Aller au contenu

Classiques Garnier

Introduction

71

introduction

Manuela Albertone

Cecilia Carnino

Ce dossier propose une sélection de contributions présentées au Colloque Luxe et Bonheur en France et en Italie aux xviiie et xixe siècles (Lusso e Benessere tra Economia e Politica : Francia e Italia, XVIII-XIX s.) qui sest tenu à Turin les 10 et 11 octobre 2013. Ce colloque rassemblait quelques unes des réponses à un défi lancé à des économistes, historiens et philosophes partageant le même intérêt pour une histoire interdisciplinaire des idées. Ils privilégient, donc, des thèmes de recherche dont lanalyse implique lusage des techniques de diverses disciplines historiques, politiques, économiques, philosophiques et sociologiques. Lenjeu est de mener une recherche bénéficiant dune pluralité de compétences tout en évitant la simple juxtaposition danalyses.

Les journées de Turin sinscrivent dans le cadre dun projet de recherche entre les écoles doctorales en Scienze Umanistiche de lUniversité de Turin et en Sciences Sociales de lUniversité Lumière Lyon 2 : « Unité dans la diversité : Racines de lidentité économique et politique de lEurope moderne entre histoire, économie et science de la politique (xviie-xxe siècles) », soutenu par lUniversité Franco-Italienne et lÉcole doctorale en Histoire de lUniversité de Turin. Nous devons remercier également Olivier Christin et lInstitut dHistoire de lUniversité de Neuchâtel pour leur soutien financier, fruit dune collaboration nouée autour de ces intérêts interdisciplinaires communs.

La longue coopération entre des chercheurs de lUniversité de Turin et de lUniversité Lumière – Lyon 2 a trouvé son expression à Turin dans le Groupe de recherche dHistoire des Idées Interdisciplinaire 72(GISI) et dans la revue électronique Journal of Interdisciplinary History of Ideas. Le rapport entre économie et politique ainsi que les implications politiques des idées économiques entre le xviiie et le xixe siècles sont au cœur des recherches de ce groupe dhistoriens. Ces recherches se focalisent, notamment, sur la science de léconomie politique, à partir de la seconde moitié du xviiie siècle, en tant que langage moderne de la politique, enrichi des expériences révolutionnaires démocratiques en Amérique et en France. Luniversité de Neuchâtel a accueilli deux colloques internationaux portant, en 2008, sur les liens entre luxe et internationalisation puis, en 2012, sur les rapports entre luxe et imitations du xviiie au xixe siècle1.

Les études sur la notion de luxe en lEurope entre le xviiie et le xixe siècle ont contribué à une plus large remise en question de la culture de la consommation, impliquant une réflexion nouvelle sur les racines de la société de consommation au xviiie siècle [Agnew, J.-C. (1993) ; Fairchilds, C. (1993)]. Le développement économique, avec lapparition de nouvelles formes de production et de circulation des biens de consommation, sest accompagné de transformations matérielles décisives. Elles se combinèrent avec un intérêt grandissant pour léconomie politique à partir du milieu du xviiie siècle. Elles entraînèrent, aussi, un changement radical dans la réflexion sur le luxe. Après avoir longtemps constitué le creuset dune critique où se mêlaient les apostrophes morales issues de la matrice chrétienne, les craintes pour la stabilité de lordre social et les préoccupations liées au solde de la balance commerciale, le luxe commença progressivement à être interprété comme un facteur clé du progrès économique et du développement de la société [Hont, I. (2006)].

La Révolution française constitua un moment charnière. Le débat sur le luxe fut un des principaux véhicules à travers lequel les auteurs du xviiie siècle réfléchirent au thème de la consommation et de ses transformations, tout au moins jusquau milieu du siècle. Vers 1750, la catégorie économique de la consommation et la distinction progressive entre luxe et consommation se précisèrent lentement, aboutissant à leur épanouissement au cœur des nouvelles réalités nées de la rupture révolutionnaire.

73

Lhistoriographie anglo-américaine a contribué de façon importante aux recherches sur le luxe et la consommation au xviiie siècle (bien que la question soit encore peu explorée pour le xixe siècle). Toutefois toute la complexité du thème ne semble pas avoir été prise en considération. Les travaux récents ont mis en évidence les effets des changements socio-économiques en Grande Bretagne et en France mais ils ont négligé lItalie. La pensée économique na pas encore été étudiée en détail par rapport au thème luxe/consommation, même si ces notions furent au cœur des discussions au xviiie siècle. Leur dimension politique, fut aussi mal évaluée, car jugée uniquement comme étant le reflet intellectuel de laffirmation de la société commerciale qui caractérisait la réalité britannique de la deuxième moitié du siècle [Berg, M. & Clifford, H. (1999) ; Berg, M. & Eger, E. (2003)].

