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Classiques Garnier

Les variations métaphoriques du motif du vêtement chez Bossuet

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
    2020, n° 11
    . Bossuet et l’Italie (xviie-xxe siècle)
  • Auteur : Pelleton (Nicolas)
  • Résumé : En accord avec l’esprit de l’époque baroque, le motif du vêtement chez Bossuet est en proie à d’incessantes métamorphoses. Celles-ci se donnent à observer dans la construction stylistique et énonciative des discours de l’évêque de Meaux. Cet article analyse comment le motif du vêtement, conformément au dogme catholique, oscille entre représentation référentielle et représentation métaphorique.
  • Pages : 161 à 174
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406110491
  • ISBN : 978-2-406-11049-1
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11049-1.p.0161
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Bossuet, vêtement, métaphore, stylistique, énonciation
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Les variations métaphoriques
du motif du vêtement chez Bossuet

Le xviie siècle a volontiers condamné le vêtement1, en ceci quil représentait la légèreté, la frivolité, la superficialité. Cette condamnation semble correspondre à lesprit de lâge baroque, qui est, selon Michel Foucault, « le temps où les métaphores, les comparaisons et les allégories définissent lespace poétique du langage2 » et créent un régime littéraire fondé sur lillusion. Ainsi, le savoir passe par des « réseau[x] archéologique[s]3 », qui permettent détablir une connaissance intuitive des « exceptions » et des « différences4 » entre les choses. Aussi le vêtement se donne-t-il aussi comme un « art du langage », cest-à-dire, comme « un redoublement, à la fois démonstratif et décoratif5 » des choses. Par exemple, le costume allégorique du Soleil6, porté par Louis XIV dans le Ballet Royal de la Nuit, occupe une fonction à la fois référentielle (il renvoie à lastre) et politique (le soleil symbolise la puissance et le renouveau politique, après lépisode nocturne de la Fronde des princes).

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On retrouve, dans limaginaire religieux du Grand Siècle, cette double dimension du vêtement, à la fois démonstrative et décorative. Or ce second aspect est le support dune condamnation de la vanité des biens terrestres et matérielles. Aussi Bossuet mène-t-il dans ses discours un travail stylistique sur le motif du vêtement, quil soumet à dincessantes métamorphoses figurales. En effet, le motif du vêtement est le support dune construction métaphorique, tour à tour à tour revendiquée et refusée. Ainsi, le motif du vêtement dans les discours de lAigle de Meaux sinscrit dans la logique baroque de la représentation, oscillant perpétuellement entre métaphorisation et démétaphorisation. Cest pourquoi nous voudrions montrer, dans une perspective stylistique, que le motif du vêtement dans les discours de Bossuet est lobjet de divers traitements et remplit diverses fonctions, et quil est en proie à des tensions entre représentation référentielle et représentation métaphorique.

Le vêtement, support de la satire de la vanité

Bossuet est un homme du xviie siècle, et, à ce titre, il partage avec ses contemporains ce que Jean-Louis Quantin appelle un « culte de lunanimité7 », en ce sens que son système de pensée correspond largement aux représentations sociales, idéologiques et axiologiques de son époque. Aussi, dans ses discours, le motif du vêtement est-il associé à diverses représentations symboliques et à divers schèmes cognitifs. En tant que support de la condamnation de la vanité, le vêtement donne lieu à une évocation référentielle dysphorique, que le prédicateur donne à interpréter dun point de vue symbolique, la dimension référentielle et la dimension symbolique gardant lune et lautre leur autonomie.

Le vêtement est tout dabord le modèle paradigmatique de la frivolité, de comportements superficiels et vains. Certes, Bossuet nest pas un misogyne. Mais en tant que garant officiel du discours ecclésiastique, il condamne les vanités du monde terrestre, en en faisant lapanage des femmes :

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Que vous dirai-je maintenant, Mesdames, du temps infini qui se perd dans de vains ajustements ? La grâce de la pénitence porte une sainte précaution pour conserver saintement le temps et le ménager pour léternité ; et cependant on sen joue, on le prodigue sans mesure jusquaux cheveux, cest-à-dire la chose la plus nécessaire à la chose la plus inutile. [] Ce que la nature a prodigué comme superflu, la curiosité en fait une attache ; elle devient inventive et ingénieuse pour se faire une étude dune bagatelle, et un emploi dun amusement. (IV, 3538)

