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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet
    2022, n° 13
    . Pierre Le Moyne (1602-1671) : l’écriture d’un jésuite
  • Auteurs : Oiry (Goulven), Pelleton (Nicolas), Viallon (Marie), Van Hamme (Clément)
  • Pages : 199 à 213
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406143772
  • ISBN : 978-2-406-14377-2
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14377-2.p.0199
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/12/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Jacques-Bénigne Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, suivis du Traité de la concupiscence, textes établis, présentés et annotés par Patricia Touboul, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 2020, 706 p.

Une édition conjointe de deux textes de Bossuet, les Maximes et Réflexions sur la Comédie et le Traité de la Concupiscence, préparée par Patricia Touboul, est parue en 2020 chez Honoré Champion. Les deux textes ont été rédigés durant lannée 1694 en réponse à une lettre du clerc Caffaro qui tente de faire valoir les mérites du théâtre en invoquant la caution de certaines autorités ecclésiastiques, notamment Thomas dAquin. Léditrice livre, en préambule des Maximes et Réflexions sur la Comédie, cinq textes qui permettent den comprendre la genèse : la lettre de Caffaro, la remontrance que Bossuet a adressée à ce dernier, les deux textes que Caffaro a envoyés en retour à lAigle de Meaux et à larchevêque de Paris pour se défausser de la responsabilité de la publication de la lettre qui a fait polémique et pour en abjurer le contenu, enfin une lettre du dramaturge Boursault à larchevêque de Paris dans laquelle il assure quil a imprimé la lettre de Caffaro à linsu de celui-ci, puis reprend, non sans provocation, quelques-uns des arguments avancés par cette lettre en faveur des spectacles. Viennent ensuite les deux grands textes de Bossuet. Le fait de les éditer dans le même volume a le mérite den faire saisir la profonde complémentarité. Les Maximes et Réflexions sur la Comédie réitèrent, à destination du public, les reproches qui avaient dabord été transmis en privé à Caffaro : Bossuet leur adjoint cependant lallégation des Écritures et des Pères de lÉglise, tout en rectifiant linterprétation qui avait été faite du discours de Thomas dAquin. Le Traité de la concupiscence, écrit dans le même souffle que les Maximes, en déploie toutes les implications spirituelles en pourfendant les plaisirs des sens (libido sentiendi), la curiosité (libido sciendi) et lorgueil (libido dominandi), pour inviter le chrétien à se détourner du monde autant que de lui-même et à sorienter vers Dieu. Cest bien à laune de la fustigation des séductions mondaines et corporelles (dans le Traité) que la critique du théâtre prend sens (dans les Maximes).

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Les deux ouvrages de Bossuet et les textes annexes de la querelle de 1694 sont suivis de précieux « repères chronologiques » (p. 623-629), dune « bibliographie » abondante qui fournit toutes les références dont on puisse rêver sur les enjeux de la controverse (p. 631-665), dun « index des noms de personnes » (p. 668-684) et dun « index des matières » (p. 685-694). Pour autant, la majeure partie du livre est constituée de lavant-propos et de lintroduction de léditrice, qui sapparentent à une véritable thèse (p. 13-324). Lavant-propos (p. 13-48) propose une très utile présentation des Maximes et du Traité ainsi que de leur réception jusquau xxe siècle. Lintroduction approfondit la réflexion en suivant un plan en trois parties. La première, intitulée « Lutter contre la dissipation du chrétien » (p. 51-133), situe les positionnements respectifs de Caffaro et de Bossuet : Patricia Touboul montre que ce dernier se place notamment dans le sillage de Nicole, influence qui ne lempêche pas pour autant daffirmer une « voix singulière ». La seconde partie de lintroduction, dédiée à sa « méthode » (p. 135-200), examine le sens des multiples références à Platon, puis décrit la volonté, chez lévêque de Meaux, de sinscrire dans la « chaîne » (p. 178) de la tradition. Contre les protestants, contre les mystiques ou encore contre les casuistes, Bossuet, au risque assumé de lintransigeance doctrinale et de « larchéolâtrie » (p. 161), entend montrer la cohérence et lunité de lÉglise depuis les débuts du premier millénaire : il sappuie pour ce faire dune manière privilégiée sur les Pères, notamment sur Augustin, en tournant le dos inversement aux « spirituels modernes » (p. 158) quil juge hétérodoxes et, par là même, porteurs de tendances centrifuges délétères. Lultime section de la longue et généreuse préface sefforce de dégager « le message spirituel, moral et politique » de lauteur (p. 201-324). Patricia Touboul évoque dabord les ressorts de la répulsion quinspirent le rire et le monde à Bossuet, en prouvant que le discours de celui-ci sinspire particulièrement de celui de Jean Chrysostome. Elle décrypte ensuite le statut que lauteur du Traité de la Concupiscence attribue aux larmes, en analysant la dimension pénitentielle et prophylactique quil entend leur conférer : au lieu de se réduire à la fausse déploration quinduit le spectacle de la tragédie, elles doivent se concevoir comme un renoncement aux illusions du monde et, donc, comme un premier pas vers la sanctification. Léditrice clôt son introduction en dégageant la « portée sociale » de lœuvre : la réflexion politique sur la comédie, sur le comédien, 201sur le luxe ou la pauvreté sopère toujours au prisme dune morale et dune théologie chrétiennes rigoristes.

