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Classiques Garnier

Les « philosophes » dans le prisme de l’apologétique Le refus du luxe « par raison et expérience » chez Gerdil

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2016 – 1, n° 1
    . varia
  • Auteur : Borghero (Carlo)
  • Résumé : On soutient généralement qu’au cours du xviiie siècle les apologistes de la religion se sont opposés aux doctrines économiques favorables au luxe en prenant appui sur les textes de la tradition religieuse. Le Discours sur le luxe (1768) de H. S. Gerdil, éminent philosophe malebranchiste et cardinal de l’Église de Rome, constitue l’exemple d’une attitude plus raffinée et anticonformiste, qui refuse de jouer le rôle du prédicateur et du moraliste adversaire de la modernité et, pour combattre Mandeville et Melon, utilise en les tournant à son avantage les arguments de philosophes et d’économistes comme Helvétius et Rousseau, pourtant mis à l’Index.
  • Pages : 177 à 195
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406061243
  • ISBN : 978-2-406-06124-3
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06124-3.p.0177
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/07/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Luxe, économie, ordre social et politique, philosophie, apologétique religieuse
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Les « philosophes »
dans le prisme de lapologétique

Le refus du luxe « par raison et expérience »
chez Gerdil1

Carlo Borghero

« Sapienza » – Università di Roma

I

Dans son Elogio funebre, Francesco Fontana peint un portrait édifiant de Giacinto Sigismondo Gerdil (1718-1802) : il le décrit non seulement comme un « esprit Philosophique, ou Géométrique » mais aussi comme un polémiste « tellement supérieur à ses adversaires, aussi bien dans les forces de lesprit que dans la bonté de la cause », cest-à-dire dans la défense de la religion chrétienne quil « vengea inlassablement et triomphalement » [Fontana, F. (1802), p. 18, 26, 28-29]. Si bien que les écrits apologétiques de Gerdil sont dignes de figurer à côté de ses contributions scientifiques et des ses œuvres philosophiques célèbres contre Locke [Gerdil, H. S. (1747)], en défense de Malebranche Gerdil, H. S. (1748)] et contre lÉmile du « Philosophe de Genève » [Gerdil, H. S. (1763)] : « Les triomphes quil a remportés en faveur des vérités inébranlables de la Religion contre les Champions de lincrédulité les plus renommés, qui ont soulevé tant de bruit au dix-huitième siècle, sont célèbres et le resteront dans les âges futurs chez les Philosophes Chrétiens » [Fontana, F. (1802), p. 30].

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Fontana ne rappelle pas le Discours de la nature et des effets du luxe [Gerdil, H. S. (1768)], mais il aurait pu le faire pour confirmer la stratégie apologétique de Gerdil qui, se souvenant de lenseignement baconien selon lequel « la philosophie étudiée profondément mène à la religion » [Gerdil, H. S. (1755), p. 62], était convaincu que le progrès des sciences ne demande pas la « liberté de penser » invoquée par Collins et pratiquée par Hobbes et par Bayle [Gerdil, G. S. (1755), p. 51-52]. Ainsi, Gerdil joue ses cartes sur le terrain de la culture moderne pour donner la victoire à une modernité philosophique ancrée sur Descartes et Malebranche, en alternative à celle qui se fondait sur Locke et Newton et qui était en train de saffirmer dans les premières décennies du xviiie siècle. Dans ce but, il nhésita pas à faire léloge dauteurs mis à lIndex comme Bacon, Galilée, Montesquieu, Hume, dAlembert et Helvétius. Mais lapologétique de Gerdil revêt aussi un autre caractère. Sans abandonner les cieux de la métaphysique, elle se mesure sur le terrain des conséquences pratiques de lathéisme et de la possibilité de construire une morale et une cohabitation sociale qui ne soient pas solidement ancrées à la religion. Si bien que les adversaires à battre étaient devenus les auteurs qui, à son avis, développaient la thèse de lautonomie de la politique vis-à-vis de la morale sans en évaluer les effets : en particulier Montesquieu qui prétendait que la vertu nest utile quaux républiques et non aux monarchies [Gerdil, H. S. (1750a), p. xxvii et liii-liv], et, plus encore, Bayle (cible préférée par lapologétique catholique italienne du xviiie siècle) à cause de son paradoxe de la société dathées capables de moralité et de sociabilité, qui a détruit tout fondement religieux de la société [Gerdil, H. S. (1750b), p. 123]. Comme cela se produit en géométrie, en politique aussi, il est impossible de séparer les principes dune doctrine de ses conséquences et daccepter les uns sans les autres : « Combien les hommes sont peu perspicaces. Si tu concèdes à Hobbes les principes, alors tu dois lui accorder aussi le reste. Si tu concèdes à Machiavel ses arts, alors tu dois en approuver aussi les principes » (acuti parum homines ! Si Hobbesio das principia, danda sunt cetera ; si suas Machiavello artes concedis, earum tibi sunt probanda principia) [Gerdil, H. S. (1750b), p. 153]. Bayle et Montesquieu appartiennent à une pensée animée par des esprits forts (Montaigne, Collins, Voltaire, Rousseau, Diderot, Helvétius, dHolbach) qui donnent la priorité à « lesprit de singularité » et au brillant de lexpression par rapport à la profondeur 179de létude, animés comme ils le sont par le seul objectif dabattre la religion et de dissoudre les liens de la société [Gerdil, H. S. (1750b), p. 153-155 ; Gerdil H. S. (1755), p. 95-99]. Mais la bonne philosophie peut prouver linconsistance théorique de ces doctrines.