La satire passe ici par la question rhétorique (« Que vous dirai-je, Mesdames [] de vains ajustements ? »), embrayeur discursif par lequel le prédicateur parle aux femmes en sur-énonciation9, en ceci quil construit un point de vue sur ce quil estime être de « vains ajustements » par lequel il condamne la complaisance féminine au superflu. Les phénomènes dantithèses (« vains ajustements » vs « sainte précaution », « la chose la plus nécessaire » vs « la plus inutile », « conserver [] et [] ménager » vs « on le prodigue », « saintement » vs « sans mesure ») trouvent leur point de convergence dans lopposition entre « la nature » et « la curiosité ». La curiosité correspond à la libido sciendi10, cest-à-dire, à un désir déraisonné et déraisonnable de connaître ce qui doit rester caché. Aussi la structure à attribut du COD (« la curiosité en fait une attache » ; cest moi qui souligne) sous-tend-elle la condamnation de la curiosité, qui, par là même, est représentée comme une atteinte à « [c]e que la nature 164a prodigué comme superflu » et qui devait rester caché. Le Panégyrique de saint François dAssise va dans le même sens :

Mais que prétendez-vous faire avec ces habits dune forme si singulière, si pesants en été, si peu propres à vous garantir des rigueurs du froid ? Pourquoi navez-vous plus dégard à la nécessité ou à la faiblesse de la chair ? Fidèles, le pauvre François, qui leur [à ses disciples] a donné ce conseil, ne comprend pas ce discours ; il est prévenu par dautres maximes plus mâles et plus élevées. (I, 204-205)

Les deux questions rhétoriques initiales sont ici le stylème de la vanité et dune utilisation du vêtement que Bossuet semble considérer comme contre-nature. Lapostrophe aux fidèles peut se lire comme une façon biaisée de donner aux auditeurs le même conseil que saint François avait donné en vain à ses disciples. Notons que le caractère épicène de ladjectif substantivé « Fidèles » est neutralisé par ladjectif « mâles ». La féminité est donc ici condamnée par le prédicateur, en accord avec une certaine lecture des Écritures11 et avec une conception phallocratique de lautorité.

A contrario, le vêtement comme motif référentiel peut correspondre à une interprétation symbolique euphorique, derrière laquelle perce discrètement la satire de la frivolité, du superflu et de la vanité. M. de Meaux déclare à une postulante bernardine :

Venez donc, ma très chère Sœur, venez recevoir des mains de Jésus les ornements de la liberté. On changeait autrefois dhabit à ceux que lon voulait affranchir ; et voici quon vous présente humblement au divin auteur de la liberté, afin quil lui plaise de vous dépouiller aujourdhui de toutes les marques de votre esclavage. Quon ne trouble point par des pleurs une si sainte cérémonie ; que la tendresse de vos parents ne simagine pas quelle vous perde, lorsque Jésus-Christ vous prend en sa garde. Quoi ! ce changement dhabit vous doit-il surprendre ? Si le siècle jusquici vous a habillée, doit-on vous envier le bonheur que Jésus-Christ vous revête à sa mode ? Quittez, quittez donc ces vains ornements et toute cette pompe étrangère ! (III, 48-49)

Ce passage est construit sur une double évocation du motif du vêtement, dabord référentielle, puis, symbolique ; cest ladverbe « Quoi ! » et la 165question rhétorique « ce changement dhabit doit-il vous surprendre ? » qui assurent la transition de lune à lautre de ces évocations. Lévocation référentielle se fonde sur un phénomène de dialogisme interculturel, dont lembrayeur est ladverbe de temps « autrefois ». LAntiquité est ainsi rapportée au temps actuel de lénonciation, ce qui fonde une analogie prétendument surprenante12 entre la destinataire du discours (présente grâce à lapostrophe « ma très chère Sœur ») et les affranchis dans lancienne Rome (« ceux quon voulait affranchir »). Cette analogie est dautant plus surprenante quelle nest pas préparée, et fait irruption dans le discours de façon abrupte, à tel point que le prédicateur modère son propos, dans lévocation symbolique, par une rhétorique de la suavitas (« Quon ne trouble point [] Jésus-Christ vous prend en sa garde »). Le caractère symbolique de cette seconde évocation sappuie sur une relation métaphorique et abstraite du vêtement et du monde : « Si le siècle jusquici vous a habillée, doit-on vous envier le bonheur que Jésus-Christ vous revête à sa mode ? » En définitive, le propos tenu par Bossuet est de nature syllogistique13. Ainsi, la métaphore du vêtement a une signification symbolique, et relève dune interférence entre la fonction cognitive et la fonction argumentative14 de la métaphore.

