« Venez à ce monde nouveau où tout est luxe, splendeur, beauté, amour, ineffables harmonies » Note sur le luxe chez Fourier et les fouriéristes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2016 – 1, n° 1. varia - Auteur : Frobert (Ludovic)
- Résumé : La majeure partie des écoles socialistes qui éclosent en France dès le tournant des années 1830 stigmatisent le luxe. Dominées par l’exigence de solidarité et d’association, les nouvelles sociétés industrielles doivent assurer en priorité le nécessaire et l’utile. Seule parmi ces écoles socialistes, l’école fouriériste continue à mettre en avant le luxe qu’elle associe à la catégorie cardinale du plaisir. Après un rapide panorama des positions de ces jeunes écoles sur le luxe, cet article étudie plus spécifiquement les positions de Charles Fourier et des fouriéristes.
- Pages : 197 à 217
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- EAN : 9782406061243
- ISBN : 978-2-406-06124-3
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06124-3.p.0197
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/07/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Luxe, Fourier, fouriérisme, socialisme
« Venez à ce monde nouveau
où tout est luxe, splendeur, beauté, amour, ineffables harmonies »
Note sur le luxe chez Fourier et les fouriéristes
Ludovic Frobert
CNRS – ENS-Lyon/Triangle
Introduction
Luxe et industrialisme, un rapide panorama
La presque totalité des penseurs du premier tiers du xixe siècle en France marcha en rangs serrés sous la bannière de l’industrialisme. Le nouveau monde industriel était conçu comme l’envers de la société d’Ancien Régime tournée vers la guerre et la dissipation et où avait trôné une noblesse oisive et dispendieuse. Le luxe caractérisait désormais l’oisif, parasite de l’industriel, et Jean-Baptiste Say pouvait dénoncer dès 1803 un monde où les « haillons de la misère » se mêlaient « aux enseignes du luxe » [Say, J.-B. (1803), p. xliii]. L’idée fut renouvelée et amplifiée au tournant des années 1820 par Saint-Simon dans sa célèbre Parabole et dans sa distinction entre frelons et abeilles : « j’écris pour les industriels contre les courtisans et contre les nobles ; c’est-à-dire pour les abeilles contre les frelons », expliquait-il dans son Système industriel. Peu après, les saint-simoniens continuèrent à associer le luxe à l’oisiveté et à la dissipation et identifiaient l’institution (la propriété individuelle et héréditaire) qui permettait à ce « monde renversé » de perdurer et résister encore. La création du « vaste atelier social » dans lequel, grâce au crédit et à la baisse de l’intérêt, la propriété était socialisée et placée 198sous la direction d’objectives « capacités » (savants et industriels-banquiers) permettait à rebours d’imaginer un monde d’innovation et de progrès, un monde de richesses dont le Système de la Méditerranée (1832) de Michel Chevalier constituait l’une des expressions les plus caractéristiques. L’opulence était à l’horizon prochain de ce nouveau monde et, dans le style légèrement déluré des saint-simoniens de 1832, obnubilés pour certains par la chair et la découverte en Orient de la femme-messie, Chevalier pouvait noter que « la Méditerranée va devenir le lit nuptial de l’Orient et de l’Occident » [Chevalier, M. (1832), p. 126]. Pour certains saint-simoniens, cette richesse nouvelle ouvrait la possibilité d’une réapparition du luxe et de la distinction, mais d’un luxe « objectivement » alloué aux plus hautes capacités industrielles ; celles qui ayant été dotées selon le principe attributif « à chacun selon ses capacités » méritaient leur dû suivant le principe distributif « à chaque capacité selon ses œuvres ». Barrault exprimait au mieux cette tendance :
En vain vous opposez au tableau des plaisirs de l’opulence celui des souffrances de la pauvreté ; en vain vous renouvelez tous les élans d’une indignation déclamatoire contre le luxe scandaleux qui dévore le bien-être de tant de familles : les riches savent que le progrès social ne consiste pas dans la suppression d’un superflu, chaque jour plus nécessaire. Que ne leur apprenez-vous donc, ce qu’ils ne savent pas encore, que ce progrès consiste dans la DISTRIBUTION de ces jouissances, SELON LA CAPACITÉ, et dans l’élévation des classes inférieures à un sort toujours meilleur. [Barrault, E. (1832), p. 81-98]
À l’inverse, d’autres saint-simoniens dissidents (Leroux, Buchez, Pecqueur, …), souvent anciens carbonari, lecteurs de Buonarotti et républicains pugnaces dès l’arrivée du pseudo « Roi citoyen » au pouvoir en Juillet 1830, continuèrent à prendre leurs distances avec l’idée de luxe ; questionnant de façon critique la notion de capacité, ils optèrent pour les principes d’une distribution tendanciellement égalitaire des revenus qui les conduisirent à mettre en valeur en priorité les notions de l’utile et de l’indispensable dispensés à tous dans le cadre des communautés, associations, sociétés industrielles futures. Dans son Traité d’économie sociale, Auguste Ott, élève et continuateur de Buchez, prônera ainsi :
L’indispensable pour tous d’une manière absolue, l’utile dans la limite des moyens de production, le luxe dans celle de l’excédant du travail dont elle dispose : voilà donc le but que la société doit se proposer quant à la production. [Ott, A. (1851), p. 69]