II

Cest sur cet axiome que sappuie aussi le Discours sur le luxe, qui se propose de démontrer « par la raison, et par lexpérience » que ce que lÉvangile condamne nuit toujours à la société [Gerdil, H. S. (1768), p. i-ii]. Mais on peut réfuter lEssai politique sur le commerce de Jean-François Melon – le texte qui, avec la traduction de La Fable des abeilles de Mandeville (absent dans le Discours), avait donné naissance à la dispute française – en renonçant à recourir aux préceptes de la religion pour se servir des arguments avancés par les nombreux philosophes qui ne partageaient pas lApologie du luxe du Mondain de Voltaire. Aussi Gerdil tient-il à se distinguer des prédicateurs somnolents et des casuistes ridicules [Gerdil, H. S. (1768), p. 94-95] : il refuse de jouer le rôle datrabilaire ou dennemi du bien public dans lequel les apologistes du luxe avaient enfermé leurs adversaires et répète vouloir défendre les raisons de la morale et de la religion à travers les arguments de la philosophie moderne, justement « par le raisonnement et par lexpérience » [Gerdil, H. S. (1768), p. 98-99].

En effet, dans le Discours de la nature et des effets du luxe et dans lExamen des raisonnements de lAuteur de lEssai politique sur le Commerce, en faveur du luxe, qui le complète, le Barnabite ne cite que trois fois des textes de moralistes et de prédicateurs (Pierre Nicole, Louis Bourdaloue, Jean-Baptiste Massillon). Bien entendu, il partage la substance de leurs doctrines mais il sait que recourir à leur autorité serait un choix perdant. On a dit trop de fois que les Bourdaloue et les Massillon étaient des déclamateurs moralistes, qui ne comprenaient rien à la politique et à la législation, pour se servir encore de leurs arguments [Gerdil, H. S. (1768), p. 18-19]. Mieux vaut donc sadresser aux textes des philosophes, surtout Helvétius, mais aussi Mably, dAlembert, Wolff (dans lAbrégé de Formey), Linguet, Hume, Bielfeld, Mercier de la Rivière voire même Voltaire et Montesquieu dont Gerdil avait critiqué la 180doctrine des formes de gouvernement devant la cour de Turin. En consultant lexpérience et les faits on peut également fournir une base historique solide aux raisonnements, démolir le mythe du luxe comme âme du commerce et source de la prospérité des États, prouver que ce sont la vertu et la frugalité qui forment la grandeur dun État, quil soit grand ou petit, que le luxe dénature le commerce, en transformant léchange naturel du superflu pour le nécessaire en un échange irraisonnable du nécessaire pour le superflu, qui rend les consommateurs dobjets de luxe pareils aux sauvages, devenus un objet de risée des européens à cause de leur propension à céder des biens réels en échange de pacotilles [Gerdil, H. S. (1768), p. 45-46]. Cest donc ainsi que le célèbre apologiste laisse de côté la morale et la religion pour se faire « savant politique », opposer les lois de lhydrodynamique politique à la circulation de largent célébrée par Melon [Gerdil, H. S. (1768), p. 91-93, 100-101], se ranger aux côtés des physiocrates pour condamner la production des biens superflus au détriment de celle des denrées nécessaires et pour encourager la dépense des personnes privées pour des œuvres ayant un intérêt public [Gerdil, H. S. (1768), p. 94].

Le Barnabite construit donc son discours à travers un montage subtil de passages tirés des textes des philosophes. Afin dobtenir des conclusions « persuasives » il combine des affirmations disparates sans se soucier du contexte ni des opinions des différents auteurs ; il se sert dHelvétius et de Montesquieu, en passant sous silence la morale utilitariste et matérialiste du premier et les sympathies néo-mercantiles du deuxième [Gerdil, H. S. (1768), p. 21-23] ; il perçoit lucidement la contradiction dans laquelle tombe Montesquieu lorsquil accepte lintroduction du luxe dans un État pour ensuite déplorer lattribution dhonneurs à la richesse et prétendre que le luxe soit réglé selon une échelle ascendante de rang social [Gerdil, H. S. (1768), p. 31 ; Montesquieu (1748), p. 473], sans parler de la proximité de ces pages de lEsprit des lois avec ce quil affirmait dans le Discours. Lorsque la dureté des textes résiste à la manipulation, Gerdil préfère sadresser aux déclamations rhétoriques de Mercier de la Rivière et de Linguet [Gerdil, H. S. (1768), p. 96-97], ou prendre ouvertement parti contre les modernes quil avait exaltés quelques pages plus haut : cest ce qui se produit avec Friedrich Alfred von Bielfeld, dont les Institutions politiques (1760) sont maintes fois louées par le Barnabite qui nhésite pas cependant à le couvrir dinjures lorsque le baron prussien ne partage pas son diagnostic sur les effets du luxe sur la religion positive, les coutumes, 181les passions frivoles : « On peut écrire tant quon voudra sur la politique ; mais, maxime générale, un esprit inconséquent ne sera jamais un esprit politique » [Gerdil, H. S. (1768), p. 64].

