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Classiques Garnier

Un éloge de Bossuet à Rome en 1705 L’immagine del Vescovo de Paul Alexandre Maffei

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
    2020, n° 11
    . Bossuet et l’Italie (xviie-xxe siècle)
  • Auteur : Romagnino (Roberto)
  • Résumé : L’article se penche sur le texte de l’éloge de Bossuet prononcé en 1705 lors d’une séance de la Congrégation pour la propagation de la foi (Rome), par le savant italien Paul-Alexandre Maffei. L’analyse de l’intertexte ayant fourni la matière pour cet éloge à la structure atypique suggère que ce dernier constitue en réalité un pastiche des matériaux consultés, préparé vraisemblablement sur l’initiative et avec le concours des personnalités proches de l’évêque de Meaux.
  • Pages : 89 à 108
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406110491
  • ISBN : 978-2-406-11049-1
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11049-1.p.0089
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Un éloge de Bossuet à Rome en 1705

Limmagine del Vescovo de Paul Alexandre Maffei

Rome, le dix-neuf janvier 1705 : le nom de Jacques-Bénigne Bossuet retentit lors dune séance solennelle de lAcadémie Ecclésiastique du Collège Urbain de la Congrégation pour la propagation de la Foi. Appelé à prononcer un discours illustrant les traits de lévêque idéal, le savant italien Paul Alexandre Maffei remplace le discours auquel lauditoire sattendait, une description générale et une revue des caractéristiques et des traits moraux qui caractérisent la dignité épiscopale, par un éloge de lévêque de Meaux décédé depuis quelques mois, admirable incarnation de ces vertus et exemple saisissant à mettre sous les yeux des auditeurs1.

Aussitôt imprimé, le discours est traduit en français deux ans plus tard2. Quoique certains aspects de la composition de cet éloge aussi bien que les détails du contexte dans lequel il fut prononcé demeurent obscurs, le texte de Maffei nous invite à réfléchir sur la réception de Bossuet en Italie dans la période immédiatement postérieure à sa mort, et en particulier sur les canaux par lesquels son œuvre et sa personnalité pouvaient être connues, et à nous demander quel aspect de sa carrière multiforme était ressenti comme le plus représentatif.

Ainsi, après avoir brièvement présenté lauteur et loccasion de cet éloge, nous nous pencherons sur le discours lui-même, pour chercher 90à répondre aux questions suivantes : pourquoi Maffei a-t-il choisi de centrer son discours sur Bossuet ? Et quelle connaissance de lœuvre de lévêque affleure dans son éloge ?

Lauteur et loccasion

Né à Volterra en 1653, Paul Alexandre Maffei, Chevalier de Saint-Étienne, fut appelé vers 1666 à Rome, auprès de son oncle Ugo Maffei, chargé des affaires de la cour de France et pensionné du roi. Ici, il étudia la philosophie et la théologie au Collège Romain. LÉloge du Chevalier Paul Alexandre Maffei3 nous informe quil a consacré toute sa vie aux études, pour ne se dédier que tardivement à lécriture. Chevalier de la garde pontificale, mais surtout polymathe, antiquaire, fin connaisseur des langues anciennes aussi bien que de lhistoire de lart, il déploya ses talents variés dans des ouvrages remarqués, de caractère philologique (parmi lesquels lédition annotée des Satyræ de Quintus Sectanus, recueil pseudépigraphe de la plume de Ludovico Sergardi) mais en particulier portant sur lépigraphie, la sculpture et la glyptique antiques, comme le Recueil de statues anciennes et modernes (1704) et la collection de Gemmes antiques figurées (4 volumes, 1707-1709). Membre de lAcadémie dArcadie (sous le nom dEunonio Cilleniaco), Maffei entretint des relations épistolaires avec les personnalités les plus brillantes et savantes de son temps, parmi lesquelles Leibniz. Malheureusement, sa correspondance fut détruite par un incendie, nous privant ainsi de précieuses informations sur le réseau international quil avait su tisser. Il mourut à Rome en 1716.

Outre ses propres relations (par exemple le lyonnais Jacob Spon), il apparaît indubitable que Paul Alexandre Maffei devait être en contact avec la France par lintermédiaire de son oncle Ugo, que nous trouvons mentionné entre autres dans la correspondance de Colbert4, aussi bien que dans une lettre du Cardinal de Retz :

91

Je ne doute point que M. Hugo Maffei [] nait lhonneur dêtre connu de vous, mais je crois être obligé de vous dire [], quil me semble avoir vu dans sa manière dagir un fond de zèle très-véritable et très-sincère pour le service du Roi, et quelque chose de plus solide et de plus effectif que lon ne rencontre pour lordinaire aux gens de ce pays-ci5.

On peut supposer que cest en raison de son érudition, qui lui aurait permis de fouiller parmi de nombreux exemples antiques, que notre antiquaire a été choisi pour prononcer un discours illustrant les caractéristiques de lévêque idéal. Loccasion qui devait accueillir cette déclamation était des plus importantes. Cest en effet face à lélite ecclésiastique romaine que Maffei était appelé à se produire. Deux lettres adressées au neveu de Bossuet, lune du Cardinal Ottoboni qui était parmi les auditeurs, et lautre de Toussaint Janson-Forbin, nous donnent à ce propos-ci quelques renseignements :

Lundi prochain le Sieur Maffei, homme très docte et actuellement familier de Sa Sainteté, dans lAcadémie publique de Propagande, célébrera avec une très belle oraison le nom vénérable de Mr lévêque de Meaux. Et jespère [] vous en faire parvenir un exemplaire imprimé, comme preuve de la vénération que je professe pour la mémoire Illustre de loncle, et pour le mérite de son neveu.

Lon fit à la Propagande une oraison funèbre pour feu M. de Meaux. M. le cardinal Ottobon et plusieurs autres prélats y assistèrent []. M. le cardinal Ottobon ma dit quil la feroit imprimer et vous lenvoyroit. Lon ne sauroit assez loüer le mérite de ce grand prélat6.

92

La profération de cet éloge, de surcroît, fut préparée avec soin sous le patronage des milieux liés à la France, avec lesquels Maffei devait avoir une certaine familiarité, et qui avaient manifestement lintérêt de montrer que Rome nétait pas en reste dans la connaissance, lappréciation et la célébration du génie de lévêque de Meaux. Une lettre du P. Cloche au neveu de Bossuet, datée du 14 octobre 1704, le fait entendre clairement :

Je remettrai à un cavalier italien tous les mémoires que vous menvoyez, afin quil en forme léloge à la glorieuse mémoire de ce grand évêque, qui a été le défenseur de lÉglise et le vainqueur des hérétiques []. Si léloge quon fera à Rome est digne de ce digne prélat, je vous lenvoierai afin quon connoisse en France quon sait louer et estimer à Rome les évêques dune piété et dune doctrine aussi singulière et distinguée que celles dont Mgr de Meaux était orné et desquelles vertus ce grand homme sest su si bien servir7.