199Cette tendance égalitaire fut aussi, bien sûr, au cœur de la première réflexion communiste, néo-babouviste ou cabettiste, qui se développa au tournant 1840. Hostile au libéralisme élitaire de Juillet, artisan d’une République radicale adoptant l’esprit et la forme de la communauté icarienne, Cabet évoquera « le luxe et son inséparable compagne la misère » (Voyage en Icarie). Le luxe est associé à la mollesse, la volupté, la corruption des sociétés déclinantes face auxquelles vont se dresser les viriles, enthousiastes et spartiates sociétés communistes. À la boutique, symbole d’une organisation économique, sociale, culturelle dispendieuse et licencieuse, est opposé le principe des « grands ateliers » engrenés par les machines et où se forge une égalitaire et rustique communauté de production et de consommation. Dans la communauté icarienne, le luxe n’est là que de surcroît, presque par effraction, tant les réalisations éclatantes de la nouvelle communauté se trouvent ailleurs :
La République ne proscrit pas même le luxe ou le superflu, parce qu’on ne peut appeler superflu une jouissance qui n’a pas d’inconvénients ; mais nous nous sommes sagement imposés trois règles fondamentales : la première, que toutes nos jouissances soient autorisées par la loi ou par le Peuple ; la seconde, que l’agréable ne soit recherché que quand on a le nécessaire ou l’utile ; la troisième qu’on n’admette d’autres plaisirs que ceux dont chaque Icarien peut jouir également. [Cabet, E. (1842), p. 272]
En résumé, le plus souvent stigmatisé, le luxe ne réapparaissait que sous des formes atténuées, maquillées ou refoulées dans les différents défluents du courant industrialiste ; y compris et spécialement dans ses variantes socialistes. Un franc-tireur comme Pierre-Joseph Proudhon pouvait alors critiquer cette proscription du luxe, notamment chez Cabet et les communistes, y voyant surtout une méconnaissance de la notion de valeur économique, et l’effet d’un « brouillard de religiosité » qui planait sur les « têtes réformistes ». Décrivant, pour s’en moquer la position d’un Cabet il notait :
il a proscrit le luxe, point de luxe ! à bas les modes et les parures ! Les femmes porteront des plumes artificielles ; les diamants seront remplacés par des verroteries ; les riches tapis, les meubles précieux, comme les chevaux et les voitures appartiendront à l’État : ce qui ne fera pas de jaloux. Le costume sera réglé une fois pour toute par conseil souverain. Les habits, taillés sur une vingtaine de patrons, seront élastiques comme caoutchouc, afin de dessiner la taille et de conserver en tous temps la bonne mesure. À quoi bon perdre le 200travail et la fortune publique à ces fantaisies indécentes, créées pour l’orgueil et pour la corruption ? [Proudhon, P. J. (1867), p. 304 et 305]
Mais pour trouver une réflexion d’ensemble sur luxe et nouveau monde industriel, il faut se tourner vers un autre courant, le courant fouriériste et sa recherche de « l’écart absolu ». C’est en 1846, dans le journal fouriériste La Phalange que Désiré Laverdant fait cet appel aux tons, anticipant les hymnes baudelairiens, « venez à ce monde nouveau où tout est luxe, splendeur, beauté, amour, ineffables harmonies ». Mais une dizaine d’années plus tôt, Victor Considérant écrivait déjà, « le bonheur coule à flot sur la terre d’Harmonie ; tout est luxe et richesse, tout est mouvement, amour et poésie » alors que dans le prospectus du premier organe de la jeune école fouriériste, La Réforme industrielle, Considérant et Jules Lechevalier signalaient que le Phalanstère dont ils annonçaient l’essai à Condé-sur-Vesgre, constituait « un séjour d’association et de liberté, de joie et de luxe ».
I. Fourier et les fouriéristes
Quelques rappels
De Fourier aux fouriéristes
Présentées une première fois en 1808 dans sa Théorie des quatre mouvements, développées plus longuement dans sa Théorie de l’association domestique agricole (1822) les idées de Charles Fourier demeurèrent longtemps plus que confidentielles1. Seule une petite école bisontine (Just Muiron, Clarisse Vigoureux) et quelques égarés pouvaient alors deviner que « l’écart absolu » revendiqué par celui qui se plaisait à lier ses intuitions à son statut de « sergent de boutique » plus ou moins « illettré » et vomissant les « philosophes » recelait à côté de saillies sur les « volailles coriaces », les « cocus loup-garou » ou les « anti-baleines » une heuristique pouvant conduire à remettre en ordre un monde dérangé ; à fonder l’harmonie aussi bien dans le monde du travail, qu’au sein du 201mariage et de la famille, qu’entre les murs, ouverts chez lui aux quatre vents, de l’école. Les premiers disciples enjoignaient Fourier à présenter une version plus didactique, plus digeste, de sa théorie, ce qu’il tenta de réaliser, à sa mesure, en 1829 avec la publication de son Nouveau monde industriel et sociétaire. Cet ouvrage recelait trois éléments de nouveauté : la critique la plus radicale jamais entendue de la société industrielle et commerciale et de ses nouveaux hérauts libéraux et progressistes ; la thèse que la réforme à envisager devait non pas révolutionner les institutions sociales et les comportements humains, mais utiliser des matériaux passionnels et recombiner par groupes et séries ordonnées des ressources déjà toutes présentes, mais ignorées, négligées, mal employées, sous-utilisées ; l’affirmation qu’une action était possible au présent, que des moyens pour la réforme s’offraient et que les détails de l’expérience à tenter pouvaient être listés et formulés.
Partisan du « doute absolu », Fourier jugeait que ses intuitions fondatrices rompaient donc radicalement tant avec celles des intellectuels attachés à louer la « civilisation » et le « progrès » (les libéraux politiques et économiques que consacra 1830) qu’avec celles de ses concurrents réformistes (les saint-simoniens et les partisans de Robert Owen). Cette idée de rupture fut entendue et comprise donc par une nouvelle génération qui, au lendemain de 1830, considéra qu’il fallait rendre intelligible les inventions doctrinales que recelaient les textes, souvent illisibles, de Fourier, et tenter d’en tirer un certain nombre d’innovations permettant de mener la « réforme sociale » [Considérant, V. & Lechevalier, J. (1832), p. 2].
