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Classiques Garnier

Avant-propos Proust et la philosophie : regards de la critique allemande

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Avant-propos

Proust et la philosophie :
regards de la critique allemande

Si on peut parler dune spécificité du regard des proustiens allemands au sujet de Proust et la philosophie celle-ci réside sûrement dans la fascination pour les philosophes français de lécole des moralistes tels que François de La Rochefoucauld, Jean de La Bruyère, Blaise Pascal et naturellement son fondateur discursif : Michel de Montaigne – une fascination qui sinscrit dans la tradition de Friedrich Nietzsche qui avait nommé La Rochefoucauld et les moralistes des maîtres de lexamen de lâme humain et « des excellents tireurs à larc1 qui frappent en plein dans le mille de la nature humaine » (Schützen, welche immer und immer wieder ins Schwarze treffen, – aber ins Schwarze der menschlichen Natur2). Maître de lexamen de lâme : voilà aussi une dénomination exacte de Proust philosophe et observateur de la nature humaine qui fait de son personnage Saint-Loup un lecteur passionné de Nietzsche.

Ce nest donc pas par hasard que le présent volume réunit trois articles qui se dédient à létude de la relation entre lœuvre proustienne et la tradition de la philosophie moraliste, comme par exemple les recherches de Rainer Warning sur « Proust et la pensée moraliste3 » qui datent de lannée 1994, lannée du symposium « Proust und die Philosophie » organisé par Volker Roloff et Ursula Link-Heer à Bonn 10au nom de lAssociation Marcel Proust allemande (Marcel Proust Gesellschaft)4. Les articles de Karin Schulz et Uta Felten complètent ces réflexions sur lhéritage philosophique des moralistes en mettant en relief lactualité de la pensée de Proust. Tandis que la contribution dUta Felten montre le lien étroit entre les positions de la philosophie deleuzienne et lanthropologie négative5 des moralistes qui sinscrit dans la pensée proustienne, Karin Schulz regarde de plus près la culture des salons pour illustrer comment Proust « se détache dune constatation négative du caractère immuable de lamour-propre pour la surmonter en renforçant la capacité dindividu à imposer la raison et la prise de conscience personnelle ».

Néanmoins, la fascination des romanistes allemands ne sarrête pas devant la philosophie moraliste, comme en témoigne le nombre darticles qui se consacrent à létude de philosophes couvrant un large éventail dapproches théoriques, de la théorie kantienne du sublime à Henri Bergson ou Maurice Merleau-Ponty en passant par la pensée poststructuraliste. Un premier aperçu de la diversité de la philosophie du xixe et du xxe siècle est donc fourni par Ursula Link-Heer et Volker Roloff qui sintéressent non seulement aux « racines de Proust dans la philosophie du xixe » et du xxe siècle mais aussi à ce que Proust nous donne à réfléchir, aux recherches philosophiques et esthétiques que son œuvre stimule auprès du lecteur. À une telle recherche se dévoue Manfred Schneider qui pose son regard sur les subtiles évocations de la pensée kantienne afin de reconstituer ce moment de « la révolution kantienne » si décisif pour la trajectoire littéraire du protagoniste et, par là, suit les traces dune esthétique du sublime chez Proust. Dans leur étude sur la « mémoire affective » Irene Albers et Philipp Engel soulignent à quel point il est important de procéder de manière interdisciplinaire quand on veut aborder la relation entre émotion et mémoire dans lœuvre de Proust. Selon les deux auteurs, cest seulement lorsquon abandonne les perspectives isolées de la neuroscience et de létude littéraire pour en faire la synthèse quon peut explorer le lien étroit de laffect avec lécriture du roman. Larticle de Winfried Wehle examine les imbrications entre 11philosophie et art et montre comment lesthétique peut surmonter le dilemme philosophique du sujet moderne du début du xxe siècle quand la compréhension du caractère fluctuant de lidentité se double dune « mobilité mentale ». Ensuite, cest Bernhard Waldenfels qui nous met sur la piste du temps perdu pour répondre à la question du rôle de ce qui est retrouvé à la fin par le narrateur, avant quAlois Hahn et Jürgen Thömmes se penchent sur la pensée constructiviste afin délaborer dans quelle mesure lart, dans la Recherche, « devient non seulement une forme de la construction du monde, préformée, en principe du moins, par les types dexpérience extra-artistiques, mais aussi une construction des constructions unique ».