En tant que métaphore, le vêtement cristallise des représentations universelles, ancrées dans le psychisme des auditeurs. À ce titre, il condense 166en lui-même des abstractions, des représentations imaginaires qui appartiennent à linconscient collectif. Il en va ainsi du motif de la pourpre, qui, depuis lAntiquité romaine, est le symbole de la puissance et de la force. Dans lOraison funèbre de Marie-Thérèse dAutriche, Bossuet cite les « graves discours que saint Grégoire de Nazianze adressait aux princes et à la maison régnante » (VI, 205), et les amplifie : « Respectez, leur disait-il, votre pourpre, respectez votre puissance, qui vient de Dieu, et ne lemployez que pour le bien. » (VI, 205) La relation métaphorique entre le motif concret de la pourpre et la puissance royale, qui est sa signification abstraite et symbolique, passe par la réduplication de la séquence Vimpératif + COD (« Respectez [] votre pourpre », « respectez votre puissance »). Litalique exhibe lhétérogénéité discursive : le prédicateur cite Grégoire de Nazianze, quil glose, quil commente, et dont il interprète symboliquement les paroles. Ainsi est posé un rapport danalogie entre la pourpre et la puissance. Le motif de la pourpre est donc en soi signifiant et cristallise à lui seul la condamnation de la vanité et des excès du pouvoir politique. Sur un mode universalisant, Bossuet évoque ainsi le parcours terrestre de Marie-Thérèse dAutriche, quil décrit comme une femme à lindéfectible zèle religieux :

Mais quels malheurs, direz-vous, dans cette grandeur et dans un si long cours de prospérités ? Vous croyez donc que les déplaisirs et les plus mortelles douleurs ne se cachent pas sous la pourpre ? ou quun royaume est un remède universel à tous les maux, un baume qui les adoucit, un charme qui les enchante ? (VI, 192-193)

Ce passage, composé de trois questions rhétoriques, fait de la vie de la défunte reine un exemplum des souffrances du pouvoir et de la royauté. Si la première phrase renvoie clairement à la reine elle-même (ainsi quen témoigne le déterminant démonstratif), les deux phrases suivantes opèrent une montée en généralité du propos, actualisée par larticle indéfini (« un royaume ») et par le syntagme prépositionnel « sous la pourpre ». Le motif du vêtement pourpre, qui renvoie à la grandeur et à la gloire terrestres, pose donc ici la dimension tragique de la vie des grands. Aussi, grâce au vêtement pourpre comme motif référentiel, le prédicateur va-t-il offrir à ses auditeurs une vision allégorique, support de la condamnation de la vanité et des biens terrestres :

Parais donc ici, ô honneur du monde, vain fantôme des ambitieux et chimère des esprits superbes ; je tappelle à un tribunal où ta condamnation est bien 167assurée. Ce nest pas devant les Césars et les princes, ce nest pas devant les héros et les capitaines que je toblige de comparaître : comme ils ont été tes adorateurs, ils prononceraient à ton avantage. Je tappelle à un jugement où préside un roi couronné dépines, que lon a revêtu de pourpre pour le tourner en ridicule, que lon a attaché à une croix pour en faire un spectacle dignominie : cest à ce tribunal que je te défère ; cest devant ce roi que je taccuse. (III, 342-343)

Dun point de vue strictement littéral, le prédicateur sadresse ici à lhonneur du monde, grâce à une prosopopée, construite par lapostrophe (« ô honneur du monde »), les marques de la deuxième personne du singulier et limpératif (« Parais donc ici »). Or dun point de vue pragmatique, ce discours sadresse aux fidèles assemblés en bas de la chaire. Un système de valeurs communes est partagé entre lorateur et les auditeurs. Le déterminant indéfini (« un roi » ; cest moi qui souligne) est un embrayeur deffacement énonciatif, par lequel le prédicateur parle en co-énonciation15 aux fidèles : en effet, lun et les autres savent que le « roi couronné dépines, que lon a revêtu de pourpre pour le tourner en ridicule » est une périphrase qui désigne le Christ16. Grâce au motif du vêtement de pourpre, le prédicateur réaffirme aux auditeurs les valeurs communes et unifiantes de lÉglise, ainsi que la nécessité dobéir au dogme en méprisant les biens terrestres et en se tournant entièrement vers Dieu.