Cette première véritable école fouriériste pouvait s’appuyer sur l’enthousiasme et les compétences d’un jeune polytechnicien qui allait par la suite devenir le chef de file du courant fouriériste, Victor Considérant ; et au début des années 1830 plusieurs hautes « capacités » (souvent ingénieurs) de l’Église saint-simonienne, désormais déçus par la Doctrine et les folies du Père Enfantin migrèrent vers le fouriérisme : Abel Transon, Jules Lechevalier, Constantin Pecqueur, …
Ces ingénieurs tentèrent donc de clarifier les idées du maître (au grand désappointement et à la fureur de ce dernier). À l’été 1832, les jeunes fouriéristes lancèrent un journal, Le Phalanstère rebaptisé après trois mois, La Réforme industrielle. Avec Fourier, notaient dans le prospectus du nouveau journal les deux rédacteurs, Considérant et Lechevalier, « tous 202les obstacles sont devenus des moyens » [Id., p. 6]. Il fallait donc expliquer, théoriquement, comment un tel renversement était possible et fondé, mais aussi expérimenter et ainsi prouver la véridicité de la doctrine de Fourier. Entre l’été 1832 et l’été 1833, le journal, qui entendait se limiter à la partie « industrielle » de la doctrine, présenta des articles didactiques sur « l’économie sociétaire », et fit, en parallèle, la chronique de la première expérience de phalanstère projetée à Condé-sur-Vesgre.
« L’écart absolu », avec plus ou moins de mesure
La rupture opérée par le fouriérisme tenait essentiellement à une nouvelle appréhension de l’homme et du monde qui l’entourait. Corrigeant radicalement le xviiie siècle, les fouriéristes faisaient de l’homme non pas un être rationnel et raisonnable – une double capacité rendant potentiellement tous les hommes égaux –, mais avant tout un être de passions, passions multiples aux combinaisons diverses et qui faisaient donc, non l’égalité des hommes, mais leur diversité, leur extraordinaire variété. Cette caractéristique aurait rendu potentiellement le monde social chaotique et ingérable si la Providence n’avait prévu une loi de combinaison des passions similaires, pour le monde social, à la force gravitationnelle découverte par Isaac Newton. Les thèses de Fourier recelaient donc un déisme radical, la Providence ayant prévu un « code social », une combinaison unique libérant, harmonisant et optimisant toutes les passions. Le système d’équations passionnelles avait donc une solution. Et cette solution livrait la clé d’une optimisation des passions synonyme de bonheur, de luxe et d’abondance. C’est la découverte de ce code social que revendiquaient les fouriéristes : « la passion est superposée à l’intelligence, résumait Considérant : la raison est placée au second rang ; à elle il appartient de rechercher la loi, il ne lui appartient pas de la faire » [Considérant, V. (1832), p. 146]. La découverte de ce code mettait alors l’humanité en pouvoir de « conquérir son vrai milieu social » [Id., p. 147].
L’établissement d’une organisation respectant ce code produisait un double bénéfice. Libérant et optimisant la principale ressource humaine, la variété passionnelle, cette organisation ne pouvait que conduire à une multiplication des richesses, à un formidable accroissement de la production ; par ailleurs, cet accroissement procédait donc d’activités respectant les passions et permettant leur expression : « le problème 203de l’association humaine dans toute sa généralité, résumait Transon, consiste à procurer à chacun des associés le développement intégral et le libre exercice de toutes ses facultés » [Transon (1832), p. 45]. Dès lors le milieu social organisé à partir du « code social » laissait espérer l’avènement d’un monde non seulement abondant, mais surtout d’un monde de bonheur et de vraie liberté : « un séjour d’association et de liberté, de joie et de luxe » [Considérant, V. & Lechevalier, J. (1832), p. 2].
Critique de la civilisation
Cette appréhension nouvelle de l’homme et de l’univers qui l’entourait conduisit alors directement à une critique radicale de la « civilisation », i.e, du système économique, politique, social de 1830. Les détails de cette critique sont connus : le système présent dans lequel le libre commerce domine l’industrie est inefficace (instabilité et gaspillage) et inique (corruption et exploitation). Ce monde « d’anarchie industrielle », dominé par les spéculations de toutes sortes, signale une absence complète de régulation économique, mais aussi politique et morale. Les fouriéristes expliquent que la « civilisation » caractérise un état dans lequel la société est « subversive » ; non pas « viciée » (de l’extérieur), mais fondamentalement « vicieuse ». En témoigne le fait qu’il y a corrélation entre sa croissance et le développement de maux sociaux inédits :
Le Prolétariat et le Paupérisme, note ainsi Considérant, ces deux cancers rongeurs de nos sociétés modernes, s’étendent plus rapidement pendant la paix que pendant la guerre ; puisque leur marche s’accélère par le développement de l’industrialisation et de l’accroissement de la population. [Considérant, V. (1833)]
Il y a vice car ces maux n’ont pour cause ni un retard temporaire de développement, ni l’absence d’alternatives radicales à inventer, mais plutôt une erreur de combinaison des ressources (notamment les passions) déjà là présentes :
partout la misère, la maladie, le vice, l’ignorance, l’oppression, l’astuce, le mensonge ; partout la plus honteuse distance entre ce que les moyens techniques permettent d’améliorer, et ce que la routine, l’imprévoyance ou l’égoïsme laissent durer [Considérant, V. & Lechevalier, J. (1832), p. 3]
204C’est pourquoi, selon les fouriéristes, il faut envisager « une transformation intégrale de la société ». Transformation signifie ici deux choses : d’une part un changement de système, d’autre part, un changement à opérer avec des matériaux, ressources déjà présentes en « civilisation », mais ignorées ou mal exploitées. Pour les fouriéristes, le chantier principal concerne l’économique et le social : c’est de ce terrain, « pivot matériel de l’ordre social » [Lechevalier, J. (1833), 26 avril] que doit procéder la réforme. Ce n’est qu’après la réforme économique que l’on pourra envisager la réforme civile, politique, religieuse. Or, s’il faut viser « un changement radical des conditions de travail, salaire, éducation, production et consommation » [Lechevalier, J. (1833), 1er février], la solution ne viendra ni des républicains (qui tablent en priorité sur la réforme politique), ni des économistes comme Say (qui assimile réforme économique et liberté commerciale), ni des saint-simoniens (pour qui la réforme économique viendra de l’organisation capacitaire et hiérarchique) mais de ceux ayant découvert la solution du dilemme liberté-association.
