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Classiques Garnier

Du « luxe malsain et stérile » à l’exaltation de la « médiocrité » Analyse économique et langage politique à Naples dans la seconde moitié du dix-huitième siècle

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2016 – 1, n° 1
    . varia
  • Auteur : Carnino (Cecilia)
  • Résumé : Le débat sur le luxe en Italie au cours du dix-huitième siècle a eu de multiples facettes et il était complexe. Cet article vise à reconstruire la réflexion économique sur le luxe et la consommation à Naples au cours des années 1780-1790. La critique économique du luxe y était liée à la valorisation de la consommation. Elle a joué un rôle essentiel dans les arguments opposés à la noblesse féodale et, en même temps, qu’elle fondait une légitimation des classes moyennes.
  • Pages : 153 à 175
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406061243
  • ISBN : 978-2-406-06124-3
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06124-3.p.0153
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/07/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Luxe, consommation, Italie, dix-huitième siècle, économie politique, classe moyenne
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Du « luxe malsain et stérile »
à lexaltation de la « médiocrité »

Analyse économique et langage politique à Naples
dans la seconde moitié du dix-huitième siècle

Cecilia Carnino

Università degli Studi di Torino

I. Le royaume de Naples

Léconomie, la politique et la question du luxe

Dans le Royaume de Naples, les années 1780-1790 sont marquées par des transformations dans deux domaines décisifs1. Dun côté, la réflexion sur les questions déconomie se caractérisait par une plus grande attention portée à lagriculture et à la critique des rentes féodales. Malgré les tentatives de réforme mises en œuvre à partir des années 1730 avec linstitution du Supremo Magistrato di Commercio, durant ces années-là la faiblesse du commerce extérieur napolitain, fondé sur lexportation de matières premières et limportation de produits manufacturés, sest avérée irrémédiable. Cette prise de conscience contribua à ramener au premier-plan les questions relatives à la balance commerciale et à la distribution des ressources entre ville et campagne, elle saccompagna dun nouvel intérêt pour le secteur agricole.

Dun autre côté, le Gouvernement prit un certain nombre dinitiatives. En octobre 1782 ce fut la création du Supremo Consiglio di Finanza. Cette 154création répondait à la nécessité de moderniser et de rendre plus efficace le pouvoir de lÉtat, elle complétait un ensemble de mesures prises à partir des années 1780. Ces mesures visaient à résoudre des problèmes de fond de lagriculture dans le Royaume : allègements fiscaux, mise en valeur des terrains incultes, culture des terres domaniales. Dans le même temps, lancien système de contrôle était ébranlé par linstauration de la libre circulation de certains biens de ravitaillement en vivres ainsi que par labolition des douanes intérieures, des droits de passage et de péage [Rao, A. M. (1983), p. 110 ss.].

Les années 1780-1790 furent marquées essentiellement par la radicalité de la polémique anti-féodale, en rapport avec deffectives transformations du tissu économique et social des campagnes méridionales, qui rendent désormais insupportable le poids du pouvoir juridictionnel de lautorité baronale. Cette critique antiféodale était appuyée par laction réformiste du Gouvernement qui suivit la domination autrichienne. En effet, dès les premiers mois qui suivirent le couronnement de Charles de Bourbon, en 1734, le nouveau Gouvernement adopta des mesures visant à moderniser ladministration, ainsi que la structure économique et sociale du Royaume de Naples. La réforme institutionnelle et administrative visait à renforcer lÉtat contre les prérogatives de laristocratie. Pour ce faire, le Gouvernement bourbonien définit clairement une politique de réaffirmation du pouvoir de lÉtat napolitain, en lassociant à une action de réorganisation de ladministration judiciaire dans son ensemble, tout en essayant, à travers la politique économique, de rompre le cercle vicieux du parasitisme féodal1. Le nouveau Gouvernement manifestait ainsi une volonté forte et sans précédent de se placer au-dessus des forces particularistes. À partir de la fin des années 1750 et durant la première moitié des années 1760, période où Bernardo Tanucci occupa les fonctions de Premier ministre, des mesures essentielles furent adoptées pour réduire les privilèges de la noblesse et du clergé : abolition de la dîme, confiscation des terres de la Compagnie de Jésus et création de parcelles attribuées aux paysans. Par ailleurs, en faisant ressortir le problème de la mauvaise répartition des ressources économiques et de la richesse, la famine de 1763-1764 donna un nouvel élan à la lutte contre les survivances des droits féodaux [Macry, P. (1974), p. 445-451].

Le Gouvernement dune part sengagea dans une politique de soutien manifeste des revendications des Universités qui demandaient à 155passer sous la juridiction régalienne. Dautre part, il tenta de limiter la vente des fiefs pour maintenir dans le Domaine royal les propriétés qui revenaient à la Couronne lors de lextinction de la ligne de succession féodale. Mais, dans lensemble, ces modestes mesures naboutirent à aucun résultat significatif, notamment en raison de labsence de forces sociales en mesure de soutenir une politique plus radicale, et des résistances à une remise en question des prérogatives traditionnelles. Toutefois, elles sont représentatives de la politique contre le féodalisme mise en œuvre par le Gouvernement bourbonien. Elles ont contribué à alimenter les espoirs de réforme, et à donner un nouvel élan à la polémique antiféodale. À partir des années 1780 cette critique fut alimentée, également, par lambiguïté de la politique anti-féodale du Premier ministre Giuseppe Beccadelli, qui allait dans un tout autre sens que celle menée par son prédécesseur Bernardo Tanucci.