Le travail de Patricia Touboul impressionne par la profondeur de son érudition, par la précision de sa connaissance du contexte, idéologique et historique, des écrits de Bossuet. Nul doute que cette réédition des deux ouvrages, informée par les recherches les plus récentes sur lauteur et ses horizons de pensée, fera dorénavant autorité. Cette érudition a pourtant un angle mort à nos yeux : moins de dix lignes des trois cents pages de la présentation introductive posent explicitement la question de savoir quel intérêt les textes de Bossuet peuvent avoir pour le lecteur daujourdhui. Léditrice estime que si ces pages ne peuvent guère servir de nos jours « pour régler sa conduite », elles « deviennent passionnantes au titre de lhistoire des mœurs, de la morale religieuse, des partis-pris dogmatiques », elles peuvent aussi aider à poser le problème « de la violence, contagieuse ou pas, des images fictionnelles, véhiculées par le cinéma ou les jeux vidéo, et toujours encore par le théâtre ». Patricia Touboul clôt cette petite réflexion en évoquant le souvenir de représentations « houleuses » de « Jan Fabre ou Romeo Castellucci » (p. 34). Les polémiques déclenchées autour de cet artiste par des catholiques traditionnalistes (lesquels ne sont jamais que les lointains héritiers de la raideur dogmatique de Bossuet) sont-elles le meilleur exemple à avancer ? Ne serait-il pas plus significatif de tracer un parallèle entre la contagion de la concupiscence et la circulation des images pornographiques sur Internet ? Plus généralement, si léditrice mobilise avec une maîtrise étourdissante lhistoire et la philosophie (mais celle de lépoque, pas celle de Michel Foucault), elle ne fait aucun usage des autres sciences sociales et humaines. Lanthropologie moderne, la sociologie ou la psychanalyse auraient pourtant été précieuses pour mettre davantage en perspective critique les phobies de Bossuet, notamment sa haine sans retour du rire, du corps et du monde, qui peuvent choquer un lecteur contemporain. Une telle mise à distance réflexive manque parfois dans le propos introductif qui, ambigu en cela, donne alors limpression dépouser le parti de lauteur1 (tout en nhésitant pas à se montrer critique à légard du discours de Caffaro : mais cest une autre manière de dupliquer la 202voix du célèbre évêque). La psychanalyse aurait pu être utile également pour éclairer non seulement le discours que tient Bossuet sur la force inconsciente des images, mais aussi la peur panique que lui inspirent visiblement les femmes et, plus globalement, la sexualité – mais lédition, redoublant quelque peu la pudibonderie de lécrivain nen parle que très peu explicitement (aux seules p. 262-263, à vrai dire), lui préférant des périphrases ou des euphémismes.

Goulven Oiry

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Laurent Susini, LInsinuation convertie. Pascal, Bossuet, Fénelon. La colombe et le serpent, Paris, Classiques Garnier, coll. « Lunivers rhétorique », 2019, 458 p.

En 2019, Laurent Susini, maître de conférences à Sorbonne Université, a fait paraître aux Classiques Garnier LInsinuation convertie. Pascal, Bossuet, Fénelon. La colombe et le serpent. Les 458 pages de cet ouvrage proposent une analyse rhétorique et stylistique de linsinuation et des composantes prudentielles du discours religieux chez Pascal, Bossuet et Fénelon.

