Un éloge de Bossuet à Rome en 1705 L’immagine del Vescovo de Paul Alexandre Maffei
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
2020, n° 11. Bossuet et l’Italie (xviie-xxe siècle) - Auteur : Romagnino (Roberto)
- Résumé : L’article se penche sur le texte de l’éloge de Bossuet prononcé en 1705 lors d’une séance de la Congrégation pour la propagation de la foi (Rome), par le savant italien Paul-Alexandre Maffei. L’analyse de l’intertexte ayant fourni la matière pour cet éloge à la structure atypique suggère que ce dernier constitue en réalité un pastiche des matériaux consultés, préparé vraisemblablement sur l’initiative et avec le concours des personnalités proches de l’évêque de Meaux.
- Pages : 89 à 108
- Revue : Revue Bossuet
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406110491
- ISBN : 978-2-406-11049-1
- ISSN : 2494-5102
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11049-1.p.0089
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/11/2020
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
Un éloge de Bossuet à Rome en 1705
L’immagine del Vescovo de Paul Alexandre Maffei
Rome, le dix-neuf janvier 1705 : le nom de Jacques-Bénigne Bossuet retentit lors d’une séance solennelle de l’Académie Ecclésiastique du Collège Urbain de la Congrégation pour la propagation de la Foi. Appelé à prononcer un discours illustrant les traits de l’évêque idéal, le savant italien Paul Alexandre Maffei remplace le discours auquel l’auditoire s’attendait, une description générale et une revue des caractéristiques et des traits moraux qui caractérisent la dignité épiscopale, par un éloge de l’évêque de Meaux décédé depuis quelques mois, admirable incarnation de ces vertus et exemple saisissant à mettre sous les yeux des auditeurs1.
Aussitôt imprimé, le discours est traduit en français deux ans plus tard2. Quoique certains aspects de la composition de cet éloge aussi bien que les détails du contexte dans lequel il fut prononcé demeurent obscurs, le texte de Maffei nous invite à réfléchir sur la réception de Bossuet en Italie dans la période immédiatement postérieure à sa mort, et en particulier sur les canaux par lesquels son œuvre et sa personnalité pouvaient être connues, et à nous demander quel aspect de sa carrière multiforme était ressenti comme le plus représentatif.
Ainsi, après avoir brièvement présenté l’auteur et l’occasion de cet éloge, nous nous pencherons sur le discours lui-même, pour chercher 90à répondre aux questions suivantes : pourquoi Maffei a-t-il choisi de centrer son discours sur Bossuet ? Et quelle connaissance de l’œuvre de l’évêque affleure dans son éloge ?
L’auteur et l’occasion
Né à Volterra en 1653, Paul Alexandre Maffei, Chevalier de Saint-Étienne, fut appelé vers 1666 à Rome, auprès de son oncle Ugo Maffei, chargé des affaires de la cour de France et pensionné du roi. Ici, il étudia la philosophie et la théologie au Collège Romain. L’Éloge du Chevalier Paul Alexandre Maffei3 nous informe qu’il a consacré toute sa vie aux études, pour ne se dédier que tardivement à l’écriture. Chevalier de la garde pontificale, mais surtout polymathe, antiquaire, fin connaisseur des langues anciennes aussi bien que de l’histoire de l’art, il déploya ses talents variés dans des ouvrages remarqués, de caractère philologique (parmi lesquels l’édition annotée des Satyræ de Quintus Sectanus, recueil pseudépigraphe de la plume de Ludovico Sergardi) mais en particulier portant sur l’épigraphie, la sculpture et la glyptique antiques, comme le Recueil de statues anciennes et modernes (1704) et la collection de Gemmes antiques figurées (4 volumes, 1707-1709). Membre de l’Académie d’Arcadie (sous le nom d’Eunonio Cilleniaco), Maffei entretint des relations épistolaires avec les personnalités les plus brillantes et savantes de son temps, parmi lesquelles Leibniz. Malheureusement, sa correspondance fut détruite par un incendie, nous privant ainsi de précieuses informations sur le réseau international qu’il avait su tisser. Il mourut à Rome en 1716.
Outre ses propres relations (par exemple le lyonnais Jacob Spon), il apparaît indubitable que Paul Alexandre Maffei devait être en contact avec la France par l’intermédiaire de son oncle Ugo, que nous trouvons mentionné entre autres dans la correspondance de Colbert4, aussi bien que dans une lettre du Cardinal de Retz :
91Je ne doute point que M. Hugo Maffei […] n’ait l’honneur d’être connu de vous, mais je crois être obligé de vous dire […], qu’il me semble avoir vu dans sa manière d’agir un fond de zèle très-véritable et très-sincère pour le service du Roi, et quelque chose de plus solide et de plus effectif que l’on ne rencontre pour l’ordinaire aux gens de ce pays-ci5.
