Un spectre passa… Marcel Proust retrouvé
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’études proustiennes
2016 – 2, n° 4. Proust au temps du cinématographe : un écrivain face aux médias - Auteur : Sirois-Trahan (Jean-Pierre)
- Résumé : Dans un film de la famille Greffuhle daté de 1904, réalisé à l’occasion du mariage d’Armand de Guiche, un ami cher à Marcel Proust, et d’Elaine Greffulhe, la fille du comte Henry Greffulhe, on nous fait admirer l’aristocratie du faubourg Saint-Germain. Nous sommes dans le monde des Guermantes, univers fait d’apparat et de richesse. Un homme, à l’accoutrement original, dévale le tapis rouge. Ce texte montre que ce spectre n’est autre que Proust et qu’il s’agit du premier film dans lequel on le voit apparaître.
- Pages : 19 à 30
- Revue : Revue d'études proustiennes
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406068020
- ISBN : 978-2-406-06802-0
- ISSN : 2430-8218
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06802-0.p.0019
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/01/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Un spectre passa…
Marcel Proust retrouvé
Au milieu des membres du gotha descendant les marches de l’église de la Madeleine, un homme n’est pas accompagné1. Inattentif, on pourrait ne pas le voir, mais il se démarque par une présence singulière. C’est un homme pressé, on sent une précipitation dans son pas. Est-ce bien Marcel Proust (illustrations 4 à 6) que l’on voit dans ce film 35 mm déposé aux archives de Bois-d’Arcy ? On reconnaît sa silhouette svelte, sa moustache noire, petite à l’époque, l’ovale parfait de son visage d’ivoire. Sur un photogramme, on distingue son profil et les courbures caractéristiques de son nez. Sur un autre, le chapeau baissé sur les yeux, on croirait voir Henri Bergson, son cousin par alliance. Ce serait en tous les cas le premier film retrouvé de l’écrivain. La bande de 34 mètres2 présente le mariage d’Armand de Guiche, un ami proche de Proust, et d’Elaine Greffulhe, la petite-nièce adorée de Robert de Montesquiou (principal modèle de Charlus). Le journal Le Gaulois décrivit l’arrivée à la noce :
Jamais peut-être, de mémoire de Parisien, l’église de la Madeleine n’avait présenté une physionomie semblable à celle qu’elle offrait hier à midi, à l’occasion de la célébration du mariage du duc de Guiche, fils aîné du duc et de la duchesse de Gramont, avec Mlle Greffulhe, fille unique du comte et de la comtesse Greffulhe et petite-fille de la comtesse Greffulhe, née La Rochefoucauld. Toute l’église était ornée de corbeilles de fleurs de toutes nuances que dominaient des plantes exotiques de toutes dimensions. Des tapis étaient déroulés jusqu’aux voitures. Au dehors, [une] foule énorme et populaire 20admirait les beaux équipages et se montrait sympathique à ce luxe et à cette élégance aristocratique qui rappelle les belles traditions d’autrefois et qui, en définitive, favorise le commerce parisien et se traduit en bienfaits pour la classe ouvrière, sans parler des nombreuses charités qui l’accompagnent. Les gardiens de la paix avaient peine à maintenir les curieux et, comme aux jours de grandes fêtes, les fenêtres étaient ouvertes aux maisons qui entourent la place et l’on y voyait des têtes penchées et armées de lorgnettes. Toute la nef est pleine de personnalités appartenant à la haute aristocratie française ; les femmes portent toutes des toilettes vaporeuses d’une élégance suprême […]. Il est midi. Sous le péristyle, le cortège se forme et fait son entrée3 […].
Comme Proust arriva en retard au mariage, il ne vit pas cette scène d’arrivée4. Pour capter cet événement qui avait des airs de spectacle oculaire, où même les spectateurs étaient munis de « lorgnettes » de théâtre, la famille Greffulhe avait engagé un tourneur de manivelle. Ce dernier s’était posté à l’arrière de l’église pour cinématographier la sortie des mariés et du cortège nuptial :
En raison du nombre considérable des invités, une tente improvisée avait été dressée derrière l’église, face à la rue Tronchet. C’est là qu’ont été données les signatures et qu’a eu lieu le traditionnel et interminable défilé qui, malgré cette utile précaution, n’a pas duré moins d’une heure5.