Laurent Susini entend montrer comment les techniques rhétoriques et discursives de linsinuation (équivoque, ambigu, implicite ; p. 12) quaffectionne la littérature profane – donc, « dia-bolique » (p. 10), source de division – du xviie siècle sont converties par les auteurs sacrés, qui en font des moyens dexpression de la prudence « réglée par lesprit de Dieu » (Fénelon cité par L. Susini, p. 29) et « guidée par lesprit : spiritus et prudentia » (Bossuet, cité par L. Susini, p. 30). Cest ainsi que les auteurs retenus pour létude convertissent cette rhétorique insinuante et l« imaginaire reptilien » du xviie siècle, traversés par les œuvres et les pompes du diable, afin quadvienne « la parfaite intelligence dun 203serpent converti avec une colombe “une” et “parfaite” » (p. 30). Car il sagit pour les auteurs chrétiens d« alli[er] la simplicité de la colombe à la prudence du serpent » (quatrième de couverture).

Létude retient un corpus particulièrement signifiant : les Pensées, le Carême du Louvre, et Les Aventures deTélémaque. Laurent Susini justifie ce choix par la « diversité des scènes génériques, des scénographies et [] des stratégies prudentielles » (p. 24). Par ailleurs, ces textes présentent lintérêt d« interroger la définition des frontières non seulement internes [] mais également externes, dune insinuation convertie » (p. 25). Ainsi donc, les œuvres retenues pour lanalyse permettent de montrer l« insinuation “dans tous ses états” » (p. 24).

Lintroduction de louvrage envisage demblée ce quil y a de paradoxal à appliquer la notion dinsinuation à la littérature chrétienne : « Linsinuateur, cest le diable [] » (p. 9) Pour autant, Laurent Susini présente le contexte historico-rhétorique, et dépasse ainsi ce paradoxe premier. La seconde moitié du xviie siècle est une « période de rupture et de transition », qui connaît un « engouement pour lénigme » et pour l« anatomie du secret » (p. 19), dans le contexte de l« essor de la galanterie » (p. 19) et de la littérature libertine (p. 13). Aussi le « tournant insinuatif » est-il tel que « léloquence chrétienne de la seconde moitié du xviie siècle était bien contrainte de prendre acte » (p. 21). Du reste, les « protestations a priori si contraires au déploiement dune rhétorique de linsinuation » « nexcluent » pas « une tension insinuative » (p. 26-27).

La première partie de létude, intitulée « Linsinuation à lâge classique », se donne comme un exposé théorique et conceptuel sur la notion rhétorique dinsinuation. Constatant la « plasticité de linsinuation » (p. 31), Laurent Susini opte pour une double approche de la notion, intensionnelle puis extensionnelle. Lapproche intensionnelle se fonde sur le « sémantisme en langue » (p. 32) du lexème insinuation. Les jeux dambivalence sémantique sont présentés. Lauteur appuie à la fois son propos sur les rhéteurs antiques (Cicéron, Quintilien, p. 38-40), sur les dictionnaires contemporains de la période étudiée (p. 41), mais aussi sur des relevés effectués avec Frantext (p. 42). Létude de ces différentes sources historiques et méthodologiques met en avant le sens concret de linsinuation, ainsi que ses sens dérivés, et montre bien que « [l]insinuation est par nature fuyante » (p. 32). Lapproche extensionnelle, quant à elle, désigne les « usages concrets » que linsinuation « recouvrait en pratique » 204(p. 32). Lauteur étudie ces « “tours” et constructions discursives » (p. 58) chez B. Lamy, François de Caillères et saint Pierre. Que ce soit par la construction éthique de la modestie (p. 63) chez lun, « la seule ruse de lamour-propre » (p. 71) chez lautre, ou les masques polyphoniques du troisième, on comprend que la prudentia prend des formes diversifiées.