En 1786, Domenico Caracciolo fut nommé Premier secrétaire dÉtat ; il sétait fait connaître par une énergique action réformiste durant son précédent mandat de Vice-roi de Sicile. Cette nomination fut à lorigine dune nouvelle évolution de la situation générale, caractérisée par laccentuation de la lutte contre le baronage napolitain [Coniglio, C. (1995), p. 202 ss]. Désormais, la question de la féodalité ne pouvait plus être différée. Pour les réformateurs des années quatre-vingt, le meilleur moyen pour atteindre cet objectif était la suppression du droit de dévolution, cest-à-dire la reconversion en libre propriété, aliénable et soumise à commercialisation, des fiefs revenus à la couronne. Outre létablissement dun nouveau rapport des forces entre la Couronne et les « barons », cette proposition entendait poser les bases dun projet de réforme économique plus vaste, fondé sur le développement de lagriculture, au moyen dune transformation profonde de la propriété de la terre, de sa répartition et de sa gestion [Rao, A. M. (1984), p. 51-60].

Dans ce contexte nouveau les discussions sur la terre : les modalités de production agricole, la circulation des grains et la propriété foncière qui, jusque-là, navaient été queffleurées, furent au cœur des débats publics et gouvernementaux, grâce, en partie, à la pénétration des idées de la physiocratie [Villari, L. (1969), p. 224-251]. La critique du luxe, fondée désormais sur des considérations dordre économique, samplifia. Les intellectuels réformateurs – Melchiorre Delfico, Giuseppe Maria Galanti, Mario Pagano, Giuseppe Palmieri – qui ont joué un rôle de premier 156plan dans lélaboration de la politique gouvernementale réformiste pour la modernisation de la société méridionale, mirent désormais laccent sur les conditions économiques des campagnes et sur limportance de lagriculture pour le Royaume. Dans cette perspective, la consommation de luxe fut considérée comme une perte de ressources précieuses et une manifestation ostentatoire de supériorité sociale et, comme telle, inadaptée à créer les conditions dun véritable développement industriel ; parallèlement, laccent fut mis sur la nécessité dun développement agricole, par la formation dune classe de grands propriétaires terriens susceptibles denclencher une véritable révolution agraire, fondée sur la diffusion des méthodes de gestion capitaliste des campagnes.

Cette critique économique du luxe rompait fortement avec la réflexion qui avait marqué le contexte napolitain entre les années 1750 et 1760, et qui mettait laccent sur les implications positives, économiques et sociales, du luxe. Cette valorisation économique du luxe sétait surtout manifestée à travers la réélaboration du débat européen sur le thème. Il provoqua, notamment à partir des années 1730, une modification profonde des représentations et des jugements traditionnels sur le luxe1. Après avoir été longtemps la cible dune critique où convergeaient principalement la morale chrétienne, la crainte du désordre social et les préoccupations du solde de la balance commerciale, le luxe commença progressivement à être interprété, même si ce ne fut pas exclusivement, comme pouvant stimuler le développement économique, et comme un symbole de progrès matériel2.

À Naples, dès les années 1730 dans les entourages de Celestino Galiani et de Bartolomeo Intieri, commençait à saffirmer lidée que le luxe pouvait être un facteur de progrès social et de développement économique, susceptible de relancer le commerce napolitain [Stapelbroek, K. (2008), p. 32-35 et p. 63-66]. Cette valorisation du luxe sopposait aux positions soutenues au cours des années précédentes par Paolo Mattia Doria et le groupe dintellectuels réformateurs proches du Gouvernement pendant la domination autrichienne, qui non seulement avaient rejeté le luxe et le commerce moderne, mais avaient également durement dénoncé, 157du point de vue moral, la société fondée sur les valeurs économiques1. Si le débat sur le luxe, qui caractérisait le contexte napolitain entre les années 1740 et 1760, se traduisit ainsi dans la présentation et la défense de différentes manières dinterpréter et de moduler la hiérarchie entre religion, politique et économie. Cependant, dans lensemble, prévalut une réflexion sur le luxe nettement positive. En articulant le rapport entre politique et économie sur de nouvelles bases, elle permit que se mette en place un nouveau modèle de développement économique du Royaume de Naples, fondé sur le commerce international.

Cest précisément cette valorisation économique et sociale du luxe qui seffaça entre 1780 et 1790. Cependant cela na pas signifié le retour à une vision du luxe au sein de la morale traditionnelle, ni même un recul par rapport aux positions des années 1750 et 1760. Ce qui prévalut, cest une réflexion critique originale sur le luxe, nourrie dune observation lucide du contexte économique et social napolitain, ainsi que des nouveaux idéaux sociaux et culturels, notamment dans le sillage des ferments qui venaient de la France prérévolutionnaire et révolutionnaire, ainsi que des colonies américaines.

II. Une nouvelle critique du luxe

Melchiorre Delfico et Giuseppe Maria Galanti

Dans le cadre de la critique du luxe qui marque le contexte napolitain pendant les dernières décennies du xviiie siècle, la pensée de Melchiorre Delfico, réformateur originaire de Teramo, lecteur attentif de Locke et de Condillac, prend une valeur emblématique.

Lactivité de Delfico était caractérisée par un engagement politique fort, qui sétait concrétisé par la collaboration avec les autorités 158gouvernementales en vue de la modernisation des structures économiques et juridiques du Royaume. À partir de sa nomination, en 1783, comme assesseur au Tribunale militare de la province de Teramo, Delfico proposa au Gouvernement une série de mesures destinées à transformer radicalement lorganisation socio-économique et la propriété agraire dans la province : libéralisation du commerce, développement de manufactures nationales, réforme et libéralisation de la propriété féodale. Toutes ses propositions de réforme allaient dans le sens de la modernisation des structures économiques. Elles avaient pour objectif de stimuler léconomie napolitaine, dont la crise avait été aggravée par la famine qui avait sévi dans la région méditerranéenne, au début des années 1760. Delfico, observateur attentif de la réalité économique méridionale, pensait quun pays pauvre en matières premières, en marge du commerce international, comme létait le Royaume de Naples, devait miser sur le développement quantitatif et qualitatif de la production agricole et, pour cela lui assurer un marché libéré des entraves à la circulation des marchandises. Avec cette forte adhésion aux principes libéraux, Delfico se plaçait dans la lignée des Antonio Genovesi, Pietro Verri, Gaetano Filangeri mais aussi dAdam Smith, si lon se reporte au Memoria sul tribunale della Grascia e sulle leggi economiche delle province confinanti del Regno. Cette œuvre de jeunesse publiée à Naples, en 1785 [Delfico, M. (1785), p. lxxii] fait explicitement référence à Wealth of Nations [Smith, A. (1776)]. Dans le cadre de sa réflexion sur léconomie du Royaume de Naples et sur les mesures de politique économique nécessaires pour stimuler la compétitivité des produits napolitains dans le commerce international, Delfico aborda la question du luxe, de ses bénéfices et inconvénients pour la société.