L’appareil de prise de vues est en surplomb à droite, dans le bas de l’escalier : on voit le palier au milieu des marches sans voir le péristyle et la porte monumentale. L’écrivain ne remarque pas cet appareil, pas plus que les trois photographes qui immortalisent l’union, qui avec un appareil photo, qui avec un appareil photographique stéréoscopique6. 21Remarque-t-il même les gendarmes, les voyeurs et autres quidams qui bordent la descente du tapis rouge (rendu noir par la pellicule orthochromatique) où s’ébranle le corteggio aristocratique (l’usage royal du tapis rouge sera repris pour une autre aristocratie, celle de Cannes) ? Nous sommes le 14 novembre 1904 et Marcel Proust, qui assista au mariage selon la presse et une lettre à Guiche7, vient d’avoir 33 ans en juillet – mais il semblait sans âge selon les témoignages. À Lucien Daudet, fils de l’auteur des Lettres de mon moulin, il écrit mystérieusement :
Lundi si je vais au mariage de Guiche je ferai après une foule de choses capitales et secrètes remises toujours comme je ne sors jamais le jour et notamment j’irai voir un médecin. Dès lors ma vie sera réglée dans un sens ou dans un autre. Et je m’entendrai alors avec vous pour tâcher que vous n’ayiez pas à me voir d’une façon désagréable qui vous fait sortir aux heures où vous aimez mieux être chez vous.
Mon écrin pour Guiche est une folie ! et de plus va finir par me coûter excessivement cher de petite chose en petite chose. Pas très cher, mais tout de même beaucoup trop8.
On ne sait pour quelles « choses capitales et secrètes » le dandy nyctalope profitait, une fois n’étant pas coutume, de sa sortie en plein jour, mais on sait qu’il alla au Mercure de France pour rencontrer l’éditeur, sans succès, et qu’il passa ensuite la soirée à l’hôtel des « Chimay9 » (avec la comtesse Greffulhe, née Élisabeth de Riquet de Caraman-Chimay, et ses sœurs, mais la presse parle plutôt d’une réception rue d’Astor chez la comtesse Greffulhe douairière10).
La singularité de son apparition tient au fait qu’il ne porte pas, comme les aristocrates qui l’environnent, la jaquette noire avec chapeau haut 22de forme concolore. L’homme est en redingote gris pâle, chapeau melon foncé sur la tête ; il descend rapidement les marches sans se soucier « du pas » (l’ordre codé dans lequel la noblesse défile). Jaquette et redingote forment le « morning wear » que la gentry anglaise portait au xixe siècle lors des courses et des mariages. En France, à l’époque, la redingote est plutôt rare comme pardessus lors des unions mondaines ; on préférait la jaquette noire, et l’on peut deviner là chez Proust une façon artiste de se démarquer, d’affirmer sa singularité. Aux fiançailles de son ami, le 14 juillet 1904, Proust se présenta au château de Vallières en habit (c’est-à-dire en pantalon et jaquette noirs, huit-reflets, chemise blanche et nœud papillon) et il eut honte du ridicule de la situation – les autres invités ne portaient que leurs atours décontractés pendant la journée, comme il est de mise pour des fiançailles à la campagne11.
Relatant cette journée où le duc Agénor de Gramont invita trente amis de son fils Armand, l’écrivain décrivit à son ami Bertrand de Fénelon un deuxième affront :
Quand je fus arrivé le duc de Gramont m’a demandé de signer sur le registre où il avait fait signer les autres invités de ce soir là [sic] et j’allais apposer ma signature au-dessous d’un tout petit Gutmann suivi d’un énorme Fitz-James et d’un immense Cholet suivi d’un tout petit Chevreau et d’un Mailly Nesle-La Rochefoucauld d’égale grandeur, quand le duc de Gramont, que mon attitude humble et confuse (jointe à ce qu’il savait que j’écrivais) remplissait d’inquiétude, m’adressa d’un ton à la fois suppliant et énergique ces paroles lapidaires : « Votre nom, Monsieur Proust, mais… pas de pensée ! » Le désir d’avoir le nom et la crainte d’avoir la « pensée » eussent été plus justifiés si c’était moi qui l’avais eu à dîner et lui avais demandé de signer : « Votre nom, Monsieur le Duc, mais pas de pensée. »12
Pour le mariage, on peut se poser la question : a-t-il décidé de faire encore à l’inverse des autres invités, tous en habit, par simple bravade ?