Forte de cet appareil théorique, la deuxième partie, intitulée « Linsinuation réfléchie » envisage le corpus retenu comme un « miroir à trois faces », et procède à lanalyse des techniques prudentielles successivement chez Pascal, Bossuet et Fénelon. Lon comprend nettement les conséquences de la scène dénonciation de chacune des œuvres sur la conversion de linsinuation et sur les techniques prudentielles. Fondant son propos sur des analyses à la fois macrostructurales et microstructurales, lauteur montre que Pascal, dans les Provinciales puis dans les Pensées, recherche « un art de la prudence à destination personnelle » (p. 151), notamment contre la morale jésuite, alors que Bossuet, en tant que prédicateur soucieux du salut des âmes, propose à ses auditeurs « un vadem-mecum de résistance » (p. 151) contre les tentations du monde, vade-mecum que les auditeurs sont eux-mêmes amenés à construire activement (p. 119). Plus complexe est le cas de Fénelon, qui, par des phénomènes de brouillage actanciel (p. 144), cherche à « déstabiliser son jeune destinataire » (cest-à-dire, le Dauphin) afin de « dénoncer la fausseté de ses rassurants repères » (p. 151).

Or « linsinuation [étant] une praxis avant que dêtre un objet de discours » (p. 152), les techniques prudentielles doivent être envisagées indépendamment du point de vue de chaque auteur sur la question de linsinuation, afin de dégager « un même espace rhétorique à quatre dimensions : dérouter, répéter, semer, voiler. » (p. 152) Ce « “patron” de linsinuation chrétienne » (p. 30), selon le mot de G. Philippe, est présenté dans les quatre dernières parties de louvrage. La première de ces composantes, « dérouter », repose sur le fait que « linsinuation rhétorique est dabord une affaire de dispositio » (p. 153). Aussi lauteur analyse-t-il la fonction remplie par les formes de lexorde et de la digression. Répéter a partie liée avec la memoria, avec Mnémosyne (p. 226) : la mémoire des destinataires doit être sollicitée de façon dynamique (p. 227) par les procédés damplification, de répétition et de réverbération. Semer se fonde sur laction de la mémoire, mais aussi sur limplicite et sur les énoncés « non-verbalis[és] » (p. 287). Il sagit de « semer le trouble » 205(p. 294), afin dinviter les destinataires à « se reconnaître » (p. 318) et à reconnaître en eux-mêmes la présence du serpent. La dernière étape, voiler, consiste à montrer la prudence, qui dès lors se donne comme linsinuation convertie, en accord avec l« imaginaire théologique du couvert et du secret » (p. 365), nécessaire pour (re)connaître le dieu caché (p. 363). Linsinuation convertie en prudence peut alors se définir comme le « clair-obscur de la Révélation » (p. 363).

Cest une étude riche et foisonnante que propose Laurent Susini, qui nous plonge avec plaisir à la fois dans la diversité de la pensée religieuse au Grand Siècle et dans la variété des techniques prudentielles. La diversité des approches est à porter au crédit de louvrage, dont lunité et la clarté pédagogique restent profondes.

Nicolas Pelleton

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Vittorio Frajese, Une histoire homosexuelle. Paolo Sarpi et la recherche de lindividu à Venise au xviie siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Lire le xviie siècle », 2022, 132 p.

Le professeur Vittorio Frajese de luniversité Rome-La Sapienza vient de faire paraître un petit ouvrage intitulé Une histoire homosexuelle et sous-titré Paolo Sarpi et la recherche de lindividu à Venise au xviie siècle.

Dentrée de jeu, afin de présenter le personnage central de cette étude, Frajese propose une introduction qui contextualise – sur le plan historique uniquement – le fameux Interdit de Venise (1606) et le rôle joué par Sarpi dans ce défi à la papauté. Au terme de cette présentation somme toute banale car maintes fois proposée par tous les chercheurs qui introduisent Sarpi, Vittorio Frajese nous allèche en annonçant « un angle complètement différent » (p. 11) « fondé sur les sources romaines » quil estime « fiables ».

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Les deux premiers chapitres (p. 11-27) rappellent le déroulement de la « guerre des écritures », cette polémique à grand renfort de traités, initiée par Sarpi, entretenue par la Curie et excitée par le jésuite Antonio Possevino dont la lettre ouverte du 18 août 1606 a été amplement diffusée dans toute lItalie au point de se retrouver désormais conservée dans de très nombreuses bibliothèques et archives de la péninsule (Viallon, Lettres italiennes, Garnier, 2017, p. 150-163). Vittorio Frajese néglige lattaque tardive des autorités romaines de lOrdre servite (en avril 1607) qui cherche à diaboliser Sarpi pour mieux labattre. Frajese rate ici une possible transition vers la dimension pontificale des attaques anti-sarpiennes.

