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Classiques Garnier

Revue des livres

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Les ordolibéraux. Histoire dun libéralisme à lallemande, Patricia Commun, Les penseurs de la liberté, Les Belles Lettres, 2015, 418 p.

Auteur de nombreux articles sur lordolibéralisme, Patricia Commun a dirigé en 2003, un remarquable ouvrage Lordolibéralisme allemand. Aux sources de léconomie sociale de marché (éditions CIRAC/CICC-Université de Cergy-Pontoise) dans lequel elle retraçait les débats relatifs au renouveau du libéralisme allemand dans les années 1930 et analysait les fondements de léconomie sociale de marché. Elle nous revient en 2016 avec un second opus : Les ordolibéraux, histoire dun libéralisme à lallemande, dont les objectifs sont clairement affichés dès les premières pages : 1o rappeler que lordolibéralisme fut avant tout un combat mené contre une dictature et un dirigisme économique qui avait plongé lAllemagne dans le chaos, cest ce qui explique quon puisse lassimiler à la fois à une économie politique et une philosophie sociale libérale ; 2o présenter les figures de proue de lordolibéralisme, Walter Eucken et Wilhelm Röpke, dont les thèses restent encore peu connues en France ; 3o mieux connaître les circonstances politiques, économiques et culturelles dans lesquelles lAllemagne fédérale a retrouvé le chemin de la prospérité.

Le livre comporte deux parties. La première partie revient sur les années 1920-1940 qui marquèrent le renouveau de la pensée libérale allemande. Si le terme dordolibéralisme a été inventé dans les années 1950 par lhistorien et économiste Hero Moeller, ses racines sont profondément ancrées dans les années 30, avec notamment la création de la revue Ordo (1937) par Walter Eucken et Franz Böhm1. Comme le rappelle Patricia Commun, lordolibéralisme désigne un libéralisme dun genre particulier. Pour les ordolibéraux

la liberté ne se construit pas dans un refus dÉtat, mais est censée croître sous sa protection qui se doit être bienveillante, sans être envahissante » [(2016), p. 9]2.

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Dune manière générale, les ordolibéraux étaient de jeunes économistes dobédience libérale en rupture avec la tradition historiciste et lanti-capitalisme allemand. Sous légide de léconomiste Alexander Rüstow, ils créèrent en 1922 un groupe qui prit le nom de Deutsche Ricardianer, « les ricardiens allemands ». Figuraient dans ce groupe, des libéraux (Walter Eucken et Wilhelm Röpke) mais également des socialistes (Gustav Heimann, Adolf Löwe, Emil Lederer). Les ricardiens allemands affirmaient leur volonté de ne pas se satisfaire en économie de la méthode descriptive et inductive de lécole historique. En invoquant le nom de Ricardo, ils replaçaient la pensée hypothético-déductive au cœur de la méthode scientifique. Par ailleurs, le nom de Ricardo leur permettait de se démarquer du courant manchestérien (héritage de lAnti Corn League de Richard Cobden à la fin des années 30) et de lidée du laissez-faire, très décriée depuis la crise de 1929. Durant cette période, lanti-capitalisme allemand allait de pair avec un anti-libéralisme économique et politique, préparant ainsi lavènement de la dictature et le rejet de la démocratie. De sorte que, pour les futurs ordolibéraux, il était urgent de formuler les bases dun nouveau libéralisme, dengager une réflexion économique rationnelle, libérée des pressions politiques et ouverte à la discussion. Pour ce faire, léconomie devait sériger sur des fondements objectifs et scientifiques de manière à proposer des solutions de politique économique efficaces. Lanalyse des crises sappuya principalement sur les notions de cycle et de conjoncture. Walter Eucken et Wilhelm Röpke reprirent les thèses de Gustav Cassel tout en étant très influencés par Irving Fisher, John Maynard Keynes ou Knut Wicksell.

Si Patricia Commun revient tout particulièrement sur ce qui constitue la marque de fabrique de lordolibéralisme, à savoir la réponse du libéralisme allemand à la montée du nazisme, son livre donne un puissant éclairage sur la vision globale dun tout libéral et sur les différentes personnalités qui animèrent ce renouveau du libéralisme. En effet, lordolibéralisme ne se réduit pas à un simple réexamen du libéralisme, il défend lidée dun ordre décliné dans tous ses aspects (économique, politique, sociétal, spirituel). De ce fait, lordre libéral nest pas un ordre spontané, mais bien un ordre à instruire et à protéger, cest la principale mission de lÉtat. Par ailleurs, le courant ordolibéral était composé de jeunes économistes dont lexpertise saffina en matière de crise conjoncturelle et structurelle. Walter Eucken sest ainsi frotté très 209tôt au problème de linflation, son premier article « Kritische Betrachtungen zum deutschen Geldproblem » (« Considérations critiques sur le problème monétaire allemand ») paraît en 1923, il est consacré à la question de lhyperinflation. Wilhelm Röpke fut lauteur de louvrage Krise und Konjunktur [Leipzig, (1932)] dans lequel il reprenait la thèse de la création excessive de crédit par la Banque centrale (qui fait baisser le taux dintérêt au-dessous du taux dintérêt déquilibre). Il participa activement aux travaux de la commission Braun dont la mission principale était de répondre