Son opinion était quil ne fallait pas envisager la question dun point de vue abstrait comme elle lavait été jusque-là, il sagissait, au contraire, de la replacer dans le contexte socio-économique napolitain, dans lequel la structure économique à prévalence agricole et les carences du système manufacturier limitaient les exportations aux seules matières premières, alors que les produits manufacturés étaient importés. Dans un tel contexte économique, la diffusion du luxe provoquerait un déplacement de la richesse des campagnes vers la capitale, sans retour de la richesse dans le circuit économique : les ressources seraient employées pour lacquisition de produits de luxe importés, elles ne soutiendraient pas 159le développement des manufactures nationales. Cest pourquoi le luxe nest pas susceptible de faire décoller le développement économique du pays. Selon Delfico, la diffusion progressive du luxe finirait, au contraire, par empêcher lemploi des capitaux dans le secteur de la production et provoquerait, dans la société napolitaine fortement stratifiée, une croissance différenciée qui ne ferait quapprofondir le fossé entre la capitale et la province [Delfico, M. (1791), p. 207 ; Delfico, M. (1790-1791), p. 395].

La position de Delfico représentait une évolution importante par rapport à la pensée économique des décennies précédentes, en particulier par rapport à celle de Genovesi dont il avait pourtant été lélève à Naples. Dans les années 1750-1760, Genovesi avait élaboré une théorie complexe de valorisation économique du luxe, largement inspirée de lEssai politique sur le commerce de Melon [Melon, J.-F. (1736)]. Il avait conçu le rapport entre économie et politique dans une perspective nouvelle et faisait du luxe un facteur de progrès social et de développement économique [Galiani, F. (1750) ; Genovesi, A. (1765-1767)]. Cependant, dans les Elementi del commercio, écrits de 1757 à 1758 années au cours desquelles il avait la chaire de commerce, Genovesi se référait encore aux théories mercantilistes, en considérant limportation de biens de luxe, quil assimilait à un déficit de la balance, comme potentiellement nocive à léconomie nationale. Un pays pauvre en matières premières et marginal par rapport au commerce international, comme le Royaume de Naples, se devait de développer, en quantité et en qualité, sa production agricole.

Genovesi établit une distinction nette entre « le luxe de choses extérieures », cest-à-dire le luxe dimportation, et le « luxe de choses internes », consistant dans la consommation de produits nationaux, distinction qui finit par aboutir à la révision de son jugement sur le luxe [Genovesi, A. (1757-1758), p. 97]. Si le luxe dimportation est « dangereux pour la nation », le luxe fondé sur la consommation de produits nationaux est, au contraire, de grande utilité, essentiellement parce quil accroît la consommation de « nos denrées et produits manufacturés » [Genovesi, A. (1757-1758), p. 97]. Compte-tenu de la faiblesse de la production manufacturière du Royaume, une excessive diffusion du luxe déterminerait une forte hémorragie dargent ; en revanche, un luxe limité serait un élément positif : dune part, il résulte du progrès social, du passage des besoins fondamentaux à des besoins plus complexes en 160conséquence de la diffusion de la culture et du raffinement des manières ; dautre part, il favoriserait le développement de la production manufacturière nationale1.

Dans les Lezioni di commercio – première édition, Naples, 1765-1767, soit six ans après les Elementi del commercio – où les considérations sur les dynamiques sociales examinées sous leurs aspects anthropologiques et psychologiques sont plus développées [Genovesi, A. (1765-1767)], Genovesi approfondit sa réflexion sur le luxe. Il le conçoit, de façon positive, comme le facteur essentiel du développement de la production nationale. Laccent porte, en particulier, sur « lesprit démulation » que le luxe, y compris le luxe dimportation, peut susciter, contribuant à « réveiller les esprits », « perfectionner les arts (…) et le commerce » [Genovesi, A. (1765-1767), p. 274]. Aux yeux de Genovesi, le désir des « classes inférieures » de posséder les biens de luxe dimportation destinés à lélite – trop coûteux pour quelles les achètent – constitue le moteur principal de développement et damélioration de la production, au point de déterminer, dans un délai relativement court, la production de produits « aussi bons, et même meilleurs que les produits étrangers » [Genovesi, A. (1765-1767)], p. 246-247].

Les thèses de Genovesi étaient étayées par la confiance en un projet de réforme de léconomie fondé sur le développement du commerce international, considéré comme le seul moyen de garantir la libre et pleine circulation des produits de lagriculture, sur laquelle était fondée léconomie du Royaume. Vingt ans plus tard, la possibilité dappliquer le modèle de développement préconisé par Genovesi na pu que susciter des doutes. La lenteur des réformes sest saccentuée, le développement industriel ainsi que la modernisation du secteur agricole ont fait long feu, le déséquilibre entre ville et campagne sest creusé, la population a migré vers les villes, les capitaux se sont concentrés dans la capitale et ne se sont pas investis dans les campagnes. Dans ce contexte la réflexion sur le luxe subit une profonde transformation. Delfico ne voit plus dans la passion du luxe un élément positif pour léconomie du Royaume : ce nest ni un facteur de développement du commerce ni un stimulus pour le développement de la production nationale.