Aussi Paul Alexandre Maffei aurait-il été choisi pour composer rapidement – à laide de documents de première main émanant des proches de Bossuet – et prononcer cet éloge de lévêque. On peut supposer que loccasion en fut trouvée en la conférence prévue dans le cadre de lacadémie ecclésiastique de la Congrégation pour la Propagation de la Foi, ce qui, semble-t-il, rendit nécessaires quelques aménagements thématiques et formels dans la rédaction du discours, destiné à un cadre qui habituellement, selon les mots de Maffei lui-même, naccueillait que des sujets liés à la doctrine.

Fondée officiellement par Grégoire XV le 6 janvier 1622, en effet, la Congrégation pour la Propagation de la Foi (de Propaganda Fide), constituait un « dicastère chargé de la juridiction sur lactivité missionnaire de lÉglise catholique8 », et plus précisément « linstrument institutionnel par lequel le souverain pontife devait accomplir au mieux son devoir doffice pastoral (“officium pastorale”) universel pour la propagation de la foi et pour la diffusion de lÉglise catholique9 ». Le Collège Urbain de la congrégation, fondé en 1627 par Urbain VIII et dont la 93salle accueillit la déclamation du discours, était destiné à la formation du clergé missionnaire originaire des lieux des missions10. Dès lors, malgré les limites liées à loccasion, lappréciation de la personnalité de Bossuet dans ce contexte, soucieux principalement de la diffusion de la foi et de la lutte contre lhérésie par une action apostolique, ne saurait être mise en doute11.

Un éloge « irrégulier » ?

On la vu, le discours de Maffei a été immédiatement imprimé, et le désir de le faire parvenir en France aux proches de Bossuet nétait sans doute pas la dernière raison dune publication aussi rapide. De ce fait dailleurs, léloge de Bossuet méritait une mise en page digne de son sujet. Et en effet, en dépit dune erreur de numérotation (il manque les pages de 17 à 20), le petit in-folio dune vingtaine de pages apparaît très soigné, avec en plus des illustrations : labbé Ledieu le dit « imprimé en beau papier et en caractères magnifiques12 ».

La page de titre abrite une gravure représentant un écu orné aux armes du Dauphin, dédicataire de louvrage, aux côtés duquel figurent Pallas et Minerve. Le texte du discours proprement dit est précédé de deux pièces liminaires qui montrent bien que ce projet éditorial a été conçu avec un regard spécial pour la France. La première pièce, souvrant sur une lettrine où apparaît un dauphin couronné, sadresse précisément au Dauphin, qui fait lui aussi lobjet dun éloge indirect en tant quélève de Bossuet et incarnation des plus exquises vertus, tandis que la deuxième, imprimée en italique et ouverte elle aussi par une lettrine ornée, consiste en un avis au lecteur, où Maffei explique pourquoi cet éloge de Bossuet est en quelque sorte « irrégulier » par rapport aux modèles du genre. La mise en page de léloge à proprement 94parler, enfin, comporte quant à elle une double ornementation. Ouvert par une lettrine agrémentée dun encensoir ou un brûle-parfum doù sort une fumée que lon suppose odoriférante, le texte est précédé dun bandeau gravé montrant une figure féminine auréolée (personnification de la Foi ou de la Religion) et qui, avec une croix dans la main droite et la sainte hostie dans la gauche13 poursuit et chasse une autre figure, représentée avec les traits altérés que la rhétorique gestuelle et la physiognomonie attribuent aux passions violentes et négatives, sous lesquels on peut voir la personnification de lhérésie. La dernière page du volume, enfin, abrite un cul-de-lampe où figurent une mitre au centre dune composition de branches (des palmes selon labbé Ledieu) et de roses, et une croix et une crosse qui sentrecroisent.

Avant daborder le texte de léloge, il nous paraît opportun de nous arrêter sur lavis au lecteur. Au début de ce discours liminaire, Maffei déclare ouvertement que son dessein nest « que de représenter les vertus et les glorieuses actions de feu Monseigneur Jacques-Bénigne Bossuet », mais que loccasion particulière qui a accueilli la profération de cet éloge la en quelque sorte contraint « de [s]éloigner du style et de la méthode quont tenue communément ces orateurs dun grand nom, qui, en faisant les éloges des hommes illustres, nous ont enseigné la vraie et sûre règle de semblables ouvrages14 ». Lusage de lAcadémie ecclésiastique, nous explique lauteur, limitant les thèmes des conférences à lhistoire et aux questions plus strictement doctrinales, la louange dun homme particulier aurait paru pour le moins excentrique. Cependant, appelé finalement à traiter le thème des caractéristiques de lévêque idéal, il a trouvé le moyen de prononcer léloge de Bossuet en misant en particulier sur son zèle apostolique et sur ses mérites dans léradication de lhérésie, des motifs tout à fait cohérents avec lesprit animant la Congrégation. Cette occasion, souligne Maffei, lui a suggéré quil naurait pas pu « former pour Monseigneur Bossuet un plus bel éloge, quen exposant le portrait de lÉvêque, dessiné et coloré selon les traits de tel illustre modèle15 ». Or, cette justification pour avoir en quelque sorte hybridé 95les traits de léloge et un développement monographique plus proche de la dissertation, ne figure que dans lavis au lecteur, destiné à la seule version imprimée. Cest ici que Maffei avoue que son objectif nétait dabord que de louer lévêque de Meaux, ce qui laisse supposer quil ne craignait pas tant que léloge pût surprendre voire irriter ses nobles auditeurs, quil ne déçût le public des lecteurs, vraisemblablement plus large et, peut-être, féru de rhétorique profane, qui aurait attendu un panégyrique conforme aux illustres exemples du genre.