Le troisième chapitre (p. 29-48) sappuie sur un document manuscrit de 1609, quand la crise est désormais résolue et lInterdit levé. Il sagit dun mémoire-compte rendu, commandé par le pape Paul V à Giovan Francesco Graziani, un jeune servite utilisé par le cardinal-neveu et la Curie romaine pour trouver des documents ou rapporter des dires permettant de déconsidérer Paolo Sarpi sur le plan moral, puisque les attaques politiques et théologiques ont fait long feu (de très larges extraits de ce texte, en langue française, dans Viallon, « Du rififi au couvent » in Catholicisme, culture et société aux temps modernes, Brépols, 2018, p. 53-63). À cette fin, Graziani a cherché à toucher Sarpi par le biais de son copiste, Antonio Bonfini, qui est présenté comme le « secrétaire » (p. 31), puis le « secrétaire bien-aimé » enfin le « secrétaire-amant »(p. 43) ; Graziani a repris les rumeurs daccusations dhomosexualité qui circulaient déjà. Vittorio Frajese ne cherche pas à corroborer ou infirmer ces affirmations ; il rapporte sans plus danalyses, ni de démonstrations.

Le quatrième chapitre (p. 49-62) nous fait enfin aborder ce que le titre de louvrage annonce comme le véritable apport de cette étude : la question de lhomosexualité de Paolo Sarpi. Mais en fait, Vittorio Frajese brise le suspens dès la première phrase : « les propos de Graziani concernant lhomosexualité de Sarpi sont confirmés » et il avance des preuves : Sarpi se fait raser une fois par semaine par Bonfini (p. 50), Sarpi correspond avec le libertin Giacomo Badoer (Lettres italiennes, p. 356-358) quil invite à soigner ses maux internes avec patience et longueur de temps (p. 51), Sarpi confie à Badoer sa lassitude de vivre et sa mélancolie (p. 52-53). Sans transition, Vittorio Frajese décrit un cas damitié héroïque (lexpression est de lépoque) entre deux aristocrates vénitiens notoirement homosexuels mais le scandale éclate alors que Sarpi 207est déjà mort (p. 53-58). À la suite de quoi, Frajese décrit comment la République de Venise lutte contre le crime de sodomie dans ces mêmes années (p. 58-62), sans aucune référence explicite ni implicite à Sarpi.

Dans le chapitre suivant, intitulé « Norme et individu » (p. 63-77), Vittorio Frajese avance que cette homosexualité révélée permet déclairer la compréhension dun écrit intime de Sarpi, les Pensées, que de nombreux auteurs avant lui, et pas des moindres, ont tenté délucider et détudier mais sans total succès car ces notes sans structure nont jamais eu – aux yeux de leur auteur – vocation à être lues, comprises ou divulguées à autrui. Frajese admet « ces propos sont obscurs et certains mots sont cryptés » (p. 66) et, face à cette difficulté, il tente un rapprochement dont il attend la lumière : il compare les Pensées philosophiquesde Sarpi, rédigées entre 1578 et 1597, dabord à un texte de fiction ouvertement pornographique, provocateur et licencieux, Alcibiade enfant à lécole, publié par Antonio Rocco en 1651 à Venise, puis au De lAmitié de Montaigne, écrit en 1580. Si les qualités littéraires, philosophiques et intellectuelles des textes de Sarpi et de Montaigne ont permis depuis longtemps des rapprochements fructueux (Guaragnella, Paolo Sarpi fra Montaigne e Charron, 2005 et Frajese, Sarpi scettico, Mulino, 1994), il est plus laborieux de trouver un lien avec lAlcibiade du très hétérodoxe Antonio Rocco dont le seul fait de gloire est davoir défendu la physique dAristote contre Galilée (1633). Vittorio Frajese a lhonnêteté de qualifier ces rapprochements d« approximations » (p. 64 et 74).

Le chapitre intitulé « Entrelacements »(p. 79-92) fait se suivre les présentations du doge Leonardo Donà qui a appelé Sarpi au poste de consulteur, de Fulgenzio Micanzio, secrétaire de Sarpi, de lAcadémie des Incogniti fréquentée par Antonio Rocco, du chevalier Marin qui a eu maille à partir avec lInquisition, du cardinal-neveu Scipione Borghese. On ne sait pas pourquoi ces hommes sont cités et pourquoi pas dautres ; rien nest dit de leurs liens – réels ou supposés – avec Sarpi ; rien nest dit de leur contribution à largumentaire débattu de lhomosexualité de Sarpi. Une juxtaposition daperçus.