Il semble que l’habillement de l’homme seul est caractéristique de la façon singulière qu’avait Proust de se vêtir à cette époque. On connaît le célèbre manteau noir – pour le deuil de sa mère ? – qu’il porta en 1906 au sanatorium du docteur Sollier à Boulogne-sur-Seine. D’aucuns pensent que c’était là son éternel pardessus, mais d’autres photos témoignent qu’il portait plusieurs pardessus différents, dont 23une redingote gris perle sur une photo de jeunesse (où il feint de jouer de la guitare avec une raquette de tennis). Dans Une saison avec Marcel Proust, le témoignage de René Peter, homme de théâtre et scénariste de films, est plutôt vague. Il le revoit en souvenir, à Versailles dans les premiers mois de 1906, se promenant dans le parc, « ayant arboré son melon gris et des demi-douzaines de pardessus13 ». Marcel Plantevignes, qui le connut à Cabourg en 1908, est plus précis :
Ce personnage à la silhouette singulière était entièrement vêtu de gris perle, d’une vigogne devinée souple et chaude : pardessus de vigogne gris perle, recouvrant un costume de la même étoffe – il portait sur la tête, au-dessus d’une frange de cheveux très noirs, d’un noir bleu qui descendait sur le front jusqu’au ras des yeux, un chapeau melon de la même couleur tendre gris perle14.
Proche de cette dernière, la description de l’élégance de Swann, à la fin de Du côté de Guermantes, dénote les mêmes traits ; il n’est pas douteux que Proust en fasse ici son modèle. L’alter ego du narrateur rencontre ce dernier à l’hôtel des Guermantes, il est gravement malade et discute pour une dernière fois avec la duchesse (dont l’un des modèles fut la comtesse Greffulhe). Voici les mots du narrateur :
Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de sa femme, associait à ce qu’il était ce qu’il avait été. Serré dans une redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d’une forme évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas [principal modèle de Swann…] et pour le comte Louis de Turenne. […] Il y apportait d’ailleurs cette spontanéité dans les manières et ces initiatives personnelles, même en matière d’habillement, qui caractérisaient le genre des Guermantes. […] C’est ainsi encore que son chapeau, que, selon une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui, était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d’habitude, mais parce que c’était (à ce qu’il disait) beaucoup moins salissant, en réalité parce que c’était fort seyant. (II, 866-867)
Autoportrait ? Dans la vue du mariage de Guiche, si l’homme ne porte pas un tube gris comme Swann, on peut deviner qu’il s’agit d’un melon noir de marque Delion. Ce pardessus qui forme l’armure de l’homme du 24monde qu’est Swann, Legrandin le reprochera justement au narrateur : « Ah ! vous voilà, me dit-il, homme chic, et en redingote encore ! Voilà une livrée dont mon indépendance ne s’accommoderait pas. Il est vrai que vous devez être un mondain, faire des visites ! » (II, 452)15.
