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Classiques Garnier

Pour Jacques Le Brun

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
    2020, n° 11
    . Bossuet et l’Italie (xviie-xxe siècle)
  • Auteur : Houdard (Sophie)
  • Pages : 23 à 28
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406110491
  • ISBN : 978-2-406-11049-1
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11049-1.p.0023
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Pour Jacques Le Brun

À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer.

Walter Benjamin, Sur le concept dhistoire (1940).

Jacques Le Brun nous a quittés. Lexpression usuelle vient sous ma plume nen trouvant pas de plus juste : emporté par le virus dont lirruption violente signait selon lui le véritable début de ce siècle, il nous laisse une œuvre immense attentive à saisir les mutations, crises, actions destructrices et paradoxalement créatrices de la disparition et de la négation. Chez le poète silésien Johannes Scheffler, Angelus Silesius, auquel Jacques Le Brun est revenu souvent, jusquà lui consacrer son dernier ouvrage paru (Dieu un pur rien. Angelus Silesius. Poésie, Métaphysique et mystique, Paris, Seuil, 2019), il reconnaissait la capacité de faire sentir au lecteur le passage dune époque, quand la guerre de Trente Ans, les drames, sont loccasion violente et déterminante des grands mouvements de bascule de la pensée. Et cest à Walter Benjamin, à lhistorien du Trauespiel baroque, que Jacques Le Brun empruntait en maints endroits de son œuvre la description de ce que devait être le travail de lhistorien. Je cite à mon tour les lignes du célèbre essai que Walter Benjamin écrivait en 1940, Sur le concept dhistoire : « Faire œuvre dhistorien ne signifie pas savoir “comment les choses se sont passées”. Cela signifie semparer dun souvenir tel quil surgit à lheure du danger ». Cette mise en question du document pour repérer ses déplacements, ses éclipses et ses retours aura été le cœur de la pratique historienne de Jacques Le Brun, létude des textes de la mystique constituant autant de traces dune époque, le xviie siècle, qui nauront jamais été aussi agissantes quaux prises avec le danger de leur disparition.

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Ni contenu dogmatique, ni expérience sensible ou solide, la mystique tel que la concevait Jacques Le Brun, est à lépoque moderne une série de figures, de personnages, de motifs anciens, bibliques, historiques, images parlantes qui constituent une « configuration ». Leur réappropriation et leur dispersion organisent dans la sérialité même des exemples de lamour pur, de labnégation, de la passiveté, de linaction, du sacrifice, notions qui ne trouvent alors ni théorie ni système pour les rendre pensables de manière rigoureuse. Les pages décisives qui ouvrent Le Pur Amour de Platon à Lacan (Paris, Seuil, 2002) sur le sens du mot « figure » insistent sur ce travail de la configuration qui « offre dans la réalisation passée, historique ou mythique, ce qui essaie de se dire dans le présent » à moins quelle « annonce la vérité du présent » (p. 15). Dans ces pages, Jacques Le Brun tissait un rapport au temps et aux textes, nourri par sa connaissance et sa pratique des écrits freudiens, insistant sur lambiguïté foncière de la figure, énigmatique, comme celles du rêve qui ne délivrent leur signification que de linterprétation quon en délivre et qui en « dépendent », car « cest le futur qui donne le sens du passé, ou crée ce sens » (ibid.). La configuration mystique est dès lors une série mouvante, instable, incomplète qui dépend de gestes décriture, de lecture, dinterprétations, derreurs, voire de « malentendus créatifs », comme il lavait écrit de la réception paradoxale de Fénelon.

Avec Jacques Le Brun, les écrits mystiques nattendaient pas quon exhume un sens sagement déposé, prêt à être mis au jour. Jamais stabilisés par une doctrine, une autorité ou une institution, les écrits et les figures devaient être interprétés comme autant de documents qui organiseraient sans cesse, selon une sédimentation instable, un terrain où une vérité est montrée mais sans sy épuiser, dans le travail dune « interprétation » jamais comblée, occasion pour lui de citer souvent LInterprétation infinie de Pier Cesare Bori (1987).