Le vêtement, métaphore de la conversion

Fondamentalement, léloquence de la chaire vise lédification et la conversion des pécheurs. Or le motif du vêtement participe de ce 168but illocutoire, en ceci que Bossuet en fait une métaphore de la pleine conversion du fidèle à Dieu. À ce titre, la dimension référentielle du motif du vêtement est neutralisée et incorporée à son évocation métaphorique, la dimension référentielle et la dimension métaphorique perdant alors leur autonomie et étant dépendantes lune de lautre.

Le vêtement cristallise à lui seul la dialectique de la faute et de la conversion, selon un système dantithèses. Il doit être une figuration, une image, cest-à-dire, une métaphore de la pudeur qui préside à la prise de conscience de la nudité de lhomme. Or cette nudité est elle-même une métaphore de linnocence des premiers temps du monde :

Il [saint François dAssise] se souvient de ces feuilles de figuier qui couvrirent, dans le paradis, la nudité de nos premiers parents, sitôt que leur désobéissance la leur eut fait connaître. Il songe que lhomme a été nu, tant quil a été innocent ; et par conséquent que ce nest pas la nécessité, mais le péché et la honte qui ont fait des premiers habits. Que si cest le péché qui a habillé la nature corrompue, il juge quil sera bienséant que la pénitence lhabille après quelle a été réparée. (I, 204-205)

Ici, le prédicateur joue sur un système doppositions fondamentales entre le passé et le présent, entre la nudité et le vêtement, entre la pudeur et lexhibition, entre linnocence et la culpabilité. Le groupe verbal « ont fait les premiers habits » fait converger le concret et labstrait et cristallise les enjeux moraux et apologétiques du discours. Grâce au thème du souvenir (« il se souvient ») et à lexemple de saint François dAssise (dont il prononce le panégyrique), M. de Meaux cherche à engager les auditeurs sur la voie de la conversion, en leur tendant la métaphore du vêtement comme un miroir de leur « honte » – cette honte qui se trouve, non pas dans une quelconque forme de nudité, mais dans le caractère superflu des habits.

Le principe analogique qui préside à la construction métaphorique du motif du vêtement passe notamment par un élément verbal. Dun point de vue stylistique et figural, la métaphore verbale donne la mesure de la conversion à Dieu que le prédicateur attend des auditeurs. Elle peut sappliquer à deux instances différentes. Tout dabord, la métaphore verbale du vêtement concerne les auditeurs eux-mêmes, les fidèles dont M. de Meaux souhaite quils changent de vie, comme on change un vêtement. Aussi les sermons de vêture sont-ils le cadre générique privilégié pour mettre en place un tel dispositif métaphorique : « Quittez 169donc ces vains ornements, à lexemple de Madeleine, et revêtez-vous de la modestie, non seulement de la modestie, mais de la gravité chrétienne, qui doit être comme le partage de votre sexe. » (IV, 354) Le substantif abstrait « modestie » et le syntagme nominal « la gravité chrétienne », qui sont les comparés, sont rendus concrets par leur incorporation à la construction transitive indirecte du verbe « se revêtir ».

Par ailleurs, le vêtement comme métaphore de la conversion peut sappliquer à Dieu, au Christ, qui appartient au dispositif énonciatif de léloquence de la chaire. Le Christ est proposé aux fidèles comme modèle à imiter, comme le principe qui va renouveler toutes choses :

[] nous verrons le Fils unique et bien-aimé qui prie son Père et son Dieu quil puisse porter tous nos crimes, et le Père en même temps qui les lui applique si intimement que le Fils de Dieu paraît tout à coup revêtu devant Dieu de tous nos péchés et, par une suite nécessaire, investi de toute la rigueur de ses jugements, percé de tous les traits de sa justice, accablé de tout le poids de ses vengeances. (IV, 152)