On peut supposer que c’est en raison de son érudition, qui lui aurait permis de fouiller parmi de nombreux exemples antiques, que notre antiquaire a été choisi pour prononcer un discours illustrant les caractéristiques de l’évêque idéal. L’occasion qui devait accueillir cette déclamation était des plus importantes. C’est en effet face à l’élite ecclésiastique romaine que Maffei était appelé à se produire. Deux lettres adressées au neveu de Bossuet, l’une du Cardinal Ottoboni qui était parmi les auditeurs, et l’autre de Toussaint Janson-Forbin, nous donnent à ce propos-ci quelques renseignements :
Lundi prochain le Sieur Maffei, homme très docte et actuellement familier de Sa Sainteté, dans l’Académie publique de Propagande, célébrera avec une très belle oraison le nom vénérable de Mr l’évêque de Meaux. Et j’espère […] vous en faire parvenir un exemplaire imprimé, comme preuve de la vénération que je professe pour la mémoire Illustre de l’oncle, et pour le mérite de son neveu.
L’on fit à la Propagande une oraison funèbre pour feu M. de Meaux. M. le cardinal Ottobon et plusieurs autres prélats y assistèrent […]. M. le cardinal Ottobon m’a dit qu’il la feroit imprimer et vous l’envoyroit. L’on ne sauroit assez loüer le mérite de ce grand prélat6.
92La profération de cet éloge, de surcroît, fut préparée avec soin sous le patronage des milieux liés à la France, avec lesquels Maffei devait avoir une certaine familiarité, et qui avaient manifestement l’intérêt de montrer que Rome n’était pas en reste dans la connaissance, l’appréciation et la célébration du génie de l’évêque de Meaux. Une lettre du P. Cloche au neveu de Bossuet, datée du 14 octobre 1704, le fait entendre clairement :
Je remettrai à un cavalier italien tous les mémoires que vous m’envoyez, afin qu’il en forme l’éloge à la glorieuse mémoire de ce grand évêque, qui a été le défenseur de l’Église et le vainqueur des hérétiques […]. Si l’éloge qu’on fera à Rome est digne de ce digne prélat, je vous l’envoierai afin qu’on connoisse en France qu’on sait louer et estimer à Rome les évêques d’une piété et d’une doctrine aussi singulière et distinguée que celles dont Mgr de Meaux était orné et desquelles vertus ce grand homme s’est su si bien servir7.
Aussi Paul Alexandre Maffei aurait-il été choisi pour composer rapidement – à l’aide de documents de première main émanant des proches de Bossuet – et prononcer cet éloge de l’évêque. On peut supposer que l’occasion en fut trouvée en la conférence prévue dans le cadre de l’académie ecclésiastique de la Congrégation pour la Propagation de la Foi, ce qui, semble-t-il, rendit nécessaires quelques aménagements thématiques et formels dans la rédaction du discours, destiné à un cadre qui habituellement, selon les mots de Maffei lui-même, n’accueillait que des sujets liés à la doctrine.
Fondée officiellement par Grégoire XV le 6 janvier 1622, en effet, la Congrégation pour la Propagation de la Foi (de Propaganda Fide), constituait un « dicastère chargé de la juridiction sur l’activité missionnaire de l’Église catholique8 », et plus précisément « l’instrument institutionnel par lequel le souverain pontife devait accomplir au mieux son devoir d’office pastoral (“officium pastorale”) universel pour la propagation de la foi et pour la diffusion de l’Église catholique9 ». Le Collège Urbain de la congrégation, fondé en 1627 par Urbain VIII et dont la 93salle accueillit la déclamation du discours, était destiné à la formation du clergé missionnaire originaire des lieux des missions10. Dès lors, malgré les limites liées à l’occasion, l’appréciation de la personnalité de Bossuet dans ce contexte, soucieux principalement de la diffusion de la foi et de la lutte contre l’hérésie par une action apostolique, ne saurait être mise en doute11.
Un éloge « irrégulier » ?
On l’a vu, le discours de Maffei a été immédiatement imprimé, et le désir de le faire parvenir en France aux proches de Bossuet n’était sans doute pas la dernière raison d’une publication aussi rapide. De ce fait d’ailleurs, l’éloge de Bossuet méritait une mise en page digne de son sujet. Et en effet, en dépit d’une erreur de numérotation (il manque les pages de 17 à 20), le petit in-folio d’une vingtaine de pages apparaît très soigné, avec en plus des illustrations : l’abbé Ledieu le dit « imprimé en beau papier et en caractères magnifiques12 ».