Les raisons de cette stratégie apologétique sont ouvertement déclarées lorsque lauteur doit justifier le recours fréquent aux arguments dHelvétius qui, dans les années où paraissait le Discours sur le luxe, avait fait lobjet dune réfutation agressive de la part dAntonino Valsecchi [Valsecchi, A. (1767), T. I, p. 108-116] et dAlfonso de Liguori [Liguori, A. de (1767), p. 772-781]. Contrairement aux autres apologistes catholiques, le Barnabite estime quil peut utiliser le De lEsprit pour trois bonnes raisons : 1) Conformément à lenseignement dAugustin, il faut prendre le vrai partout où il se trouve, et dans lEsprit largument est bien traité. 2) Il est indispensable de sortir de la tromperie la plupart des personnes, convaincues quen matière de luxe il nexiste que deux partis : dune part les moines, les théologiens, les casuistes et les dévots, « tous gens qui ne sont pas du bel air », qui seraient les seuls à se déclarer contre le luxe « par habitude, par jalousie, ou par fanatisme » ; de lautre, « les Politiques, les Philosophes, les beaux Esprits » qui se rangeraient à lunisson en faveur du luxe. 3) Il est opportun de faire comprendre aux lecteurs de lEsprit convaincus de penser comme lauteur que dans son œuvre Helvétius expose les raisons avec lesquelles « les plus sages Philosophes » ont toujours soutenu que le luxe est pernicieux pour les États [Gerdil, H. S. (1768), p. 47].

III

Gerdil récapitule en vingt-huit raisons les arguments contre le luxe quHelvétius avait exposés dans le troisième chapitre (De lIgnorance) du premier Discours de lEsprit [Gerdil, H. S. (1768), p. 47-58 ; Helvétius, C. A. (1758), p. i, p. 224-260]. Il sagit, on le sait, darguments de nature strictement économique et sociale concernant linégalité des conditions engendrée par le luxe. Laccumulation de la richesse dans les mains des propriétaires (peu nombreux), dont lopulence les rend odieux auprès des pauvres sans par ailleurs les rendre heureux. Lappauvrissement des journaliers (trop nombreux), dont le nombre croissant comporte, comme 182pour « toute autre espèce de merchandise », laffaiblissement de la valeur et donc la diminution du salaire jusquà des niveaux qui ne garantissent pas la survie. La condition misérable des paysans (celle de létat sauvage est préférable), résultat du dépeuplement des campagnes et de la croissance pathologique des grandes villes, que même les apologies du luxe présentent comme des abymes qui engloutissent lor et largent qui devraient refluer vers les campagnes pour être destinés à laccroissement de lagriculture et de la population [Gerdil, H. S. (1768), p. 100]. Le caractère illusoire de la circulation de largent produite par la consommation des produits de luxe, qui ne réduit pas les inégalités sociales puisquelle reste enfermée à lintérieur de la classe qui, selon Montesquieu, est « la plus inutile à lÉtat », à savoir celle des artisans du luxe, dailleurs sujets à de soudains renversements de fortune étant donné que la valeur de leurs produits est sujette aux caprices de la fantaisie ; sans considérer que la croissance du nombre des artisans du luxe affaiblit lÉtat, puisque leur disponibilité à se déplacer partout les rend non plus « Citoyens dun Pays » mais « habitants du monde » [Gerdil, H. S. (1768), p. 49-50, 99]. Et on ne peut pas non plus affirmer que le luxe favorise la puissance dune nation puisque, comme la éclairci Hume, il sagit dun avantage passager, rapidement compensé par la concurrence des pays voisins qui, en instituant des manufactures de luxe avec des coûts inférieurs de main-dœuvre, en favorisent la ruine.

Ne pouvant recourir au seul remède qui serait efficace, « un nouveau partage de terres » que tant Helvétius que son interprète considèrent injuste et impraticable, il ne reste donc quà revenir aux remèdes de lancienne bonne politique et soigner la fièvre du luxe par des mesures imposant aux propriétaires de résider à la campagne, den accroître le nombre et de donner aux laboureurs de quoi vivre dignement. Bref, il faut réduire linégalité des richesses et transformer un ensemble dindividus affaiblis par la mollesse ou exténués par le besoin en un peuple de citoyens vigoureux et capables de défendre valeureusement la patrie [Gerdil, H. S. (1768), p. 51-52, 56-57].