Et à y regarder de près, envisagé sous langle du genre de léloge, le discours que nous nous apprêtons à lire savère effectivement atypique. Pratiqué pour le moins à partir dIsocrate et Platon, le genre de lenkômion/laus, a été codifié dans lAntiquité – en langue grecque par les auteurs de Progymnasmata (tel Aphthonios) et surtout dans le traité sur le basilikós logos qui nous est parvenu sous le nom de Ménandre le Rhéteur, et en langue latine notamment par Quintilien – et dans la première modernité (entre autres par les rhéteurs de la Compagnie de Jésus tel Fr. Pomey et J. de Jouvancy)16. Or, dans les diverses formes sous lesquelles léloge se manifeste, ce discours pouvant porter sur une palette dobjets variée (personnes et lieux notamment), il possède certaines caractéristiques qui le rendent immédiatement identifiable. Dans le cas de léloge dune personne, le 96discours suit habituellement un plan per species, comportant plusieurs sections (kephalaia/capita), dont chacune développe, en lillustrant par des exemples, tantôt les différents lieux et circonstances a persona, tantôt les vertus du loué. Or le modèle fourni par Ménandre et Quintilien, dont Aphthonios propose une version plus légère et agile, dénombre une série de topoï censés montrer les signes et les manifestations du caractère exceptionnel du sujet depuis sa naissance, au cours de sa formation (anatrophè et paideia ; educatio et disciplina en latin), par son caractère (epitèdeumata – comprenant aussi des vertus souvent mentionnées telles la douceur, la justice, la tempérance – èthos, animi natura) par ses actions et surtout par ses vertus, ainsi que par la comparaison avantageuse (synkrisis/comparatio) avec des figures du passé (historique ou mythique).

Quen est-il de ces traits formels dans le discours de Maffei ? Tout dabord, on constate que dans sa version rédigée et imprimée, léloge de Bossuet se présente comme un discours très orné mais parfois prolixe, entassant des listes de vertus entrecoupées de rares repères biographiques, et dont il nest pas toujours aisé de dégager un plan cohérent17. Le discours souvre sur une sorte de prologue de cinq pages, où Maffei, à la faveur dun procédé dinsinuation, laisse entendre à ses nobles auditeurs que la conférence portera, comme attendu, sur les caractéristiques de lévêque, dont il se propose de donner le portait idéal voire le modèle (« ritratto »). Cependant, continue Maffei,

il faut que javoue que je ne saurais flatter et satisfaire [« lusingare, e pascere »] vos yeux par les subtiles et merveilleuses couleurs de la majesté et de la grandeur épiscopales, sans vous montrer en même temps au vif, en cette très belle image, lhumilité, la mortification, et labandon de toutes les richesses et les profanes délices du siècle18.

Notre savant orateur recherche alors une définition de cette dignité épiscopale, dépouillée de tout clinquant, de tout ornement extérieur, pour mieux en mettre en lumière la valeur vraie et profonde, aussi bien que pour souligner lengagement et le labeur quelle exige. Ce processus damplification repose à la fois sur lapostrophe et linterrogation19, et 97sur une subjectio qui abrite une définition reposant sur une combinaison deffets et accidents :

voulant considérer attentivement cette suprême dignité nue et dépouillée de tout le brillant et de tout léclat qui lenvironne [], quy trouverons-nous ? Quun pénible et continuel travail animé dune très-ardente et infatigable charité, lequel na pu être rempli dignement que par ceux qui à la pureté de leur vie et à linnocence de leurs mœurs ont su joindre beaucoup dhabileté à gouverner leurs diocèses, beaucoup de zèle pour la gloire de Dieu, et qui ont sacrifié toutes leurs affections et leurs inclinations aux sévères mais saintes et justes lois que saint Paul [] a données pour règles aux évêques []20.

Les exemples dévêques illustres qui ont dans un premier moment résisté à lappel à lépiscopat (entre autres Ambroise et Augustin) montrent de surcroît que les honneurs et la gloire ne constituent pas la vraie beauté de cette noble mission. Lévêque parfait, en effet, doit se conformer aux règles de saint Paul dont la citation permet à Maffei de fournir une première liste de vertus :

il faut que lévêque soit irrépréhensible ; quil nait épousé quune femme ; quil soit sobre, prudent, grave et modeste, chaste, aimant lhospitalité, capable dinstruire ; quil ne soit ni sujet au vin, ni violent et prompt à frapper, mais équitable et modéré, éloigné des contestations, désintéressé ; quil gouverne bien sa famille et quil maintienne ses enfans dans lobéissance et dans toute sorte dhonnêteté []21.

La stratégie de Maffei pour montrer ce parangon de lévêque repose, à tout le moins dans ses intentions, sur le fait de placer lobjet du discours sous les yeux des auditeurs, autrement dit sur une représentation langagière tellement efficace quil ne semble pas tant dentendre, que de voir. Il sagit donc dun discours qui se veut en même temps énargique et énergique, et de ce fait frappant voire persuasif. Le discours fourmille tout à la fois de mots relevant du vocabulaire de la peinture et dexpressions techniques de la théorie de lenargeia, telles « portrait », « devant les yeux », « imagination », « représenter au vif », sans oublier les formes du verbe « voir22 » :

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Ces graves pensées [] ne laissent pas de convenir beaucoup à mon sujet pour représenter au vif ce modèle, et ce portrait que jai dessein [] de vous mettre devant les yeux.

Mais parce que lidée dune vertu et dun mérite si sublime pouvoit seulement frapper vos oreilles, votre imagination et votre esprit, plutôt que de se montrer clairement à vos yeux, jai cru quil convenoit mieux à ma pensée de vous le représenter en la personne même de quelque évêque, où vous la puissiez voir de plus près, comme ayant été presque tous témoins oculaires de sa conduite23.

La dimension démonstrative du discours se double ensuite dune ambition morale qui dépasse le strict cadre de la profération. Aussi, dans ces temps que nous voyons être moralement troubles, cette incarnation des plus hautes vertus (dont nous avons droit à une nouvelle liste) constitue-t-elle un rempart contre le poison du vice :

Létat des temps présens, et encore plus cette honorable assemblée [] demandent quil y soit proposé quelque exemple moderne dune personne nourrie dans les plus fameuses cours, laquelle même, dans les plus hauts et principaux emplois, au milieu des honneurs [], ait su non seulement conserver inviolable dans son âme son premier dessein de ne se point laisser empoisonner lesprit par lair contagieux du siècle, mais qui même [] ait fait briller dans toutes ses actions [] linnocence, la sobriété, la prudence, la justice, lhospitalité, la douceur, le désintéressement, la clémence et lhumilité [].

Cet évêque dont jentreprends maintenant de vous faire le portrait, vous lavez vu [] vainqueur et triomphant des hérétiques [] ; vous lavez vu vous-mêmes travailler par son esprit, par sa voix et par sa plume, à déraciner ces hérésies qui menaçoient lÉglise de Dieu []. Vous lavez vu enfin [] être obligé à céder, le 12 avril de lannée 1704 [], aux attaques de la mort, laquelle a pu donner un grand sujet de douleur à la France, et même à toute lÉglise [].

Dans ces premiers et resplendissans traits dune vertu plus quhumaine, je crois, Messieurs, que vous aurez connu que le magnifique portrait de Jacques-Bénigne Bossuet [] vous est ici représenté24.