La page de titre abrite une gravure représentant un écu orné aux armes du Dauphin, dédicataire de l’ouvrage, aux côtés duquel figurent Pallas et Minerve. Le texte du discours proprement dit est précédé de deux pièces liminaires qui montrent bien que ce projet éditorial a été conçu avec un regard spécial pour la France. La première pièce, s’ouvrant sur une lettrine où apparaît un dauphin couronné, s’adresse précisément au Dauphin, qui fait lui aussi l’objet d’un éloge indirect en tant qu’élève de Bossuet et incarnation des plus exquises vertus, tandis que la deuxième, imprimée en italique et ouverte elle aussi par une lettrine ornée, consiste en un avis au lecteur, où Maffei explique pourquoi cet éloge de Bossuet est en quelque sorte « irrégulier » par rapport aux modèles du genre. La mise en page de l’éloge à proprement 94parler, enfin, comporte quant à elle une double ornementation. Ouvert par une lettrine agrémentée d’un encensoir ou un brûle-parfum d’où sort une fumée que l’on suppose odoriférante, le texte est précédé d’un bandeau gravé montrant une figure féminine auréolée (personnification de la Foi ou de la Religion) et qui, avec une croix dans la main droite et la sainte hostie dans la gauche13 poursuit et chasse une autre figure, représentée avec les traits altérés que la rhétorique gestuelle et la physiognomonie attribuent aux passions violentes et négatives, sous lesquels on peut voir la personnification de l’hérésie. La dernière page du volume, enfin, abrite un cul-de-lampe où figurent une mitre au centre d’une composition de branches (des palmes selon l’abbé Ledieu) et de roses, et une croix et une crosse qui s’entrecroisent.
Avant d’aborder le texte de l’éloge, il nous paraît opportun de nous arrêter sur l’avis au lecteur. Au début de ce discours liminaire, Maffei déclare ouvertement que son dessein n’est « que de représenter les vertus et les glorieuses actions de feu Monseigneur Jacques-Bénigne Bossuet », mais que l’occasion particulière qui a accueilli la profération de cet éloge l’a en quelque sorte contraint « de [s]’éloigner du style et de la méthode qu’ont tenue communément ces orateurs d’un grand nom, qui, en faisant les éloges des hommes illustres, nous ont enseigné la vraie et sûre règle de semblables ouvrages14 ». L’usage de l’Académie ecclésiastique, nous explique l’auteur, limitant les thèmes des conférences à l’histoire et aux questions plus strictement doctrinales, la louange d’un homme particulier aurait paru pour le moins excentrique. Cependant, appelé finalement à traiter le thème des caractéristiques de l’évêque idéal, il a trouvé le moyen de prononcer l’éloge de Bossuet en misant en particulier sur son zèle apostolique et sur ses mérites dans l’éradication de l’hérésie, des motifs tout à fait cohérents avec l’esprit animant la Congrégation. Cette occasion, souligne Maffei, lui a suggéré qu’il n’aurait pas pu « former pour Monseigneur Bossuet un plus bel éloge, qu’en exposant le portrait de l’Évêque, dessiné et coloré selon les traits de tel illustre modèle15 ». Or, cette justification pour avoir en quelque sorte hybridé 95les traits de l’éloge et un développement monographique plus proche de la dissertation, ne figure que dans l’avis au lecteur, destiné à la seule version imprimée. C’est ici que Maffei avoue que son objectif n’était d’abord que de louer l’évêque de Meaux, ce qui laisse supposer qu’il ne craignait pas tant que l’éloge pût surprendre voire irriter ses nobles auditeurs, qu’il ne déçût le public des lecteurs, vraisemblablement plus large et, peut-être, féru de rhétorique profane, qui aurait attendu un panégyrique conforme aux illustres exemples du genre.
Et à y regarder de près, envisagé sous l’angle du genre de l’éloge, le discours que nous nous apprêtons à lire s’avère effectivement atypique. Pratiqué pour le moins à partir d’Isocrate et Platon, le genre de l’enkômion/laus, a été codifié dans l’Antiquité – en langue grecque par les auteurs de Progymnasmata (tel Aphthonios) et surtout dans le traité sur le basilikós logos qui nous est parvenu sous le nom de Ménandre le Rhéteur, et en langue latine notamment par Quintilien – et dans la première modernité (entre autres par les rhéteurs de la Compagnie de Jésus tel Fr. Pomey et J. de Jouvancy)16. Or, dans les diverses formes sous lesquelles l’éloge se manifeste, ce discours pouvant porter sur une palette d’objets variée (personnes et lieux notamment), il possède certaines caractéristiques qui le rendent immédiatement identifiable. Dans le cas de l’éloge d’une personne, le 96discours suit habituellement un plan per species, comportant plusieurs sections (kephalaia/capita), dont chacune développe, en l’illustrant par des exemples, tantôt les différents lieux et circonstances a persona, tantôt les vertus du loué. Or le modèle fourni par Ménandre et Quintilien, dont Aphthonios propose une version plus légère et agile, dénombre une série de topoï censés montrer les signes et les manifestations du caractère exceptionnel du sujet depuis sa naissance, au cours de sa formation (anatrophè et paideia ; educatio et disciplina en latin), par son caractère (epitèdeumata – comprenant aussi des vertus souvent mentionnées telles la douceur, la justice, la tempérance – èthos, animi natura) par ses actions et surtout par ses vertus, ainsi que par la comparaison avantageuse (synkrisis/comparatio) avec des figures du passé (historique ou mythique).