Ce jugement négatif sur lutilité économique du luxe nimplique pas, toutefois, que la réflexion sur le luxe perde de son intérêt et de son 161importance. Le luxe reste un thème central dans les écrits de Delfico, dans la mesure où, sur les considérations dordre économique, se greffe une attaque proprement politique contre la noblesse féodale, celle même qui est au cœur des projets de réforme ; le luxe négatif, non productif est associé à la noblesse féodale, celle-ci devenant la cause du retard économique et social du Royaume de Naples.

La première offensive violente de Delfico contre la noblesse féodale se trouve dans louvrage Indizi di morale [Delfico, M. (1775)] dont lAssesseur Pietro Paolillo fit saisir les épreuves en cours dimpression. Cet ouvrage constitua la première tentative délaboration philosophique de sa pensée, elle est caractérisée par ladhésion au sensualisme de Locke et surtout de Condillac, Delfico y dénonçait violemment la noblesse des barons et le poids quelle exerçait sur la société napolitaine :

Lune des classes qui se constituent dans la société jusquà y former un corps est la noblesse, lautre est la classe du clergé. Toute lhistoire politique de lEurope montre, de manière exemplaire, comment lautorité souveraine a dû être continuellement en guerre pour maintenir ces forces dans leur limites, et ce nest que dans notre siècle quelles sont réduites à leurs frontières naturelles.[Delfico, M. (1775), p. 6]

La critique de la noblesse est étroitement liée à la dénonciation de la propriété féodale, de laccumulation de la propriété, en particulier, due « à labus du pouvoir (…) et des choses, qui est à lorigine de “monstres politiques” et de “féroces convulsions dans les États” » [Delfico, M. (1775), p. 47]. Selon Delfico, la solution passe par la suppression de tous les droits féodaux, une plus grande division de la propriété et la multiplication du nombre des petits propriétaires, principe qui garantit lattachement à la terre et à lÉtat, et sur lequel sont fondées toutes les « monarchies modernes ».

Dans le cadre de cette réflexion sur la propriété, Delfico aborda la question du luxe, dont il a déjà été question dans le Saggio filosofico sul matrimonio, en rapport avec la dénonciation de linégalité des richesses [Delfico, M. (1774), p. 96-97]. Dans les Indizi di morale, le luxe est condamné en tant que conséquence évidente de « laccumulation des richesses dans les mains de quelques-uns », et explicitement identifié avec la consommation ostentatoire de la noblesse féodale. Le luxe est jugé improductif pour deux raisons : ce nest pas une consommation 162fondée sur le travail mais sur la rente des grandes propriétés féodales ; en outre, le luxe féodal ne garantit pas le développement des manufactures nationales car il dépend des importations de létranger [Delfico, M. (1775), p. 46-49]. Le luxe ne constitue donc le fondement daucun processus de croissance économique et de circulation de la richesse, il est lexpression dune trop grande extension de la propriété foncière, assurant la rente et garantie par les privilèges juridiques.

Cette attaque politique du système féodal par le biais de la critique du luxe est plus claire et plus précise dans un court essai de 1790, adressé au Supremo Consiglio di Finanza : Sullimportanza di abolire la giuridizione feudale, e sul modo [Delfico, M. (1790)]. Cette publication intervint après sa nomination, en janvier de la même année, au poste dIntendant général des Reali Stati Allodiali, et la présentation à Ferdinand IV, en 1788, du Memoria per la vendita de beni dello Stato dAtri ; elle reprend et précise largumentation du Mémoire. Ce dernier proposait, pour les États dAtri, des ventes en franc-alleu, les terrains étant libres de toute obligation et restriction féodales, il allait même jusquà prévoir la suppression des droits de dévolution. Contre les arguments dordre fiscal, présentés par Giacinto Dragonetti, dans lessai Origine dei feudi [Dragonetti, G. (1788)], Delfico soutint que le système féodal ne pouvait être abattu que par une intervention dordre économique, cest-à-dire une réforme radicale de la propriété. Dans les publications précédentes – Indizi di morale et Memoria sul tribunale della grascia – les positions de Delfico sappuyaient sur le rejet de laccumulation de propriétés dans les mains dun groupe restreint ; le mémoire de 1788 accentue le langage de lutte contre les prérogatives de la noblesse napolitaine, au nom de la mobilité et de la répartition des terres, dans le cadre dune opposition de plus en plus radicale aux droits et privilèges féodaux et aux grandes concentrations de propriété foncière.

La pensée de Delfico sétait forgée, à partir de 1783. Lors dun long séjour dans la capitale du Royaume de Naples, il avait pu constater lincapacité du Gouvernement à mettre sur pied un programme cohérent de redressement de léconomie du pays, cependant, il a conservé la conviction que le pouvoir absolu avait les moyens dopérer une transformation radicale de la société. Conviction qui se concrétisa par des appels à lancer une attaque directe, toujours plus dure, contre les structures les plus archaïques du système, dans la perspective dune réforme radicale, 163susceptible de remettre en cause les institutions juridiques de la féodalité. Le Gouvernement, de son côté, ne se déroba pas au débat avec les intellectuels réformateurs sur les questions de plus large diffusion de la propriété et du développement de lagriculture mais, dans la pratique concrète des réformes, il recula devant toute mesure susceptible de mettre en cause les fondements du système féodal. Quant à Delfico, tout en se maintenant au cœur de la protestation anti-féodale, il persista, même après les événements de 1789, à miser sur le monarque pour résoudre les problèmes de la société napolitaine.