aux questions fondamentales de la lutte contre le chômage et ses conséquences, et de proposer des solutions pour une politique sociale active face à la montée inexorable du chômage [(2016), p. 45].

Ces jeunes économistes nétaient pas repliés sur eux-mêmes, ils ont entretenu, tout au long des années 1930, détroites relations avec leurs homologues autrichiens, américains et français. Le colloque Lippmann (1938) et le rapprochement avec les néolibéraux français (Louis Rougier, Jacques Rueff,…) symbolisent à eux-seuls lémergence dune troisième voie entre le planisme et le laisser-faire. Reste à comprendre comment les ordolibéraux ont œuvré pour imposer à lopinion publique et à lintelligentsia allemande, un nouvel ordre libéral ?

Ce point constitue la seconde partie de louvrage. La thèse de Patricia Commun peut être résumée en quelques mots. Le peu de dommages subi par loutil industriel allemand durant la guerre et le plan Marshall ne sauraient être les uniques causes du relèvement de lAllemagne et de son basculement vers léconomie sociale de marché. Les ordolibéraux ont œuvré pendant près de 30 ans pour engager lAllemagne sur la voie du libéralisme. Ils ont notamment

prôné, suscité et accompagné lassainissement monétaire et budgétaire qui a conditionné le retour à léconomie de marché ; ils ont largement influencé la législation concurrentielle ; ils ont tenté de transmettre à lEurope une culture dorthodoxie budgétaire [(2016), p. 228].

Ainsi le spectaculaire redressement de lAllemagne serait à mettre au crédit du retour de léconomie de marché, la cure daustérité budgétaire et monétaire en fut lacte de naissance. Cet assainissement aurait mis fin à lhyperinflation tout en étant accompagné dune libéralisation 210symbolique de toute une série de prix. Patricia Commun note que cette succession de faits doit être reliée à deux moments forts : 1o les échecs de léconomie dirigée dans les zones occidentales allemandes (1945–1948) ; 2o linfluence politique et économique de Ludwig Erhard, libéral convaincu et proche des milieux ordolibéraux allemands.

Ce retour sur Erhard et ses réformes économiques constitue le point dorgue de cette seconde partie. Ludwig Erhard avait été initié aux idées libérales lors de sa formation en économie dentreprise à lUniversité de Nuremberg et tout au long de sa thèse sous la direction de Franz Oppenheimer. Son mémorandum de 1944, Financement de la guerre et consolidation de la dette, était un puissant plaidoyer en faveur dun retour du libéralisme et de léconomie de marché. Toutefois, comme le rappelle Patricia Commun, ce retour ne fut ni simple ni spontané. Il supposait un assainissement radical des fondements budgétaires et monétaires de lÉtat allemand. LÉtat doit, pour les économistes ordolibéraux, agir de manière responsable en cessant dinjecter des crédits dans le circuit économique, en imposant aux banques des règles de couverture plus strictes et en gérant la transition dune économie de guerre vers une économie de marché. LÉtat se devait de jouer un rôle dans le nouvel ordre libéral, toutefois il ne sagissait pas de mettre léconomie de marché sous tutelle. Cette dernière a juste besoin dun organe légiférant et surveillant, la loi… Cest donc à lÉtat de créer les conditions dun ordre économique libéral en initiant un retour à lorthodoxie budgétaire et monétaire, fut-ce au prix de mesures monétaires et fiscales impopulaires. De ce point vue, la thèse dErhard sinscrivait dans la droite lignée des idées défendues par le courant ordolibéral. Et ces derniers (Walter Eucken, Leonhard Miksch, Wilhelm Röpke,…) pesèrent de tout leur poids (politique et idéologique) pour quErhard accède au pouvoir (1948) et engage lAllemagne dans léconomie de marché (1950–1960). Patricia Commun insiste tout particulièrement sur ce dernier point, son chapitre iii ne sintitule-t-il pas : Les ordolibéraux, gardiens de lordre libéral dans lAllemagne des années 1950 et 1960.