Gerdil semble se complaire de la convergence de vues avec le philosophe, dont il sapproprie la conclusion

Il est donc certain, disent bien les Philosophes, que le luxe ne fait le bonheur de personne, et quen supposant une trop grande inégalité de richesses, il suppose le malheur du plus grand nombre dentreux, [Gerdil, H. S. (1768), p. 51 ; Helvétius, C. A. (1758), T. I, p. 241]

183

ajoutant quil aurait pu dire les mêmes choses en citant des moralistes, mais on lui aurait alors objecté que « cétoient des déclamations » [Gerdil H. S. (1768), p. 58]. Le seul point de désaccord semble concerner la bienveillance avec laquelle Helvétius considère les effets sociaux positifs des dépenses des femmes galantes, auxquels le Barnabite oppose lesprit de charité des femmes sages [Gerdil, H. S. (1768), p. 58-60 ; Helvétius, C. A. (1758), II, p. 241-243]. En vérité, les différences entre eux deux étaient bien plus radicales. Dans De lHomme, paru à titre posthume à Londres en 1772, quatre années après la publication du Discours sur le luxe de Gerdil, Helvétius reprendra plus amplement la question, révélant alors son attitude favorable à légard du luxe, jugé utile sinon comme remède efficace, au moins comme palliatif dun mal qui a son origine dans les injustices de la législation. On y trouvera également une plus nette opposition à légard de la « fureur des moralistes », alimentée par leur ignorance et par limprécision de leurs idées [Helvétius, C. A. (1773), T. X, p. 25-98]. Mais dans lEsprit aussi laversion dHelvétius pour le luxe était surtout un effet de la lecture sélective effectuée par Gerdil. En effet lauteur de lEsprit avait présenté à la fois les arguments pour et contre le luxe, sans prendre position sur son caractère nuisible ou utile pour les États mais seulement pour prouver, avec lexemple du luxe, que dans les questions compliquées on se trompe par ignorance, car nous ne voyons quun côté des objets et nous imaginons quil ny a rien dautre à voir [Helvétius, C. A. (1758), T. II, p. 260]. Gerdil passe sous silence cet aspect décisif et présente sa lecture comme la lecture authentique du texte dHelvétius, au point de lopposer aux admirateurs de lœuvre convaincus à tort de lavoir interprétée correctement.

Ailleurs aussi Gerdil décontextualise les affirmations dHelvétius. Celui-ci avait admis que le libertinage était « une suite nécessaire du luxe », mais il avait établi une distinction entre les déclamations des théologiens et les raisons de la bonne politique et de la législation qui visent la « félicité temporelle des peuples » : donc si le luxe était réellement utile à la France, il serait ridicule dy introduire « une rigidité des mœurs incompatible avec le goût du luxe » [Helvétius, C. A. (1758), p. 241-242]. Ainsi, selon Helvétius, il ny a aucune proportion entre les avantages que le commerce et le luxe procurent à lÉtat et les renoncements nécessaires pour en bannir le libertinage. Il faut en accepter les conséquences et admettre quil y a des vices utiles à certaines époques et 184dans certains pays et rappeler que lÉgypte doit « sa félicité » à la boue du Nil [Helvétius, C. A. (1758), p. 242-243]. LHistoire prouve même que la corruption religieuse des mœurs peut se concilier avec la magnanimité et la sagesse et être à même de produire le bien-être de la société mieux que peut le faire la dévotion religieuse [Helvétius, C. A. (1758), p. 233-234]. Gerdil ne partage pas les paroles dHelvétius mais y lit la confirmation que, comme laffirmaient les moralistes et les dévots, pour lauteur de lEsprit aussi « le libertinage ou la corruption des mœurs est une suite nécessaire du luxe » [Gerdil, H. S. (1768), p. 20]. Il existe donc deux plans qui se développent parallèlement : celui des textes, dans lequel la divergence des vues entre Helvétius et Gerdil est nette, et celui du discours sur les textes où lapologiste se sert des arguments du philosophe pour construire un accord qui nexiste pas mais qui peut servir pour gagner la bataille en semant la division et les soupçons dans le camp des adversaires.