Ici, Bossuet propose aux auditeurs une vision spectaculaire du retour glorieux du Christ à la fin des temps. Initiée par le participe passé « revêtu », la métaphore sature le discours selon un rythme tétragonal, que lépoque classique a considéré comme le rythme le plus achevé : « revêtu [] de nos péchés », « investi de toute la rigueur de ses jugements », « percé de tous les traits de sa justice », « accablé de tout le poids de ses vengeances ». La place initiale du motif du vêtement, devenu métaphore de la Crucifixion, en exprime toute limportance, et parachève le mouvement initié dans une apparition soudaine, éclatante et aveuglante, intensifiée par le groupe adverbial « tout à coup ». Certes, cet éclat soudain de lapparition du Christ revêtu des péchés des hommes relève de la fonction pathémique17 des figures du discours, en ceci que limage proposée défie la compréhension, et ne revêt aucune dimension réaliste. Or la métaphore relève aussi dune interférence entre la fonction cognitive et la fonction argumentative18 des figures. En effet, le caractère inattendu, sinon violent, de limage sappuie notamment sur le déterminant possessif de P4 « nos péchés » (cest moi qui souligne). Celui-ci met 170en place un dispositif spéculaire, certes, mais extrêmement efficace : en limage du Christ glorieux et souffrant19, le prédicateur semble tendre aux auditeurs le terrible miroir dans lequel ceux-ci seront contraints de reconnaître leurs fautes passées, présentes et futures. Ce dispositif optique est dautant plus redoutable que le locuteur se compte lui-même au nombre de ces hommes pécheurs pour lesquels, dans lidéologie chrétienne, le Christ a donné sa vie. Le motif du vêtement a donc pour but de provoquer chez les auditeurs la conversion.

Le vêtement, de la métaphore à la prétérition

En tant quélément métaphorique, le vêtement est par définition un motif protéiforme, sujet à la mutation. Or à cet égard, le vêtement est ce qui couvre, ce qui enveloppe, ce qui cache, mais aussi, a contrario et dans le même temps, ce qui révèle, ce qui exhibe. Par là même, la dimension référentielle du vêtement est en tension avec sa représentation métaphorique, appelant et rejetant simultanément celle-ci.

La métaphore du vêtement perd sa pleine valeur métaphorique pour devenir une prétérition quand le langage prend la forme de déclarations dont l« accomplissement réussi garantit que le contenu propositionnel corresponde au monde20 », et à laquelle doit participer « une institution extra-linguistique21 ». Dans le cas des discours de Bossuet, lÉglise déclare au monde quune postulante sapprête à renoncer à la vie mondaine, et réalise conjointement et officiellement cette renonciation. En tant 171quélément constituant du discours ecclésiastique, le motif du vêtement est une prétérition qui, dans le même temps, exhibe ce quil cache :

Recevez des mains de lÉglise le dévot habit du grand saint Bernard ; ou plutôt représentez-vous la main de Jésus invisiblement étendue : cest lui qui vous environne de cette blancheur, pour être le symbole de votre innocence ; cest lui qui vous couvre de ce sacré voile, qui sera le rempart de votre pudeur, le sceau inviolable de votre retraite, la marque de votre obéissance. (III, 49)

Ici, le prédicateur parle « avec force de déclaration22 », en ceci quil est le porte-voix de linstitution ecclésiastique.

Le vêtement fonctionne à la fois comme métaphore et comme prétérition dans des situations où le discours relève denjeux publics, sinon politiques. Bossuet fut, par exemple, confronté à une telle situation en 1675, quand il prononça un sermon à loccasion de lentrée au Carmel de Louise de La Vallière. En 1662, celle-ci avait commencé et entretenu avec le roi (alors marié) une liaison. Or cette relation, de notoriété publique, pose des problèmes à la fois moraux, religieux et politiques23. La péroraison se donne volontiers à lire comme le triomphe politique de lÉglise et des dévots sur ce que ceux-ci ont considéré comme un libertinage du monarque. La situation de lancienne maîtresse du roi est double : en effet, le prédicateur lui déclare : « [] vivez cachée à vous-même aussi bien quà tout le monde ; [] » (VI, 58) Dun point de vue strictement sémantique, cette situation double est redondante. Or dire que Louise de La Vallière, qui sapprête à devenir aux yeux de Dieu et du monde Sœur Louise de la Miséricorde, quelle vivra hors de la vue du monde (« cachée [] à tout le monde ») semble relever dun paradoxe. En effet, M. de Meaux non seulement montre le retrait de la postulante au Carmel, mais il lexhibe. Il lexhibe de façon dautant plus singulière et remarquable que la reine elle-même, cette reine que son royal époux a trompé au su de toute la Cour avec celle qui sapprête 172à sacrifier sa vie à Dieu, assiste à ce discours et à la cérémonie de prise de voile. Bossuet est conscient des enjeux moraux et surtout politiques de cette royale présence, et il le signifie dans lexorde :