Jusqu’à maintenant, on ne connaissait aucun film avec Marcel Proust, seulement des photos. Or, avec les milliers de vues de boulevards, de foules parisiennes, de bains de mer sur la côte atlantique, d’événements mondains qui furent fixés par les tourneurs de manivelle, il y avait peu de chance, dans l’absolu, que sa silhouette n’ait jamais ombré une pellicule nitrate, lui l’écrivain longtemps épris de mondanités. Mais seulement, voilà, on n’en connaissait pas. Peut-être avait-il été filmé, mais le film était disparu, se disait-on (on évalue habituellement à 80 % les films muets perdus à jamais). Est-on sûr à la vue de cet homme seul qu’il s’agit de l’auteur alors méconnu du recueil Les Plaisirs et les Jours (1896) ? À chacun, ô lecteurs, de se faire son propre roman… Si l’on accepte qu’il s’agisse du premier film retrouvé dans lequel on puisse apercevoir l’écrivain – pour notre part, nous en sommes sûr –, que peut-on apprendre sur cette apparition de quelques secondes, au-delà de l’épiphanie émouvante de voir l’écrivain perdu et retrouvé ? En restituant l’apparence des êtres, que la caméra fige-t-elle pour l’éternité dans ce partage sensible du visible et de l’invisible ? Au-delà de ce « déchet de l’expérience » dont se méfiait le narrateur dans Le Temps retrouvé – mais est-on certain ici que l’opinion de ce dernier soit celle de Marcel Proust ? –, le cinématographe a cette puissance figurative de court-circuiter l’imaginaire a priori pour restituer tel quel les manières d’être, de bouger, de se comporter propres à une époque ou une classe sociale, ce que les sociologues appellent l’habitus. Une grande dame qui 25dévale un boulevard dans une vue Lumière ne le fait pas comme une femme d’aujourd’hui, fût-elle sa bisaïeule.
Disons d’emblée que dans cette vue le cinématographe restitue en images vivantes le monde des Guermantes, ce cercle fermé du faubourg Saint-Germain, bien mieux que ne le feraient les poses composées de la photographie. La bande cinématographiée s’ouvre sur le couple nouvellement marié. Armand de Guiche est le fils du duc de Gramont et de Marguerite de Rothschild. Scientifique et industriel de renom, amis des artistes et des écrivains, il prit en charge durant la Grande Guerre la fabrication française des lentilles pour les collimateurs de visée, domaine où les Allemands (Zeiss, entre autres) dominaient nettement les Français. La société OPL (Optique et précision Lavallois) ravitailla l’armée pendant des décennies en lentilles de précision, avant de créer dans le civil la marque FOCA, des appareils photo renommés. Pendant sa descente des marches, Armand de Guiche semble chercher, anxieux, quelqu’un dans la foule (illustration 1). L’une des nombreuses maîtresses avec lesquelles cet homme à femmes trompera sa nouvelle épouse ? Quelque « Rachel quand du Seigneur » ? Son « cher Marcel » qu’il n’avait pas vu à l’arrivée ? La nouvelle mariée, Elaine Greffulhe, fut une enfant prodige qui écrivit un recueil de poésie à 5 ans, préfacé par son grand-oncle Montesquiou16. Elle était surtout la fille effacée de la comtesse Greffulhe (illustration 3), beauté de son époque, mécène pour les artistes et modèle d’Oriane de Guermantes pour ce qui est de l’élégance. En 1893, Proust écrivait déjà à Montesquiou : « Elle est difficile à juger, sans doute parce que juger c’est comparer, et qu’aucun élément n’entre en elle qu’on ait pu voir chez aucune autre ni même nulle part ailleurs. Mais tout le mystère de sa beauté est dans l’éclat, dans l’énigme surtout de ses yeux. Je n’ai jamais vu une femme aussi belle17. » Proust racontera à Guiche cette anecdote qui dénote son culte pour la beauté de la comtesse, icône de la mode toujours en représentation de soi-même :
Le jour de votre mariage Madame Greffulhe m’a dit des vers sublimes de sa fille. Mais je ne les ai pas. Mais je m’enchante encore à me réciter
26Et comme un canevas ne change jamais d’âge
et ces autres merveilles. J’ai dit à Madame Greffulhe que vous avez envisagé votre mariage (un des aspects seulement) comme une possibilité d’avoir sa photographie. Elle a ri si joliment que j’aurais voulu le lui redire dix fois de suite. Je voudrais bien que mon amitié avec vous me vaille même privilège. Quant à votre photographie à vous c’est peu gentil de l’avoir promise et pas donnée, et même la photographie du portrait de Mathieu18.
Le narrateur fera la même demande à Saint-Loup pour avoir la photographie de la duchesse de Guermantes : l’une et l’autre femme, la réelle et la fictive, refuseront toujours de la donner. On peut affirmer que cette vision de la comtesse à la Madeleine est à l’origine d’un des motifs les plus importants de la Recherche. Marcel lui écrira en 1920 :
Je suis trop malade pour vous écrire plus longuement mais je me permets de vous rappeler ma demande d’une photographie (fût-ce du portrait de Lazlo). Pour me la refuser jadis vous aviez allégué une bien mauvaise raison, à savoir que la photographie immobilise et arrête la beauté de la femme. Mais n’est-il pas précisément beau d’immobiliser, c’est-à-dire d’éterniser un moment radieux. C’est l’effigie d’une éternelle jeunesse. […] Pardonnez-moi d’arrêter ici ma lettre, et ma vaine demande19.