iV

Il y a un autre auteur que Gerdil utilise beaucoup, même sil le cite peu. Il sagit de Rousseau. Quelques années avant le Discours sur le luxe, Gerdil avait réfuté lÉmile, convaincu que les idées contenues dans cet ouvrage étaient plus nocives que le « renversement universel de lordre civil » annoncé dans le Contrat social. En effet, les idées législatives de Rousseau ne seront jamais rien dautre que des idées et ses paradoxes politiques, plus singuliers que les rêves de labbé de St. Pierre, « sont plus faits pour étonner le monde, que pour lentrainer ». Donc, « on a tout lieu dêtre tranquille de ce côté là » [Gerdil, H. S. (1763), p. 3]. En revanche, on a raison de sinquiéter des conséquences dun ouvrage qui vise à produire une « révulsion totale dans la façon de penser » et peut éloigner les esprits de la recherche du bien de lhumanité : en effet, Rousseau ne parviendra pas à renverser de fond en comble « létat présent de la société », mais pourra facilement inspirer « le chagrin, et laversion » que lon respire dans tous ses écrits et, sil ne peut pas faire « des sauvages », il fera en revanche « de mauvais Chrétiens, et de 185mauvais Citoyens » [Gerdil, H. S. (1763), p. 3-4]. En omettant de citer Rousseau à propos de la question du luxe, Gerdil voulait sans doute éviter de mettre en relief ses points de contact avec la critique sociale de lauteur contre lequel il sétait insurgé dans lAnti-Émile, ou, peut-être, plus simplement, ne voulait-il pas reparler de choses déjà dites et sur lesquelles il allait revenir lannée suivante dans les Discours philosophiques sur lHomme, consacrés à une réfutation systématique de Rousseau et de Hobbes [Gerdil, H. S. (1769)]. Bien entendu, on pourrait soutenir aussi que Rousseau napparaît pas parmi les philosophes dont Gerdil se sert parce quil appartient lui aussi à la pensée traditionaliste que Gerdil soutient. Mais, on le sait, ce nétait pas lopinion de ses contemporains ni, comme on vient de le voir, de Gerdil lui-même, qui considérait le Genevois comme un dangereux adversaire de la religion et de la société constituée, et qui ne semblait pas avoir de doutes sur le camp dans lequel celui-ci militait.

Explicite ou non, la présence de Rousseau dans le Discours sur le luxe est encombrante. Gerdil croise les thèmes rousseauistes sur au moins quatre points, significatifs dans la construction du discours du Barnabite comme ils lavaient été dans celui du Genevois : a) la relation entre la question du luxe et les modèles politiques antiques ; b) la définition du luxe et lidentification de ses effets moraux et sociaux ; c) la considération du luxe comme lun des aspects les plus significatifs de la dialectique être-paraître ; d) le lien entre le luxe et le progrès des sciences et des arts. Sur ces thèmes, les pages de Gerdil donnent limpression davoir été écrites non pas par un adversaire de Rousseau mais par un de ses admirateurs. Il sagit toutefois dune impression trompeuse. Il est vrai que Gerdil semble partager les arguments de Rousseau et les utilise pour condamner le luxe célébré par Mandeville, Melon et Voltaire. Mais en traversant le prisme du discours apologétique du Barnabite, les argumentations du Genevois, comme celles dHelvétius, présentent à la sortie des déformations notables par rapport aux intentions de Rousseau. Cest ce que je me propose de montrer en suivant rapidement les étapes du raisonnement de Gerdil sur les questions évoquées.

a) Commençons par le socle « antique », sur lequel sappuie lauteur savoyard, avec lintention évidente dôter au luxe limage de modernité que lui avaient donnée ses apologistes. Le luxe, entendu comme vice moral qui se traduit par un abus social, a toujours existé et seuls les 186ignorants peuvent le considérer comme un phénomène récent « fruit précieux de la culture, et du gout des derniers siècles » [Gerdil, H. S. (1768), p. 3-4]. Mieux, celui des modernes apparaît comme « une foible miniature » par rapport au luxe des cours des empereurs romains où il se manifesta dans toute sa splendeur, trouvant aussi à lépoque des « esprits frivoles » disposés à le célébrer comme la conséquence du bonheur public et la source de la prospérité de lÉtat, tandis quil fut combattu par Titus, Trajan et Antonin le Pieux [Gerdil, H. S. (1768), p. 5]. Rousseau aussi avait exalté les vertus dAntonin contre les crimes de Caligula, de Néron, dHéliogabale [Rousseau, J.-J. (1767), p. 555]. Mais il était allé creuser à fond dans les modèles proposés par les modernes et par Gerdil qui saccordaient pour préférer la Rome impériale à la Rome républicaine. La vertu modérée de Titus est opposée à laustérité intransigeante de Fabricius mais on omet de reconnaître cette différence fondamentale quà lépoque de Pyrrhus « tous les Romains étoient des Fabricius » tandis que sous le règne de Titus « il ny avoit que lui seul dhomme de bien » [Rousseau, J.-J. (1752a), p. 89]. Quant à Trajan, il aurait été encore plus grand aux yeux de Rousseau si Pline navait jamais écrit le Panégyrique, parce que les seuls éloges acceptables dun roi sont ceux chantés par un peuple libre, et non par des orateurs mercenaires, courtisans ou hommes de lettres.