Madame, voici un objet digne de la présence et des yeux dune si pieuse reine. Votre Majesté ne vient pas ici pour apporter les pompes mondaines dans la solitude : son humilité la sollicite à venir prendre part aux abaissements de la vie religieuse []. (VI, 34)

Il ajoute à lintention de Marie-Thérèse : « Il ny a plus rien ici de lancienne forme, tout est changé au dehors » (VI, 34). Lutilisation du déictique spatial « ici » nest pas sans ambiguïté : renvoie-t-il au Carmel ? à la situation dénonciation tout entière ? On pourrait également faire lhypothèse quil renvoie de façon extrêmement biaisée à la postulante elle-même, dont « la forme », cest-à-dire, lapparence et lhabit, vont désormais changer à jamais. Ainsi, la religion consacre ici son triomphe moral et politique sur le roi et sur son ancienne maîtresse. En effet, de façon générale, lévêque de Meaux évoque lâme pécheresse et « défigurée » (VI, 38), dont le salut est cependant assuré grâce à la prise de voile (VI, 57-58). Lorateur parle alors en co-énonciation, puisque les auditeurs comprennent que cest la postulante qui est désignée – et la postulante elle-même le comprend. La péroraison du sermon achève le sacrifice de la vie mondaine de Louise de La Vallière : « [] descendez, allez à lautel ; victime de la pénitence, allez achever votre sacrifice : le feu est allumé, lencens est prêt, le glaive est tiré ; [] » (VI, 57). Le voile va alors devenir le vêtement du sacrifice, officié par larchevêque de Paris, Harlay de Champvallon24 : « Le sacré pontife vous attend avec ce voile mystérieux que vous demandez. Enveloppez-vous dans ce voile : [] » (VI, 57-58). En définitive, la postulante revêt un vêtement qui va paradoxalement exhiber son retrait du monde terrestre. Le voile est ici moins une métaphore de la conversion et du sacrifice à Dieu, que la prétérition par laquelle le prédicateur revendique le triomphe éternel du dogme dont il est le garant, sur les égarements du roi.

Ainsi donc, le vêtement, envisagé comme métaphore et comme prétérition, à la fois dissimule le corps humain et révèle la perfection divine :

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Que les habits, officieux envers la pudeur, cachent fidèlement ce quelle ne doit pas laisser paraître : si vous plaisez moins, par là vous plairez à qui il faut plaire ; et que le visage, qui doit seul être découvert parce que cest par là que reluit limage de Dieu, ait encore sa couverture convenable et comme un voile divin, par la simplicité et la modestie. (V, 619)

Cette exhortation à la pudeur, à « la simplicité » et à « la modestie » est aussi un appel à la fidélité (« fidèlement ») au dogme chrétien et au message évangélique. En cachant le corps, le vêtement révèle le visage, que le prédicateur conçoit comme limage et la métaphore de la perfection du Créateur. Ainsi, Bossuet propose ici une image du vêtement comme « voile divin », qui concentre conjointement la capacité de cacher et de révéler. En définitive, cette double dimension contradictoire définit aussi la métaphore du vêtement dans le discours du prédicateur, en ceci quelle fonctionne comme prétérition, et quelle a la capacité de dire sans dire, de montrer sans montrer. Cest donc dans la prétérition que se résolvent les tensions entre la dimension référentielle et la dimension métaphorique du motif du vêtement.

Le motif du vêtement dans les discours de Bossuet est à la mesure des modes de représentation de lépoque moderne. Lesprit baroque innerve dillusions la construction stylistique du motif du vêtement, et en fait tour à tour, par un jeu incessant et de métaphorisations et de démétaphorisations, un élément référentiel, un élément symbolique, un élément allégorique. Sa signification, tantôt morale, tantôt religieuse, tantôt politique, est elle-même en proie à loscillation et à lincertitude baroques. Bossuet est « un grand imaginatif25 », bien qu« il [soit] toujours malaisé de cerner ce qui dans les images de lévêque de Meaux relève dun imaginaire personnel, et ce qui ne correspond quà un imaginaire topique, simple reprise déléments bibliques, patristiques ou païens26 ». Lanalyse du motif du vêtement néchappe pas à cette difficulté. Mais le style fulgurant et le traitement personnel quen fait M. de Meaux, et surtout son art de rendre les images signifiantes dans des circonstances 174qui excèdent largement limaginaire et les topiques religieuses, semblent cristalliser et justifier la place centrale que la postérité a reconnue à Bossuet parmi les prédicateurs du Grand Siècle.