Qu’en est-il de ces traits formels dans le discours de Maffei ? Tout d’abord, on constate que dans sa version rédigée et imprimée, l’éloge de Bossuet se présente comme un discours très orné mais parfois prolixe, entassant des listes de vertus entrecoupées de rares repères biographiques, et dont il n’est pas toujours aisé de dégager un plan cohérent17. Le discours s’ouvre sur une sorte de prologue de cinq pages, où Maffei, à la faveur d’un procédé d’insinuation, laisse entendre à ses nobles auditeurs que la conférence portera, comme attendu, sur les caractéristiques de l’évêque, dont il se propose de donner le portait idéal voire le modèle (« ritratto »). Cependant, continue Maffei,
il faut que j’avoue que je ne saurais flatter et satisfaire [« lusingare, e pascere »] vos yeux par les subtiles et merveilleuses couleurs de la majesté et de la grandeur épiscopales, sans vous montrer en même temps au vif, en cette très belle image, l’humilité, la mortification, et l’abandon de toutes les richesses et les profanes délices du siècle18.
Notre savant orateur recherche alors une définition de cette dignité épiscopale, dépouillée de tout clinquant, de tout ornement extérieur, pour mieux en mettre en lumière la valeur vraie et profonde, aussi bien que pour souligner l’engagement et le labeur qu’elle exige. Ce processus d’amplification repose à la fois sur l’apostrophe et l’interrogation19, et 97sur une subjectio qui abrite une définition reposant sur une combinaison d’effets et accidents :
voulant considérer attentivement cette suprême dignité nue et dépouillée de tout le brillant et de tout l’éclat qui l’environne […], qu’y trouverons-nous ? Qu’un pénible et continuel travail animé d’une très-ardente et infatigable charité, lequel n’a pu être rempli dignement que par ceux qui à la pureté de leur vie et à l’innocence de leurs mœurs ont su joindre beaucoup d’habileté à gouverner leurs diocèses, beaucoup de zèle pour la gloire de Dieu, et qui ont sacrifié toutes leurs affections et leurs inclinations aux sévères mais saintes et justes lois que saint Paul […] a données pour règles aux évêques […]20.
Les exemples d’évêques illustres qui ont dans un premier moment résisté à l’appel à l’épiscopat (entre autres Ambroise et Augustin) montrent de surcroît que les honneurs et la gloire ne constituent pas la vraie beauté de cette noble mission. L’évêque parfait, en effet, doit se conformer aux règles de saint Paul dont la citation permet à Maffei de fournir une première liste de vertus :
il faut que l’évêque soit irrépréhensible ; qu’il n’ait épousé qu’une femme ; qu’il soit sobre, prudent, grave et modeste, chaste, aimant l’hospitalité, capable d’instruire ; qu’il ne soit ni sujet au vin, ni violent et prompt à frapper, mais équitable et modéré, éloigné des contestations, désintéressé ; qu’il gouverne bien sa famille et qu’il maintienne ses enfans dans l’obéissance et dans toute sorte d’honnêteté […]21.
La stratégie de Maffei pour montrer ce parangon de l’évêque repose, à tout le moins dans ses intentions, sur le fait de placer l’objet du discours sous les yeux des auditeurs, autrement dit sur une représentation langagière tellement efficace qu’il ne semble pas tant d’entendre, que de voir. Il s’agit donc d’un discours qui se veut en même temps énargique et énergique, et de ce fait frappant voire persuasif. Le discours fourmille tout à la fois de mots relevant du vocabulaire de la peinture et d’expressions techniques de la théorie de l’enargeia, telles « portrait », « devant les yeux », « imagination », « représenter au vif », sans oublier les formes du verbe « voir22 » :
98Ces graves pensées […] ne laissent pas de convenir beaucoup à mon sujet pour représenter au vif ce modèle, et ce portrait que j’ai dessein […] de vous mettre devant les yeux.
Mais parce que l’idée d’une vertu et d’un mérite si sublime pouvoit seulement frapper vos oreilles, votre imagination et votre esprit, plutôt que de se montrer clairement à vos yeux, j’ai cru qu’il convenoit mieux à ma pensée de vous le représenter en la personne même de quelque évêque, où vous la puissiez voir de plus près, comme ayant été presque tous témoins oculaires de sa conduite23.
La dimension démonstrative du discours se double ensuite d’une ambition morale qui dépasse le strict cadre de la profération. Aussi, dans ces temps que nous voyons être moralement troubles, cette incarnation des plus hautes vertus (dont nous avons droit à une nouvelle liste) constitue-t-elle un rempart contre le poison du vice :
L’état des temps présens, et encore plus cette honorable assemblée […] demandent qu’il y soit proposé quelque exemple moderne d’une personne nourrie dans les plus fameuses cours, laquelle même, dans les plus hauts et principaux emplois, au milieu des honneurs […], ait su non seulement conserver inviolable dans son âme son premier dessein de ne se point laisser empoisonner l’esprit par l’air contagieux du siècle, mais qui même […] ait fait briller dans toutes ses actions […] l’innocence, la sobriété, la prudence, la justice, l’hospitalité, la douceur, le désintéressement, la clémence et l’humilité […].