Une « entreprise industrielle »
conduisant à « faire le ménage du peuple »
Les fouriéristes font donc « une proposition d’ingénieurs à capitalistes » [Transon, A. (1832), 21 juin], une proposition de ceux disposant d’une solution tirée d’une « mathématique sociale » irréfutable à ceux ayant immédiatement les moyens pour l’appliquer. La perspective est celle d’une transition, d’une re-formation de la réalité sociale, et il est donc nécessaire de disposer d’un « moyen d’engrenage avec ce qui est » [Considérant V. & Lechevalier J. (1832), p. 2]. Ce moyen, c’est le phalanstère, expression élémentaire du « code social » et donc véritable « élément alvéolique des sociétés de l’avenir » [Considérant, V. (1832), 1er novembre]. Composé de la réunion de 300 à 400 familles, le phalanstère, où les 12 passions principales sont arrangées en séries de façon pour chaque individu (« microcosme social ») à les libérer et à les rendre compatibles à travers les activités communes de production et de consommation, solutionne l’équation des passions. Le phalanstère produit alors trois résultats majeurs :
1o Quadrupler le produit et vingtupler l’économie sur les dépenses de consommation ; 2o Associer riches et pauvres pour la rétribution suivant capital, 205travail et talent ; 3o Abolir l’oisiveté par l’industrie attrayante. [Lechevalier, J. (1832), 8 novembre]
Le phalanstère permet donc une multiplication des biens (production, consommation et commerce sont rationalisés par rapport à la logique des passions), une réduction des antagonismes soustractifs, et enfin une extension des garanties et des libertés, le phalanstère « donnant à chaque humain le droit, et les MOYENS de développer toutes ses facultés » [Lechevalier, J. (1832), 26 juillet].
L’enjeu présent de la réforme est donc de créer l’un de ces « cantons modèles » (ce que tentera l’expérience de Condé-sur-Vesgres), d’en faire constater la réussite objective, pour ensuite en favoriser la prolifération :
c’est par la fondation de la commune sociétaire qu’il faut commencer la réforme qui doit substituer l’ASSOCIATION au MORCELLEMENT. De la commune ou phalange, le mouvement passera au canton, du canton à l’arrondissement, de l’arrondissement au département, du département à la capitale. [Lechevalier, J. (1833), 26 avril]
Transition, histoire et expérimentation
Le fouriérisme fonde prioritairement la réforme sur le progrès économique impulsé par l’expansion phalanstérienne. Simultanément, de nombreux textes de La Réforme industrielle stigmatisent les progrès qu’enregistre nt alors le républicanisme :
le principe sociétaire est tout à fait opposé au principe révolutionnaire ; il nie ABSOLUMENT les voies de violence et de sacrifice ; il ne marche pas avec la théorie seulement, mais APRÈS L’EXPÉRIENCE, essayant en petite échelle avant d’appliquer en grand. À ce titre, la théorie sociétaire fait de la politique une science aussi positive que les sciences physiques et physiologiques. [Lechevalier, J. (1833), 31 mai]
Ce qui est critiqué dans le républicanisme, c’est la violence comme moyen de transition (l’élimination des oisifs) et la concentration du pouvoir démocratique (pouvoir économique et politique) comme aboutissement définitif de la réforme. Ce que craignaient par-dessus tout les fouriéristes était sans doute le curieux alliage qui semblait se réaliser entre républicanisme et saint-simonisme : un alliage qui prévoyait pour le plus grand bien de tous, une concentration parallèle, et sur des bases 206chaque fois rationnelles, du pouvoir économique et du pouvoir politique. La théorie fouriériste de « l’attraction passionnelle » proposait-elle une alternative ? Cela dépendait de la façon dont on concevait la relation entre l’homme et le « code social » providentiel. Fallait-il espérer découvrir le code social de passions et de libertés et donc simplement l’appliquer, sans discussions ni négociations, ni tâtonnements, où fallait-il avant tout le chercher, l’approximer par expérimentations ? Il semble bien que la conception de l’histoire que proposaient les fouriéristes les fasse pencher plutôt pour la seconde option. Ou du moins, ici, nous avons une ligne de failles, entre d’une part, fouriéristes « intégristes » s’estimant fidèle à Fourier, et ne misant que sur la réalisation future d’une expérience complète et rigoureusement fidèle à la doctrine, de Phalanstère (ce qui avait aussi l’énorme avantage de ne pas trop se compromettre avec les combats socialistes et républicains en cours) ; d’autre part, fouriéristes pratiques qui estimaient que la doctrine donnait licence à des expérimentations et bricolages partiels s’inspirant de la doctrine pour frayer les voies incertaines et sinueuses de l’émancipation et de la réforme. Globalement, contre notamment la doctrine du progrès continu, les fouriéristes défendaient les droits d’une histoire discontinue, ouverte, faites d’alternats qui composent « les mouvements de la vie » [Lechevalier, J. (1832), 23 août]. Ces alternats dépendaient, dans le cas de l’évolution humaine, de la volonté des hommes associés d’approximer au mieux le code social providentiel. C’est donc dans le processus – cette licence à expérimenter, bricoler collectivement et continûment – plus que dans le résultat – l’ajustement parfait et définitif au « code social » – que réside le secret de la réforme de la société. Or, dans le cadre de ce travail d’enquête et d’approximation, l’économie présente des propriétés uniques : d’abord en permettant plus facilement de localiser l’expérience à des niveaux micro-sociaux, il faut, explique Pecqueur, « la rendre vivante en un lieu, tout petit qu’il soit » [Pecqueur, C. (1832), 28 juin] ; ensuite en favorisant un tissu de relations sociales métissant coopération et conflits, l’un des objectifs majeur de l’ordre sociétaire n’étant ni de fusionner les intérêts, comme dans l’association saint-simonienne, ni d’éradiquer une classe, comme dans la politique républicaine, mais de créer une « concurrence sociétaire … solidaire, véridique et réductive » entre tous les sociétaires : « Les accords et les discords des divers individus, des divers groupes, des diverses séries, signale Lechevalier, auront pour résultantes l’harmonie 207sociétaire » [Lechevalier, J. (1832), 15 novembre]. En ce sens, plus qu’une annihilation, le fouriérisme présente un enrichissement du politique par l’économique, Pecqueur soulignant par exemple fort opportunément « l’influence politique d’une bonne combinaison des travaux et des relations industrielles » [Pecqueur, C. (1832), 28 juin].
