l’acier, ville-usine qui ressemble à un petit bassin de la Ruhr, où l’on extrait conjointement de la houille et du minerai de fer, où l’on fabrique de l’acier, enfin et surtout où l’on forge des canons. Schultze est une caricature de Krupp et un théoricien de la supériorité de la race germanique qui a juré la perte de France-Ville. Et dans ce roman des lendemains de la guerre franco-prussienne, où l’on n’obéit guère au mot de Gambetta puisque tout parle de revanche, le héros Marcel Bruckmann est comme de juste un ingénieur alsacien, dont l’objectif est de s’introduire dans Stahlstadt pour identifier le danger qui pèse sur les siens. L’intérêt du roman est double. D’une part, il est gouverné par une vaste opposition idéologique – opposition de modèles alternatifs du capitalisme et d’organisation de la production – que le descriptivisme vernien va oublier (le roman s’oublie à dire le tour de main magistral des puddleurs, la perfection des machines, etc.). D’autre part, toute la partie centrale du roman adopte la perspective de Marcel Bruckman infiltré dans Stahlstadt et elle exclut tout point de vue omniscient.
Cette ville-usine est décrite comme « une circonférence dont les secteurs, limités en guise de rayons par une ligne fortifiée » sont donnés comme « parfaitement indépendants les uns des autres, quoique enveloppés d’un mur et d’un fossé commun » (chap. v, p. 70). Le héros passe une première demi-journée au secteur du puddlage, secteur K, longuement décrit, ce qui lui permet d’enquêter sur les procédés utilisés. On l’affecte ensuite au secteur de la coulée, secteur O, dont le récit montre la perfection machinique : là, les hommes sont si précis et si bien coordonnés que la coulée apparaît « plutôt le résultat d’un mécanisme aveugle que celui du concours de cent volontés humaines » (p. 81) – donc division du travail et avènement de l’homme-machine. Enfin, un acte de bravoure puis le passage d’un examen valent à Marcel d’être nommé dans le secteur A, à la « division des modèles », dans l’« un des ateliers de dessin » (chap. vii, p. 103). C’est à ce moment que le texte insiste sur le désappointement du héros qui se croyait près du but :
Sa vie était enfermée dans une grille de fer de trois cents mètres de diamètre, qui entourait le segment du Bloc central auquel il était attaché. Intellectuellement, 197son activité pouvait et devait s’étendre aux branches les plus lointaines de l’industrie métallurgique. En pratique, elle était limitée à des dessins de machines à vapeur. Il en construisait de toutes dimensions et de toutes forces, pour toutes sortes d’industries et d’usages, pour des navires de guerre et pour des presses à imprimer ; mais il ne sortait pas de cette spécialité. La division du travail poussée à son extrême limite l’enserrait dans son étau. (p. 105)
Bref, Les Cinq cents millions de la Bégum décrit une ville-usine en forme de panoptique inversé, où il ne s’agit pas comme chez Bentham d’insister sur la transparence centrifuge de la cité mais sur son opacité centripète. Et ce récit de pénétration de la ville-usine, qui commence par le secteur K (rue IX, atelier 743, bureau du contremaître Seligmann), nous apparaît comme un mélange romanesque entre Le Château de Kafka (Kafka que Sartre invoquera justement dans sa réflexion sur l’opacité de l’Histoire pour le sujet), la narration d’une vie de collège7 et celle d’une sorte de jeu de l’oie géant comme les apprécie Verne [Schaffner (2012)]8, mélange qui décrit une remontée de la matière première vers le concept, vers le « modèle », la recherche d’un souverain dont la défense principale est la division du travail, ici matérialisée par des fortifications. La division du travail, c’est le concept organisateur, c’est l’expression consacrée, vers laquelle converge le passage cité et plus généralement tout le chapitre. Elle est sujet agissant. Il est donc impossible dans ce roman de faire le départ entre la division du travail entendue comme thématique et la division du travail entendue comme restriction de champ, puisque ce récit d’enquête se développe comme la lutte d’un héros contre sa propre aliénation, et que cette dernière est d’abord représentée comme borne du regard.