Nicolas Pelleton

PRAXILING

Université Paul-Valéry Montpellier 3

1 En condamnant le vêtement, le xviie siècle a également condamné ce quil a considéré comme la vanité féminine. Dans De lÉducation des filles (Œuvres, t. 1, édition établie par Jacques Le Brun, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1983, p. 149), Fénelon déplore la corruption que représentent « une coiffe, un bout de ruban, une boucle de cheveux plus haut ou plus bas, le choix dune couleur », et considère que lattachement que les femmes portent à ces objets sont « une maladie contagieuse » (ibid., p. 152). La Bruyère tient un discours de nature semblable (Les Caractères, « Des femmes », introduction et notes dEmmanuel Bury, Librairie Générale Française, Paris, 1995, p. 175-205). De façon subtile et indirecte, lœuvre de La Fontaine rejoint celle des moralistes (Fables, « Le vieillard et les trois jeunes hommes », « Le paon se plaignant à Junon », Contes et nouvelles en vers, « LErmite », dans Œuvres complètes, t. 1, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1991, respectivement aux p. 441-442, 95-96 et 687-692).

2 Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 65.

3 Ibid., p. 85.

4 Ibid., p. 66.

5 Ibid., p. 58.

6 Une gravure représentant Louis XIV revêtu de son costume solaire est visible sur Gallica.

7 Jean-Louis Quantin, « La religion de Bossuet », dans Gérard Ferreyrolles, Béatrice Guion, Jean-Louis Quantin, Emmanuel Bury, Bossuet, PUPS, Paris, 2008, p. 55.

8 Les citations prises aux discours de Bossuet viennent de lédition de labbé J. Lebarcq, revue et augmentée par Ch. Urbain et E. Levesque (Œuvres oratoires de Bossuet, 7 volumes, Desclée-De Brouwer et Cie, Bruges-Paris, 1914-1926), dont nous indiquons le volume en numérotation romaine, et la page en numérotation arabe.

9 Alain Rabatel définit la sur-énonciation comme la « coproduction dun PDV surplombant de L1/E1 qui reformule le PDV en paraissant dire la même chose tout en modifiant à son profit le domaine de pertinence du contenu ou son orientation argumentative » (« De lintérêt des postures énonciatives de co-énonciation, sous-énonciation, sur-énonciation pour linterprétation des textes (en classe) », dans La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO, mars 2012. URL : http://cle.ens-lyon.fr/plurilangues/langue/didactique/de-l-interet-des-postures-enonciatives-pour-l-interpretation-des-textes ; consulté le 8 avril 2020). Alain Rabatel désigne par « L1/E1 » linstance productrice du discours, qui est à la fois énonciateur et locuteur.

10 Dans le Sermon sur la mort, M. de Meaux déclare : « Entre toutes les passions de lesprit humain, lune des plus violentes, cest le désir de savoir ; et cette curiosité fait quil épuise ses forces pour trouver ou quelque secret inouï dans lordre de la nature, ou quelque adresse inconnu dans les ouvrages de lart, ou quelque raffinement inusité dans la conduite des affaires. » (IV, 263-264) Il semble que, pour Bossuet, les « vains ajustements » féminins relèvent dun « épuisement » contre-nature, comme le montrent les adjectifs « inventive et ingénieuse ».

11 Bossuet écrit : « Il [lhomme] était supérieur par raison, il devient un maître sévère par humeur : [] la femme est assujettie à cette fureur, et dans plus de la moitié de la terre les femmes sont dans une espèce desclavage. Ce dur empire des maris, et ce joug auquel la femme est soumise, est un effet du péché. » (Élévations à Dieu sur tous les mystères, in Bossuet, Élévations sur les mystères, Méditations et autres textes, éd. établie et présentée par Renaud Silly o.p., Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2017, p. 327)

12 La question rhétorique a pour effet de désamorcer toute forme de pathos, ainsi que le caractère prétendument surprenant du « changement dhabit ».

13 Le syllogisme est défini par Aristote comme « un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose dautre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données » (Premiers Analytiques, traduit par Jules Tricot, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, 2016, p. 19). Le raisonnement consiste ici à dire à la postulante que le monde la habillé, et que Jésus-Christ est son sauveur ; donc, elle doit désormais laisser Jésus-Christ la revêtir.