II. Le luxe chez Fourier et les fouriéristes
« Le luxe ou soleil »
Dans sa Théorie des quatre mouvements, Fourier détaillait pour la première fois le mécanisme de l’Attraction passionnelle. Au premier degré se situaient trois passions fondamentales et la première d’entre-elles était « le luxisme, ou désir de luxe » [Fourier, C. [1808] p. 112]. C’était la passion première motrice, déclenchante qui entraînait les deux autres passions du premier degré, le groupisme et le sériisme. Le groupisme renvoyait aux quatre passions affectives (amour, amitié, ambition, familisme) et à leurs multiples sous-passions ; le sériisme, aux trois passions distributives et coordinatrice (cabaliste, papillonne, composite). Le luxe, lui, était lié aux passions sensitives correspondants aux cinq sens. Il constituait la passion première, « il est le premier but de l’Attraction passionnelle » [Id., p. 114]. Le luxe possédait deux dimensions, interne et externe. Le luxe interne correspondait à la santé, au bonheur et à la satisfaction des sens, alors que le luxe externe renvoyait aux conditions sociales permettant ou non la satisfaction du luxe interne. Et la propriété d’une société Harmonique était d’assurer pour tous un équilibre adapté à chacun (à chaque idiosyncrasie passionnelle) entre ces deux luxes : « Il ne suffit donc pas au bonheur d’avoir le luxe interne ou santé, nous désirons encore le luxe externe ou richesse qui garantit l’essor libre des sens, dont le luxe interne garantit seulement l’essor conditionnel » [Id., p. 113]. Dans la Théorie des quatre mouvements, Fourier menait par la suite une attaque en règle contre les moralistes ayant loués les « charmes de la pauvreté », les vertus de la retenue, de l’épargne, de la privation ou de la douleur… pour le peuple. Pure mascarade idéologique jugeait-il, car « la coterie moraliste est fille du 208luxe… la controverse morale n’a donc d’autre source, d’autre appui que le luxe » [Id., p. 279].
Symétriquement, Fourier stigmatisait les économistes qui, eux, « combattent pour la cause du luxe », mais d’un luxe foncièrement déséquilibré car disjoignant luxe interne et externe : en Civilisation (donc dans le système commercial présent), certains, les riches, bénéficiaient d’un luxe externe (richesse) excessif pouvant alors par surabondance ruiner leur luxe interne (santé), alors que les travailleurs qui, dans l’idée de Fourier, bénéficiaient plutôt grâce à leur activité physique du luxe interne (!) n’avaient pas accès aux ressources du luxe externe. La prétendue neutralité des économistes les conduisait à faire l’apologie d’une richesse et d’un luxe faux tournant le dos aux enseignements du luxisme.
Cette théorie du luxe sera reprise et constamment rappelée par Fourier. Dans son Nouveau monde industriel et sociétaire, il évoquera « le luxe ou soleil » écrivant que « le luxe interne et externe (santé et richesse)… est semailles d’attraction et par suite voie d’enrichissement » [Fourier, C. (1829), p. 348 et p. 152]. À sa suite, les fouriéristes adopteront la même base de départ en matière d’analyse de l’Attraction passionnelle. Dans son ouvrage, Destinée sociale, sans doute le résumé le plus didactique, clair, bien qu’en (autant que parce qu’en) partie filtré de la doctrine de Fourier, Victor Considérant écrira :
la première condition générale d’attrait, c’est le luxe, le luxe interne ou santé et vigueur de l’individu ; et le luxe externe ou salubrité, élégance du milieu dans lequel l’individu est appelé à agir, et participation de l’individu à la richesse générale. [Considérant, V., (1838), p. 120]
Les « esclaves de la gueule »
Le luxisme renvoyait donc à un attachement passionnel venant des 5 sens pour le luxe : santé et bonheur. Toutefois chaque sens avait une fonction et une importance singulière dans le système d’attraction. Dans Le Nouveau monde industriel et sociétaire, Fourrier s’interrogeait pour déterminer lequel des 5 sens, stimulé par l’attraction du luxe pourrait avoir un véritable rôle initiateur pour l’industrie sériaire qui allait être expérimentée dans la première phalange d’essai. Si le luxisme était la passion première, stimulatrice, quel sens, au sein du luxisme pouvait à son tour être considéré comme le premier stimulateur permettant d’engrener l’industrie sériaire ? Selon Fourrier, il s’agissait du goût et il donnait 209donc la réponse suivante : « en régime sociétaire, la gourmandise est source de sagesse, de lumières et d’accord sociaux » [Fourier, C. (1829), p. 296]1. Il fallait donc engrener les séries industrielles à partir de la « gastronomie cabalistique » ; mettre le luxe gastronomique à l’origine de l’initiative sériaire et de toutes les actions imbriquées des sociétaires de la phalange d’essai : « c’est la gourmandise qui doit former le lien général des Séries