Dans cette vue animée du mariage, où elle serait au bras du duc de Gramont, la comtesse, avec sa robe « tissée gris-argent du quinzième siècle, à reflets nacrés, bordée d’une large bande de martre zibeline20 », est d’une telle beauté mobile et altière qu’elle fait de l’ombre à sa propre fille. Sur deux autres films de la famille, on peut voir la comtesse seule ou avec sa fille sur le balcon du magnifique hôtel particulier de la comtesse, rue d’Astor ; on comprend la fascination de l’écrivain.
Il y a un paradoxe Greffulhe : alors même qu’elle était une beauté célébrée de la Belle Époque, on sait qu’elle s’indignait lorsqu’une photo 27d’elle apparaissait dans la presse : « Cela ne se fait pas. Une femme ne doit pas laisser circuler des photographies d’elle21… » Elle devait avoir compris que la fascination qu’elle générait ne devait rien à une surexposition de son image, mais, au contraire, de n’être qu’un Nom évocatoire de tout un imaginaire – avant d’apparaître dans toute sa splendeur. Chose si peu comprise aujourd’hui. On sait l’importance du Nom de Guermantes dans la genèse de la Recherche.
Nous avons de la chance de retrouver Proust dans ce « film de famille ». Le défilé nuptial, selon Le Gaulois22, dura plus d’une heure ; la bande cinématographiée ne restitue que le début du cortège. Nous sommes chanceux car Proust, qui devait, si on se fie à l’ordre de préséance, se retrouver tout à la fin, se faufile sans attendre son tour. Il marche néanmoins en dehors du tapis rouge, directement sur la pierre des marches, conscient des convenances. Pressé, il décide de dépasser par la gauche un couple vers lequel il jette, lorsqu’à sa hauteur, un regard rapide (mi-furtif, mi-inquiet ?). Proust a-t-il peur de souffrir encore de la condescendance d’un membre éminent du faubourg ? L’homme (illustration 6) semble se demander ce que Proust fait là. Le couple a dû le retrouver à la soirée, rue d’Astor.
On peut se demander pourquoi Proust se presse ainsi. Fut-il indisposé par l’atmosphère saturée d’encens sous les ors de l’église ? Par les plantes exotiques qui menaçaient de lui causer une crise d’asthme ? Voulut-il rattraper la comtesse pour lui glisser un mot ou simplement l’admirer ? Se sentait-il déplacé dans ce monde où il avait bien quelques amis du sérail (Bertrand de Salignac-Fénelon, Anna de Noailles, Gabriel de La Rochefoucauld, etc.), mais aussi peuplé de gens hostiles ou semi-hostiles (Agénor de Gramont, Robert de Montesquiou) ? Après la mort de Charles Haas (1833-1902), « l’israélite du Jockey », l’écrivain chercha à entrer dans ce cercle sélect qu’est le Jockey Club, intronisation qui était, dans la culture de la Belle Époque, synonyme d’anoblissement. 28Probablement à cause de son origine et de ses opinions dreyfusardes, on lui fit comprendre qu’il serait blackboulé. Peut-être que se cristallisa à la Madeleine ce sentiment sardonique qu’il développa dans la Recherche sur ce grand monde qu’il avait tant voulu intégrer.
