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Classiques Garnier

Préface Quinze ans après : perspective sur les « perspectives »

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Préface

Quinze ans après :
perspective sur les « perspectives »

Près de quinze ans ont passé depuis ce mois davril ensoleillé où, en dehors de toute date anniversaire, des Proustiens nombreux venus de différents pays se réunissaient à Urbana-Champaign pour le colloque « Proust 2000 », célébrant un auteur qui, par son regard critique sur la négativité humaine et son appel au dépassement éthique et esthétique, est devenu lun des phares de la culture du xxe siècle – et la bonne intelligence, les valeurs humanistes qui prévalaient dans ces débats semblaient de bon augure à laube du nouveau siècle, ainsi placé sous le signe des rencontres fructueuses et du partage.

Hommage à Philip Kolb (1907-1992), ce colloque marquait une nouvelle étape, importante, dans le développement des études proustiennes. Outre quil renouvelait la tradition des grands colloques proustiens internationaux en associant aux professeurs renommés des générations plus jeunes (trentenaires et jeunes « quadras »), il inaugurait la Kolb-Proust Archive for Research, un centre de recherche récemment fondé pour valoriser et mettre à la disposition de tous limmense fonds de ressources proustiennes constitué par Kolb pendant près de cinquante ans.

Maintenant que la correspondance de Proust fait partie intégrante de lœuvre, maintenant que son usage sest banalisé, il est difficile de se rappeler (et, pour les plus jeunes, difficile dimaginer) ce quétaient les études proustiennes dans les années soixante et soixante-dix, quand le corpus ne comprenait que le roman, les textes publiés par Proust de son vivant, et deux inédits fraîchement exhumés (Jean Santeuil, Contre Sainte-Beuve), le « reste » (les recueils de lettres non datées ni annotées publiés par les proches, les « souvenirs » sur Marcel Proust) étant rejeté comme des écrits mondains sans intérêt – des « ragots de vieille douairière » selon lexpression de Beckett. Dans ces années de

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structuralisme intransigeant où lépistolaire et le biographique navaient pas (ou plus) droit de cité dans les études littéraires, où la génétique des textes émergeait à peine, où les concepts dintertextualité, interdiscursivité, voire intermédialité ne sétaient pas encore imposés pour étudier lancrage dune œuvre dans son contexte esthétique et idéologique et ses processus de transformation créatrice, Philip Kolb, indifférent aux modes intellectuelles, poursuivait patiemment le projet quil sétait assigné dès 1935 : rassembler, dater et éditer scientifiquement la correspondance de Proust, afin détablir de façon fiable la biographie de lécrivain et la genèse de son œuvre. Proust, en effet, ne datait pas ses lettres ! Et ces lettres étant souvent allusives, on les jugeait futiles ou sans intérêt, parce quon ny comprenait rien. Mais Kolb, après des années de collecte, danalyse, et dinvestigation, parvint à les classer chronologiquement, les dater, en éclaircir les allusions, et à en restituer les enjeux (politiques, littéraires, artistiques, etc.). Et cest ainsi que, de 1970 à 1993, chaque tome de la monumentale Correspondance vint apporter son lot de révélations, esquissant peu à peu le portrait dun autre Proust, bien différent du mondain velléitaire voire désinvolte quon croyait : un Proust précoce, doté dune curiosité inlassable et critique pour les productions intellectuelles et artistiques de son temps, désireux dy trouver sa place mais vigilant et perfectionniste. Ayant ainsi renouvelé la vision que lon pouvait avoir de Proust, Philip Kolb, longtemps moqué pour son entreprise philologique dun autre âge, fut enfin dans ses dernières années reconnu comme un pionnier offrant de nouvelles perspectives de recherche – linter- puis bientôt lhypertextualité, la critique génétique, les études de réception, la sociologie du champ littéraire, et bien dautres courants critiques, étant venus renouveler lapproche de la littérature, et notamment revigorer lhistoire littéraire tant honnie dont Lanson, ou plutôt Sainte-Beuve, avait posé les bases. Quant à la réhabilitation de lépistolaire comme pratique littéraire, il fallait encore attendre un peu, et Kolb ne put jouir de cette ultime justification de ses travaux… Mais de nos jours, lœuvre épistolaire de Proust a ses lecteurs passionnés qui, bien loin de considérer ces vingt-et-un volumes comme un « fatras » dérudition qui viendrait étouffer lœuvre romanesque, trouvent au contraire dans les lettres des qualités de sensibilité, de fraîcheur, de drôlerie, démotion, parfois dhypocrisie comique, qui en font une œuvre à part entière.