Dans lessai Sullimportanza di abolire la giuridiszione feudale, Delfico, sous limpulsion des événements français, radicalisa son attaque, préconisant une réforme totale de la propriété féodale, présentée comme cause principale du retard économique et social du Royaume de Naples, taxée de « monstruosité politique », « ferment de nocivité », accusée de produire une « injustice absolue » [Delfico, M. (1790), p. 356-363]. Dans le contexte de cette critique implacable, Delfico revint sur la question du luxe, reprit des thèmes déjà développés dans ses écrits précédents, avec une insistance qui dénote limportance quil attribuait au nœud conceptuel : luxe, noblesse féodale, propriété foncière. Une fois de plus, il mit laccent sur le fait que le luxe est un élément « malsain et stérile » dans la réalité de la société napolitaine car il ne dérive pas dun dynamisme économique qui se concrétiserait par la consommation de nouveaux biens par des groupes sociaux actifs ; le luxe se réduit, au contraire, à des dépenses ostentatoires dans le but de confirmer la prééminence sociale dune noblesse dorigine féodale, économiquement inactive, uniquement préoccupée de la continuité de ses privilèges [Delfico, M. (1790), p. 350]. Cest ainsi que la critique du luxe, qui relevait de la pensée économique, a véhiculé lopposition radicale à la mentalité de la noblesse traditionnelle ainsi que la critique des modèles culturels et des comportements des générations précédentes. Elle a été également vecteur dune dénonciation précise, radicale, de la propriété féodale et des entraves qui empêchaient la libéralisation et la mobilité de la propriété. Bien loin dêtre un facteur de développement, le luxe est devenu le symbole de « la concentration des richesses dans les mains de quelques-uns » [Delfico, M. (1790), p. 350]. Lattention à la propriété foncière, un écho de la pensée physiocratique, ne se traduit pas donc par lélaboration des catégories économiques qui ont des implications 164politiques ; elle relie plutôt propriété et luxe dans un discours qui est directement politique.

Dans les années au cours desquelles Delfico lançait ses brûlots contre la noblesse féodale, Giuseppe Maria Galanti, dans sa Della descrizione geografica e politica delle Sicilie, dénonçait les effets économiques négatifs du luxe, dans le cadre dune tentative de réforme large ayant pour but labolition de la juridiction féodale. Louvrage, publié entre 1786 et 1790 sur intercession personnelle du roi – et republié en 1793-1794 avec quelques petites modifications – proposait une analyse de lhistoire, de léconomie et des institutions administratives et judiciaires du Royaume, en mettent en évidence linfluence de la noblesse et du clergé dans les domaines politique, juridique, économique et culturel. Lauteur analysa dans le détail le sous-développement du Royaume et en identifia la principale cause dans la persistance de la féodalité dans léconomie et dans ladministration. Galanti, bien quouvert au réformisme de Genovesi dont il avait suivi les cours déconomie, était encore sous influence mercantiliste : la reprise économique doit être fondée sur le développement de la production agricole par le moyen dun afflux dinvestissements productifs de la part de propriétaires terriens, gestionnaires actifs de leurs terres. Le Gouvernement doit valoriser les secteurs productifs, agriculture et manufacture, de façon à substituer les productions nationales aux produits manufacturés étrangers et « accorder une certaine dignité civile à lagriculteur », puisquaussi bien « les véritables biens pour les hommes sont les produits de la terre, qui fournissent labondance, qui conservent la simplicité des mœurs, qui disposent les âmes à toutes les vertus sociales » [Galanti, M. (1793-1794), Vol. I, p. 503]1.

En ce qui concerne la question du luxe, la préoccupation principale de Galanti – comme de Delfico – concerne les effets de distorsion résultant de la distribution des ressources entre ville et campagne et, par voie de conséquence, la contraction du secteur agricole. Il soulignait, en effet, la façon dont le luxe, qui naît et se développe à la ville, est à lorigine dune forte contraction des investissements dans le secteur primaire, cest-à-dire dans la production agricole, provoquant une diminution de la population :

Il est aisé de comprendre que plus le luxe se développe, plus il faut de sol pour son alimentation (…) et y occuper un plus grand nombre dhommes, lesquels, 165bien que largent leur vienne des étrangers, consomment aussi les denrées des étrangers, car ils emploient pour les besoins de leur métier le terrain qui devrait être employé pour les denrées quils consomment. En conséquence, laugmentation du luxe dans un royaume est le signal ou dune plus grande diminution de sa population ou dun plus grand besoin de denrées étrangères. [Galanti, M. (1793-1794), Vol. I, p. 227-228]

Le rapport entre luxe, production agricole et population provient de lessai Le commerce et le gouvernement [Condillac, É. (1776), p. 297-311] que Galanti a largement utilisé pour la rédaction de sa Storia filosofica e politica delle nazioni antiche e moderne, publiée à partir de 1780, mêlant lapport de Condillac à celui de Claude François Xavier Millot [Galanti G. M. (1780)]. Lœuvre de Condillac, à laquelle Galanti renvoie explicitement dans la Descrizione, avait contribué, entre autres, à placer au centre de lattention la question de la dépopulation des campagnes et de la contraction du secteur agricole avec, en parallèle, la concentration des richesses et des travailleurs dans les villes, conséquences de la diffusion du luxe1.