Il faut donc attendre quelques pages – et sans renoncer à un dernier essai de virtuosité consistant à en faire lobjet, dans lavant dernier paragraphe, dune sorte dénigme – pour que le nom de Bossuet soit finalement prononcé et son éloge présenté comme nécessaire pour montrer de la manière la plus efficace cette figure épiscopale qui aurait dû constituer le cœur de la conférence.

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La suite du discours, moins élaborée, sefforce de combiner la structure per species de léloge avec un développement plus biographique voire narratif et limpératif de décrire la figure de lévêque parfait. Dans les faits, nous y retrouvons une certaine redondance mais aussi une sorte de sclérose des sections consacrées aux vertus : ces dernières, souvent répétées, sont présentées à plusieurs reprises comme la cause des actions de Bossuet, sans que leur importance soit toujours mise sous nos yeux par des exemples concrets. On retiendra cependant des faits qui ont évidemment frappé Maffei, comme cette séquence : « on commença à voir briller en sa personne les premières étincelles de son mérite infini, lorsque appelé au service de léglise de Metz [] il y exerça les fonctions des lévites occupés autour de larche à chanter les louanges du Seigneur25 ». Mais il y a surtout un épisode de la vie de Bossuet que Maffei utilise en tant que preuve et manifestation dune vertu particulière : la renonciation à lévêché de Condom pour se consacrer entièrement à léducation du Dauphin26. Cette renonciation, que Maffei résume dabord en une phrase (« il se démit volontairement de son gouvernement27 ») est relatée dans une micro-séquence saillante et assez facilement repérable, puisquelle se clôt sur une phrase qui en reprend le début tout en assurant le lien avec le développement suivant, sur le préceptorat du Dauphin :

la délicatesse de son âme lemporta sur toute autre considération, et se dépouillant lui-même de lévêché de Condom, il confirma la joie que la France avoit conçue de la merveilleuse éducation du jeune prince confié à ses soins28.

Amplifié au grand renfort de raisonnements, parallèles et références (Ambroise, Athanase), ce fait montre le désintérêt de Bossuet à légard des honneurs, qui constitue peut-être le trait le plus marquant de son portrait, figuré sur le plan textuel par linsistance sur le mot « dépouiller ». En insistant sur linnocence, la modestie et surtout le désintérêt de Bossuet à légard des richesses et de la renommée (sur laquelle pourtant Maffei insiste en mettant en lumière lappréciation dont il jouissait auprès de Louis le Grand), la célébration de lévêque de Meaux ignore la plupart des topoï « biographiques » dont le traitement dans léloge est 100préconisé par les rhéteurs antiques, et notamment la famille, lenfance proprement dite et léducation. Maffei évince surtout la synkrisis ou comparaison, remplacée par des rapprochements avec des exemples dévêques illustres. De fait, la topique laudative qui anime léloge de Bossuet nest pas tant innervée par la réflexion et la théorisation classiques – que pourtant Maffei connaît et dont il ne peut séloigner sans pour ainsi dire se disculper – quelle savère inspirée dune reconfiguration dans une perspective chrétienne, que nous retrouvons entre autres dans lOrator Christianus du Jésuite C. Reggio (1612). En se penchant sur les lieux dans le chapitre consacré au genre orné, le P. Reggio fait remarquer et même revendique une différence majeure qui distingue la louange sacrée des éloges profanes, et qui touche précisément aux kephalaia/capita que nous avons rapidement présentés ci-dessus :

Les rhéteurs ont coutume de présenter plusieurs lieux de la louange, parmi lesquels les parents, les ancêtres, la patrie, la noblesse de la lignée [genus], la richesse, les amis, les honneurs, le pouvoir, léducation, la bonne santé du corps, la beauté, la vigueur, les qualités de lesprit, quelles proviennent de la nature, comme lintelligence, la mémoire, le talent, léloquence, ou quelles proviennent du travail, comme la science, les vertus, la prudence, la justice, le courage, la tempérance, les actions et les paroles exceptionnelles [facta dictaque] ainsi que le type de mort et tout ce qui peut advenir après la mort. Notre orateur toutefois nest pas astreint à ces lieux et pour certains, cest à peine sil doit les aborder29.

On retiendra en particulier ce passage : « Nous avons plutôt coutume de célébrer nos saints pour leur mépris des richesses, des dignités, des honneurs, de la noblesse et dautres choses semblables30 », où lon reconnaît aisément les thèmes sur lesquels Maffei bâtit léloge de Bossuet, qui dès lors sinscrit pleinement dans lesprit des panégyriques des saints, dont Bossuet lui-même avait donné de lumineux et flamboyants exemples. On peut à ce propos se demander quelle connaissance, ne fût-ce quindirecte, Maffei pouvait avoir de la production de lévêque de Meaux. Dans cet éloge, en effet, le Bossuet écrivain disparaît complètement, tandis que lattention est portée sur sa vocation pastorale et apostolique, et même 101le Bossuet orateur, dans les faits, nest évoqué que dune manière vague par des références à lefficacité de sa faconde implacable31, dont surtout la véhémence est retenue (« Il tonna donc pour ainsi dire, et fulmina du haut des pupitres et des chaires contre les vices et les corruptions du siècle32 »), à une exception près, qui laisse imaginer une certaine attention aux aspects stylistiques de cette éloquence :

Cest pourquoi, joignant à une mâle et vigoureuse éloquence les véritables et les plus sûrs sentimens de la doctrine ecclésiastique, qui étoient bien plus dans son cœur que sur sa langue et dans sa mémoire, il se soucia peu ou point du tout de flatter les doctes oreilles de cette illustre assemblée avec les vains ornemens dune éloquence profane, mais il fit en sorte que le fruit de ses prédications fut bien plus grand que le son et le bruit de ses paroles33.

Sans doute, cependant, ce qui prime dans cet éloge est le zèle apostolique et pastoral dune carrière dont la dimension proprement oratoire ne constituait probablement pas, pour Bossuet lui-même, le trait principal. Dailleurs, au-delà de la renonciation à lévêché de Condom, la vie de lévêque ne semble pas intéresser particulièrement Maffei, qui nen retient que quelques étapes majeures sans vraiment sattarder sur les détails : la prédication à la cour (y compris les liaisons avec certains membres de celle-ci et la conversion des protestants), le préceptorat du Dauphin, lévêché de Meaux34. Cette approche très sélective de la matière traitée nous invite à nous interroger sur les œuvres et plus en général sur la documentation que Maffei peut avoir consultée pour composer son discours. Il convient ainsi de se tourner vers les « Mémoires » de labbé Bossuet.

102

Un pastiche légitimé ?