Retrouve-t-on ce mariage dans Proust ? Oui, nous semble-t-il, et c’est même l’une des « scènes » les plus importantes du roman, l’apparition d’Oriane de Guermantes à l’église de Combray, assise dans la chapelle de Gilbert le Mauvais :
Et mes regards s’arrêtant à ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à l’attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler d’autres visages, je m’écriais devant ce croquis volontairement incomplet : « Qu’elle est belle ! Quelle noblesse ! Comme c’est bien une fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j’ai devant moi ! » Et l’attention avec laquelle j’éclairais son visage l’isolait tellement, qu’aujourd’hui si je repense à cette cérémonie, il m’est impossible de revoir une seule des personnes qui y assistaient sauf elle et le suisse qui répondit affirmativement quand je lui demandai si cette dame était bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au moment du défilé dans la sacristie qu’éclairait le soleil intermittent et chaud d’un jour de vent et d’orage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas les noms, mais dont l’infériorité proclamait trop sa suprématie pour qu’elle ne ressentît pas pour eux une sincère bienveillance et auxquels du reste elle espérait imposer davantage encore à force de bonne grâce et de simplicité. (I, 174-175 ; nous soulignons)
Le journaliste du Figaro – que Proust a lu – note que le « défilé à la sacristie, […] a duré plus d’une heure23 » à la Madeleine. Dans l’église de Combray, on retrouve même les tapis rouges, inhabituels à cet endroit : « et le soleil menacé par un nuage, mais dardant encore de toute sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de géranium aux tapis rouges qu’on y avait étendus par terre pour la solennité et sur lesquels s’avançait en souriant Mme de Guermantes » (I, 175-176). Par cette transposition de l’apparition de la comtesse Greffulhe à l’église de la Madeleine en celle de la duchesse de Guermantes dans l’église de Balbec, avec le personnage de lanterne magique, Geneviève de Brabant, pour les unir féériquement, on entre dans la fabrique littéraire de Marcel Proust, double réfraction de la vie et des contes de fées dans le milieu romanesque.
29Que Proust n’ait jamais regardé cette vue animée, on peut le supposer, dans la mesure où c’est un film privé qui resta dans la famille Greffulhe. Mais il n’est pas impossible qu’il la regardât avec Armand de Guiche et puisqu’il vit maintes fois la comtesse par la suite. Lui qui aimait la photographie en ce qu’elle est « très précieuse pour fixer la mémoire d’un oublieux24 », on se demande ce qu’il aura pensé de cette « momie du changement » (André Bazin) qui fixa également ses mouvements, en plus de l’expérience troublante entre toutes de se regarder vivre sur un écran25. Nombre des premiers commentateurs du Cinématographe notèrent qu’on pourrait désormais préserver éternellement la présence vivante des hommes célèbres. Certainement que Proust aura été étonné de voir, pour une première fois par le pouvoir d’une machine à écrire le mouvement, devenant ce spectre qui passe, comment tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change.
Jean-Pierre Sirois-Trahan
Université Laval
30Bibliographie
Barnier, Martin et Kitsopanidou, Kira, Le Cinéma 3-D. Histoire, économie, technique, esthétique, Paris, Armand Colin, 2015.
Bataillard, Aloys J., « Un personnage de Marcel Proust. La Comtesse Greffulhe », Gazette de Lausanne, no 206, samedi-dimanche 30-31 août 1952, p. 8.
Chéron, Raoul, « Mondanités. Un grand mariage », Le Gaulois, 15 novembre 1904, p. 2.
Cossé-Brissac, Anne de, La Comtesse Greffulhe, Paris, Éditions Perrin, 1991.
Cottin, Céline, « À l’ombre de Marcel Proust », entrevue par Paul Guth, Le Figaro littéraire, 25 septembre 1954, p. 4.
De Tanville, « Échos. Un grand mariage », Gil Blas, 15 novembre 1904, p. 1.
Ferrari, « Le Monde et la Ville. Mariages », Le Figaro, 15 novembre 1904, p. 2.
Greffulhe, Elaine, Le Livre d’Ambre par Elaine Greffulhe de 5 à 7 ans. 1887-1889, préface de Robert de Montesquiou, Nagis, L. Ratel, 1892.
Greffulhe, Elaine, Les Roses tristes, préface de Robert de Montesquiou, [Paris], les presses de l’Imprimerie nationale, 1923.
Hannonyme [Théo Hannon], La Chronique, 13 novembre 1895, cité par Georges Sadoul, Louis Lumière, Paris, Éditions Seghers, 1964, p. 125.
Peter, René, Une saison avec Marcel Proust, souvenirs, avant-propos de Dominique Brachet, préface de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, 2005.