industrielles, être l’âme de leurs intrigues émulatives » [Id., p. 297]. Là encore la Civilisation révélait ses carences dramatiques. Trois erreurs étaient relevées par Fourier : d’abord, en industrie morcelée, ceux qui produisaient le luxe (variété, beauté, qualité) étaient ceux là même qui n’y avaient pas accès en tant que consommateurs, et ceux qui le consommaient étaient les oisifs. Iniquité immense et énorme gaspillage jugeait Fourier car la gourmandise devait être au contraire placée au cœur des intrigues et des échanges irriguant de façon liée la production, la consommation, la préparation et la distribution. La Civilisation morcelait l’accès au luxe premier que représentait la gourmandise. Mais elle commettait une seconde erreur majeure : guidée par la morale elle subalternisait la gourmandise et la table et ne localisait le raffinement que dans les autres arts. Enfin, en Civilisation une morale étroite et mesquine ne consacrait la gastronomie qu’aux hommes : « des prédicants de morale et de bon ton persuadent aux dames françaises que la gourmandise est une passion de mauvais genre ». Les femmes n’accédaient donc pas à la première éducation au bonheur, et l’industrie se privait d’une ressource et d’une créativité représentant, au minimum, la moitié du genre humain :
il faudrait donc développer ces goûts dans la phalange d’essai, faire éclore chez les femmes leurs penchants naturels souvent fort opposés au bon ton. Ce sera d’abord sur la gastronomie qu’il faudra les rappeler à la nature, si l’on veut atteindre sans délai à l’engrenage des séries industrielles. [Id., p. 301]
La gastronomie était niée ou minorée en Civilisation alors même que c’était au niveau du goût que devaient être engrenées les premières Séries et les premiers Groupes. Contre cette tendance aveugle au code divin de l’Attraction passionnelle, Fourier revendiquait l’importance d’une nouvelle connaissance première et complète, la gastrosophie :
210« Le sens du goût est un char à 4 roues qui sont :
1.La gastronomie
2.La conserve
3.La cuisine
4.La culture
La combinaison de ces 4 fonctions exercées en Séries passionnées engendre la gastrosophie ou sagesse hygiénique. [Id., p. 303]
La Civilisation et ses agronomes commettaient l’erreur de renverser cet ordre, en plaçant les fonctions triviales, culture et conserve, aux premiers rangs et en séparant une gastronomie réservée aux riches oisifs, des fonctions productives de la cuisine, de la conserve et de la culture. Cette erreur avait par ailleurs pour conséquence un immense déséquilibre : « On voit dans Paris 3 à 4 000 gastrolâtres se goberger au mieux, mais on voit à côté d’eux 3 à 400 000 plébéiens qui n’ont pas même de la soupe naturelle ». Contre ce fatras d’erreurs et de contre-sens, il fallait donc que la gastrosophie déploit ses évidences. La sagesse gastronomique voulait que chaque sociétaire participe aux quatre domaines (gastronomie, cuisine, conserve, culture)1, que l’ensemble du dispositif soit mu de façon prioritaire et principielle par la gastronomie, enfin qu’elle permette à tous les sociétaires d’accéder non seulement au bien-être, mais aussi au plaisir et au luxe culinaire. Fourier pouvait donc souligner :
La gastronomie ne sera louable qu’à deux conditions : 1o Lorsqu’elle sera appliquée directement aux fonctions productives, engrenée, mariée, avec le travail de culture et préparation entrainant le gastronome à cultiver et cuisiner ; 2o Lorsqu’elle coopérera au bien-être de la multitude ouvrière, et qu’elle fera participer le peuple à ces raffinements de bonne chère que la civilisation réserve aux oisifs. [Id., p. 304]
211« Le bonheur coule à flot sur la terre d’Harmonie ;
tout est luxe, richesse, tout est mouvement, amour
et poésie… car le travail est devenu attrayant »
Au tournant 1840 dans Réalisation d’une commune sociétaire d’après Charles Fourier, Zoé de Gamond rappelait qu’en Civilisation « les besoins du luxe, des jouissances, augmentent pour les riches, mais la nombreuse classe des travailleurs n’en devient que plus misérable », alors que « en association, le luxe est collectif » [Gamond, Z. [1841], p. 339 et p. 99]. La condition de ce luxe collectif, allaient expliquer les fouriéristes, c’est la réforme industrielle et la substitution du travail sériaire, varié et attrayant, au travail morcelé. Par rapport à leur maître, les fouriéristes choisissaient dès le début des années 1830 de rabattre la doctrine et les expérimentations autour de l’organisation économique. Le but de l’école sociétaire, rappelait Lechevalier en 1833, était de :
faire poser et résoudre, en France, la question de réforme industrielle comme point de départ de la réforme sociale, réforme sociale dont le caractère principal est de substituer en toutes relations le régime sociétaire au morcellement.