Cet évêque dont j’entreprends maintenant de vous faire le portrait, vous l’avez vu […] vainqueur et triomphant des hérétiques […] ; vous l’avez vu vous-mêmes travailler par son esprit, par sa voix et par sa plume, à déraciner ces hérésies qui menaçoient l’Église de Dieu […]. Vous l’avez vu enfin […] être obligé à céder, le 12 avril de l’année 1704 […], aux attaques de la mort, laquelle a pu donner un grand sujet de douleur à la France, et même à toute l’Église […].
Dans ces premiers et resplendissans traits d’une vertu plus qu’humaine, je crois, Messieurs, que vous aurez connu que le magnifique portrait de Jacques-Bénigne Bossuet […] vous est ici représenté24.
Il faut donc attendre quelques pages – et sans renoncer à un dernier essai de virtuosité consistant à en faire l’objet, dans l’avant dernier paragraphe, d’une sorte d’énigme – pour que le nom de Bossuet soit finalement prononcé et son éloge présenté comme nécessaire pour montrer de la manière la plus efficace cette figure épiscopale qui aurait dû constituer le cœur de la conférence.
99La suite du discours, moins élaborée, s’efforce de combiner la structure per species de l’éloge avec un développement plus biographique voire narratif et l’impératif de décrire la figure de l’évêque parfait. Dans les faits, nous y retrouvons une certaine redondance mais aussi une sorte de sclérose des sections consacrées aux vertus : ces dernières, souvent répétées, sont présentées à plusieurs reprises comme la cause des actions de Bossuet, sans que leur importance soit toujours mise sous nos yeux par des exemples concrets. On retiendra cependant des faits qui ont évidemment frappé Maffei, comme cette séquence : « on commença à voir briller en sa personne les premières étincelles de son mérite infini, lorsque appelé au service de l’église de Metz […] il y exerça les fonctions des lévites occupés autour de l’arche à chanter les louanges du Seigneur25 ». Mais il y a surtout un épisode de la vie de Bossuet que Maffei utilise en tant que preuve et manifestation d’une vertu particulière : la renonciation à l’évêché de Condom pour se consacrer entièrement à l’éducation du Dauphin26. Cette renonciation, que Maffei résume d’abord en une phrase (« il se démit volontairement de son gouvernement27 ») est relatée dans une micro-séquence saillante et assez facilement repérable, puisqu’elle se clôt sur une phrase qui en reprend le début tout en assurant le lien avec le développement suivant, sur le préceptorat du Dauphin :
la délicatesse de son âme l’emporta sur toute autre considération, et se dépouillant lui-même de l’évêché de Condom, il confirma la joie que la France avoit conçue de la merveilleuse éducation du jeune prince confié à ses soins28.
Amplifié au grand renfort de raisonnements, parallèles et références (Ambroise, Athanase), ce fait montre le désintérêt de Bossuet à l’égard des honneurs, qui constitue peut-être le trait le plus marquant de son portrait, figuré sur le plan textuel par l’insistance sur le mot « dépouiller ». En insistant sur l’innocence, la modestie et surtout le désintérêt de Bossuet à l’égard des richesses et de la renommée (sur laquelle pourtant Maffei insiste en mettant en lumière l’appréciation dont il jouissait auprès de Louis le Grand), la célébration de l’évêque de Meaux ignore la plupart des topoï « biographiques » dont le traitement dans l’éloge est 100préconisé par les rhéteurs antiques, et notamment la famille, l’enfance proprement dite et l’éducation. Maffei évince surtout la synkrisis ou comparaison, remplacée par des rapprochements avec des exemples d’évêques illustres. De fait, la topique laudative qui anime l’éloge de Bossuet n’est pas tant innervée par la réflexion et la théorisation classiques – que pourtant Maffei connaît et dont il ne peut s’éloigner sans pour ainsi dire se disculper – qu’elle s’avère inspirée d’une reconfiguration dans une perspective chrétienne, que nous retrouvons entre autres dans l’Orator Christianus du Jésuite C. Reggio (1612). En se penchant sur les lieux dans le chapitre consacré au genre orné, le P. Reggio fait remarquer et même revendique une différence majeure qui distingue la louange sacrée des éloges profanes, et qui touche précisément aux kephalaia/capita que nous avons rapidement présentés ci-dessus :
Les rhéteurs ont coutume de présenter plusieurs lieux de la louange, parmi lesquels les parents, les ancêtres, la patrie, la noblesse de la lignée [genus], la richesse, les amis, les honneurs, le pouvoir, l’éducation, la bonne santé du corps, la beauté, la vigueur, les qualités de l’esprit, qu’elles proviennent de la nature, comme l’intelligence, la mémoire, le talent, l’éloquence, ou qu’elles proviennent du travail, comme la science, les vertus, la prudence, la justice, le courage, la tempérance, les actions et les paroles exceptionnelles [facta dictaque] ainsi que le type de mort et tout ce qui peut advenir après la mort. Notre orateur toutefois n’est pas astreint à ces lieux et pour certains, c’est à peine s’il doit les aborder29.