Dans cette perspective, et par contraste, les travaux retenus ici ont analysé les réflexions développées en France et en Italie, au cours du passage complexe du xviiie au xixe siècle à travers lexpérience révolutionnaire. Les avancées dans le contexte italien et français se sont révélées dune autre nature que celles qui furent menées, à cette même époque, en Grande Bretagne. Là, dans une société plus fluide et orientée vers la relance des réformes politiques et économiques, le débat sur le luxe et la consommation ne se chargea pas de la valeur politique quelle eut en Italie et en France, pendant lAncien Régime, au cours de la Révolution, puis lors des premières décennies du xixe siècle, dans le contexte de réalités économiques et politiques profondément bouleversées.

La réflexion sur le luxe, notion à la fois économique, sociale et normative, conduit à sinterroger sur les questions de méthode. La mobilisation de notions complexes se traduit ici par des contributions axées sur une histoire intellectuelle ouverte à dautres discours. Tout au long dune période où les définitions se remodelèrent, le thème du luxe impose lusage darguments empruntant aux approches sociologique, philosophique et religieuse pour une étude plus fine des idées économiques. Linteraction entre les résultats des différentes contributions témoigne de cette perspective de la recherche.

Lutilisation des catégories sociologiques et la prise en compte de la psychologie en longue période constituent le fondement de lanalyse dhistoire économique-sociale. La conscience des changements était déjà présente chez des auteurs du xviiie siècle, attentifs à la valeur 74économique et culturelle de la consommation. LÉtat assuma alors un rôle nouveau, de protecteur autoritaire il devint « coopérateur », il participa à lessor de la société de marché et à lélaboration de la science de léconomie politique. Nadège Sougy esquisse les changements de la notion économique de luxe ainsi que celle de la consommation dans le cadre des transformations matérielles. Le débat économique sur le luxe accompagna une spécialisation progressive dans la production et dans le commerce de nouveaux produits. Il conduisit, à travers des mécanismes dimitation et dinvention, à une nouvelle circulation et diffusion des produits. Ces phénomènes engendrèrent un profond changement dans la notion de luxe et plus généralement un bouleversement des mentalités.

Ce contexte constitue larrière-plan de lanalyse par André Tiran des travaux de Ferdinando Galiani, Pietro Verri et Jean-Baptiste Say. La richesse de la pensée de Galiani, sexprime dans une approche qui, partant de sa réflexion sur la monnaie et de la notion dutilité, parvient à aborder le luxe dans toute sa complexité. Ses anticipations sur le rapport entre luxe et demande qui renvoie aux dynamiques de la mode, sont présentées par Tiran comme une réflexion encore en mesure de participer aux débats économiques contemporains. Les positions de Say évoluèrent des arguments physiocratiques contre les biens de luxe, considérés comme consommation improductive au caractère relatif de la notion du luxe. Il souligna la distinction entre luxe et superflu, avançant même lidée dune « exigence du luxe ». Dans lanalyse de Say le luxe passait de la sphère publique à la sphère privée, ce qui contribua à mettre en évidence la puissance révolutionnaire de la consommation de luxe. La démarche de Say sentend comme la volonté de stabiliser les acquis de la Révolution, notamment une « classe mitoyenne » issue de lécroulement de lAncien Régime. Elle place son analyse des notions de luxe et de consommation au cœur de la spécificité de léconomie politique française, constamment attentive à la dimension sociale et aux implications politiques.