Dans une publication plus ancienne, Elogio storico del signor abate A. Genovesi, écrite en 1770 et publiée, anonyme, à Naples en 1772, Galanti voyait dans le luxe : « le ferment des arts, et lâme dun grand État » [Galanti, G. M. (1772), p. 105]. Ses voyages dans les territoires du Royaume caractérisés par la faible productivité des terres et la raréfaction de la population, le persuadèrent que la diffusion du luxe na pas suscité le développement des manufactures nationales par imitation et innovation : le luxe est stérile, il nest quostentation et il dépend des importations. La question du luxe aboutit directement à la critique du système féodal fondé sur les rentes féodales et non sur des investissements en activités productives ; il en a déjà décrit les effets « monstrueux » dans sa Descrizione dello stato antico ed attuale del contado di Molise, publiée en 1781, et dans sa Nuova descrizione storica e geografica dellItalia, de 1782 ; lanalyse économique est plus fouillée dans la Descrizione geografica e politica delle Sicilie. Galanti a assisté à la faillite de la tentative de la monarchie réformiste de développer les manufactures nationales, il en voyait la cause dans le manque de volonté aussi bien que dinvestissements de la noblesse qui a employé sa richesse « plus en décorations avec une petite 166rente quen constructions rentables » [Galanti, G. M. (1793-1794), Vol. I, p. 308]. Le luxe, identifié aux dépenses de laristocratie napolitaine, ne soutient aucun processus productif, il finit nécessairement par enlever terres et ressources aux campagnes qui restent « pauvres et désertes », et il oblige à avoir recours à limportation pour « les matières de subsistance » [Galanti, G. M. (1793-1794), Vol. I, p. 487]. La seule solution praticable, aux yeux de Galanti, était la réforme radicale de la propriété féodale ; elle doit être réalisée par labolition des droits féodaux, comme le majorat et le fideicommis, et surtout par lattribution de la juridiction sur les fiefs dévolus au souverain et leur vente en franc-alleu. Cest ce quil proposa lorsque le Secrétaire dÉtat Saverio Simonetti linvita à exprimer son point de vue dans la controverse sur les fiefs dévolus à la couronne, qui opposait lIntendant aux biens en franc-alleu Domenico Di Gennaro et Michelangelo Cianciulli, avocat fiscal du patrimoine royal1.

III. Une nouvelle conception de la « médiocrité »

Francesco Mario Pagano

Dans le contexte méridional des années 1780-1790, nous venons de le voir, la critique du luxe est linstrument dune attaque politique contre la noblesse et la propriété féodale ; toutefois, la réflexion économique eut dautres implications. Lanalyse des effets négatifs du luxe est allé de pair, en effet, avec la valorisation positive de la croissance de la consommation et lélaboration dun idéal de vie « médiocre », à mi-distance entre les excès fastueux et la frugalité. Il en résultait la légitimation du rôle économique et social des classes moyennes, constituées essentiellement de la catégorie des nouveaux propriétaires terriens, qui sétait développée à partir de la fin des années 1760.

À côté des réformateurs qui dénonçaient les effets négatifs du luxe à partir de lanalyse des conditions sociales et économiques du Royaume, les représentants de laile radicale du mouvement réformateur napolitain développèrent une nouvelle critique fondée sur des considérations éthiques et politiques. Pour ceux-ci, le luxe était la conséquence dune 167situation de dépendance politique et dune inégalité sociale excessive, il nétait pas un élément positif pour la société. Toutefois, leur critique du luxe, ne déboucha pas sur une proposition de modèle social caractérisé par la frugalité et le contrôle des passions ; au contraire, elle fondait le développement économique sur laugmentation de la consommation, valorisant la diffusion des dépenses et préconisant un niveau de vie moyen, intermédiaire entre luxe et subsistance.

Les Saggi politici de Francesco Mario Pagano, avocat et juge au Tribunale dellAmmiragliato [Pagano, F. M. (1783-1785)], furent la première manifestation de cette réflexion, qui ne resta pas isolée dans le contexte napolitain et qui fut reprise, parmi dautres, par Giuseppe Palmieri [Palmieri, G. (1792)] et Matteo Angelo Galdi [Galdi, M. A. (1790)]1. Dans le débat sur la réforme du système des institutions juridiques des années 1780-1790 – dont lune des manifestations les plus remarquables fut la Scienza della legislazione de Gaetano Filangieri [Filangieri, G. (1783-1786)] – Pagano sétait intéressé à la réforme et à la simplification des disciplines juridiques ainsi quà labolition des privilèges et des particularismes, conformément aux positions quil avait exprimées dans une première publication Politicum universae Romanorum nomothesiae examen, en 1768. Les Saggi politici, dont la première édition date de 1783-1785, exposaient lhistoire de lhumanité dans une perspective philosophique ; ils développaient lidée dune évolution progressive du genre humain, reprenant la doctrine du déroulement cyclique des phases de lhistoire, selon Giambattista Vico. Cette reconstruction de lhistoire du genre humain, depuis les origines jusquà la société développée contemporaine, est dominée par lidéal dune société parfaite, réalisable par une législation également parfaite, susceptible dabolir toute forme de privilège.

Pagano aborda le thème du luxe dans cette perspective. Il analysait le rôle du luxe dans les différentes phases de lhistoire et sous diverses formes de gouvernement. Reprenant LEsprit des lois – dont linfluence est sensible dans les Saggi politici – il assimilait labsence de luxe et légalité des richesses à la démocratie, le luxe dostentation et loppression politique aux systèmes aristocratiques ou despotiques, le luxe positif, créateur de richesse, aux monarchies [Montesquieu, C. L. (1748), p. 154-158]. La conviction que le luxe était à la base dun processus de circulation des richesses dérive également de Montesquieu qui affirme, dans LEsprit 168des lois, « comme par constitution des monarchies les richesses y sont inégalement partagées, il faut bien quil y ait du luxe. Si les riches ne dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim. Il faut même que les riches y dépensent à proportion de linégalité des fortunes, et que (…) le luxe y augmente de cette proportion » [Montesquieu, C. L. (1748), p. 157]. Sur ce point, la réflexion de Melon sur le luxe comme moyen de redistribution de la richesse est répétée dans son intégralité [Melon, J.-F. (1736), p. 124-125].