Plantevignes, Marcel, Avec Marcel Proust, Paris, Nizet, 1966.
Proust, Marcel, À la recherche du temps perdu, édition réalisée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 4 vol., 1987-1989.
Proust, Marcel, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, édition établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971.
Proust, Marcel, Correspondance, texte établi, annoté et préfacé par Philip Kolb, Paris, Librairie Plon, 21 vol., 1970-1993.
1 Nous aimerions remercier Luc Fraisse, Thérèse Renaud et Annie Bérubé pour leur aide inestimable, de même que François Gauvin, André Habib, Gabriel Laverdière et Jordan Silver pour leur relecture.
2 Notice du catalogue du CNC à Bois-d’Arcy : film no 41453 intitulé [Film de famille Greffulhe : mariage d’Armand de Guiche et Elaine Greffulhe], noir et blanc, muet, 35 mm, réalisateur inconnu. J’en profite pour remercier Béatrice de Pastre, Dominique Moustacchi et l’équipe du CNC qui ont catalogué et numérisé le film. Cette découverte est née de la collaboration fructueuse entre une archive et la recherche.
3 Raoul Chéron, « Mondanités. Un grand mariage », Le Gaulois, 15 novembre 1904, p. 2.
4 Correspondance de Marcel Proust, Philip Kolb (éd.), Paris, Plon, 21 vol., 1970-1993, t. IV, p. 343 ; lettre à Francis de Croisset du mercredi 16 novembre 1904.
5 Raoul Chéron, art. cité, p. 2.
6 Cet appareil à deux objectifs et deux chambres noires permet de prendre des stéréogrammes, photographies doubles sous forme de cartes ou de plaques de verres qui sont perçues en trois dimensions lorsque visionnées à l’aide d’un stéréoscope. Aussi, il n’est pas interdit de penser qu’il existe quelque part des stéréogrammes du mariage et de Proust. Sur le sujet, lire Martin Barnier et Kira Kitsopanidou, Le Cinéma 3-D. Histoire, économie, technique, esthétique, Paris, Armand Colin, 2015. Dans Contre Sainte-Beuve, déjà, Proust fait le portrait du « comte de Guermantes » (et non du « duc ») en fanatique de Balzac et de la stéréoscopie : « À vrai dire j’étais dans les privilégiés, puisqu’il suffisait que je fusse là pour consentir à montrer le stéréoscope. Le stéréoscope contenait des photographies d’Australie que je ne sais qui avait rapportées à M. de Guermantes, mais il les eût prises lui-même devant des sites qu’il eût le premier explorés, défrichés et colonisés, que le fait de “montrer le stéréoscope” n’aurait pas paru une communication plus précieuse, plus directe, et plus difficile à obtenir de la science de M. de Guermantes. Certainement, si chez Victor Hugo un convive souhaitait après le dîner qu’il donnât lecture d’un drame inédit, il n’éprouvait pas autant de timidité devant l’énormité de la proposition que l’audacieux qui demandait chez les Guermantes si, après dîner, le comte ne montrerait pas le stéréoscope. » (p. 280) On peut penser que c’était le comte Greffulhe (illustration 2), principal modèle de M. de Guermantes, qui avait demandé ces clichés stéréoscopiques au mariage de sa fille.
7 Correspondance, t. IV, p. 349-350 ; lettre du mercredi 23 novembre 1904.
8 Ibid., p. 330-331 ; lettre du mercredi soir 9 novembre 1904.
9 Ibid., p. 337 ; lettre à Lucien Daudet du mardi soir 15 novembre 1904.
10 Née Félicie de La Rochefoucauld d’Estissac, belle-mère de la comtesse Greffulhe.
11 Anne de Cossé-Brissac, La Comtesse Greffulhe, Paris, Perrin, 1991, p. 189.
12 Correspondance, t. IV, p. 198 ; lettre de juillet [peu après le 17] 1904.
13 René Peter, Une saison avec Marcel Proust, souvenirs, avant-propos de Dominique Brachet, préface de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, 2005, p. 60.