Pour conclure, précisons que si louvrage de Patricia Commun propose un éclairage intéressant des thèses ordolibérales, il relance du même coup les recherches sur le renouveau du libéralisme des années 30 aux années 60. Un croisement des courants libéraux américains, autrichiens, allemands, français et italiens via les archives Röpke (Acton 211Institute), Eucken (Walter Eucken Archiv Frankfurt), Rougier (château de Lourmarin), Rueff (BnF), Lippmann (Yale University) et Allais (en cours de réalisation) pourrait relancer la recherche sur le libéralisme et permettre de mieux comprendre les raisons de la perte dinfluence des courants néolibéral français et ordolibéral allemand dans les années 70 et 80.

Arnaud Diemer

Université Blaise Pascal Clermont-Ferrand

École Supérieure du Professorat et de lÉducation (ESPE)

Clermont-Auvergne

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Value and Prices in Russian Economic Thought – A journey inside the Russian synthesis, 1890-1920, François Allisson, Routledge Studies in the History of Economics, Routledge, Abingdon – New York, 2015, 179 pages, références et notes en fin de chapitre, index.

Louvrage que nous propose François Allisson est tiré de sa thèse de doctorat, honorée de plusieurs prix, soutenue en 2012 à lUniversité de Lausanne. Louvrage lui-même a reçu le Prix du meilleur livre The Blanqui lecture en 2016 de lEuropean Society for the History of Economic Thought (ESHET).

À travers le thème de la synthèse russe entre 1890 et 1920, lauteur nous invite plus largement à visiter tout un pan de la pensée économique russe peu connu, ou inconnu jusquici, des lecteurs anglophones. Il nous montre comment les théories classique, marxiste et marginaliste ont pénétré en Russie, comment elles ont été interprétées pour former les conditions intellectuelles qui ont donné à la synthèse russe son caractère particulier, ainsi que, bien entendu, les différentes formes concrètes que la synthèse russe a prises.

La tâche que sest fixée lauteur, rendre compte de son voyage dans la synthèse russe, nétait pas simple, car il sagissait pour lui deffectuer, au terme de lanalyse de textes et de thèmes épars, une synthèse qui rende intelligible le but de son voyage : la synthèse russe. Il faut lui reconnaître le mérite dy être parvenu sans que lintérêt du lecteur ne faiblisse à aucun moment.

La synthèse dont il est question est la synthèse entre léconomie politique classique et la théorie de la valeur travail dune part, et la théorie de lutilité marginale dautre part, avec ses conséquences sur les relations entre la valeur et les prix. Lauteur rappelle (p. 18-22)3 que des tentatives en ce sens avaient été faites en Occident, notamment par Marshall, ou Bernstein parmi les socialistes, mais elles restent étrangères 214à la synthèse russe, même si lon y retrouve, à son terme en 1919, des accents marshalliens (chez Yurovsky4, p. 158-161). Comme lindique F. Allisson dans le bilan quil effectue de la synthèse russe (p. 162-164), ce qui caractérise cette dernière est une série de tentatives de synthèse entre le marginalisme, ramené aux outils mathématiques walrasiens (les systèmes déquations simultanées) dans une terminologie autrichienne, et une théorie classique de la valeur, héritée de la lecture par Ziber (cf. infra) de Ricardo et de Marx, qui consiste à considérer Marx comme étant le successeur de Ricardo, et qui ne distingue pas clairement la valeur travail marxienne des coûts de production ricardiens. Doù leffort de cette synthèse pour maintenir un lien étroit entre travail, valeur et prix (à lexception de la synthèse de Yurovsky).

Une condition spécifiquement russe, qui a sans doute favorisé lémergence de tentatives de synthèse, est labsence de courant de pensée interne fermement établi parmi les économistes en Russie, à la différence de lAngleterre, de la France ou de lAllemagne. Aussi, les théories classique et marginaliste y ont-elles pu être considérées comme complémentaires, lune décrivant le côté objectif de la vie économique (les relations de production et loffre), lautre son côté subjectif (les relations déchange et la demande). Dans ce contexte, la séparation entre la valeur et les prix, à la suite de léchec de Marx sur le problème de la transformation, a été le facteur déclenchant des essais de synthèse entre ces deux théories, et entre valeur et prix. En ce domaine, le personnage central de la synthèse est Tugan-Baranowsky. Il sest attaqué au problème de Marx en proposant une « transformation inverse » (p. 89-90), des prix aux valeurs, dans un cadre de reproduction simple, qui a attiré lattention de Bortkiewicz. Ensuite, sur la base des définitions quil propose des concepts de valeur subjective (utilité marginale), valeur objective (prix), coûts absolus (coûts en travail) et coûts relatifs (coûts de production) (p. 114 & sq.), et de sa vision éthique de léconomie, valeur et prix doivent diverger en système capitaliste, mais peuvent être réunis en système socialiste grâce au plan économique (cf. infra).