Partant des idées débattues dans le milieu intellectuel napolitain des années 1750-1760, notamment Galiani et Genovesi, Pagano voyait dans la diffusion du luxe un mécanisme susceptible daffaiblir lordre nobiliaire traditionnel. Une plus grande diffusion des richesses et la volonté de compétition sociale des ordres émergents conduisent les nobles à utiliser leurs ressources en biens ostentatoires dans le but daffirmer un prestige fondé sur des symboles extérieurs de richesse, ce qui ne peut que contribuer à lérosion des patrimoines nobiliaires [Pagano, F. M. (1791-1792), p. 346]. Dautre part, au cours du développement historique de la société, le luxe a joué un rôle important dans la distribution de la propriété ; en effet, avec la diffusion « du luxe des grands, en raison du développement de la société cultivée, les propriétés commencèrent à passer des mains de quelques-uns aux mains du grand nombre, sur les ruines de la pompe nobiliaire sélevèrent les maisons des familles populaires » [Pagano, F. M. (1791-1792), p. 347]. La réflexion sur le luxe véhiculait donc encore, dans les années quatre-vingt du dix-huitième siècle, la revendication dune plus grande mobilité sociale et dune redistribution de la propriété.

Loriginalité de Pagano consistait à unir un jugement négatif à la reconnaissance dun rôle social positif du luxe : il admettait, certes, que le luxe pouvait avoir des implications économiques et sociales positives mais il nen reste pas moins, et avant tout, un vice qui corrompt « les esprits » et suscite « lamour des plaisirs corporels, et de la molle paresse » [Pagano, F. M. (1791-1792), p. 311]. Cette attaque contre le luxe était une manifestation de refus, sur le plan éthique aussi bien que sur le plan politique, dune société caractérisée par une extrême inégalité dont le luxe était, à la fois, la conséquence et le symbole le plus marquant. Elle ne débouchait pas, toutefois, sur le rappel de la frugalité des républiques de lAntiquité et elle nincitait pas à la réduction de la consommation. Au contraire, ayant identifié le luxe aux dépenses ostentatoires de la 169noblesse féodale, Pagano entendait promouvoir la consommation des biens de marché, qui sont la manifestation dun bien-être individuel. Il condamnait et il proscrivait, non laccroissement des dépenses en biens de marché mais lexcès et la magnificence qui représentaient, à ses yeux, les moyens de légitimation de la prééminence sociale et du contrôle politique.

Bien quen labsence de référence directe, il est possible de rapprocher lopposition luxe-consommation de la pensée de Pietro Verri. Dans les Meditazioni sulla economia politica, publiées en 1771, où la richesse est fonction du rapport entre « reproduction annuelle » et « consommation annuelle », dans le cadre dun modèle de développement économique fondé sur la croissance monétaire dérivant de lindustrie et de la multiplication du nombre de producteurs [Verri, P. (1771), p. 18], Verri procède, en effet, à une première distinction fondamentale entre la fonction économique des dépenses de luxe et celle des dépenses de consommation répandue. Le luxe pousse les propriétaires à investir sur les terres afin de pouvoir acquérir un plus grand nombre de biens de marché, stimulant ainsi lagriculture [Verri, P. (1771), p. 152], la consommation intérieure fait augmenter la « reproduction annuelle », qui est ainsi incitée à « créer chaque année de nouvelles valeurs correspondant à la consommation totale » [Verri, P. (1771), p. 69].

En ce qui concerne la valorisation de la consommation moyenne chez Pagano on peut en même temps retenir linfluence de lanalyse de Filangeri qui, dans la Scienza della legislazione, établit explicitement le lien consommation-travail-prospérité économique [Filangieri, G. (1783-1786), Vol. II, p. 260-265.] ; lapport de la physiocratie était également important, puisquon retrouve explicitement, chez Pagano, le principe dordre naturel, principe général de régulation des rapports économico-politiques. Dans le cadre de la théorie exclusivement économique du Tableau économique, Quesnay distinguait entre « luxe de décoration » et « luxe de subsistance ». Il accordait une valeur positive aux dépenses en produits agricoles et en biens de consommation ; il fait surtout de la consommation le cœur du processus économique, légitimation théorique des dépenses en biens matériels [Quesnay, F. (1758), T. I, p. 479].

Pagano toutefois ne retint quen partie aussi bien les profondes analyses de la consommation de Verri que celles de Quesnay. Le réformateur napolitain se bornait à une certaine opposition entre luxe et dépenses de 170consommation ; dautre part, sa définition de la consommation comme facteur crucial de prospérité nationale est relativement floue. Pagano nen est pas moins redevable à ces penseurs de lidée centrale des Saggi : la valorisation dun nouvel idéal de vie moyenne, éloigné aussi bien des excès et du faste que de la frugalité, fondé sur les désirs des hommes et leur aspiration naturelle au plaisir. On retiendra des Saggi un éloge flatteur de la « médiocrité ». Le terme perd toute acception négative, au contraire, il se charge de valeur positive, étant défini comme condition intermédiaire entre le luxe et la misère, état favorable au développement des meilleurs qualités morales : « le luxe, qui corrompt les esprits, affaiblit les cœurs et génère lamour des plaisirs du corps, de la paresse et de la mollesse, na pas sa place dans la médiocrité des fortunes. La misère excessive, qui abat, abêtit les âmes, ne sy rencontre pas » [Pagano, F. M. (1791-1792), p. 340]. Laccent est mis, en particulier, sur létroite relation existante entre niveau de vie moyen, consommation, travail et développement économique. La pensée de Pagano est caractérisée par une forte adhésion aux principes de la liberté économique, qui se concrétise essentiellement par la bataille menée contre le système archaïque et irrationnel dapprovisionnement du Royaume de Naples1 ; dans ce contexte, la consommation est au fondement même du développement économique du pays : elle est à la fois incitation au travail et conséquence tangible de lactivité des individus.