14 Marcel Plantevignes, Avec Marcel Proust, Paris, Nizet, 1966, p. 16. Voir aussi p. 41-42.
15 En 1908, Montesquiou achète la même redingote grise que Proust venait d’acheter chez Au Carnaval de Venise, un chemisier du Havre (cf. Correspondance, t. IV, p. 183 ; lettre à Louis Albufera du samedi 18 juillet 1908). Marcel Plantevignes donnera une autre saveur à cet incident : « Quelques jours après, Proust tint à m’expliquer sans tarder la provenance de la fameuse doublure en satin parme éclatant de son pardessus en vigogne gris clair, qui faisait sensation chaque fois que le vêtement s’entrouvrait quelque peu et qui sur la digue faisait jaser tout le monde, – explication qui était pourtant en effet des plus simples : – C’est de la faute de Robert de Montesquiou, me dit-il, et j’ai eu tort de l’accepter ». Proust dans la suite explique qu’il a demandé à ce que la doublure fût recouverte de satin, mais reçut le pardessus tel quel (Avec Marcel Proust, op. cit., p. 41-42). Dans Le Figaro du 25 septembre 1954, p. 4, Céline Cottin parlera d’« un pardessus gris clair doublé de satin violet ».
16 Elaine Greffulhe, Le Livre d’Ambre par Elaine Greffulhe de 5 à 7 ans. 1887-1889, préface de Robert de Montesquiou, Nagis, L. Ratel, 1892, 63 p. Elle publia aussi : Les Roses tristes, préface de Robert de Montesquiou, [Paris], les presses de l’Imprimerie nationale, 1923, 181 p.
17 Correspondance, t. I, p. 219 ; lettre à Robert de Montesquiou [dimanche le 2 juillet ? 1893].
18 Ibid., t. IV, p. 350 ; lettre du mercredi 23 novembre 1904.
19 Ibid., t. XIX, p. 82-83 ; lettre à la comtesse Greffulhe du lundi 19 janvier 1920.
20 Ferrari, « Le Monde et la Ville. Mariages », Le Figaro, 15 novembre 1904, p. 2. Le Gaulois donne plus de détails : « comtesse Greffulhe, robe moyen âge gris argent à dessins byzantins, le bas de la jupe, à longue traîne, était bordé d’une bande de très jolie zibeline de soixante centimètres de hauteur. Autour du cou, collier de chien en perles et, en sautoir, un autre collier de très grosses perles, chapeau assorti à la robe, en forme d’auréole, bordé de zibeline et rehaussé, de chaque côté, par un panache de plumes paradis ; sur le sommet de la tête, juste au milieu de ce chapeau auréolé, véritable chef-d’œuvre, était piqué un énorme diamant que l’on ne cessait d’admirer ». La robe est aujourd’hui dans les collections du Palais Galliera-Musée de la mode de la ville de Paris.
21 Aloys J. Bataillard, « Un personnage de Marcel Proust. La Comtesse Greffulhe », Gazette de Lausanne, no 206, samedi-dimanche 30-31 août 1952, p. 8.
22 Raoul Chéron, art. cité, p. 2. Sous la plume de Ferrari, Le Figaro (« Le Monde & la Ville. Mariages », 15 novembre 1904, p. 2) donne une interminable énumération de cadeaux, parmi lesquels : « M. Marcel Proust, revolver dans un écrin peint par Madeleine Lemaire ». C’était plutôt dans un écrin peint par Frédéric de Madrazo avec des vers d’Elaine Greffulhe qui légendaient des motifs – on peut apprécier la plaisanterie de Proust sur les joies du mariage. Il y a aussi un article sur Armand de Guiche dans Gil Blas, 15 novembre 1904, p. 1.
23 Ferrari, art. cité, p. 2.
24 Correspondance, t. IV, p. 209 ; lettre à Armand duc de Guiche du 12 décembre 1904.
25 Selon un compte rendu du Cinématographe présenté à Bruxelles le 12 novembre 1895 : « Et le génie de l’homme fera ce que la force vitale est impuissante à faire : nous revivrons nos actes, nos paroles intégralement. Et chose plus étrange encore nous nous apparaissons à nous-même. » (Hannonyme [Théo Hannon], La Chronique, 13 novembre 1895, cité par Georges Sadoul, Louis Lumière, Paris, Seghers, 1964, p. 125)