Et il ajoutait un peu plus loin,
M. Fourier a parfaitement exprimé le but et la loi de l’existence physique par ces mots : tendance au luxe interne et externe. Luxe interne = condition d’alimentation, de besoins, accomplissement des fonctions organiques. Luxe externe = condition de vêtement, d’habitation, climature, équilibre de l’organisme humain avec le milieu ambiant ou la nature. Le résultat du luxe interne et externe, c’est la santé et le bien-être corporel pour l’individu comme pour l’espèce. Le moyen d’arriver au luxe, c’est la consommation ; le moyen d’arriver à la consommation, c’est la richesse ; le moyen qui donne la richesse, c’est la production ; le moyen de la production, c’est le travail. [Lechevalier, J. (1833), 26 avril]
Dans Destinée sociale, Victor Considérant rappelait que l’homme « est destiné au travail productif, au travail créateur, au travail qui donne les moyens du bien-être matériel et intellectuel, et développe les facultés » ; en Civilisation, le travail était devenu un scandale, synonyme de supplice et de spoliation et il fallait donc penser et réaliser une nouvelle « organisation » où le travail serait sérié, donc varié et attrayant : « il est sensible, évident, palpable, que le travail productif-attrayant, utilisant et développant toutes les facultés de l’homme, est la destinée de l’homme sur terre » 212[Considérant, V. (1838), p. 158]. L’un des livres du volume 2 de Destinée sociale s’intitulait « Équilibre de luxe interne et externe ». Considérant montre qu’en matière de luxe externe, le travail sériaire manifeste une double supériorité : dans le « mécanisme matériel », notamment car il étend le principe de la division du travail aux champs et au ménage (consommation, etc.), et dans le « mécanisme passionnel », car l’emploi optimal des passions multiplie les richesses en quantité, en qualité et en variété. Les remarques les plus importantes de Considérant portent toutefois sur le rapport entre luxe interne et travail. En Civilisation, le luxe interne était ignoré en raison d’une application erronée de la division du travail. Le travail était divisé de façon uniforme, les fonctions parcellisées, les tâches continues. Les économistes comme Say reconnaissaient que cette division avait des conséquences funestes sur les travailleurs, mais estimaient que, globalement, la richesse augmentant, il y avait progrès : ils proposaient, selon Considérant, « une simple analyse du mal existant ». Considérant détaillait au contraire les conséquences physiques et morales funestes d’un tel processus sur les travailleurs. Sur le plan physique, cette division du travail avait des conséquences désastreuses. Étudiant plusieurs pathologies professionnelles révélées par récentes enquêtes sociales, il concluait :
Ainsi la Civilisation détériore, estropie, empoisonne et tue l’homme en système composé :
1.en exténuant de fatigue un organe par excès d’exercice,
2.en privant l’ensemble des autres organes. [Id., p. 198]
Sur le plan moral, cette division du travail conduisait également à des résultats négatifs, et notamment, comme l’avait déjà démontré dès 1803 Pierre-Edouard Lemontey, à l’abrutissement et à l’aliénation des ouvriers. Une nouvelle fois la Civilisation signalait ici sa nature : « l’état civilisé, avait écrit Fourier, est donc l’antipode de la destinée, le monde à rebours, l’enfer social » [Fourier, C. (1829), p. 296]. En Civilisation, les signes même du progrès étaient corrompus, notamment bien sûr sur le chapitre du travail : « quand le titre humain s’oblitère et s’efface ; quand ils ont fait l’homme, cheval aveugle, roue, piston, manivelle, oh ! alors, c’est l’apogée de leur perfectionnement industriel » [Considérant, V. (1838), p. 214]. C’était là simplement la conséquence chez les moralistes et les économistes de leur ignorance du fait passionnel. À rebours, ils misaient sur la « raison humaine » et sur son penchant à la répression et à la réduction :
213n’a-t-elle pas voulu toujours se poser dominatrice et régenter la nature ? L’âme et ses passions, le corps et son organisme, l’orgueilleuse a prétendu faire tout entrer de force dans le cadre de fer de la forme sociale et des lois qu’elle a faite. [Id., p. 215]
Il fallait donc contre cette rigidité et uniformité de l’ordre rationnel rappeler la loi vivante de l’ordre passionnel, « loi d’Alternance, mère des équilibres et des hautes Harmonies, loi de vie » [Id., p. 215] et dès lors condition de la « réintégration paradisiaque, (du) baptême du bonheur, (du) temps des joies, des plaisirs changeants, des travaux variés, des contrastes infinis ». Sur le chapitre du travail, il fallait donc, selon Considérant, conserver le principe de la division du travail mais en le séparant du principe de continuité. Loin d’être synonyme d’uniformisation et de standardisation, la division devait s’accorder avec la mobilité et la variété pour les travailleurs sociétaires :
Dans le Phalanstère toute fonction agricole, ou de fabrique ou de ménage, est accomplie par des Groupes de travailleurs. La tâche ainsi partagée entre plusieurs se fait avec rapidité, de telle sorte que, dans une même journée, le même individu peut s’appliquer successivement à des fonctions très diverses.
La division parcellaire du travail devient la condition essentielle de l’application du procédé ; car elle seule peut permettre d’affecter sans cohue un grand nombre de travailleurs à une même fonction. Mais en même temps la courte durée des séances introduit la variété des travaux, et ainsi procure à chacun le développement de toutes ses facultés, la satisfaction de tous ses goûts. [Id., p. 215]
Au final, l’alternance des tâches et des travaux au sein de l’industrie sériaire permettait d’établir un équilibre optimal, tant physiologique que psychologique, dans l’ordre du travail :
La santé, la vigueur du corps et de l’âme (mens sana in corpore sano), sont au prix d’un exercice intégral des facultés de l’âme et du corps. Cela est d’une surabondante évidence. Point d’Harmonie hygiénique sans cela. – Or, il n’y a pas d’exercice intégral équilibré, et par suite, de santé, de vigueur intellectuelle et corporelle, d’harmonie psycho-physiologique dans l’homme, hors du régime des séries, hors de la loi d’alternance des fonctions. [Ibid., p. 213-214]
Il est toutefois essentiel de noter ici que, chez Considérant, si le modèle d’organisation attrayante du travail était annoncé tout au long de Destinée, les exemples concrets étaient beaucoup plus allusifs. Ils renvoyaient le 214plus souvent au travail des champs1, ou, ce qui n’est pas étonnant chez un ingénieur militaire, au fonctionnement d’un corps d’armée. Consacrant une section à des « études de cas de travail attrayant », Considérant déplore que l’armée soit vouée à la guerre ; mais il admire la façon dont, en son sein, les passions sont organisées. Évoquant L’Iliade et le Traité de l’attaque et de la défense des Places par Vauban, il admire là une « fière intrigue nouée et serrée » et poursuit, « Tous les militaires qui ont fait des sièges, en rapportent des choses miraculeuses, attestant hautement ce que nous disons, et prouvant à l’excès combien ces combinaisons qui développent les passions, les Rivalités, les Accords et les Discords, sont puissantes pour faire éclore l’intelligence, éveiller le génie, allumer le courage et pousser à l’action ». Il peut donc, au final, conclure que « c’eut été une belle chose, que l’armée eut donnée l’exemple à l’industrie » [Id., p. 143 et p. 148].