Tugan-Baranowsky, qui nétait pas un adversaire de lutilisation des mathématiques – pour lui les concepts économiques doivent avoir la primauté sur les démonstrations mathématiques (cf. p. 126) –, a offert une 215problématique, la synthèse, et par certains côtés, un cadre de réflexion, pour les économistes mathématiciens russes, parmi lesquels le rôle de Shaposhnikov doit être souligné (cf. infra). La synthèse quils effectuent entre la valeur et les prix nest pas sans présenter quelque ambiguïté. Dun côté, ils veulent réunifier les deux théories dans le cadre dun système déquations simultanées intégrant les équations walrasiennes de léchange et les équations ricardiennes de loffre, ce qui devrait conduire à ne pas distinguer la valeur des prix, de lautre, ils se réfèrent dune façon ou dune autre au travail dépensé dans la production des marchandises, ce qui réintroduit une notion de valeur.

Cest donc le cheminement, complexe, vers ces caractères particuliers de la synthèse russe que F. Allisson nous propose de découvrir tout au long de son ouvrage. Nous ne le retracerons que très partiellement, la lecture de louvrage restant irremplaçable. Celui-ci est divisé en deux parties, comprenant chacune trois chapitres.

La première partie, « Les origines de la synthèse russe », décrit létat de la pensée économique russe mobilisée en vue de la synthèse.

Le premier chapitre, « La préhistoire de la synthèse russe » pose le problème de la synthèse, notamment à partir de son facteur déclenchant en Russie, la transformation de la valeur en prix, et donne des indications sur létat de la pensée économique russe avant 1890, caractérisée par labsence de courant dominant. Notons la propension des économistes russes à se préoccuper de problèmes de politique économique pratique, comme la tarification ou la régulation du crédit agricole, linfluence de lÉcole historique allemande et le succès du marxisme « sociologique » auprès des élites russes.

Le second chapitre, « Léconomie politique classique en Russie » traite de la façon dont la pensée classique et marxiste a été perçue par les économistes russes. Ce chapitre tourne autour de lun des personnages clés de la synthèse du fait de son influence, même sil ny a pas directement contribué : il sagit de N. I. Ziber (1844-1888).

Ziber a publié deux études, lune sur la théorie de la valeur et du capital de Ricardo, et lautre sur la théorie de la valeur et de la monnaie de Marx, avant la publication en russe du premier volume du Capital en 1872. Ziber présente Marx comme un successeur de Ricardo, tous deux partageant la théorie de la valeur travail, Marx corrigeant et éclairant ce quil y avait dimparfait ou dobscur chez Ricardo, en particulier en 216étendant la théorie de la valeur à la force de travail, ce qui permet de comprendre lorigine du profit. Il a traduit et commenté les Principes de Ricardo (1873) ainsi que ses Œuvres (1882). Mais peu déconomistes russes ont lu Ricardo avant quils ne prennent connaissance de léchec de Marx sur le problème de la transformation avec la parution du Volume III du Capital (en 1896 en russe). Si bien que, en général en Russie, Ricardo a été étudié après Marx.

F. Allisson nous livre deux facettes de la pensée de cet auteur, lune, que lon pourrait dire « méthodologique », et lautre relative à sa compréhension des théories de la valeur de Ricardo et Marx, mais qui découle de la première. Laspect méthodologique concerne la distinction entre léconomie individuelle et léconomie sociale. Léconomie individuelle, ce sont les ménages, les firmes, les communautés agricoles, les propriétaires avec leurs suites. Léconomie sociale résulte des interactions entre les économies individuelles. À partir du moment où léconomie sociale est pensée comme telle, les économies individuelles doivent être envisagées « en moyenne », cest-à-dire compte tenu de leurs interactions mutuelles : elles sont soumises à léconomie sociale, cest-à-dire au complexe de relations avec les autres économies individuelles. Dans ces conditions la division du travail entre économies individuelles « moyennes » doit être appréhendée au niveau de léconomie sociale, et, à ce niveau, les échanges sont réglés par les quantités de travail. Mais au niveau de léconomie individuelle « moyenne » concrète, celle qui paie les salaires, les matériaux, etc., et qui perçoit un profit, les taux déchange paraissent déterminés, non par les quantités de travail, mais par lensemble des coûts de production. En dautres termes, il ny a pas de « contradiction » entre valeur travail et coûts de production, ils expliquent les mêmes phénomènes de léchange, mais à partir de deux points de vue différents.