Les divergences entre le Genevois et le Barnabite ne sarrêtaient pas aux différents modèles de vertu. Tout en admettant que le luxe a été « souvent en règne » et considéré à toutes les époques comme la source de maux innombrables, Rousseau ne sous-estimait pas la nouveauté de la « doctrine empoisonnée » de Melon, dont les « maximes odieuses » visent seulement « à détruire et avilir la vertu, et à faire des riches et des misérables, cest-à-dire toujours des méchans » [Rousseau, J.-J. (1752a), p. 95]. Pour Rousseau, le luxe célébré par Melon était le résultat de deux phénomènes typiquement modernes : la corruption des mœurs et laccentuation des inégalités sociales. Cest pour cette raison que la vertu et lharmonie des républiques de lantiquité classique étaient un mirage inaccessible par la politique des modernes. Gerdil, qui naurait jamais pu opter pour un modèle politique pré-chrétien, insistait sur la persistance du luxe à toutes les époques parce que, contre un phénomène récurrent des sociétés politiques mal réglées, il est plus facile dintervenir avec des corrections fondées sur une morale de la bienfaisance et de la 187charité sinspirant de la religion chrétienne, certainement très éloignée de la Sparte de Rousseau à laquelle pourtant le Barnabite avait rendu lhommage rituel contre lexaltation dAthènes faite par Melon [Gerdil, H. S. (1768), p. 82-84].

b) Rousseau est utilisé par Gerdil pour introduire la question de la définition du luxe. Le Barnabite fait référence au montagnard suisse dont Rousseau parle dans lÉmile, qui, fier de son bien-être fait de vaches, de beurre et de fromage, se comparait à un roi et plaignait les anciens qui avaient vécu comme des sauvages, sans connaître les douceurs et les plaisirs de la vie [Gerdil, H. S. (1768), p. 4 ; Rousseau, J.-J. (1762), p. 554]. Rousseau avait pris lexemple du paysan suisse pour expliquer que lhomme est naturellement porté à juger les choses quil ne connaît pas à partir de la connaissance de ce que lui offre son expérience. Gerdil sen sert pour donner une définition correcte du luxe. À son avis, Melon est relativiste tout comme le montagnard de Rousseau : en effet, il considère le terme luxe comme « un vain nom quil faut bannir de toutes les opérations de police et de commerce, parce quil ne porte que sur des idées vagues, confuses, fausses, dont labus peut arrêter lindustrie même dans sa source » [Gerdil, H. S. (1768), p. 7 ; Melon, J.-F. (1736), p. 113].

La question de la possibilité de définir correctement le luxe, et donc den tracer les aspects sociaux, était apparue dès le début comme particulièrement complexe. Déjà Mandeville avait mis en évidence le paradoxe de fond. Au sens strict on devrait considérer luxe « toute chose qui nest pas immédiatement nécessaire à la subsistance de lhomme en tant que créature vivante », car « si nous devions réduire dun seul pouce cette rigueur nous ne saurions plus où nous arrêter » [Mandeville, B. de (1714), Vol. I, p. 107]. Mais les variétés sociales de la délicatesse et des commodités de la vie sont telles quelles rendent le langage ambigu et la notion même de luxe inutilisable, de sorte que « dans un certain sens chaque chose peut être appelée de cette façon et dans un autre le luxe nexiste pas » [Mandeville, B. de (1714), Vol. I, p. 123]. Cest justement ce quavait dit Melon et quavait répété Voltaire dans le Mondain et dans la Défense du Mondain ou lApologie du luxe, mais tous les apologistes du luxe sétaient rangés derrière limpossibilité de définir la notion de luxe et son inutilité pour comprendre la société. Rousseau sétait opposé à cette tendance en évaluant le luxe selon les termes de lopposition naturel-artificiel :

188

On croit membarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe ? Mon sentiment est quil nen faut point du tout. Tout est source de mal au-delà du nécessaire physique. La nature ne nous donne que trop de besoins ; et cest au moins une très-haute imprudence de les multiplier sans nécessité, et de mettre ainsi son âme dans une plus grande dépendance.[Rousseau, J.-J. (1752a), p. 95]

Il est clair que Rousseau nentendait pas introduire dans le débat sur le luxe une perspective dégalité naturelle des conditions :

je ne propose point (…) de réduire les hommes à se contenter du simple nécessaire. Je sens bien quil ne faut pas former le chimérique projet den faire dhonnêtes gens : mais je me suis crû obligé de dire sans déguisement la vérité quon ma demandée. Jai vu le mal et je tâche den trouver les causes : Dautres plus hardis ou plus insensés pourront chercher le remède. [Rousseau J.-J. (1752a), p. 95]

Gerdil aussi soppose à la thèse de Melon soutenant limpossibilité détablir un sens univoque du terme et se propose de fournir une notion précise du luxe qui permette didentifier de manière rigoureuse les effets qui en dérivent sur les mœurs et les intérêts civils de la société. Certes, on pourrait objecter que prétendre donner des définitions rigoureuses dans les choses morales est impropre, mais Gerdil cherche un appui dans lopinion de Locke qui, dans les Pensées sur léducation juge excessif tout ce qui dépasse les besoins dune constitution physique vigoureuse et endurcie par le travail, et invite à saccorder sur la définition du luxe comme excès de délicatesse par rapport à la constitution physique et morale des hommes, repérable dans tout ce qui comporte une dénaturation et un usage des facultés de lhomme différent de leur destination naturelle, tendant à satisfaire « une infinité de besoins factices » [Gerdil, H. S. (1768), p. 9-10]. Toutefois, la rigidité de la définition donnée par Gerdil nest quapparente puisquelle est relativisée par la référence non seulement à la constitution physique et morale, mais aussi aux disponibilités économiques des individus et à leur rang social :