Nous avons vu quen octobre 1704 le P. Cloche se pressait dinformer le neveu de Bossuet quun hommage solennel était prévu à Rome. Lorateur désigné, le « cavalier romain » Paul Alexandre Maffei, aurait dû élaborer léloge de lévêque de Meaux à partir dun dossier que labbé Bossuet lui-même avait préparé. Dans son Journal, labbé Ledieu relate lui aussi ce fait, en rapportant presque mot à mot la lettre du P. Cloche, mais en y ajoutant un détail intéressant :

Jai vu entre les mains de M. labbé Bossuet une lettre de Rome du père Cloche, général des jacobins, écrite au commencement doctobre, par laquelle il le remercie des beaux et bons Mémoires quil lui a envoyés sur feu M. lévêque de Meaux, et des éloges imprimés qui en ont été faits à Paris : il ajoute quil va les mettre entre les mains dun cavalier romain, qui en doit composer un éloge de ce prélat pour Rome ; et que si sa pièce se trouve bonne il la lui enverra à Paris : nous en verrons le succès et la suite35.

Ainsi, par lentremise de labbé Cloche, cest de lentourage de Bossuet lui-même, et qui plus est des personnes entre les mains desquelles se trouvaient la plupart de ses manuscrits et documents, que Maffei reçoit ce précieux dossier dans lequel figuraient les Mémoires compilées par labbé Ledieu, aussi bien que des oraisons rédigées. Le Journal de Ledieu nous est encore une fois précieux. Voici ce quil dit à propos des Mémoires et surtout à propos de leur emploi par les orateurs désignés pour les éloges de Bossuet :

Jai commencé le mémoire que labbé ma demandé pour le P. de La Rue, pour servir à loraison funèbre, et jai offert de le lire à notre abbé, afin quil juge sil peut servir et si je dois continuer : il ma remis à demain36.

Ce mercredi, 23 avril 1704, je reçois une lettre de labbé Bossuet, de Paris, où il me presse fort de tenir mon mémoire prêt pour dîner prochain au soir, et de faire partir lundi de grand matin un laquais quil menvoie pour le lui porter à Paris, où il doit voir le P. de La Rue, pour le lui remettre, et que ce père doit sen aller le mardi à Pontoise, se mettre au travail37.

103

Pour moi, jenvoie à labbé Bossuet trois cahiers de mes Mémoires contenant les ouvrages de M. de Meaux par date, et sa vie particulière depuis sa naissance jusquà sa prêtrise []38.

Il ma dit quil est content des Mémoires, quil les trouve bien écrits, et me prie instamment de les continuer même dans le plus grand détail que je pourrai ; mais cependant il me prie de faire pour le père de La Rue, un mémoire fort court et seulement par dates des actions de M. de Meaux depuis 1680 et son épiscopat, qui est le temps de ses grands ouvrages et de ses grandes actions39.

Il ma fait voir une lettre du père de La Rue, qui demande la suite de mes Mémoires quil trouve trop éloquens, par manière de raillerie ; il les demande plus simples, et surtout la vie de la cour. Labbé Bossuet dit quil en veut garder une copie, et jusquici il a retiré des mains du père de La Rue les cahiers à mesure quon les lui a envoyés40.

Notre abbé vient de me dire combien il est content de mes Mémoires, et me prie bien de permettre quils soient communiqués à labbé de La Loubère pour loraison funèbre de Navarre []41.

Ainsi le recueil des Mémoires de labbé Ledieu constitue-t-il la source de plusieurs oraisons funèbres prononcées en lhonneur de Bossuet, et en particulier de celle du P. de La Rue, que le neveu de lévêque doit avoir glissée dans le dossier destiné à Maffei. Non seulement, en effet, ce dernier connaît le discours du Jésuite français, mais il sen est largement inspiré. Il est difficile de dire si Maffei a lu les Mémoires en leur entier, mais on peut aisément supposer que, contraint de travailler rapidement, et ayant appris que loraison funèbre de La Rue lui fournissait un résumé déjà prêt de nombreux faits qui, de surcroît, ne lintéressaient que marginalement, il en a fait sa source principale.

Certes, le texte du Jésuite développe davantage plusieurs sections du discours déloge qui, on la vu, ne figurent pas dans le discours de Maffei. On y retrouve par exemple des références à la naissance, à la famille, et surtout aux années de formation de Bossuet sous la précieuse direction de Nicolas Cornet et de Vincent de Paul, de même quun récit de la première rencontre avec la Bible, qui marqua profondément le futur évêque. Étoffé en outre de citations bibliques, ce discours est sans doute plus élaboré que celui entendu à Rome.

104

Qui plus est, la dépendance de léloge de Maffei à légard de celui du Jésuite semble avoir déjà été manifeste aux yeux du traducteur de 1707, lequel, en tournant en français le discours rédigé en italien, emploie en plusieurs endroits les mêmes termes et syntagmes de loraison que La Rue. Quelques exemples nous montreront en détail ce que Maffei a retenu de cette oraison.

Commençons par ce portrait de Bossuet, qui chez La Rue figure à propos des années de jeunesse, et que Maffei reprend pour lappliquer à la période de la prédication :

Plein de ces saintes impressions, il vient à Paris puiser les hautes sciences dans les pures sources de cette ancienne & fameuse Université. Avec quelles dispositions ? Un esprit solide & brillant, un génie sublime & aisé : un assemblage peu commun de douceur & de fermeté, de franchise & de discretion : un visage où la modestie & linnocence étoit peinte : un air respectable & engageant : une grace infinie à sexpliquer42.

Dans lexécution dune entreprise si difficile, la renommée ne se trouva point menteuse, lorsquelle nous congratula sur nos jours heureux, dans lesquels notre bonheur nous avoit permis de revoir en lui non moins lesprit que le modèle dAugustin, et de contempler dans cette grande âme cet assemblage si difficile, dun esprit solide et vif, dun génie sublime et facile, de douceur et de sévérité, de franchise et de discrétion, joint à un visage dans lequel on voyoit reluire la modestie et linnocence, et un air qui sattiroit en même temps le respect et lamour, et finalement à une grâce infinie pour expliquer et développer les vérités divines les plus sublimes et qui tombent le moins sous nos sens43.

Cet autre couple dextraits se réfère aux années de Metz :

Mais attaché dés sa tendre jeunesse au Chapitre de Metz, dabord par un Canonicat, ensuite par les dignitez dArchidiacre & de Doyen, il crut devoir à cette Eglise qui sembloit prendre plaisir à lélever, le principal fruit de ses études. Il forma donc le dessein de sy établir.