Une conséquence importante du point de vue de léconomie sociale adopté par Ziber est quil ny a pas dutilité subjective. Lutilité dun bien réside dans sa capacité à satisfaire un besoin. Les besoins dun individu « moyen » sont les besoins physiologiques, les besoins en vêtement, habitat, etc., ce sont des besoins objectifs. Le travail produit des choses utiles en ce que ces choses satisfont ces besoins et leur utilité est objective. La répartition du travail, dans une économie sociale, est telle quelle satisfait ces besoins, et le fait quun individu particulier 217puisse préférer « par caprice » tel ou tel bien pour satisfaire un besoin, ne joue aucun rôle du point de vue des besoins permanent de lindividu « moyen ». Lutilité subjective (le « caprice ») ne peut donc être source de la valeur déchange. Cette conception de lutilité perdurera longtemps dans lesprit des économistes russes et explique en partie lintroduction tardive du marginalisme, dans les années 1890.

F. Allisson résume en trois points lhéritage de Ziber parmi les économistes russes (p. 48) : 1) le goût pour la recherche abstraite en économie politique alors que les économistes russes était plutôt tournés vers des questions de politique économique pratique ; 2) létude des relations sociales objectives, ce qui a retardé lintroduction du marginalisme ; 3) son interprétation de léconomie classique, qui comprend le rejet de la théorie des coûts de production au profit de la théorie de la valeur travail ainsi que la continuité entre Marx et Ricardo.

Le troisième chapitre, « Le marginalisme en Russie » traite de la pénétration du marginalisme, essentiellement sous ses formes autrichienne et walrasienne, chez les économistes russes. La pénétration du marginalisme sest faite brutalement à partir des années 1890, sans être discuté : il était soit adopté, soit rejeté. Pour ceux qui ladoptaient, sous une forme ou sous lautre, il était considéré comme un complément potentiel des anciennes théories, une amélioration théorique de léconomie politique, non comme une « révolution ».

Tugan-Baranowsky publie dès 1890 une étude sur lutilité marginale dans laquelle il reprend la version autrichienne de Menger, à travers Wieser et Böhm-Bawerk, utilisant en particulier les tableaux des échelles de satisfaction pour illustrer la théorie. Il considère quelle est la seule théorie qui explique la dépendance de la valeur des biens à leur capacité à satisfaire les besoins à différents degrés, « en plein accord avec les faits » (cité p. 55). La théorie autrichienne sera ensuite popularisée par de nombreux autres auteurs.

La pénétration de la version walrasienne de lutilité marginale a été plus tardive, du fait notamment de sa forme mathématique. Elle ne commence vraiment quen 1897 avec une présentation non technique et favorable des Éléments de Walras par Winiarski, et continue, au xxe siècle, avec en particulier les travaux de Dmitriev (1904), Slutzky (1910), et Shaposhnikov (1912) ; ce dernier fait entrer les théories de Walras dans les encyclopédies russes. Bortkiewicz, qui avait publié dès 1890, à la 218demande de Walras5, un compte-rendu de la deuxième édition des Éléments dans la Revue déconomie politique, na eu quun rôle indirect dans la pénétration de Walras en Russie, par les contacts quil entretenait avec les économistes russes. À ce propos, F. Allisson distingue, dans la réception de Walras, les économistes « du continent », cest-à-dire qui vivent hors de Russie, Bortkiewicz et Winiarski, des économistes « insulaires », qui vivent en Russie dont le groupe comprend tous les autres (Dmitriev, Slutzky, Shaposhnikov, Yurovsky, en particulier). Les uns et les autres acceptent la formalisation mathématique, la théorie de léquilibre des échanges, linterdépendance des variables, etc., mais les deux groupes divergent sur la théorie walrasienne de la production. Les « continentaux » lacceptent et lintègrent dans léquilibre général. Les « insulaires » lignorent ou nen voient pas lutilité. Les raisons de cette attitude insulaire sont à rechercher du côté de linfluence de Ziber, qui associe la production à la théorie classique, et du côté du marginalisme perçu comme une théorie de léchange sous linfluence autrichienne (p. 65). Pour ces économistes « insulaires », la synthèse devra consister à intégrer la théorie subjective de léchange, formulée mathématiquement, dans leur théorie objective de la production (p. 68).

La deuxième partie de louvrage, « La synthèse russe » détaille les différents aspects des efforts des économistes russes dans la construction de leur synthèse.

Les deux premiers chapitres (quatrième et cinquième chapitres de louvrage), respectivement « Tugan-Baranowsky sur le capitalisme et le socialisme », et « La synthèse de Tugan-Baranowsky » présentent des aspects moins connus des travaux de Tugan-Baranowsky sur la méthode, léthique, la valeur, les coûts et les prix. La référence au socialisme prend son sens, dans le contexte de la synthèse, dans la mesure où celle-ci est pensée par Tugan-Baranowsky à partir dun point de vue éthique et normatif sur léconomie susceptible dharmoniser idéalement, grâce au plan économique, le côté objectif de léconomie (la production) et le côté subjectif (les besoins et la demande).