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Du vivant de Philip Kolb, seules ses assistantes et quelques visiteurs privilégiés étaient admis au bureau 413 de la Bibliothèque universitaire de lUniversité de lIllinois qui, telle la caverne dAli Baba, contenait un trésor de ressources sur lesquelles il veillait jalousement. Outre les ouvrages de Proust, les fac-similés de ses cahiers de brouillon, de ses carnets, dune grande partie de ses lettres, on y trouvait tous les livres des écrivains, philosophes, ou journalistes contemporains de Proust, ainsi que les dictionnaires, guides pratiques, bottins mondains, quotidiens et revues dépoque : une fois refermée la porte du bureau 413, lair nétait plus le même, on était entré dans lâge proustien… Et voici quen avril 2000, avec louverture officielle du Kolb-Proust Archive, toutes ces richesses devenaient accessibles aux chercheurs, ainsi que limmense fichier constitué par Kolb (environ quarante mille fiches chronologiques, biographiques, bibliographiques, etc.) et, non loin, les « Proustiana » de la Bibliothèque des Langues modernes : tous les ouvrages critiques publiés sur Proust. Un véritable paradis, où il ny aurait quà tendre la main pour saisir la ressource rare dont, ailleurs, la localisation ou la communication eût demandé des heures, voire des jours.

En ce début de vingt-et-unième siècle, Urbana apparaissait comme lUrbs, la capitale, de la recherche proustienne : car, en plus de laccueil de chercheurs « en résidence », le directeur de la Bibliothèque, le Professeur Robert Wedgeworth, avait prévu un programme de numérisation massive des ressources du Kolb-Proust Archive.

En 2001 hélas – terrorisme, guerres de « croisade », coupes dans les budgets de léducation et de la recherche, menaces sécuritaires – le vingt-et-unième siècle souvrait aux États-Unis dans un climat daustérité et de restriction des séjours défavorable à ces ambitieux projets universitaires. Il a fallu attendre 2010 pour quUrbana réunisse de nouveau les Proustiens des deux rives (colloque « Proust and his Era » organisé par Lawrence Schehr †), tandis quen 2013 les nombreuses manifestations du Centenaire de Swann (Miami, New York, Harvard, Columbia, Yale) témoignaient, côté américain, de la reprise dynamique du dialogue transatlantique.

Publier aujourdhui en français le colloque « Proust 2000 », cest combler un manque créé par les circonstances, réparer un silence, et

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aussi faire entendre au public français la voix de grands Proustiens américains qui, depuis, se sont tus.

Loin dêtre obsolètes, ces « perspectives » constituent des chapitres ou des compléments à des ouvrages qui font désormais autorité, ou bien elles ouvrent des voies qui, novatrices à lépoque, se trouvent aujourdhui au cœur de lactualité de la recherche.