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Fut-ce pour sy borner à la fonction des Levites occupez autour de lArche à chanter les loüanges du Seigneur ? Il sen acquittoit avec un soin religieux, il sy sentoit même porté par un attrait particulier : mais cétoit trop peu pour son zele. Il se crut encore établi sur les murs de Jerusalem comme un de ces gardes surveillans, à qui le prophète Isaye recommande de la part de Dieu de ne se taire ni jour ni nuit44.

Lon commença à voir briller en sa personne les premières étincelles de son mérite infini, lorsque appelé au service de léglise de Metz, premièrement en qualité de chanoine, puis darchidiacre, et de doyen, il y exerça les fonctions des lévites occupés autour de larche à chanter les louanges du Seigneur. Animé ensuite dun saint zèle ecclésiastique [] il se donna tout entier au ministère de la parole évangélique [], étant persuadé que la voix de Dieu [] lobligeoit aussi en même temps dêtre une de ces sentinelles très-vigilantes de la nouvelle Jérusalem, auxquelles le prophète Isaïe avoit tant recommandé de ne se taire ni jour ni nuit45.

Parfois la reprise ne concerne quune expression ou une image :

Que de lumières placées maintenant sur le chandelier46 !

[] avant même que cette lumière resplendissante fût placée sur le chandelier de lÉglise47.

Parfois, le même passage inspire deux lieux différents, dune manière plus ou moins précise. Aussi, après une simple allusion aux règles de saint Paul dans lincipit de son discours, plus bas, Maffei reprend-il plus ponctuellement le passage qui suit :

Il nous suffit de voir dans ce Disciple nouveau les saintes dispositions que saint Paul souhaitoit à Tite & à Timothée ; & dont il composoit lidée de lEpiscopat : linnocence de la vie, la sobrieté, la prudence, la justice, lhospitalité, la benignité ; sans nulle tache dinterêt, de cupidité, de colere, ni dorgueil48.

Létat des temps présens et encore plus cette honorable assemblée [] demandent quil y soit proposé quelque exemple moderne [] qui même, élevé à la dignité épiscopale, ait fait briller dans toutes ses actions [] linnocence, la sobriété, la prudence, la justice, lhospitalité, la douceur, le désintéressement, la clémence, et lhumilité []49.

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Enfin, le passage que nous avons cité ci-dessus en tant que seule attestation dun intérêt pour la qualité stylistique de la prédication de Bossuet, sil mobilise le thème topique du refus des charmes de lérudition païenne au profit de la sincérité de la parole chrétienne50, dans les faits est encore à attribuer au P. de La Rue ou, plus vraisemblablement, à labbé Ledieu. Lisons, pour les comparer, ces deux représentations de Bossuet prédicateur à la cour de Louis le Grand, éloquent même dans le refus de léloquence :

Ce fut à cette assemblée desprits élevez, délicats [], quun jeune homme de trente-quatre ans fut adressé, comme un autre Joseph : Ut erudiret Principes ejus, & Senes prudentiam doceret : Pour enseigner aux Princes la vraie politique, & aux vieillards la vraye sagesse, qui est celle du salut. Il exerça plusieurs années ce saint ministere, Avents & Carêmes de suite, avec le même fruit, les mêmes applaudissemens. Mais pour le mériter, Messieurs, eût-il recours, aux fleurs, aux brillans de léloquence ?

Il sçavoit trop que ces vains agrémens, qui ornent les discours profanes, affoiblissent & deshonorent la parole de salut. Ses sermons étoient meditez, plutôt quétudiez & polis. Sa plume & sa memoire y avoient moins de part que son cœur. Cor sapientis erudiet os ejus. Cest le cœur, disoit Salomon, qui doit rendre la langue diserte. Et comme il avoit le cœur penetré des grandes veritez dont son esprit étoit plein ; labondance, la varieté, lonction ne lui manquoit jamais ; non pas même la justesse & la vivacité de lexpression, sans affectation & sans secheresse. Il dépoüilla son éloquence de tout ce qui ne pouvoit que plaire sans édifier ; & Dieu permit quil plût sans vouloir plaire ; que le fruit de ses sermons en égalât & surpassât léclat []51.

Cest pourquoi, joignant à une mâle et vigoureuse éloquence les véritables et les plus sûrs sentimens de la doctrine ecclésiastique, qui étoient bien plus 107dans son cœur que sur sa langue et dans sa mémoire, il se soucia peu ou point du tout de flatter les doctes oreilles de cette illustre assemblée avec les vains ornemens dune éloquence profane, mais il fit en sorte que le fruit de ses prédications fût bien plus grand que le son et le bruit de ses paroles.

Que dirai-je de plus ? Sétant bien mis dans lesprit que la fin de sa pénible course ne devoit être autre que lavancement de la religion, il ne songea jamais à gagner le cœur de ses auditeurs quil neût auparavant convaincu lesprit52.

En dépit dune imitation manifeste des matériaux affectueusement et soigneusement préparés par le secrétaire de Bossuet et brillamment agencés par le P. de La Rue, le texte de Maffei ignore complètement les quelques observations que ce dernier glisse dans son discours, sur la conception de lornementation qui affleure des sermons de Bossuet, non seulement parce que ce thème aurait été trop éloigné des attentes de son auditoire romain, mais probablement parce quil nen avait aucune expérience directe, et ce à la différence du Jésuite lui-même et de labbé Ledieu – dans lesprit et dans la mémoire desquels résonnait encore la voix de Bossuet prédicateur. Dailleurs, chargé de prononcer un discours quil savait destiné à être diffusé parmi les proches de lévêque de Meaux, qui de surcroît lui avaient fourni la matière de son ouvrage, Maffei aura vraisemblablement voulu les flatter par des reprises et des emprunts voyants.

En effet, le talentueux Maffei semble avoir cherché à tout prix à combiner lénumération des vertus épiscopales (conventionnelle et parfois redondante), à laquelle le contraignait le thème imposé par le contexte officiel, et la célébration de Bossuet – dont il ne semble pas avoir eu une connaissance particulière – par un éloge fortement voulu par des personnalités proches de lentourage de lévêque, qui nont pas caché leur orgueil en organisant, par une sorte démulation, une occasion solennelle pour cet hommage « romain » à la figure de Bossuet. Cependant, quoiquil ne soit pas dépourvu dattraits qui révèlent la solide formation de son auteur, le discours de Maffei laisse affleurer sinon le désintérêt pour son sujet, à tout le moins une sorte dinsincérité dans la louange poussée, qui se manifeste clairement lorsquon compare cette dernière aux textes qui lont inspirée. De ce fait, imaginé et annoncé comme une occasion de montrer à Paris que Rome était capable de faire 108résonner le nom glorieux de laigle de Meaux, léloge de Maffei sonne plutôt comme lécho affaibli et étouffé dune célébration éclatante et retentissante entendue ailleurs.