Le rapport entre économie et politique ainsi que lenjeu représenté par le lien luxe-consommation sont au cœur des contributions de Manuela Albertone et Cecilia Carnino. Albertone analyse le tournant théorique représenté par la physiocratie privilégiant une approche uniquement économique de la notion de luxe dans le cadre du processus de formation, circulation et distribution de la richesse. Larticle souligne 75les implications politiques dune analyse économique qui a miné les fondements dune société d« ordres ». Les attaques contre le luxe de décoration touchaient la hiérarchie traditionnelle bâtie sur le privilège, en lui opposant un luxe de subsistance qui reconnaissait le rôle de la consommation et dun pouvoir dachat développé, qui des villes devait se déplacer vers les campagnes. Carnino, se concentre sur la critique économique du luxe dans le royaume de Naples dans la seconde moitié du xviiie siècle. Elle met laccent sur la valeur politique de la réflexion économique sur le luxe, le bien-être et la consommation. Chez des auteurs, qui neurent pas une originalité remarquable au niveau de la théorie, mais réfléchirent une culture cosmopolite témoignant de la circulation de la culture économique européenne en Italie, la réflexion sur luxe et consommation visait ouvertement à marquer laction politique. Un langage dont la valeur doit être saisie par la redéfinition des fondements politiques de la société, qui placent les auteurs napolitains analysés au cœur de la politique de réforme au xviiie siècle.

Une partie des contributions souligne combien le rôle de lItalie dans les débats sur le luxe au xviiie siècle a été négligé jusquà présent. Elles se sont efforcées de combler ce vide et de suggérer des pistes de recherche. Les États italiens au xviiie siècle nétaient plus des carrefours commerciaux, ils navaient plus leur dynamique économique mais une très forte vivacité intellectuelle faisait contrepoids. En témoignent la connaissance des idées économiques européennes, la volonté den favoriser la circulation et enfin des apports théoriques significatifs, tels ceux de Ferdinando Galiani et Pietro Verri. Le réalisme, les compétences dans ladministration, qui caractérisèrent les rapports entre les intellectuels et le pouvoir politique en Italie permettent de mieux saisir la dimension politique des discussions économiques, quun sujet par excellence comme le luxe met en évidence. Au sein dune réalité fortement marquée par la culture catholique, quheurte un siècle de mise en question tant des hiérarchies traditionnelles que de lÉglise, lattitude de Giacinto Sigismondo Gerdil, apologiste de la religion, raffiné et anticonformiste signale la dimension sociale du luxe, au-delà de la morale et de la métaphysique. Carlo Borghero nous explique ici que Gerdil était bien conscient tant de la complexité de la question du luxe que de la valeur des arguments économiques, dans un siècle où la nouvelle science de léconomie était à la mode et représentait un discours inédit de réforme 76dans des sociétés en mouvement. Il utilisa finement les arguments économiques contre les philosophes, comme Helvétius et Rousseau. Il développa un modèle social reposant sur les valeurs traditionnelles sopposant à lessor dun individualisme qui, à ses yeux, détruirait la société corporative de lAncien Régime.

En suivant le parcours dune notion aux multiples facettes mais essentielle pour comprendre la dynamique dun siècle et ses tournants révolutionnaires ainsi que les nouvelles valeurs issues de ces ruptures, Ludovic Frobert nous amène dans le premier tiers du xixe siècle. Larticle aborde le renouvellement de la réflexion économique sur le luxe chez Charles Fourier et chez les fouriéristes au tournant des années 1830. Cette nouvelle idée du luxe sinscrit dans le cadre dune vaste vision de « réforme sociale », attentive aux passions et à la recherche du bonheur alors quémerge un nouveau monde industriel que les fouriéristes désireraient aussi sociétaire. Il sagit enfin dun autre témoignage de lessence complexe de la notion de luxe et des instruments intellectuels pouvant en favoriser aujourdhui la compréhension.

77

Références bibliographiques

Agnew, J.-C. [1993], « Coming up for air : consumer culture in historical perspective », in N. McKendrich (éd.), Consumption and the World of Goods, Routledge, London & New York, p. 19-39.

Berg, M. & Clifford, H. (éd.) [1999], Consumers and luxury. Consumer culture in Europe 1650-1850, Manchester University Press, Manchester & New York.

Berg, M. & Eger, E. (éd.) [2003], Luxury in the Eighteenth Century. Debates, desires, and delectable goods, Palgrave Macmillan, Basingstoke & New York.

Fairchilds, C. [1993], « Consumption in Early Modern Europe. A Review Article », Comparative Studies in Society and History, No 35, p. 850-858.

Hont, I. [2006], « The early Enlightenment debate on commerce and luxury », in M. Goldie & R. Wokler (éd.), The Cambridge history of eighteenth-century political thought, Cambridge University Press, Cambridge, Vol. I, p. 379-418.

1 Le colloque qui sest tenu en novembre 2014 a porté sur lindustrie du luxe depuis 1970, son objectif était de saisir les transformations de cette industrie dans une perspective globale : de lévolution des marchés à léducation des acheteurs.