Lultime chapitre intitulé « Comment se protéger de linquisition ? »(p. 93-108) reprend hâtivement létat de la recherche sur les positions politico-religieuses de Sarpi, tel quétabli dans les années 50 du xxe siècle. Cest lhypothèse amplement débattue dune quête de Sarpi pour fonder, sur les modèles gallican ou anglican, une Église vénitienne dinspiration 208évangélique en rupture avec Rome et, par voie de conséquence, une reprise en main des tribunaux dInquisition.

Au moment de conclure, Vittorio Frajese sinterroge, et son lecteur avec lui : « Quavons-nous voulu démontrer dans ces pages ? » (p. 109). Au-delà de la formule rhétorique, il est certain que lon ne peut légitimement utiliser le verbe démontrer dans la mesure où aucun argumentaire, aucune analyse scientifique ne viennent soutenir les propos avancés. Tout au plus, Frajese tente-t-il dassocier, de rapprocher, de relier avec beaucoup d« approximations » des éléments qui défient les lois de la chronologie et de la rigueur historique.

Il est parfaitement juste de sinterroger sur la dimension affective du lien damitié qui unit pendant toute une vie Paolo Sarpi et Fulgenzio Micanzio, deux religieux enfermés dans le célibat (état juridique de non-mariage) et dans la chasteté (état moral de pureté sexuelle) contraints de leur statut ; toutefois, il convient de poser le problème dans les termes appropriés. En effet, la notion dhomosexualité cest-à-dire lattirance amoureuse pour un être du même sexe est une invention de la fin du xixe siècle ; auparavant, ce sont les rapports sexuels avec le même sexe qui sont jugés scandaleux, contraire à la nature humaine et peccamineux, pas les sentiments.

Au moment de conclure, une remarque simpose. Le titre italien conçu par Frajese est : La filosofia morale di Paolo Sarpi e il problema dellomosesssualità, bien éloigné du titre français accepté par Frajese. À lévidence, la version française veut mettre en avant la question polémique et « sensationnelle » de lhomosexualité de Sarpi alors que la version originale entendait montrer dabord la philosophie naturelle pour la relier à la question de lhomosexualité de Sarpi. On notera que le point de la recherche de lindividu est totalement oublié. Et cest peut-être sage chez un moine qui a, par ses vœux religieux, abandonné sa dimension individuelle.

Comme les mosaïques qui enrichissent la basilique de Venise, ce petit ouvrage est composé de tesselles juxtaposées mais, à la différence des mosaïques vénitiennes, il ne parvient pas à composer un propos uni et convaincant, ni à proposer une nouvelle image de Sarpi.

Marie Viallon

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Le Discours mystique entre Moyen Âge et première modernité, t. III, Linstitution à lépreuve, dir. Véronique Ferrer, Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette, Paris, Honoré Champion, coll. « Mystica » (16), 2021, 521 p.

Ce troisième volume détudes issues du séminaire « Diptyque », organisé depuis 2013 à luniversité de Nanterre, poursuit le programme densemble déjà entamé par les deux précédents, parus chez le même éditeur en 2019 (voir le compte-rendu dans la Revue Bossuet, no 11, 2020, p. 199-203). Cette monumentale investigation collective des tenants et des aboutissants du discours mystique sur le long cours (xiie-xviie siècle) a en effet pour principe directeur de parcourir successivement les quatre pôles du « carré mystique » défini par Pierre Gire. Après le rapport de la mystique au langage (La question du langage) et au sujet (Le sujet en transformation), cest la relation de la mystique à linstitution religieuse – cest-à-dire lÉglise – qui retient lattention de ce troisième tome. La question de la révélation biblique occupera le quatrième et dernier recueil darticles de cette vaste entreprise qui, tout en sétant fixé un parcours très clair, ne se prive pas de préciser et daffiner ses conclusions à mesure quelle progresse.