La valorisation positive de la médiocrité favorise la légitimation pleine et entière dune nouvelle classe moyenne qui a commencé à saffirmer en opposition aux anciennes familles baronales, et à simposer comme force sociale, à partir des années 1760. Elle est constituée de propriétaires, nobles et bourgeois, qui exploitent leurs terres selon des critères modernes, qui désirent saffirmer sur le plan économique et aspirent également à une reconnaissance dordre politique. Dans la pensée de Pagano, la consommation de niveau moyen – opposée au luxe de la noblesse féodale – positive puisque quelle résulte du travail, est en effet dans un rapport direct avec « une nouvelle catégorie », « qui provient de la plèbe et se rapproche de la noblesse ; catégorie moyenne qui fait le lien entre les deux extrêmes ». Pour Pagano, cette « catégorie moyenne », « éloignée des vices des extrêmes, non avilie par la pauvreté, non corrompue par lorgueil et linactivité », est « le soutien de lÉtat » [Pagano, F. M. (1791-1792), p. 348]. Dans une page de la première édition 171des Saggi, absente dans lédition de 1791-1792, Pagano sattarda sur la description de cette classe moyenne, expliquant en quoi elle consiste :

Éloignée des vices des extrêmes, sans lorgueil, linactivité, la paresse, qui accompagnent parfois lopulente noblesse, sans la lâcheté de la plèbe, ayant peu de ces richesses qui, aussi bien que les besoins, éteignent lactivité de lesprit, nétant pas sous loppression de la misère au point de ne pouvoir avoir soin de lâme, désireuse de se distinguer par des besoins modérés et par émulation dune classe supérieure, elle ajoute aux avantages de lune et lautre classe la vertu, qui peut seule la distinguer dans la société, elle se consacre à lÉtat et lui fournit les hommes politiques illustres, les guerriers fameux, les marchands utiles, les grands philosophes et les artistes célèbres qui honorent et couvrent de gloire leur nation. [Pagano, F. M. (1783-1785), p. 245-246]

Linfluence des Lezioni di commercio de Genovesi est ici évidente ; dans les pages que ce dernier consacra aux composantes sociales de lÉtat, il faisait référence à « lordre moyen » auquel il attribuait un rôle politique spécifique de collaboration avec le souverain réformateur Genovesi A. (1765-1767), p. 320]. À la différence de Genovesi, Pagano définit toutefois les classes moyennes par la modération de leur richesse, résultant directement du travail ; la possibilité de mener une vie aisée nest pas seulement la preuve dune richesse modérée, cest surtout une incitation à être économiquement actif, donc utile au pays1. Le lien établi entre niveau de vie moyen et travail est fondamental ; laccent porté sur la valeur positive de « lémulation de la classe supérieure », cest-à-dire sur le désir daméliorer sa condition sociale par le travail, montre bien que Pagano nopposait pas vertu et bien-être personnel, bien au contraire, la poursuite du bien-être individuel est une manifestation de vertu [Pagano, F. M. (1791-1792), p. 245]. Définissant, dune part, la classe moyenne comme classe la plus vertueuse de la société, en raison des effets positifs de son travail sur la prospérité générale, soutenant, dautre part, lidée que le gouvernement devrait être guidé par la vertu, fruit du travail, Pagano suggère clairement aux membres de la classe moyenne quils ont à jouer un rôle politique. Ainsi, par le biais de considérations sur lutilité économique des différents groupes sociaux, on aboutit à la légitimation du rôle social et politique de la classe moyenne ; par le truchement dun discours exclusivement économique, la hiérarchie sociale et politique traditionnelle est renversée, un nouvel ordre social est légitimé.

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Conclusion

À travers lexaltation de la condition de vie moyenne fondée sur le travail et sur lémulation – la « classe mitoyenne » dont le Traité déconomie politique de Jean-Baptiste Say allait donner une définition précise en 1803 [Say, J.-B. (1803)] – Pagano définissait déjà dans les années 1780 un modèle de comportement de type bourgeois, qui a permis daffermir le rôle, les capacités et les richesses de la nouvelle catégorie sociale des propriétaires terriens. En même temps cette valorisation du niveau de vie moyen, qui a pris sa forme à partir de la pensée économique sur la consommation, nous a permis de suivre le passage fondamental de la réflexion économique sur le luxe, qui avait soutenu lhostilité politique à la hiérarchie sociale de lAncien régime et participé pleinement à la lutte anti-féodale des années 1780-1790, à celle de la consommation, conçue comme facteur de prospérité et de valorisation du niveau de vie moyen.

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1 Je tiens à remercier les rapporteurs anonymes de la revue pour les critiques et suggestions adressées en vue daméliorer une première version de ce texte. Cet article reprend et développe une réflexion amorcée dans le chapitre v de mon livre Lusso e benessere nellItalia del Settecento, Franco Angeli, Milan, 2014.

1 Valsecchi (1990) ; Chiosi (1986) ; Rao (1989).

1 Sur le débat sur le luxe en Italie au xviiie siècle, cf. : Wahnbaeck (2004) ; Carnino (2014 [1]) ; Perrotta (1982) ; Barbini (2009).

2 Pour ce qui concerne le débat européen sur le luxe, voir Hont (2006) ; Whatmore (2013) ; Margairaz (1999).

1 Sur le luxe dans la pensée méridionale, voir Frascani (1974) ; Matarazzo (2009). Il faut souligner que, dans les études sur le thème, la discussion critique sur le luxe qui a pris forme dans le Royaume de Naples depuis les années 1780 a été longtemps négligée, car elle a été considérée comme une régression par rapport à la pensée de valorisation du luxe des décennies précédentes. Au contraire cette réflexion, marquée par un lien étroit entre analyse économique et pensée politique, représente un parcours fertile pour étudier la culture économique et politique des réformateurs des années 1780-1790.

1 Sur les considérations dAntonio Genovesi sur le luxe, voir Villari L. [(1959), p. 94-95].

1 Voir Mafrici (2006).

1 « Voilà, pour lÉtat, les inconvénients que produit le luxe, lorsquil consiste dans des ouvrages auxquels nous employons nos propres ouvriers » [Condillac, É. (1776), p. 307].

1 Voir Galasso (1983).

1 Voir Carnino (2014 [3]).

1 Voir Solari G. [(1917), p. 7].

1 Calaresu (2009).