Le « Finale » de LAnge (pour reprendre le diminutif quil donnait avec humour quand il évoquait avec moi son ouvrage sur Angelus Silesius) sarrête sur le dernier distique du Pèlerin chérubinique (VI, 263) pour interpréter le mot Schrift, Écriture, Bible, mais aussi « écriture » avec une minuscule, comme lautorise la langue allemande, dont le lecteur aura fait une expérience de lecture : « Une écriture poétique devient acteur dune transformation, dune assimilation, nouant en ce distique conclusif les trois termes, qui sont aussi les trois modalités que nous 25posions en indice de notre enquête, poésie, métaphysique et mystique, et cela par leffet de lacte dune “lecture” première, lesen. Cette mutation toutefois effectue, sous lapparente continuité dun acte, une véritable rupture ; elle crée du nouveau en dégageant dans lancien la possibilité dun devenir et dun devenir autre. » Citons Walter Benjamin encore une fois : « Car cest une image irrécupérable du passé qui risque de sévanouir avec chaque présent qui ne sest pas reconnu visé par elle. »

« Histoires de la mystique et déclin de la mystique au xviie siècle » (2005)1 : le titre de cet article, né en partie dun séminaire animé en 2001, où Jacques Le Brun observait la construction de la mystique comme discipline normalisée, à limage de la philosophie et de la théologie, et sa disparition. Les métaphores bien connues de linvasion, de la déroute ou du crépuscule chères à Henri Bremond ou à Louis Cognet, cédaient la place à une tout autre étude où les forces oppositionnelles tenaient non au combat de forces antagonistes, extérieures, mais au travail de la configuration elle-même, en sorte que linstitution de la mystique signait lacte même de son déclin, ou, pour reprendre une formule de séminaire, plus efficace, « ce qui la consolide la défait ». Grand connaisseur de la langue et du monde germaniques, en particulier du monde protestant luthérien, Jacques Le Brun travaillait avec une acribie étonnante des textes peu connus en France, Johannes Günther, Johann Friedrich Mayer, Jakob Thomasius, Daniel Colberg, surtout Gottfried Arnold qui, le premier, constituait la mystique comme un objet historiographique à part entière dans son Unparteyische Kirchen-und Ketzerhistorien (1699). La mystique au cœur de cette histoire de lÉglise, en était à la fois « le moteur et le refoulé ». Jacques Le Brun montrait alors comment la mystique, religion infuse dans le cœur des hommes, était pensée avec Arnold comme une Urreligion, religion des origines non apprise mais infuse, que ladministration cléricale avait défaite, voire persécutée. Dans cette histoire « impartiale » (umparteyisch), sans référence aux positions confessionnelles, publiée en 1699 au moment du bref Cum alias et de la répression luthérienne du piétisme, Jacques Le Brun voyait autre chose quune « coïncidence chronologique », lhistoire dune forme de religion menacée par les orthodoxies : « Lhistoire écrite par Gottfried 26Arnold était lhistoire récurrente dune souffrance, de ce qui, au fil des siècles, “inquiète” la pensée et la pratique, une grande œuvre mélancolique dans la mesure où lécriture de lhistoire, lérudition, leffort pour donner sens à lhistoire se savaient impuissants à remonter le cours de cette histoire [] ».

Larticle cité plus haut organise une série elle aussi impartiale : Robert Bellarmin, Maximilien Sandaeus, Jakob Thomasius, Gottfried Arnold et Honoré de Sainte-Marie y écrivent une histoire apparemment différente et qui pourtant aboutit à un même déclin. La normalisation ecclésiastique chez Bellarmin et Sandaeus, la notion dhérésie séculaire née de lhellénisation du christianisme pour Thomasius, lentreprise marquée du sceau de la mélancolie chez Arnold, comme chez le carme Honoré de Sainte-Marie qui, tentant de sauver lessentiel, la ramène à la normalité : tous scellent la fin de la mystique. La disparition de la mystique nest donc pas le résultat des combats menés par les opposants quon pourrait dire naturels (libertins, rationalistes), mais par le processus de légitimation ici historique (comme il y en aura de justifications) qui étouffe la nouveauté et la force subversive des affirmations les plus hardies. Cette perspective ouvrait des pans de recherche amples et nouveaux sur une mystique qui fait entrer un coin dans la théologie à lépoque moderne, mais qui ne peut échapper au déclin quelle organise tentant en vain le sauve-qui-peut de son langage et de ses questionnements. Cétait pour moi un chantier qui souvrait pour étudier la simultanéité de la mystique et de lanti-mystique, de linvasion et du déclin comme de la répression, et le poids des langages et de leur impasse dans cette histoire.