On retiendra en particulier ce passage : « Nous avons plutôt coutume de célébrer nos saints pour leur mépris des richesses, des dignités, des honneurs, de la noblesse et d’autres choses semblables30 », où l’on reconnaît aisément les thèmes sur lesquels Maffei bâtit l’éloge de Bossuet, qui dès lors s’inscrit pleinement dans l’esprit des panégyriques des saints, dont Bossuet lui-même avait donné de lumineux et flamboyants exemples. On peut à ce propos se demander quelle connaissance, ne fût-ce qu’indirecte, Maffei pouvait avoir de la production de l’évêque de Meaux. Dans cet éloge, en effet, le Bossuet écrivain disparaît complètement, tandis que l’attention est portée sur sa vocation pastorale et apostolique, et même 101le Bossuet orateur, dans les faits, n’est évoqué que d’une manière vague par des références à l’efficacité de sa faconde implacable31, dont surtout la véhémence est retenue (« Il tonna donc pour ainsi dire, et fulmina du haut des pupitres et des chaires contre les vices et les corruptions du siècle32 »), à une exception près, qui laisse imaginer une certaine attention aux aspects stylistiques de cette éloquence :
C’est pourquoi, joignant à une mâle et vigoureuse éloquence les véritables et les plus sûrs sentimens de la doctrine ecclésiastique, qui étoient bien plus dans son cœur que sur sa langue et dans sa mémoire, il se soucia peu ou point du tout de flatter les doctes oreilles de cette illustre assemblée avec les vains ornemens d’une éloquence profane, mais il fit en sorte que le fruit de ses prédications fut bien plus grand que le son et le bruit de ses paroles33.
Sans doute, cependant, ce qui prime dans cet éloge est le zèle apostolique et pastoral d’une carrière dont la dimension proprement oratoire ne constituait probablement pas, pour Bossuet lui-même, le trait principal. D’ailleurs, au-delà de la renonciation à l’évêché de Condom, la vie de l’évêque ne semble pas intéresser particulièrement Maffei, qui n’en retient que quelques étapes majeures sans vraiment s’attarder sur les détails : la prédication à la cour (y compris les liaisons avec certains membres de celle-ci et la conversion des protestants), le préceptorat du Dauphin, l’évêché de Meaux34. Cette approche très sélective de la matière traitée nous invite à nous interroger sur les œuvres et plus en général sur la documentation que Maffei peut avoir consultée pour composer son discours. Il convient ainsi de se tourner vers les « Mémoires » de l’abbé Bossuet.
102Un pastiche légitimé ?
Nous avons vu qu’en octobre 1704 le P. Cloche se pressait d’informer le neveu de Bossuet qu’un hommage solennel était prévu à Rome. L’orateur désigné, le « cavalier romain » Paul Alexandre Maffei, aurait dû élaborer l’éloge de l’évêque de Meaux à partir d’un dossier que l’abbé Bossuet lui-même avait préparé. Dans son Journal, l’abbé Ledieu relate lui aussi ce fait, en rapportant presque mot à mot la lettre du P. Cloche, mais en y ajoutant un détail intéressant :
J’ai vu entre les mains de M. l’abbé Bossuet une lettre de Rome du père Cloche, général des jacobins, écrite au commencement d’octobre, par laquelle il le remercie des beaux et bons Mémoires qu’il lui a envoyés sur feu M. l’évêque de Meaux, et des éloges imprimés qui en ont été faits à Paris : il ajoute qu’il va les mettre entre les mains d’un cavalier romain, qui en doit composer un éloge de ce prélat pour Rome ; et que si sa pièce se trouve bonne il la lui enverra à Paris : nous en verrons le succès et la suite35.
Ainsi, par l’entremise de l’abbé Cloche, c’est de l’entourage de Bossuet lui-même, et qui plus est des personnes entre les mains desquelles se trouvaient la plupart de ses manuscrits et documents, que Maffei reçoit ce précieux dossier dans lequel figuraient les Mémoires compilées par l’abbé Ledieu, aussi bien que des oraisons rédigées. Le Journal de Ledieu nous est encore une fois précieux. Voici ce qu’il dit à propos des Mémoires et surtout à propos de leur emploi par les orateurs désignés pour les éloges de Bossuet :
J’ai commencé le mémoire que l’abbé m’a demandé pour le P. de La Rue, pour servir à l’oraison funèbre, et j’ai offert de le lire à notre abbé, afin qu’il juge s’il peut servir et si je dois continuer : il m’a remis à demain36.
Ce mercredi, 23 avril 1704, je reçois une lettre de l’abbé Bossuet, de Paris, où il me presse fort de tenir mon mémoire prêt pour dîner prochain au soir, et de faire partir lundi de grand matin un laquais qu’il m’envoie pour le lui porter à Paris, où il doit voir le P. de La Rue, pour le lui remettre, et que ce père doit s’en aller le mardi à Pontoise, se mettre au travail37.
103Pour moi, j’envoie à l’abbé Bossuet trois cahiers de mes Mémoires contenant les ouvrages de M. de Meaux par date, et sa vie particulière depuis sa naissance jusqu’à sa prêtrise […]38.