Pour M. I. Tugan-Baranowsky (1865-1919), lobjet de léconomie politique est létude de léconomie nationale, comprise comme le résultat des interactions entre les économies individuelles réglées par la volonté humaine. La 219tâche de léconomie politique est de découvrir et dexpliquer les liens entre les économies individuelles et léconomie nationale. Ces liens sont gouvernés par des lois universelles (les « mécanismes cachés ») et des lois locales, qui dépendent des conditions historiques de léconomie nationale considérée. De là découle lexistence de deux ensembles de catégories économiques : les catégories « logiques » (universelles) et les catégories historiques.

Tugan-Baranowsky critique le capitalisme pour lexploitation qui y règne, lanarchie de la production, et la présence de crises expliquées par labsence de planification économique nationale : en son absence, il y a en système capitaliste une « contradiction » entre le niveau individuel, qui ne connaît pas les besoins de la société, et le niveau national dans lequel sinscrivent ces besoins. En dautres termes, les forces productives ne sont pas réparties proportionnellement aux besoins. Cette critique « marxistoïdale » du capitalisme nempêche pas Tugan-Baranowsky de se séparer de Marx sur des questions centrales. Ainsi, une augmentation de la composition organique du capital ne conduit pas nécessairement à la chute du taux de profit dans la mesure où elle permet laccroissement de la productivité du travail et du taux de plus-value. De même, de son schéma de « transformation inverse » des prix aux valeurs (p. 89-90), il tire la conclusion que la valeur travail nexplique pas léchange, mais que les prix résultent dune évaluation subjective.

Si le capitalisme nest pas condamné à disparaître par suite de la chute du taux de profit, il doit néanmoins être remplacé par le socialisme en vertu de principes éthiques (kantiens) qui donnent la primauté à la personne humaine, considérée comme dégale valeur. Le but de léconomie est de satisfaire les besoins humains, reconnus de façon égale à toute personne, ce qui requiert ladéquation de la répartition du travail entre les activités aux besoins. À lanarchie de la production capitaliste doit donc être substitué le plan économique, qui permet cette adéquation. Dans lesprit de Tugan-Baranowsky, le plan économique est lexpression de la synthèse entre les deux théories. Dun exemple chiffré sur le coût en travail de deux biens et leurs utilités marginales, il tire la proposition que « les utilités marginales des biens produits sont proportionnelles à leur coût en travail », ce que F. Allison appelle « la synthèse simple » (p. 99-100). Le plan économique doit donc être fondé sur la connaissance des utilités marginales sociales de chaque bien pour la satisfaction des besoins, et sur celle de leur coût en travail.

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Tugan-Baranowsky élabore ensuite une « synthèse complexe » (F. Allisson) fondée sur une série de définitions dexpressions économiques dans le cadre de sa distinction entre les catégories logiques et les catégories historiques.

La valeur subjective est une catégorie logique en ce que lévaluation de la capacité des biens à satisfaire un besoin est universel, cette évaluation étant gouvernée par la loi de lutilité marginale décroissante. La valeur objective, ou pouvoir dachat dune marchandise, ou son prix, est une catégorie historique qui prend place dans une économie déchange et qui émerge de la valeur subjective, car léconomie nationale émerge de linteraction des individus : les prix sont la manifestation historique de la valeur. Si la cause première de la valeur des biens est leur utilité marginale, comprise comme une utilité marginale « sociale », notion quil ne discute pas (p. 99), la cause seconde se situe dans la répartition du travail social entre les sphères de production, qui détermine les quantités produites et le niveau de lutilité marginale des biens. Les coûts absolus sont les coûts en travail : même si dautres forces de la nature concourent à la production, le travail est pour Tugan-Baranowsky la substance des coûts absolus, et non pas la substance de la valeur comme chez Marx. Les coûts relatifs qui sont les dépenses de production dont la dépense en travail ne constitue quune partie, sont une catégorie historique, la manifestation historique des coûts. Du point de vue social (national) et éthique, les seuls coûts pertinent sont les coûts absolus en travail, dans la mesure où, au niveau individuel, tous les autres coûts se résolvent en définitive en coûts en travail présent ou passé. Mais comme du point de vue des capitalistes individuels, les seuls coûts sont les dépenses de production, et que ce point de vue sempare de la société, les coûts relatifs sont pertinents pour expliquer les coûts du point de vue social dans une économie capitaliste. Si les prix sont la manifestation historique de la valeur, et les coûts relatifs la manifestation historique des coûts absolus, il ny pas de problème de transformation de la valeur en prix, ni de problème de transformation des coûts absolus en coûts relatifs.