Roberto Romagnino

CELLF

Sorbonne Université

1 Paul Alexandre Maffei, Limmagine de Vescovo. Rappresentata nelle Virtù di Monsignor Jacopo Benigno Bossuet Vescovo di Meaux. Discorso detto nellAccademia Ecclesiastica Del Collegio Urbano di Propaganda Fide, e dato in luce sotto i gloriosi auspici del Serenissimo Delfino di Francia. Dal Cavalier Paolo Alessandro Maffei, Rome, A. de Rossi, 1705 (désormais Limmagine del Vescovo).

2 Discours prononcé dans lAcadémie Ecclésiastique du Collège Urbain de la Propagation de la Foi. Et mis au jour sous les glorieux auspices de Monseigneur le Dauphin. Par le Chevalier Paul-Alexandre Maffei (Caractère dun Évêque. Représenté dans les vertus de Mgr Jacques-Bénigne Bossuet, Évêque de Meaux [1707]), publié dans LAbbé Ledieu, Mémoires & Journal sur la vie et les ouvrages de Bossuet, éd. M. LAbbé Guettée, t. IV, Paris, Didier et Cie, 1857, p. 409-428 (désormais Caractère dun Évêque : les citations en français seront données daprès cette traduction, sauf pour les passages où une précision nous a paru nécessaire).

3 Dans Raccolta dElogi duomini illustri toscani, compilati da vari letterati fiorentini, t. IV, Lucques, Benedini, 1770, p. 610-616. Voir aussi lentrée consacrée à Maffei dans Notizie istoriche degli Arcadi morti, Rome, A. de Rossi, 1721, chap. lviii, p. 128-131.

4 Voir, parmi les lettres dUgo Maffei à Colbert conservées à la BnF, celles du 13 septembre 1672 (Correspondance de Colbert daoût-septembre 1672, Mélanges de Colbert 161, f. 356), et du 6 mai 1669 (Correspondance de Colbert de mai 1669, Mélanges de Colbert 152, f. 1-2 vo]), où il est question de la pension de 2000 livres octroyée à Maffei par le roi. Voir aussi la « Lettre de François de Blanchefort de Créquy de Bonne (ambassadeur à Rome) à Jean-Baptiste Colbert (contrôleur général des finances) datée de 1669, à Rome », dans Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, recueillie et mise en ordre par G. B. Depping, t. IV, Paris, Imprimerie nationale, 1855, p. 697-698 : www.persee.fr/doc/corr_0000-0001_1855_cor_4_1_901_t2_0697_0000_1.

5 « Lettre du Cardinal de Retz à M. de Lionne [Rome, 13 octobre 1665] », dans Œuvres du Cardinal de Retz, éd. R. Chantelauze, t. VII, Paris, Hachette, 1882, p. 77-79, ici p. 78.

6 Le texte des deux lettres (dont nous traduisons celle du cardinal Ottoboni) est rapporté en tête dune « Note de labbé Ledieu sur un éloge de Bossuet », publiée dans « Variétés bibliographiques », Revue Bossuet, a. 2, t. 2, 1901 (désormais « Note de labbé Ledieu »), p. 250-252, ici p. 250. À propos du Cardinal Ottoboni, une « Lettre de Monsieur G.***, écrite de Rome, à Monsieur M.***, du 25 Décembre 1706 » (dans Mémoires pour servir à lHistoire du xviiie siècle [] par Mr. de Lamberty, t. XIV, Amsterdam, 1740, p. 302-304, ici p. 303) donne une note intéressante : « Le Cardinal Ottoboni, qui a ouvertement embrassé les intérêts de la France ». Aussi peut-on facilement limaginer proche des personnalités françaises qui, comme nous allons le voir, ont élaboré de concert cet hommage à Bossuet.

7 « 6e lettre du P. Cloche à lAbbe Bossuet », dans Correspondance de Bossuet, t. 14, Novembre 1702-Avril 1704 et Supplément, éd. Ch. Urbain et E. Levesque, Paris, Hachette, 1923, p. 250.

8 Giovanni Pizzorusso, « Le Monde et/ou lEurope : la Congrégation de Propaganda Fide et la politique missionnaire du Saint-Siège (xviie siècle) », Bulletin de lInstitut dhistoire de la Réformation, 2014 [en ligne. URL : https://www.unige.ch/ihr/files/1814/2347/5375/Article_PropagandaFide_Pizzorusso.pdf]

9 Ibid., [p. 1].

10 Id., « I satelliti di Propaganda Fide : il Collegio Urbano e la Tipografia poliglotta. Note di ricerca su due istituzioni culturali romane nel xvii secolo », Mélanges de lÉcole française de Rome. Italie et Méditerranée, t. CXVI, no 2, 2004, p. 471-498, ici p. 471.

11 Id., « Le Monde et/ou lEurope », art. cit., [p. 2].

12 « Note de labbé Ledieu », op. cit., p. 250. Dans cette « Note », labbé donne également une description matérielle minutieuse de louvrage (Ibid., p. 251).

13 Pour le détail de lhostie nous suivons la suggestion de labbé Ledieu.

14 Caractère dun évêque, « Au lecteur », p. 412-413, ici p. 412 pour les deux citations.

15 Limmagine del Vescovo, « Al lettore », n. p. (« loccasione [] mi persuase [] di non poter formare a Monsignor Bossuet un più bello elogio, che collesporre il ritratto del Vescovo disegnato, e colorito da lineamenti del suo illustre esemplare », nous traduisons). La traduction de 1707 nous semble dune part affaiblir, et ce déjà dans le titre, le sens du déterminant défini « il » (« lévêque », nous soulignons), qui vise à présenter Bossuet comme modèle, dans un emploi proche de lantonomase (lÉvêque), et dautre part à gommer la densité lexicale de loriginal, riche demprunts au vocabulaire de la théorie des arti sorelle (dont léloge, on le verra, est dailleurs saturé), de lut pictura poesis et de la stylistique de lévidence : « je me suis persuadé aisément que je ne pouvois donner un éloge à Monsieur Bossuet quen formant le caractère dun évêque avec les couleurs mêmes et les traits dun aussi bel original » (Caractère dun évêque, « Au lecteur », p. 413).