Au moment où il rejoint la « division des modèles » (le mot « division » apparaît six ou sept fois dans le seul chapitre vii intitulé « Le bloc central »), Marcel comprend quelle est la structure de cette « organisation » dont il n’est « malgré ses mérites, qu’un rouage presque infime » ; le texte dit alors : « Il savait que le centre de la toile d’araignée, figurée par Stahlstadt, était la Tour du Taureau, sorte de construction cyclopéenne, 198qui dominait tous les bâtiments voisins » (p. 105) – ce qui suggère bien que c’est le regard qu’il faut reconquérir. Mais il lui faudra encore des mois pour être admis dans l’intimité de Schultze, pour se mettre à faire des plans de canon, plusieurs mois encore pour accéder au sommet de la Tour du Taureau et y découvrir enfin un canon gigantesque pointé sur France-Ville, dont le tir est imminent. Le Minotaure des Cinq cents millions de la Bégum, ce n’est donc pas comme dans Germinal l’actionnariat parisien de la société minière, mais une grosse Bertha qui représente le racisme génocidaire de Schultze. La datation approximative de l’action permet d’ailleurs de comprendre que le temps de ce roman d’enquête se distend au fur et à mesure qu’on approche du « secret » (mot récurrent du chapitre viii), comme si remonter la division du travail était atteindre le temps long des concepteurs. Une fois ce secret découvert, le héros est condamné à mort, comme si la dilatation du temps de la quête se parachevait dans la disparition du protagoniste.
Cette espèce d’anabase industrielle qui mène Bruckmann de la mine aux appartements de Schultze mobilise deux conceptions symétriques de la division du travail et du héros. Elle traduit en premier lieu un imaginaire centralisé de la division du travail. Qu’il s’agisse de Nemo ordonnant en secret la construction des parties du Nautilus ou de la ville-usine arachnéenne de Schultze, la division du travail n’apparaît pas chez Verne comme un processus diffus mais possède un agent central auquel tout se réfère, qui est maître du sens de l’activité des hommes et construit leur aliénation : il existe un principe caché qui préside au sens de l’économie, et ce n’est que par docilité qu’on renonce à l’explorer (Stahlstadt, cité de soldats, de forçats et de bons élèves, est décrite comme un monde de servitude volontaire). En deuxième lieu et symétriquement, cette organisation radiale, pour être démasquée, exige un héros au contraire polyvalent, au génie englobant, un homme providentiel justement placé hors de la division du travail où se tient l’ordinaire des protagonistes du roman réaliste-naturaliste, héros capable tout aussi bien de puddler des masses de fonte, d’assurer la régularité d’une coulée d’acier en fusion, de concevoir des machines à vapeur, de dessiner des canons ou même de reconnaître la plante qui lui permettra d’endormir in fine ses geôliers, comme le fait successivement Marcel Bruckmann. En cela, il n’y a guère de différence entre cet ingénieur et le capitaine Nemo ou bien le Cyrus Smith de L’Île mystérieuse, lequel connaît le 199rendement d’un grain de blé, sait calculer la latitude et la longitude de l’île Lincoln, construit un four à briques, sait produire du fer à la mode catalane à partir du minerai et finit par installer le télégraphe… Les ingénieurs de Verne, comme le notait Pierre Macherey dans son étude sur L’Île mystérieuse, sont parfaitement polyvalents et nient la division du travail9. Nous pouvons même nous demander si Marcel n’est pas encore plus complet que ses aînés plus célèbres, puisqu’il transcende la distinction comtienne entre « entrepreneurs » et « opérateurs » que Macherey estime encore prégnante dans L’Île mystérieuse10. Lorsque Verne met en scène des trios ou des groupes aux compétences complémentaires, comme Aronnax, Conseil et Ned Land dans Vingt mille lieues sous les mers, et dans une moindre mesure comme le quintette de L’Île mystérieuse, c’est encore une forme de division du travail héroïque qu’il esquisse. Mais lorsqu’il élabore des personnages comme les ingénieurs Nemo, Cyrus Smith et Marcel Bruckmann, il abolit idéalement cette division du travail – et ce refus, c’est aussi celui qu’entretient le Magasin d’Éducation et de Récréation de Pierre-Jules Hetzel par son ambition encyclopédique, par sa ligne éditoriale même.