Peter V. Zima poursuit la voie de lanalogie pour confronter la manière dont Proust sapproche du concept de la différence avec celle de Jacques Derrida. Daprès lui, « lécrivain part du postulat de la différence pour le valider et le consolider dans le cadre dun discours conçu dune manière téléologique, tandis que le déconstructiviste part du postulat de la différence pour le mettre en question et finalement le laisser tomber ». Les analyses de Kristin Mlynek-Theil se focalisent sur un petit insecte qui ne se présente quà la fin de la Recherche, la mite, mais qui donne lieu à des réflexions qui font le lien entre certaines observations du protagoniste proustien autour du sujet de la perception et une théorie des médias mettant en avant la relativité du concept de brouillage. Lallégorie de la toile de la femme araignée est tissée par Anne-Marie Lachmund qui sen sert pour illustrer les résultats de son étude qui se met en devoir déclaircir les interdépendances entre haute culture et culture populaire. Pour finir, Alba Zschiesche montre la fragilité du concept de goût en le retraçant par rapport à Robert de Saint-Loup : bouleversant lordre binaire, Saint-Loup révèle un caractère subversif qui est institué par Proust afin de rendre visible les qualités de la diversité.

Le volume ne prétend pas donner un panorama complet au sujet des multiples relations entre Proust et la philosophie mais cherche plutôt à établir un dialogue entre les analyses des proustiens allemands et la riche recherche de la critique française à ce sujet6 – une recherche qui a 12été notamment influencée et enrichie par Anne Henry7 qui sest dévouée à lexploration des liens entre la Recherche et la philosophie surtout allemande et qui vient de disparaître cette fin dannée.

Uta Felten

Volker Roloff

Kristin Mlynek-Theil

1 Voir dans ce contexte létude de Karlheinz Stierle, « Der Moralist als Bogenschütze : Nietzsche und La Rochefoucauld », Montaigne und die Moralisten, Munich, Fink, 2016, p. 277-283.

2 Friedrich Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, Werke in drei Bänden, t. 1, Francfort-sur-le-Main et Munich, Gutenberg, 1994, p. 476.

3 Comme létude de Rainer Warning, les études de Volker Roloff, Ursula Link-Heer, Manfred Schneider, Irene Albers et Philipp Engel, Winfried Wehle, Bernhard Waldenfels, Alois Hahn et Jürgen Thömmes ainsi que Peter V. Zima ont été traduites de lallemand par Eva Frankenreiter.

4 Volker Roloff et Ursula Link-Heer (édit.), Marcel Proust und die Philosophie, Francfort-sur-le-Main et Leipzig, Insel, 1997.

5 Dans le contexte de la notion de lanthropologie négative voir létude de Karlheinz Stierle, « Die Modernität der französischen Klassik. Negative Anthropologie und funktionaler Stil », Montaigne und die Moralisten, Munich, Fink, 2016, p. 169-207.

6 Voir dans ce contexte : Luc Fraisse, Léclectisme philosophique de Marcel Proust, Paris, PU Paris-Sorbonne, 2013 ; Anne Simon, Trafics de Proust. Merleau-Ponty, Sartre, Deleuze, Barthes, Paris, Hermann, 2016 ; Mauro Carbone, Proust et les idées sensibles, Paris, Vrin, 2008 ; Evelyne Grossman, Éloge de lhypersensible, Paris, Minuit, 2017.

7 Voir par exemple son recueil Schopenhauer et la création littéraire en Europe, Paris, Klincksieck, 1989 ainsi que ses œuvres Marcel Proust – théories pour une esthétique, Paris, Klincksieck, 1981 et La Tentation de Marcel Proust, Paris, PUF, 2000.