16 Voir entre autres Aphthonios, Progymnasmata, VIII (dans Corpus rhetoricum, éd. M. Patillon, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 131-137) ; Donald A. Russell et Nigel G. Wilson, Menander Rhetor. A Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1981 ; Quintilien, Institution oratoire, l. V, chap. x, 23-30 ; François Pomey, Novus Candidatus Rhetoricæ, Lyon, A. Molin, 1668, IIIe partie, p. 313-427 ; Joseph de Jouvancy, LÉlève de rhétorique [1710], éd. Fr. Goyet et D. Denis, Paris, Classiques Garnier, 2020, V, 6e exercice, chap. ii, p. 384-387 et passim ; Paul Colomiès, La Rhétorique de lhonnête homme, Amsterdam, G. Gallet, 1699, chap. 18, p. 103-109. Sur léloge dans lAntiquité, voir notamment Laurent Pernot, La Rhétorique de léloge dans le monde gréco-romain, Paris, Institut dÉtudes Augustiniennes, 1993, 2 vol. Voir également Isabelle Cogitore et Francis Goyet (dir.), LÉloge du Prince : De lAntiquité au temps des Lumières, Grenoble, ELLUG, 2003 ; et la synthèse dAnne Régent-Susini « Léloge, quoi de neuf ? », Exercices de rhétorique [En ligne], no 11, 2018, mis en ligne le 10 octobre 2018, consulté le 08 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/613. Nous nous permettons de renvoyer aussi à notre ouvrage Théorie(s) de lecphrasis entre Antiquité et première Modernité, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 216-222.

17 Labbé Ledieu le qualifie pour sa part de « beau et périodique » (« Note de labbé Ledieu », p. 250).

18 LImmagine del Vescovo, p. 1 (nous traduisons).

19 Voir Joseph de Jouvancy, LÉlève de rhétorique, éd. citée, IV, iii, p. 232-233 : amplification « per interrogationem et apostrophen ».

20 Caractère dun évêque, p. 414.

21 Ibid., p. 415.

22 Sur les théories antiques et prémodernes de lenargeia, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Théorie(s) de lecphrasis, op. cit.

23 Caractère dun évêque, p. 415-416.

24 Ibid., p. 416-417.

25 Ibid., p. 418.

26 Ibid., p. 421-423.

27 Ibid., p. 423.

28 Ibid.

29 Carlo Reggio (s.j.), Orator Christianus, Rome, B. Zanetti, 1612, l. V, chap. x, p. 284-286, ici p. 285. Nous donnons la traduction daprès « Carlo Reggio, Orator christianus (Rome, 1612), “Sur le genre orné” » [trad. V. Griveau-Genest]Exercices de rhétorique, no 11, 2018, op. cit. : http://journals.openedition.org/rhetorique/717.

30 Ibid.

31 Voir aussi la remarque de labbé Ledieu : « Ses talens pour la prédication et les fruits quon en a veus sont bien relevez, avec sa liberté évangelique et sa force vraiment apostolique : ce qui fait le tiers du discours » (« Note de labbé Ledieu », p. 251).

32 Caractère dun évêque, p. 418.

33 Ibid., p. 420.

34 Labbé Ledieu (« Note de labbé Ledieu », p. 252) affirme que léloge « est en effet très court. Mais on voit que lauteur sétant attaché à lidée dun evesque, il a fait rentrer en gros tous les autres caractères de grand prédicateur, de docteur sublime, dun homme désintéressé, et ainsi du reste. Il tranche donc en quatre pages son épiscopat de Meaux, qui étant si près de Paris et de Versailles luy permit daccepter la charge de premier aumosnier de Made la Dauphine, sans préjudice de la résidence []. Il prend de là loccasion de faire plusieurs grands caractères de M. lév. de Meaux, avec un grand détail de toutes ses vertus épiscopales qui luy ont merité, dit-il, léloge davoir été lexemple et le modèle dun très digne evesque [] ».

35 Journal de labbé Le Dieu, dans Labbé Le Dieu, Mémoires & Journal sur la vie et les ouvrages de Bossuet, éd. labbé Guettée, t. III, Paris, Didier et Cie, p. 184.

36 Journal de labbé Le Dieu, op. cit., p. 106.

37 Ibid., p. 109.

38 Ibid., p. 109.

39 Ibid., p. 111.

40 Ibid., p. 113.

41 Ibid., p. 115.

42 Charles de La Rue (s. j.), Éloge de feu Messire Jacques-Benigne Bossuet, Evesque de Meaux [1704], Paris, J. Delusseux, [1728, la date est incertaine : absente de la page de titre, elle ne figure que dans le privilège du Roi], p. 16 (désormais Éloge). Cf. « Monsieur lAbbé Bossuet devient illustre avant lâge : En luy tout plaisoit, parce que tout estoit naturel, linnocence de sa vie se declaroit sur son visage [] » (Éloge de Messire Jacques-Begnigne Bossuet, Evesque de Meaux, Prononcé dans lAcadémie Françoise, le jour de la Reception de Monſieur lAbbé de Polignac, Par M. LAbbé de Choisy, dans Recueil des harangues prononcées par Messieurs de lAcadémie françoise, t. III, Paris, J.-B. Coignard, 1714, p. 313-327, ici p. 316).

43 Caractère dun évêque, p. 418-419.

44 Charles de La Rue (s. j.), Éloge, p. 18-20. Lédition consultée emploie litalique pour signaler les citations bibliques, dont le texte latin figure dans des manchettes latérales.

45 Caractère dun évêque, p. 418.

46 Charles de La Rue (s. j.), Éloge, p. 32.

47 Caractère dun évêque, p. 417.

48 Charles de La Rue (s. j.), Éloge, p. 34-35.

49 Caractère dun évêque, p. 416.

50 Il sagit dailleurs dun thème cher à Bossuet : voir entre autres cet extrait du Panégyrique de Saint Paul : « Nattendez pas de lApôtre ni quil vienne flatter les oreilles par des cadences harmonieuses, ni quil veuille charmer les esprits par de vaines curiosités []. Ne cherchez pas de vains amusements à ce Dieu, qui rejette tout léclat du monde [] » (Œuvres oratoires, éd. J. Lebarq, t. II, Paris, Desclée de Brouwer, 1891, p. 293-318, ici p. 302).

51 Charles de La Rue (s. j.), Éloge, p. 41-44. LAbbé de Choisy accorde lui aussi une place à quelques aspects proprement stylistiques et performatifs de lart de Bossuet prédicateur : « Il ne se contentoit pas de publier des Ouvrages si avantageux à lEglise, il parloit, il agissoit, il mettoit en œuvre les dons quil avoit receus de la nature, & quun travail assidu avoit perfectionnez. Son action dans la chaire de verité estoit si naturelle, ses tons si perçans, & en mesme temps si justes, ses peintures si vives ; tantost majestueux & tranquille comme un grand fleuve, il nous conduisoit dune maniere douce & presque insensible à la connoissance de la verité ; & tantost rapide, impetueux comme un torrent, il forçoit les esprits, entraisnoit les cœurs, & ne nous permettoit que le silence & ladmiration » (Éloge de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, op. cit., p. 318).

52 Ibid., p. 420.