Or l’une des compétences fréquemment ajoutées à celles de l’ingénieur ou du héros en général est celle du voir, comme l’a souligné Jean Delabroy [Delabroy (2009)] : cela est vrai pour Nemo, et le regard est associé à une compétence esthétique chez Aronnax ou dans le roman Le Rayon vert [Le Scanff (2007)]. Ainsi, l’intérêt des Cinq cents millions de la Bégum, roman de « la division du travail poussée à son extrême limite », est d’infliger au héros une borne à son regard, ou plutôt de confronter une compétence plurielle à une restriction optique. Dire la division du travail, ce ne serait pas comme chez Sartre superposer « consciences à demi lucides » et restriction de champ, ce serait au contraire faire éprouver la restriction à travers l’universalité. Marcel Bruckmann est plongé dans le désarroi d’un homme polyvalent condamné à ne percevoir toujours, comme le dit le texte, que « des détails, toujours des détails ; jamais un ensemble ! » (p. 106). Ainsi, parmi les romans de la pulsion scopique dus à Verne, avec leur fantasme de « survol aristocratique », pour reprendre les 200mots de Sartre sur Morand, avec leur goût pour la perspective cavalière que refusait justement Stendhal, avec leur refus de la division du travail descriptif et du détaillisme zolien, Les Cinq cents millions de la Bégum serait celui qui certes sacrifierait à un descriptivisme contrevenant à son pli idéologique, mais aussi opposerait le plus radicalement négativité du travail divisé et liberté du regard. C’est le contraire finalement de ce que décrivait Barthes, lorsqu’il voyait dans le Nautilus l’une de ces chambres closes où le bourgeois recherche un confort enveloppant tout en ambitionnant le spectacle des profondeurs, en cela différent du je du « Bateau ivre » qui consent à se dissoudre dans l’infini lactescent. En vérité, deux définitions de la mélancolie semblent coexister chez Verne [Delabroy (2007)], dans la mesure où l’opposition entre petitesse de l’individu et vastitude du monde peut se retourner parfois, comme dans Les Cinq cents millions de la Bégum, en opposition entre la polyvalence de l’homme de culture et la restriction sociale de son regard, selon un dispositif plus marxiste que Barthes n’a daigné le voir.
Conclusion
En reconnaissant, par cet exemple modeste (bien en deçà du manifeste de Sartre ou de la critique marxiste du descriptivisme zolien), la relation entre division du travail et des notions aussi fondamentales que le point de vue et la compétence du personnage, nous pourrions nous proposer deux manières de conclure.
D’abord, ce roman de la restriction de champ est aussi, sans jeu de mots, un roman de la restriction du champ littéraire, entendons de la division du travail de l’écriture, comme nous l’annoncions. En effet, la critique n’a pas manqué de remarquer qu’il y a une savoureuse insolence de la part de Jules Verne à mettre en scène un patron ignoble à la tête d’une « Cité de l’acier », Stahlstadt, dont le nom contient le nom de plume de Pierre-Jules Hetzel (P. J. Stahl), de même que la séquence consonantique de « Schultze » évoque le nom de l’éditeur. Le passage du roman où l’ingénieur flatte la vanité de l’Allemand en lui laissant « empoch[er] consciencieusement la paternité de [telle ou telle] 201invention » (chap. viii, p. 114) pourrait peut-être même trouver un écho dans la correspondance Verne-Hetzel, lorsque le romancier parvient à faire endosser à son éditeur telle ou telle idée de son cru. Le roman de Bruckmann et Schultze pourrait donc se lire comme la curieuse mise en abyme des relations entre Verne et son relecteur, annotateur et censeur, dans le cadre d’une production industrielle de romans pour enfants où l’interventionnisme de Hetzel, par exemple lors de l’écriture de L’Île mystérieuse [Butcher (2012)], a pu contrevenir à la division du travail habituelle entre auteur et éditeur. Mettre en scène un héros aux prises avec la division du travail, ce serait ici interroger l’intégrité de la création.