Jappelle luxe un excès de délicatesse, et de somptuosité soit dans les aises et les commodités de la vie, soit dans le train relatif au rang quon occupe dans la société. [Gerdil, H. S. (1768), p. 8]

Et plus loin il sera encore plus explicite :

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Toute somptuosité par laquelle un homme dun rang inférieur affecte dégaler le train convenable à un rang supérieur, est une somptuosité excessive relativement à la condition. Toute somptuosité par laquelle un particulier tranche sur le nécessaire, pour fournir à des dépenses superflues, est une somptuosité excessive relativement à la fortune de ce particulier. [Gerdil, H. S. (1768), p. 12]

Comme excès de somptuosité le luxe est donc une dépense disproportionnée par rapport « aux facultés de chaque Particulier », mais cest aussi un changement de place dans lordre social (une luxation ou déboîtement dira vingt ans plus tard un autre célèbre apologiste, François-André-Adrien Pluquet, employant une métaphore empruntée à lostéologie pour rendre lidée de cette sortie du siège naturel [Pluquet, F.-A.-A. (1786), Vol. I, p. 83]). Pour Gerdil tous les Peuples policés connaissent une société bien ordonnée, divisée en classes (les Grands, la Noblesse, la Magistrature et la robe, le Négociant, lArtisan, le cultivateur etc.) : chacune se distingue non seulement par le degré dautorité ou de considération dont elle jouit, mais aussi « par une sorte dappareil extérieur convenable au rang quelle tient dans la société ». Il sagit dune distinction fondée sur « un certain esprit dordre inséparable de lhumanité » et confirmée par un usage universel en vertu duquel se justifie une hiérarchie sociale qui résiste à la fois à « linégalité des richesses dans une même classe » et à « légalité que le luxe tend à introduire entre les différentes conditions, pour confondre tous les rangs » [Gerdil, H. S. (1768), p. 11]. Ainsi, loin dêtre un concept inutile comme le soutenait Melon, le luxe est le signal dune distorsion de lordre social qui exige la reconnaissance des rangs. Mais cette conception est à son tour une notion relative, même si elle nest pas aussi vague que la considéraient Mandeville, Melon et Voltaire.

c) Cest justement dans lappareil extérieur, justifié ici par Gerdil, que Rousseau avait enraciné la dialectique être-paraître mise en évidence par le luxe : cest un vice destructeur de lindividu et de la société, un abus qui salimente de la recherche raffinée du superflu et de linutile, justement parce que cest la mesure de lapparence qui est imposée comme règle de vie par la société compétitive des grandes villes modernes. Les écrivains célèbrent comme « le chef dœuvre de la politique de notre siècle » les sciences, les arts, le luxe, le commerce, les lois et tous les autres liens sociaux produits par lintérêt personnel, qui mettent les hommes dans une condition de dépendance réciproque. Mais cest cette condition qui nous impose de ne pas nous faire voir « tels que nous sommes » et 190de chercher le succès aux dépens des autres, faisant semblant dœuvrer pour leur fortune et leur réputation [Rousseau, J.-J. (1752b), p. 968-969]. Gerdil partage de nombreux points de la polémique de Rousseau contre une société construite sur lapparence : il dénonce lœuvre du luxe dans la dénaturation des sentiments destime et dadmiration, protection précieuse de la nature et ressort indispensable pour que lâme sélève vers la vertu et la vraie grandeur ; il condamne la corruption des mœurs engendrée par le luxe et dénonce les liens sociaux basés sur lintérêt auxquels il oppose la « confiance réciproque » qui rend réellement les hommes utiles les uns aux autres ; il loue les doux plaisirs de la vie et les fêtes simples et frugales qui nont rien à partager avec les festins de luxe où règnent la vanité et la rivalité ; il précise que les plaisirs ne doivent pas être confondus avec le bonheur, il rappelle que nous navons pas été créés seulement pour nous divertir et il invite à parcourir les contrées de la Suisse pour trouver des hommes travailleurs et frugaux qui accomplissent avec joie leurs devoirs et ne sont pas affligés par « linsipidité de lexistence » et par la « léthargie de lâme » [Gerdil, H. S. (1768), p. 27, 14, 20, 108, 32-33, 38-39]. Même la conclusion de lExamen des raisonnemens de lAuteur de lEssai politique sur le commerce a une saveur rousseauiste lorsque le Barnabite affirme que le luxe, loin de donner le bonheur promis, corrompt les hommes en les rendant insensibles aux autres et compare la communication fondée sur léchange dintérêts aux rencontres fortuites qui adviennent dans les foires où lon se rend pour vendre et acheter et où chacun pense à son profit sans se soucier des autres [Gerdil, H. S. (1768), p. 109].