Conclusion
Refoulée, repoussée aux marges par les courants industrialistes, la question du luxe redevient centrale dans la perspective fouriériste. Centrale, mais souvent difficile à saisir et à calibrer pour différentes raisons. D’abord car, chez Fourier lui-même, les concepts sont, à plaisir, flous, décalés, maquillés. Ensuite car, chez les fouriéristes, des sarclages et des sélections sont opérés et qu’ici, les perspectives peuvent différer entre Fourier et les fouriéristes mais aussi entre les différents auteurs fouriéristes (sans parler encore de la réception tout à fait spécifique que le monde ouvrier, par exemple les canuts de Lyon, font du fouriérisme). Enfin car ce thème du luxe, transversal à la doctrine fouriériste, pourrait être pisté sur les multiples chemins explorés par la doctrine 215et ses adeptes, du travail à la médecine, à la sexualité, à l’éducation où même, aux confins de l’enquête à la zoologie passionnelle d’un Alphonse Toussenel (L’Esprit des bêtes).
Toutefois, s’il faut conclure cette courte note, et au risque d’affadir l’ensemble, on pourrait estimer que ce thème du luxe s’intègre à l’interrogation centrale posée par la nébuleuse fouriériste : qu’est-ce qu’une société heureuse ? Une interrogation originale car il n’est pas ici question prioritairement d’une société vertueuse (les républicains), riche (les saint-simoniens), ou libre (les libéraux). Pour le nouveau monde industriel, harmonien, sociétaire, les fouriéristes annoncent d’abord un séjour de plaisir, d’amour et de joie : en un mot, de bonheur. Qu’est-ce à dire ? « Le bonheur, a avancé Fourier dans sa Théorie des quatre mouvements, consiste à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens de les satisfaire ». Là encore, au risque d’une réduction radicale, on pourrait souligner quatre aspects qui mériteraient une exploration beaucoup plus approfondie (une exploration déjà faite il est vraie par de nombreux spécialistes de Fourier et du fouriérisme) : premier aspect, une société heureuse fait de la recherche du plaisir un élément structurant et dynamisant. Comme pour la liberté chez les libéraux, le plaisir chez les fouriéristes vaut d’abord comme fin, ensuite comme moyen d’atteindre à la fois l’efficacité et l’équité. C’est là le sens et la priorité donnés par Fourier au luxisme ; second aspect, le bonheur est assuré par des garanties pour tous, garanties matérielles (travail, revenus, éducation…) mais aussi morales (sécurités, sociabilité, reconnaissance), garanties qu’assurent les institutions et organisations ; troisième aspect, une société heureuse est une société juste. Sur ce point, notons que les fouriéristes tâtonnent autour d’une formule de distribution des richesses faisant la part belle au travail (5/12e), au talent (4/12e) mais donnant aussi quelques gages au capital (3/12e). Une formule donc prévoyant des inégalités dans la distribution, mais cet aspect étant équilibré, d’une part, par le fait que ces inégalités sont sous contrôle de l’ordre sociétaire, d’autre part que (pour certains fouriéristes au moins), l’enjeu en Harmonie est d’assurer une égalité dans la mise en capacité de chacun et de tous ; quatrième aspect, peut-être plus discutable car plus diffus et plus contrasté selon les auteurs, le fouriérisme lie le bonheur au respect et à l’exercice de conditions politiques (frayés alors par les républicains), notamment la communication et la participation.
216Références bibliographiques
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1 Sur Fourier et le fouriérisme la littérature est extrêmement abondante. Je me suis appuyé notamment sur, Jonathan Beecher, (1993) et (2012) ainsi que sur Olivier Chaïbi (2009).
1 Sur ces différents points : Thomas Bouchet (2004) ; Daniel Sipe (2009).
1 « L’industrie doit former ses liens par les Séries gastronomiques ; elles conduisent par passion, des débats de la table aux fonctions de cuisine et de conserve, puis aux cultures, enfin à la formation des échelles de tempérament, et des préparations culinaires adaptées au régime sanitaire de chaque échelle. On s’efforcera donc en harmonie d’enrôler de bonne heure chaque individu aux 4 fonctions précitées, afin qu’il ne se borne pas au rôle ignoble de gastrolâtre, déshonneur de nos Apicius dont tout le savoir se réduit à jouer des mâchoires, sans aptitude à agir dans les 3 autres fonctions du goût ». [Id., p. 304]
1 « Sur un champ de dix arpens (arpents), l’Industrie civilisée met une charrue et deux paysans ennuyés et maussades ; ils y labourent dix jours de suite, et douze heures par jour. – L’Industrie sociétaire porte sur ce champ trois Groupes, de douze, quinze on vingt laboureurs, trente, quarante charrues montées, harnachées et bien attelées ; les trois pelotons attaquent au pas de charge, et quand, deux heures après, les charrues rentrent au parc en défilant en colonnes, et musique en tête, les dix arpens (arpents) sont proprement et dument retournés » [Id., p. 189].