À sa disparition, la mystique se survit, se transforme, cherche, dans des figures nouvelles à penser ce qui a été refoulé sur les marges de la culture et de la spiritualité modernes, comme le sacrifice dun fils, lantique dévouement, le choix de la perte, lexil de Dieu, la supposition dun Dieu cruel. La mystique survit à sa disparition, parce quelle na jamais été reçue et quelle aura toujours déjà été condamnée. Ses affirmations impossibles ne trouveront à se dire et se penser que par lexercice de la négation qui écrit et pose ce qui est par le même geste écarté. Le Pouvoir dabdiquer. Essai sur la déchéance volontaire (Paris, Gallimard, 2009) est tout entier traversé par cette lecture dun acte inouï qui fait du « renoncement » au pouvoir « un acte véritablement fondateur », car 27cest par le geste par lequel elle sabolit quapparaissent la royauté et son secret : geste ultime de pouvoir et de volonté où sexpose le roi dans la nudité de son absolu.

Il faut relire ces pages où Jacques Le Brun rappelle en quelques formules précises et efficaces une histoire longue de la mystique dont il était lun des meilleurs connaisseurs : « Parler de crise de la mystique au xviie siècle est soit inexact, soit tautologique. [] la crise serait plutôt liée à la mystique comme si, expression dun temps de crise ou dune crise de la pensée et de la civilisation, la mystique prenait nécessairement sur soi en les exprimant les contradictions et les apories de son temps2 ». Le désespoir, léloignement de Dieu, conditionnent la célèbre et très contestée supposition impossible des mystiques sur laquelle Le Brun a écrit des pages très importantes pour comprendre comment la mystique est traversée par le vide et le dépouillement, la possibilité dun Dieu cruel et pervers qui condamnerait ceux qui laiment à ne jamais goûter la béatitude des fins dernières. « Le mystique moderne dans un monde où les catégories mêmes sur lesquelles est construite la théorie de son expérience, en premier la catégorie de la jouissance, mais aussi celle de lacte et celle de lexpérience, ont subi de telles mutations quelles sont devenues impénétrables à leurs contemporains, est réduit à témoigner dune absence sans nom, dun Dieu où nulle orthodoxie ne reconnaît son Dieu » (ibid., p. 276). Dans maints articles comme ici, Jacques Le Brun maniait un savoir ample, difficile, avec une clarté et une rigueur exemplaires, il conduisait le lecteur ou lauditeur jusquaux postulats les plus radicaux ouvrant vers la philosophie et la psychanalyse lacanienne, qui nourrissait un pan important de son travail intellectuel.

Dans un colloque consacré à « Michel Foucault et les religions » (Lausanne, octobre 2014) Jacques Le Brun avait prononcé un exposé3 sur lhistoire du mot et de la notion de « spiritualité » dans la tradition théologique et philosophique jusque chez Foucault et Lacan. Interrogeant en conclusion lécriture de lhistoire, qui ne cesse de déplacer son discours 28et les sédiments sur lesquels elle sélabore, Jacques Le Brun posait la question des traces : « Que reste-t-il quand tout est effacé ? Quy a-t-il quand il ny a plus rien ? la tradition théologique en seffaçant semble avoir délesté notre emploi de “spiritualité” de tout cet héritage. Or, tout héritage ressurgit à son effacement, ne serait-ce que sous la forme de l“objet sans nom” dont parlait Lacan en 1936, doù limpossibilité dun usage de “spiritualité” qui soit vierge de son passé, condition qui impose travail, analyse inlassable remise sur le chantier des textes et des idées ».

Sophie Houdard

Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

1 Jacques Le Brun, « Histoires de la mystique et déclin de la mystique au xviie siècle », dans Alain Dierkens et Benoît Beyer de Ryke (dir.), Mystique : la passion de lUn, de lAntiquité à nos jours, Bruxelles, Éditions de lUniversité de Bruxelles, 2005.

2 Jacques Le Brun, « Le Dieu des mystiques au xviie siècle », dans Henri Laux et Dominique Salin (dir.), Dieu au xviie siècle : crises et renouvellements du discours : une approche interdisciplinaire, philosophie, esthétique, théologie, mystique, Paris, Éditions des Facultés jésuites de Paris, 2002, p. 265.

3 Celui-ci est disponible à ce jour en vidéo : https://www.dailymotion.com/video/x2b9so8 et en version imprimée dans Jean-François Bert (dir.), Michel Foucault et les religions, Paris, Le Manuscrit, 2015.