Les relations entre valeur est prix chez Tugan-Baranowsky sont illustrées par F. Allisson à laide dun tableau (p. 119) :

Valeur

Prix

Utilité marginale

Valeur déchange

Coûts en travail

Dépenses de production

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Les prix résultent de la synthèse entre la valeur déchange (II) et les dépenses de production (IV). La valeur déchange (II) est dérivée de lutilité marginale (I) et les dépenses de production (IV) sont dérivées de la conscience capitaliste des coûts. La valeur est le résultat de la synthèse entre lutilité marginale (I) et les coûts en travail (III). Lutilité marginale (I) représente les besoins individuels dans la sphère de léchange, et les coûts en travail (III) les conditions objectives de la production. La synthèse complète est réalisée à la condition que les utilités marginales soient proportionnelles aux coûts en travail, ce qui ne peut être réalisé que dans une économie socialiste grâce au plan économique.

Ce plan reste un idéal dans léconomie capitaliste, mais il permet de comprendre la séparation, dans cette économie, entre les dépenses de production et les coûts en travail. Par contre, il réalise pleinement la synthèse « organique » dans léconomie socialiste où il ny a plus lieu de séparer la valeur et les prix.

Le dernier chapitre, « La synthèse des mathématiciens » expose les travaux des économistes mathématiciens russes en relation avec la synthèse. Lauteur se concentre plus particulièrement sur ceux de Dmitriev, Bortkiewicz, Shaposhnikov et Yurovsky (qui clôt lépisode de la synthèse russe), sans négliger les autres, notamment Slutzky, Stoliarov et Bilimovic. Ces économistes rejettent les considérations éthiques en économie et sen tiennent à un point de vue positif.

Les Essais économiques de V. K. Dmitriev (1868-1913), sous-titrés Esquisse de synthèse organique de la théorie de la valeur travail et de la théorie de lutilité marginale (1904), donnent à penser que leur auteur aurait pu jouer un rôle décisif dans la synthèse des mathématiciens russes. En fait, remarque F. Allisson, relativement à la spécificité de cette synthèse, ce rôle fut indirect, mais important en ce quil a fourni les outils mathématiques nécessaires aux économistes mathématiciens pour construire leur synthèse : au vu de la structure des Essais de Dmitriev, il ny a quun « soupçon » de synthèse (p. 138).

F. Allisson présente la synthèse de L. v. Bortkiewicz (1868-1931) à travers trois phases de son activité rarement reliées entre elles jusquici (p. 139-140) : 1) son intérêt, dans sa jeunesse, pour les théories de Walras et les liens quelles établissent entre la théorie de léchange et la théorie de la production ; 2) ses contributions au problème de la transformation de 1906-1907, dans lesquelles il développe une théorie mathématique 222ricardienne (qui emprunte à Dmitriev) non dénuée dune empreinte walrasienne ; et 3) son article sur lobjectivisme et le subjectivisme dans la théorie de la valeur de 1921 dans lequel il introduit les facteurs objectifs et subjectifs de la valeur. La synthèse de Bortkiewicz est présentée par F. Allisson dans un tableau (p. 140) dont la source est le dernier article mentionné, qui montre les effets dune variation des coûts et de lutilité sur la quantité déquilibre et la valeur déchange en situation de coûts de production constants (a) ou croissants (b) :

N. N. Shaposhnikov (1878-1939) a été létudiant de Tugan-Baranowsky, mais son approche de la synthèse est dans la ligne de Dmitriev et Bortkiewicz. Il a popularisé Walras en Russie et fut lun des premiers à reconnaître la valeur des travaux de Dmitriev, quil a dailleurs fait connaître à Bortkiewicz, avec qui il correspondait. F. Allisson consacre plusieurs pages (p. 146-148) au personnage de Shaposhnikov car son rôle dans la pensée économique russe a été éclipsé par la stature de Dmitriev. Shaposhnikov était convaincu de la nécessité dutiliser les méthodes mathématiques en économie. Ses principales sources dinspiration ont été Walras, Ricardo et Tugan-Baranowsky, mais il a rapidement vu en Dmitriev et Bortkiewicz des auteurs incontournables en théorie de la valeur.

Sa synthèse, développée dans son ouvrage de 1912 Théorie de la valeur et de la distribution, est détaillée par F. Allisson (p. 148-153).

Shaposhnikov commence par établir la liste des facteurs qui déterminent la demande et loffre. La demande dun bien est déterminée par : 1) lutilité marginale du bien ; 2) lutilité marginale de tous les autres biens ; 3) le pouvoir dachat de la monnaie, cest-à-dire le revenu des acheteurs. Loffre est déterminée par : 4) la quantité de travail incorporée dans la production du bien ; 5) la durée du processus de production ; 2236) le taux de salaire ; et 7) le taux de profit. Certains de ces facteurs sont considérés comme donnés, car ils ne relèvent pas de linvestigation économique : il sagit des facteurs 1, 2, 4, et 5 qui relèvent de la psychologie, de la physiologie, ou des sciences techniques. Reste donc pour la théorie économique, le revenu des acheteurs, le taux de salaire et le taux de profit. Il en résulte que la compréhension économique des prix sera réalisée quand la question de la répartition du revenu national entre salaires et profits sera résolue.