En sappuyant sur un impressionnant apparat critique ainsi que sur les vingt-quatre textes quils ont réunis dans ce volume (nous indiquons leurs auteurs entre parenthèses), Véronique Ferrer, Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette proposent une introduction générale tout à la fois pédagogique et exhaustive. Ils montrent combien les relations entretenues par la mystique et linstitution religieuse depuis leurs origines respectives ne peuvent se résumer à un rapport conflictuel, comme pourrait le suggérer une conception quelque peu schématique du phénomène. En revenant à la polysémie originelle du terme institution, ils rappellent la double nature de lÉglise comme institution à la fois statique et dynamique. Structure matérielle et sociale de la foi, instance régulatrice centrale qui relègue à sa marge les discours et les pratiques trop éloignés de ses prescriptions, elle reste cependant tout au long de 210son histoire le creuset dun processus dynamique de construction collective et de transmission qui mobilise lensemble dune communauté spirituelle vivante. Elle est elle-même pensée à lorigine comme un corps mystique, formule dabord employée pour désigner le sacrement de leucharistie puis progressivement appliquée au corps ecclésial (premier article de Frédéric Gabriel). Linstitutionnalisation et la sécularisation de lÉglise, au Moyen Âge, furent contrebalancées par un désir général de réforme qui entraîna une réflexion de fond sur leucharistie : cest dans ce contexte quun premier discours mystique pu se développer au sein même de lÉglise dès la première moitié du xie siècle (Guy Lobrichon). Sur ces fondements historiques indispensables, le présent ouvrage démontre avec une multitude détudes particulières que la vie mystique, dès le Moyen Âge et jusquà la fin du xviie siècle, ne sest dès lors jamais véritablement développée en dehors de lÉglise : elle y a trouvé son origine, tout en restant constamment en interaction avec elle.

Il y apparaît en effet que la mystique, appréhendée sur le long cours, nest pas extérieure à lÉglise mais quelle en est un produit. La mise en scène de lexpérience mystique suppose par exemple la maîtrise dun certain nombre de contraintes sociales propres à ce milieu institutionnel (Antoine Roullet). Le mystique cherche moins à contester lÉglise par principe quà réformer ce socle institué auquel il est attaché – cest-à-dire la ramener à une forme authentique qui aurait été pervertie au fil du temps (Alain Rauwel). Le cas de lécole de Saint-Victor de Paris fournit lexemple quil pouvait exister au Moyen Âge des usages ecclésiaux de la mystique (Cédric Giraud). Les conditions étaient par ailleurs réunies pour quexiste une mystique catholique appuyée sur une organisation ecclésiale, qui nexcluait pas un discours dexpérience sur la base dune foi personnelle. Les relations entretenues par des membres de lÉglise ont été le berceau de certaines formes de discours mystiques, notamment dans le contexte particulier de la direction spirituelle : le cas dAelred de Rievaulx (Françoise Laurent) et lamitié spirituelle de Jeanne de Chantal et de François de Sales (Marion de Lencquesaing) montrent que dans le cas de ces relations intra-ecclésiales, un travail sest fait par le biais de lécriture pour permettre aux amitiés mystiques de trouver leur place au sein de linstitution. LÉglise apparaît alors tout à la fois comme un lieu institutionnel qui fonde la mystique et un organisme susceptible dêtre régénéré en retour par les pratiques mystiques. Cest donc tout 211naturellement que louvrage porte une attention particulière aux Chrétiens sans Église de Leszek Kołakowski, qui font lobjet dun bilan critique détaillé (Patrick Henriet, Jean-Robert Armogathe). Si tension il y a entre mystique et institution, cette tension est « habitée de lintérieur par la dynamique dune relation irréductible au seul rapport des forces respectives » (p. 33) : le rapport de la mystique à linstitution dont elle est issue nest pas résumable à une simple séparation. Les directeurs de louvrage proposent de le considérer à laune de deux concepts quils regroupent parallèlement sous deux citations tirées de la Fable mystique de Michel de Certeau et qui structurent les deux parties du volume. La réforme dun côté, qui regroupe les cas où la mystique se sépare du corps de linstitution tout en continuant à influencer son fonctionnement (« devient “mystique” tout ce qui se détache de linstitution ») ; la dissidence de lautre, qui caractérise quant à elle les situations de maintien dans linstitution qui cherchent à opérer un travail pour la réformer de lintérieur (« le “mystère” interne de linstitution »). Cette grille de lecture ouvre la voie à des études originales. La formulation dun théorème général à partir du cas particulier de la Compagnie de Jésus, qui énonce que dans toute fondation se joue la « réformation dune Église déformée » (Pierre-Antoine Fabre) ; lexemple de Sébastien Castellion, qui fournit le cas singulier dun renoncement à toute appartenance confessionnelle au profit dune méditation sur lÉglise spirituelle (Marie-Christine Gomez-Géraud) ; ou encore les voix de femmes dissidentes qui ont œuvré pour le bien de linstitution, comme Marguerite Porete (Marie-Pascale Halary), Claire de Rimini (Jacques Dalarun) ou dautres mulieres religiosæ parfois méconnues (Catherine Vincent).