14 Selon Marc Bonhomme, la fonction cognitive des figures du discours relève de la « dimension conceptuelle » (Pragmatique des figures du discours, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de Grammaire et de linguistique », 2005, p. 172) de la métaphore, et permet une meilleure compréhension du message (ibid., p. 173). Quant à la fonction argumentative, elle permet de « modifier [les] comportements des récepteurs » (ibid., p. 178), et de renforcer la conclusion du raisonnement (ibid., p. 182). Linterférence entre la fonction cognitive et la fonction argumentative des figures du discours suppose la conjonction de « données psychologiques et pratiques » (ibid., p. 190), par lesquelles est déclenchée la persuasion. Ici, Bossuet reconnaît que, dun point de vue psychologique, la postulante est en droit de souffrir, puisquelle va être arrachée au monde et à sa famille ; mais il lui montre, dun point de pratique, elle va être libérée de loppression et de la domination tyrannique des vices du monde terrestre.

15 Alain Rabatel définit la sous-énonciation comme la « coproduction dun PDV “dominé”, L1/E1, le sous-énonciateur, reprenant avec réserve, distance ou précaution un PDV qui vient dune source à laquelle L1/E1 confère un statut prééminent » (art. cité).

16 Les poètes également exploitent la figure du Christ revêtu du manteau de pourpre. On lit, par exemple, chez La Ceppède (Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, Paris, José Corti, 1988, t. 2, p. 121) : « Aux monarques vainqueurs la rouge cotte darmes / Appartient justement. Ce Roy victorieux / Est justement vêtu par ces mocqueurs gens darmes / Dun manteau, qui le marque et Prince, et glorieux. // O Pourpre, emplis mon test de ton jus précieux / Et luy fay distiller mille pourprines larmes, / A tant que méditant ton sens mystérieux, / Du sang trait de mes yeux jensanglante ces carmes. »

17 Selon Marc Bonhomme, la fonction pathémique des figures participe de l« impact psychologique des figures », en ceci que lémotivité est « génératrice de figures » (op. cit., p. 169).

18 Voir note no 14.

19 Dans la poésie, on trouve également une relation métaphorique entre le motif du vêtement, et la souffrance et la gloire du Christ. Cest, par exemple, le cas chez La Ceppède (Jean Rousset, op. cit., p. 122) : « O Royauté tragique ! ô vestement infame ! / O poignant Diademe ! ô Sceptre rigoureux ! / O belle, et chere teste ! ô lamour de mon ame ! / O mon Christ seul fidele, et parfait amoureux. » Cest aussi le cas chez Gabrielle de Coignard (Terence Cave et Michel Jeanneret, La Muse sacrée. Anthologie de la poésie spirituelle, Paris, José Corti, 2007, p. 157 : « Quel horreur eust alors la trouppe nonpareille / Des Anges glorieux voyant ceste merveille, / Quon deust si mal traicter ceste divinité / Couverte du manteau de son humanité. »

20 John R. Searle, Sens et expression. Étude des théories des actes de langage, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1982, p. 57. Par exemple, dit Searle, déclarer la guerre revient à dire « Cest la guerre ».

21 Ibid., p. 58.

22 Ibid., p. 60.

23 Constance Cagnat-Debœuf rappelle que le roi et sa maîtresse entretenaient leur relation « au su de tous – la Reine exceptée – [] » (Bossuet, Sermons. Le Carême du Louvre, édition de Constance Cagnat-Debœuf, Paris, Gallimard, coll. « Folio classiques », 2001, p. 16). Par ailleurs, « [l]es excès du monarque ont en outre valeur dexemple à la Cour, et encouragent le libertinage galant » (ibid.). Cette situation était perçue comme dautant plus inquiétante que le mariage de Louis XIV avec linfante avait permis de mettre fin à « un demi-siècle de guerre » avec lEspagne (ibid.).

24 Voir VI, 57, no 9.

25 Philippe Sellier, Essais sur limaginaire classique. Pascal. Racine. Précieuses et moralistes. Fénelon, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2003, p. 7.

26 Anne Régent-Susini, « La geôle et lhabit : imaginaire de la vêture dans les sermons de Bossuet », dans Jean-Pierre Landry (dir.), Le Temps des beaux sermons, Lyon, Cahiers du GADGES, 2006, p. 249.