À ces considérations éditoriales s’ajoute une deuxième conclusion d’ordre idéologique : ce texte de Verne constitue un exemple caractéristique de l’ambivalence de la représentation romanesque de l’économie de marché au xixe siècle. Il faut évoquer brièvement le dénouement du roman, qui est double. D’une part, Marcel Bruckmann parvient à s’échapper de Stahlstadt en se coulant dans la rivière (véritable « fil d’Ariane » – chap. ix, p. 144) qui baigne le jardin tropical planté au centre de la cité ; il rejoint la libre plaine, en passant sous les secteurs fortifiés de l’usine, et il parvient à prévenir France-Ville de l’attaque imminente. D’autre part, le savant Schultze, retranché dans sa tour centrale, meurt congelé et asphyxié par l’explosion accidentelle de l’un de ses obus au gaz carbonique comprimé ; cet accident ne sera connu du monde extérieur, en l’occurrence de la Bourse de San Francisco, que lorsque l’argent viendra à manquer sur ses comptes en banque américains, puisqu’il a coutume de viser chaque courrier financier avant transmission à ses comptables. Liquidité salvatrice d’un côté, gel punisseur de l’autre. On a donc à la fin du roman une dramaturgie des états de la matière qui recouvre un sens économique : la liquidité vitale, exaltée, aurait pour équivalent la circulation financière et pour opposé la solidification de la cité ouvrière, paralysée par la division du travail et par une centralisation excessive, c’est-à-dire par une division du travail mal comprise. D’un côté l’ouverture, de l’autre le cloisonnement. Et ce petit roman de Verne nous fait peut-être toucher du doigt une tension fondamentale dans la représentation de l’économie chez les romanciers français du xixe siècle. Stendhal esquisse la division du travail à laquelle échappe Julien Sorel, tout en éclairant positivement le ludisme financier du père de Lucien Leuwen. Flaubert dit la bêtise de la division du 202travail, tout en aimant Bastiat et en prônant le libre-échange. Zola isole les porions, piqueurs et herscheuses de Germinal chacun dans sa veine, avant d’exalter dans L’Argent la circulation du capital. Ces romanciers nous paraissent construire une tension qui, dans la littérature économique et sauf approfondissement, n’existe pas forcément. Au roman, le libéralisme offrirait ainsi le double visage de Janus : il y aurait à la fois complémentarité et contradiction entre la libéralisation financière et l’incarcération de la production, entre l’idéale fluidité du capital et la dysphorique division du travail.
203Références bibliographiques
Barthes, R. [1957], « Nautilus » et « Bateau ivre », in Mythologies, Seuil, « Points Essais », Paris, 2001, p. 75-77.
Blin, G. [1954], « Les restrictions de champ », in Stendhal et les problèmes du roman, José Corti, Paris, 1990, p. 115-176.
Butcher, W. [2012], « Chirurgie et hypnose : pour une “dé-hetzelisation” de L’Île mystérieuse », in Les Voyages extraordinaires de Jules Verne : de la création à la réception, textes réunis par M.-F. Melmoux-Montaubin et Ch. Reffait, CERR – Encrage Université, Amiens, p. 137-153.
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1 Alexandre Péraud montre par exemple comment la relation de crédit représentée par Balzac informe la temporalité narrative et les formations discursives mêmes du roman [Péraud (2012)].
2 « Pourquoi Sartre est-il méchant avec Poulou ? », se demande plus loin Serge Doubrovsky. Pour une raison qui n’est peut-être pas étrangère à la haine de soi de l’écrivain petit-bourgeois en sa « situation », mais ici retraduite en termes purement optiques, lesquels saturent ces pages de Doubrovsky.
3 Nous proposons une étude de ces exemples dans un ouvrage à paraître.
4 Nous soulignons.
5 Marx parle de « manufacture hétérogène » par opposition à la « manufacture sérielle ».
6 De même que c’est un engin pensable, en termes métaromanesques, comme un analogon de la création romanesque vernienne [Macherey (1966), p. 211]. C’est le développement de Pierre Macherey sur les « thèmes généraux » et les « figures particulières » des romans de Jules Verne qui nous suggère cette analogie, lorsqu’il écrit : « On pourrait se demander dans quelle mesure ces figures ont été produites par Verne lui-même, – mais s’il ne les a pas faites, au moins il les a réunies, collectionnées, et montées sur une forme systématique –, dans quelle mesure il les a prises dans la réserve d’images que mettait à sa disposition toute l’histoire de l’imaginaire récité, où s’est progressivement élaboré un langage de la fiction. » Ne serait-ce pas la même logique d’assemblage du préconstruit de la civilisation industrielle qui présiderait à la fabrique romanesque vernienne et au montage du Nautilus ?
7 « Des cours spéciaux, faits par des professeurs de premier mérite, étaient obligatoires pour tous les employés, soumis en outre à des examens et à des concours fréquents. Mais la liberté, l’air manquaient dans cet étroit milieu. C’était le collège avec beaucoup de sévérités en plus et à l’usage d’hommes faits » (p. 104).
8 Voir évidemment Le Testament d’un excentrique, lu par Alain Schaffner, d’après Jean-Pierre Bayard, comme un plagiat de Perec.
9 Pierre Macherey rappelle que le héros vernien est souvent un « original », manière de dire que ce « voyageur-savant-colonisateur » échappe à toute division du travail [Macherey (1966), p. 198-199].
10 [Macherey (1966), p. 238, note 42].