Cependant, tout en faisant une telle analyse, Gerdil propose une thérapie différente de celle de Rousseau. Polémiquant avec Melon qui considérait la disparition progressive des lois somptuaires comme un effet du perfectionnement de la politique et de la législation, le Barnabite reconnaît que les lois somptuaires ne sont peut-être pas une façon efficace de combattre le luxe. Toutefois la ratio des lois somptuaires (contraindre chacun à rester dans son rang) fait partie de la conception « paternelle » de lÉtat que Gerdil oppose au libéralisme de Melon. Pour lauteur du Discours sur le luxe un souverain « qui a des entrailles de Père » et pour lequel « tous ses Sujets sont ses enfans » ne pourrait jamais se désintéresser de la ruine des particuliers et de leur famille comme le voudrait lauteur de lEssai politique sur le commerce. Aux raisons de lhumanité 191Gerdil ajoute celles de la saine politique, car, sil se comportait comme le demande Melon, lÉtat devrait ensuite pourvoir à lentretien de ceux qui sont tombés dans la misère [Gerdil, H. S. (1768), p. 88-89]. Mais, on la vu, la sollicitude paternelle du souverain envers ses sujets va de pair avec la distinction des rangs sur laquelle sappuie lordre social. La modération du Barnabite sexprime aussi par rapport aux emplois de la richesse de la part des particuliers : en labsence de raisons « de convenance ou de nécessité », il est juste de parler dabus, mais il faut accepter que certaines dépenses, même déclat, soient à leur place en ce qui concerne « certaines personnes, et en certains cas ». Bref, il ne faut rien outrer [Gerdil, H. S. (1768), p. 101]. Pour Gerdil le luxe est pour une bonne part un phénomène diffus dans les couches émergentes de la société bourgeoise et donc un danger pour lordre hiérarchique bien réglé de la société de lancien régime. La prémisse de la naturalité de la constitution physique et morale, entendue par Rousseau comme mesure de lautosuffisance de lindividu est donc utilisée par Gerdil pour la construction dune idéologie nobiliaire bien éloignée de linterprétation de la dénaturation donnée par le Genevois et de son esprit de rébellion sociale, malgré les tentatives faites pour ramener Rousseau à cette filiation [Galliani, R. (1989)].

d) Parlant du luxe à Rome, Gerdil se moquait des modernes qui célébraient le luxe comme stimulant des arts. Naturellement il connaissait la discussion qui avait suivi le Discours sur les sciences et les arts de Rousseau et y trouvait des occasions suffisantes de polémique. Mais, on le sait, Rousseau avait fait plus encore : il avait montré la relation perverse que le luxe peut déterminer entre le progrès scientifique et technique et le raffinement des beaux arts dun côté et la dégénération des mœurs privées et des usages sociaux de lautre. Répondant à Stanislas Leszczýnski qui avait défendu lutilité des sciences et leur valeur pour la religion, le Genevois avait nié avoir dit que le luxe était né des sciences et était arrivé à formuler ce qui lui apparaissait comme une succession authentique des choses :

Voici comment jarrangerais cette généalogie. La première source du mal est linégalité ; de linégalité sont venues les richesses (…) des richesses sont nés le luxe et loisiveté ; du luxe sont venus les beaux Arts, et de loisiveté les sciences. [Rousseau, J.-J. (1751), p. 49-50]

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Ce nest pas une raison pour renoncer aujourdhui aux sciences et aux arts, qui, au contraire, peuvent

adoucir en quelque sorte la férocité des hommes quils ont corrompus. [Rousseau, J.-J. (1751), p. 56]

En revanche, Gerdil nie absolument que le luxe, compagnon de la frivolité, puisse avoir engendré les arts ou favorisé le progrès de la littérature et des sciences, qui exigent un effort vers le sublime [Gerdil, H. S. (1768), p. 42]. Rousseau avait accepté la relation entre le luxe et le progrès des arts et des sciences soulignée par ses adversaires, mais il avait creusé à lintérieur de ce rapport pour lentendre comme un effet de la richesse et des inégalités sociales accentuées par le luxe. Gerdil renonce à avancer sur la voie de la critique sociale empruntée par Rousseau et soustrait à linfluence du luxe le progrès et la perfection des arts jusquà nier paradoxalement la possibilité que la richesse puisse favoriser la croissance des arts et des sciences, ramenés à des formes spirituelles autonomes indépendantes des conditionnements sociaux.

La confrontation explicite avec Helvétius et les autres philosophes et celle plus cachée avec Rousseau ont fait émerger la complexité de la position de Gerdil, si raffinée et moderne quelle est allée chercher dans le langage les finesses introduites par la délicatesse du luxe et si traditionaliste quelle propose comme unique remède aux maux de la société le retour à une hiérarchie rigide des rangs, tempérée par le paternalisme du souverain et de la charité chrétienne.

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1 Traduit de litalien par Tomaso Berni Canani.