La demande dune quantité dun bien, pour des prix donnés, dépend de lutilité marginale du bien, des prix des autres biens et du revenu des acheteurs (il divise la contrainte budgétaire en autant de « fonds » quil y a de biens, reprenant le principe de légalisation des utilités marginales pondérées).

Loffre de biens sur le marché dépend de leurs coûts de production, qui incluent les dépenses en salaires et biens intermédiaires, ainsi que le profit au taux normal. Pour Shaposhnikov, ces coûts de production doivent être envisagés comme coûts de reproduction de long terme, ce qui le conduit à distinguer la situation de monopole de celle de libre concurrence. En situation de monopole, la quantité offerte et le profit dépendent de la nature des coûts (croissants, décroissants ou constants). En situation de libre concurrence, prix et coûts de production coïncident en équilibre statique. Si la mobilité du capital nest pas parfaite, linfluence des coûts de production se fait sentir graduellement, les prix pouvant se situer pendant un certain temps au-dessus ou dessous des coûts. Si par contre, il y a un changement des prix des inputs ou des salaires, et si les prix ne couvrent plus les coûts, la production cesse brutalement.

Shaposhnikov reprend lanalyse des coûts de Ricardo, avec les améliorations réalisées par Dmitriev et Bortkiewicz. Son point de départ est la division smithienne du prix en salaire, profit, et rente. Comme, chez Ricardo la rente dépend des prix, il reste le salaire, qui dépend de la quantité de travail et de sa valeur, et le profit, qui dépend du montant du capital et de la durée du processus de production. En situation concurrentielle, dans laquelle les taux de profit et les taux de salaire sont égalisés, les différences de prix entre deux biens sont expliquées par la somme totale de travail dépensé et la durée du processus de production.

Pour le calcul de la somme totale de travail, qui comprend le travail direct et indirect, Shaposhnikov reprend lanalyse de Dmitriev : il 224nest pas besoin de remonter loin en arrière, par étapes, pour calculer le travail indirect, puisquil est possible, avec le système déquations de Dmitriev, de déterminer simultanément le travail direct et indirect sous des conditions techniques données. Sur le rôle du capital fixe, il reprend lidée de Bortkiewicz daprès laquelle la composition organique du capital, et par extension le capital fixe, naffecte pas les prix relatifs dès lors que le capital fixe est considéré comme du travail passé.

Finalement, la synthèse de Shaposhnikov est fondée sur lidée que les évaluations subjectives du côté de la demande, et les conditions objectives de production, du côté de loffre, sont toutes deux nécessaires pour fournir une théorie complète de la valeur. La théorie de la demande permet de déterminer les prix de marché pour une quantité offerte donnée. Quant aux coûts de production, ils dépendent de léchelle de la production, qui elle-même dépend de la demande (p. 151-152).

Le dernier auteur étudié par F. Allisson est L. N. Yurovsky (1884-1938). Retenons quavec lui certains caractères spécifiques de la synthèse russe disparaissent (p. 159-160) : 1) Marx disparaît de la scène ; 2) la valeur disparaît ; 3) il ny a pas de problème de la transformation ; 4) bien que la question reste ouverte, le travail ne joue plus aucun rôle. Son essai de synthèse est plus en phase avec lapproche de Marshall quavec celle de la tradition russe inaugurée par Tugan-Baranowsky.

Louvrage de François Allisson nest pas un ouvrage critique car ce nest pas son objet. Cest un ouvrage pionnier dhistoire de la pensée économique par le thème quil aborde, par les références qui le soutiennent, dont on doit souligner la richesse. À ce propos, il est réconfortant de constater quune génération contemporaine déconomistes russes se tourne vers lhistoire nationale de leur discipline, perpétuant ainsi une partie de limmense savoir russe.

Guy Bensimon

Institut dÉtudes Politiques
de Grenoble

1 Cette revue ne parut réellement quà partir de 1948.

2 Toute référence avec la date et la page renvoie à louvrage.

3 Les numéros de page renvoient à louvrage recensé.

4 Nous conservons la graphie anglaise de louvrage pour les noms des auteurs.

5 Voir Pascal Bridel, « Bortkiewicz et Walras : note sur une collaboration intellectuelle avortée », Revue déconomie politique, 2008/5, Vol. 118, p. 718.