Anthony Pugh †, examinant la clôture donnée par Proust en 1913 à Du côté de chez Swann, nous offre lun des derniers chapitres de sa monumentale étude The Growth of À la recherche du temps perdu [] from 1909 to 1914 (publiée de façon posthume en 2004) ; de même, la fine étude de la Miss Sacripant dElstir par Yoshikawa annonce Proust et lart pictural (2010). Nathalie Mauriac Dyer, dans « La ruine de Venise », développe de façon approfondie un des aspects de linachèvement du roman dont elle est la spécialiste incontestée (voir Proust inachevé, 2005). Elisabeth Ladenson, déjà connue pour son Prousts Lesbianism (1999 ; Proust lesbien, 2004), poursuit avec « Le geste indécent de Gilberte » linvestigation du texte proustien à partir de la perspective encore si nouvelle en France des queer studies.

Dautre part, Luc Fraisse pose ici à propos de Proust la question de la valeur génétique de la correspondance ; cette même question faisait parallèlement, au sein de lInstitut des textes et manuscrits modernes (ITEM-CNRS), lobjet dune recherche collective à travers plusieurs correspondances décrivains, qui a été publiée en 2012 dans Genèse et correspondances (Alain Pagès et Françoise Leriche, éd.). La publication française de Proust en perspectives vient ainsi prendre toute sa place dans ce jeu déchos.

Limportance de lAffaire Dreyfus dans lœuvre de Proust, que réactualisait subtilement Anguissola à partir dune lecture éthique, se retrouve au cœur des travaux de Yuji Murakami dont la récente thèse de Doctorat sur lAffaire Dreyfus dans Jean Santeuil paraîtra bientôt chez Champion, tandis que la question de la morale chez Proust a fait lobjet du cours dAntoine Compagnon au Collège de France en 2008 et dun ouvrage collectif, Morales de Proust (2010). De son côté, Diane Leonard souligne que lannée 2000 est le centenaire de la mort de Ruskin, et elle étudie la permanence chez Proust de linfluence ruskinienne, notamment dans son imaginaire de léglise médiévale ; quelques années plus tard, en 2009, se tenait à Lille un colloque sur la

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« Postérité de John Ruskin » dans les textes littéraires et esthétiques, dont les actes parus en 2011 contiennent quelques contributions sur Ruskin et Proust qui confortent la thèse de Diane Leonard. Quant à limaginaire médiéval de Proust, il a par ailleurs fait lobjet dun colloque à Reims et à Bordeaux en 2010-2011, dont les actes, Proust et les « Moyen Âge » (Sophie Duval et Miren Lacassagne, éd.), viennent de paraître. Je pourrais encore citer ma propre communication qui, écartant les apparentements du style proustien avec limpressionnisme ou le cubisme, propose un rapprochement avec lArt nouveau, dont Proust partage léthique et, partiellement, lesthétique ; or le récent livre de Sophie Basch, Rastaquarium. Marcel Proust et le « modern style », poursuit la question de lArt nouveau dans une perspective culturaliste, associant son discrédit au discours antisémite. Les dimensions éthique et politique sont, on le voit, celles qui suscitent aujourdhui le plus dintérêt critique.

Et précisément, en sintéressant au lied de Schumann que fredonne Saint-Loup dans le Temps retrouvé, Jérôme Cornette †, à lintersection de lesthétique et du politique, ramenait déjà notre attention vers lécriture de la Grande Guerre, que le phénomène du Centenaire a maintenant remise au cœur de tous. Ouvrage récent de Brigitte Mahuzier sur Proust et la guerre (2014), Temps retrouvé mis au programme de lagrégation pour 2014-2016…, lHistoire et la contextualisation du discours littéraire simposent – désormais – comme des évidences.

Ces « perspectives » de « Proust 2000 » se révèlent ainsi étonnamment en phase avec les lectures daujourdhui. Quant aux perspectives dhypertexte proustien qui, déjà esquissées il y a quinze ans par Joshua Gidding, étaient sans doute un peu trop « en avance » sur les possibilités matérielles de leur temps, gageons que les nouveaux outils éditoriaux en gestation vont permettre la production de nouveaux corpus (lœuvre des manuscrits, et une numérisation des corpus déjà existants) afin de préparer les lectures de demain.

Françoise Leriche