Les articles contenus dans ce volume collectif montrent plus particulièrement comment lépoque moderne, dans le sillage du concile de Trente, a marqué un tournant dans lhistoire de cette interaction riche et complexe de la mystique et de linstitution. Elle y a pris la forme dun foisonnant dialogue au long cours, même si ce fut sur le ton de la dispute, dialogue qui sest conclu avec les condamnations romaines du quiétisme de 1687 et de 1699 (second article de Sylvio Hermann de Franceschi). En ce temps où lunion mystique laisse place à la division confessionnelle, et où la sécularisation de lÉglise se poursuit en parallèle de la sacralisation du politique, comme le montre un certain type de justification mystique du régicide de 1589 (Denis Crouzet), lidée de 212corps mystique garde néanmoins son dynamisme. En sérigeant comme linstitution dépositaire des moyens voulus par Dieu pour le salut des hommes, lÉglise post-tridentine, personne juridique et ensemble de personnages hiérarchiques chargés du salut des fidèles, devait faire face à des pratiques spirituelles qui cherchaient à se soustraire de bien des manières aux pratiques collectives de la foi. La « dissidence systémique » de Jean de Labadie en montre lextrême limite (Nicolas Fornerod et Daniela Solfaroli). La promotion de la spiritualité intérieure et laïque menée par les réformés pour mettre lexpérience religieuse à la portée du plus grand nombre a parfois abouti à un tel rejet de lautorité ecclésiastique quil a fait émerger des courants anticléricaux au sein même des églises protestantes, dont les structures ecclésiales ont été jugées encore trop contraignantes par certains de leurs fidèles (Yves Krumenacker). La réponse institutionnelle ne se limita pas à un simple rejet, mais prit la forme de multiples tentatives dadaptation, de commentaire et de réappropriation du discours mystique. Se fondant sur limitatio christi, linstitution ecclésiale a alors fait la promotion dun modèle spirituel issu des enseignements du Pseudo-Denys, référence essentielle de son discours institutionnel : elle a érigé lévêque en figure spirituelle exemplaire affiliée aux origines christiques (second article de Frédéric Gabriel), ainsi que le prêtre, comme le montre la doctrine développée par Jean-Jacques Olier (Mariel Mazzoco). Quand elle sest vue concurrencée, lÉglise a mis en œuvre des moyens pour défendre et surtout raidir ses positions. Sa pastorale anti-protestante a par exemple cherché à contraindre le champ daction de lœuvre des mystiques espagnols du xvie siècle en les conformant aux impératifs de la réforme catholique (premier article de Sylvio Hermann de Franceschi). Lécriture et surtout la publication de biographies spirituelles a été pour elle le moyen de diffuser une hagiographie officieuse (Werner Verbeke, Antoinette Grimaret). Enfin, les travaux érudits de théologiens catholiques sur la doctrine mystique ont fourni à linstitution des leviers de poids : louvrage aborde par exemple, outre les condamnations romaines du quiétisme déjà citées, le cas de Jean Gerson (Marc Vial, Élisabeth Pinto-Mathieu).

À ceux qui pourraient craindre de voir parfois des publications collectives nêtre que des juxtapositions de textes disparates, ce troisième volume du Discours mystique, dans la continuité des deux premiers, présente un ensemble de textes dune remarquable cohérence. La largeur de 213lempan chronologique, la diversité des sujets et la variété des approches critiques nempêchent pas lunité de lensemble. Cette unité ne tient pas quà leffort remarquable de synthèse et de coordination des directeurs de ce séminaire qui fait déjà date dans létude de la mystique. Elle est également assurée par le souci constant des auteurs damener et de retenir leur lecteur le plus loin possible des préjugés qui nimbent, dans lesprit collectif, lhistoire commune de la mystique et de lÉglise.

Clément Van Hamme

1 Exemple : « La figure dAugustin, rappelons-le, renforcée par le décret du Saint-Office en 1690, sert à contrecarrer les errances dune Église perdue dans les raisonnements scolastiques ou, pire, dans les maximes du monde… » (p. 262)