Il m’a dit qu’il est content des Mémoires, qu’il les trouve bien écrits, et me prie instamment de les continuer même dans le plus grand détail que je pourrai ; mais cependant il me prie de faire pour le père de La Rue, un mémoire fort court et seulement par dates des actions de M. de Meaux depuis 1680 et son épiscopat, qui est le temps de ses grands ouvrages et de ses grandes actions39.
Il m’a fait voir une lettre du père de La Rue, qui demande la suite de mes Mémoires qu’il trouve trop éloquens, par manière de raillerie ; il les demande plus simples, et surtout la vie de la cour. L’abbé Bossuet dit qu’il en veut garder une copie, et jusqu’ici il a retiré des mains du père de La Rue les cahiers à mesure qu’on les lui a envoyés40.
Notre abbé vient de me dire combien il est content de mes Mémoires, et me prie bien de permettre qu’ils soient communiqués à l’abbé de La Loubère pour l’oraison funèbre de Navarre […]41.
Ainsi le recueil des Mémoires de l’abbé Ledieu constitue-t-il la source de plusieurs oraisons funèbres prononcées en l’honneur de Bossuet, et en particulier de celle du P. de La Rue, que le neveu de l’évêque doit avoir glissée dans le dossier destiné à Maffei. Non seulement, en effet, ce dernier connaît le discours du Jésuite français, mais il s’en est largement inspiré. Il est difficile de dire si Maffei a lu les Mémoires en leur entier, mais on peut aisément supposer que, contraint de travailler rapidement, et ayant appris que l’oraison funèbre de La Rue lui fournissait un résumé déjà prêt de nombreux faits qui, de surcroît, ne l’intéressaient que marginalement, il en a fait sa source principale.
Certes, le texte du Jésuite développe davantage plusieurs sections du discours d’éloge qui, on l’a vu, ne figurent pas dans le discours de Maffei. On y retrouve par exemple des références à la naissance, à la famille, et surtout aux années de formation de Bossuet sous la précieuse direction de Nicolas Cornet et de Vincent de Paul, de même qu’un récit de la première rencontre avec la Bible, qui marqua profondément le futur évêque. Étoffé en outre de citations bibliques, ce discours est sans doute plus élaboré que celui entendu à Rome.
104Qui plus est, la dépendance de l’éloge de Maffei à l’égard de celui du Jésuite semble avoir déjà été manifeste aux yeux du traducteur de 1707, lequel, en tournant en français le discours rédigé en italien, emploie en plusieurs endroits les mêmes termes et syntagmes de l’oraison que La Rue. Quelques exemples nous montreront en détail ce que Maffei a retenu de cette oraison.
Commençons par ce portrait de Bossuet, qui chez La Rue figure à propos des années de jeunesse, et que Maffei reprend pour l’appliquer à la période de la prédication :
Plein de ces saintes impressions, il vient à Paris puiser les hautes sciences dans les pures sources de cette ancienne & fameuse Université. Avec quelles dispositions ? Un esprit solide & brillant, un génie sublime & aisé : un assemblage peu commun de douceur & de fermeté, de franchise & de discretion : un visage où la modestie & l’innocence étoit peinte : un air respectable & engageant : une grace infinie à s’expliquer42.
Dans l’exécution d’une entreprise si difficile, la renommée ne se trouva point menteuse, lorsqu’elle nous congratula sur nos jours heureux, dans lesquels notre bonheur nous avoit permis de revoir en lui non moins l’esprit que le modèle d’Augustin, et de contempler dans cette grande âme cet assemblage si difficile, d’un esprit solide et vif, d’un génie sublime et facile, de douceur et de sévérité, de franchise et de discrétion, joint à un visage dans lequel on voyoit reluire la modestie et l’innocence, et un air qui s’attiroit en même temps le respect et l’amour, et finalement à une grâce infinie pour expliquer et développer les vérités divines les plus sublimes et qui tombent le moins sous nos sens43.
Cet autre couple d’extraits se réfère aux années de Metz :
Mais attaché dés sa tendre jeunesse au Chapitre de Metz, d’abord par un Canonicat, ensuite par les dignitez d’Archidiacre & de Doyen, il crut devoir à cette Eglise qui sembloit prendre plaisir à l’élever, le principal fruit de ses études. Il forma donc le dessein de s’y établir.
105Fut-ce pour s’y borner à la fonction des Levites occupez autour de l’Arche à chanter les loüanges du Seigneur ? Il s’en acquittoit avec un soin religieux, il s’y sentoit même porté par un attrait particulier : mais c’étoit trop peu pour son zele. Il se crut encore établi sur les murs de Jerusalem comme un de ces gardes surveillans, à qui le prophète Isaye recommande de la part de Dieu de ne se taire ni jour ni nuit44.
L’on commença à voir briller en sa personne les premières étincelles de son mérite infini, lorsque appelé au service de l’église de Metz, premièrement en qualité de chanoine, puis d’archidiacre, et de doyen, il y exerça les fonctions des lévites occupés autour de l’arche à chanter les louanges du Seigneur. Animé ensuite d’un saint zèle ecclésiastique […] il se donna tout entier au ministère de la parole évangélique […], étant persuadé que la voix de Dieu […] l’obligeoit aussi en même temps d’être une de ces sentinelles très-vigilantes de la nouvelle Jérusalem, auxquelles le prophète Isaïe avoit tant recommandé de ne se taire ni jour ni nuit45.
Parfois la reprise ne concerne qu’une expression ou une image :
Que de lumières placées maintenant sur le chandelier46 !
[…] avant même que cette lumière resplendissante fût placée sur le chandelier de l’Église47.
Parfois, le même passage inspire deux lieux différents, d’une manière plus ou moins précise. Aussi, après une simple allusion aux règles de saint Paul dans l’incipit de son discours, plus bas, Maffei reprend-il plus ponctuellement le passage qui suit :
Il nous suffit de voir dans ce Disciple nouveau les saintes dispositions que saint Paul souhaitoit à Tite & à Timothée ; & dont il composoit l’idée de l’Episcopat : l’innocence de la vie, la sobrieté, la prudence, la justice, l’hospitalité, la benignité ; sans nulle tache d’interêt, de cupidité, de colere, ni d’orgueil48.
L’état des temps présens et encore plus cette honorable assemblée […] demandent qu’il y soit proposé quelque exemple moderne […] qui même, élevé à la dignité épiscopale, ait fait briller dans toutes ses actions […] l’innocence, la sobriété, la prudence, la justice, l’hospitalité, la douceur, le désintéressement, la clémence, et l’humilité […]49.
106Enfin, le passage que nous avons cité ci-dessus en tant que seule attestation d’un intérêt pour la qualité stylistique de la prédication de Bossuet, s’il mobilise le thème topique du refus des charmes de l’érudition païenne au profit de la sincérité de la parole chrétienne50, dans les faits est encore à attribuer au P. de La Rue ou, plus vraisemblablement, à l’abbé Ledieu. Lisons, pour les comparer, ces deux représentations de Bossuet prédicateur à la cour de Louis le Grand, éloquent même dans le refus de l’éloquence :
Ce fut à cette assemblée d’esprits élevez, délicats […], qu’un jeune homme de trente-quatre ans fut adressé, comme un autre Joseph : Ut erudiret Principes ejus, & Senes prudentiam doceret : Pour enseigner aux Princes la vraie politique, & aux vieillards la vraye sagesse, qui est celle du salut. Il exerça plusieurs années ce saint ministere, Avents & Carêmes de suite, avec le même fruit, les mêmes applaudissemens. Mais pour le mériter, Messieurs, eût-il recours, aux fleurs, aux brillans de l’éloquence ?
Il sçavoit trop que ces vains agrémens, qui ornent les discours profanes, affoiblissent & deshonorent la parole de salut. Ses sermons étoient meditez, plutôt qu’étudiez & polis. Sa plume & sa memoire y avoient moins de part que son cœur. Cor sapientis erudiet os ejus. C’est le cœur, disoit Salomon, qui doit rendre la langue diserte. Et comme il avoit le cœur penetré des grandes veritez dont son esprit étoit plein ; l’abondance, la varieté, l’onction ne lui manquoit jamais ; non pas même la justesse & la vivacité de l’expression, sans affectation & sans secheresse. Il dépoüilla son éloquence de tout ce qui ne pouvoit que plaire sans édifier ; & Dieu permit qu’il plût sans vouloir plaire ; que le fruit de ses sermons en égalât & surpassât l’éclat […]51.
C’est pourquoi, joignant à une mâle et vigoureuse éloquence les véritables et les plus sûrs sentimens de la doctrine ecclésiastique, qui étoient bien plus 107dans son cœur que sur sa langue et dans sa mémoire, il se soucia peu ou point du tout de flatter les doctes oreilles de cette illustre assemblée avec les vains ornemens d’une éloquence profane, mais il fit en sorte que le fruit de ses prédications fût bien plus grand que le son et le bruit de ses paroles.
Que dirai-je de plus ? S’étant bien mis dans l’esprit que la fin de sa pénible course ne devoit être autre que l’avancement de la religion, il ne songea jamais à gagner le cœur de ses auditeurs qu’il n’eût auparavant convaincu l’esprit52.
En dépit d’une imitation manifeste des matériaux affectueusement et soigneusement préparés par le secrétaire de Bossuet et brillamment agencés par le P. de La Rue, le texte de Maffei ignore complètement les quelques observations que ce dernier glisse dans son discours, sur la conception de l’ornementation qui affleure des sermons de Bossuet, non seulement parce que ce thème aurait été trop éloigné des attentes de son auditoire romain, mais probablement parce qu’il n’en avait aucune expérience directe, et ce à la différence du Jésuite lui-même et de l’abbé Ledieu – dans l’esprit et dans la mémoire desquels résonnait encore la voix de Bossuet prédicateur. D’ailleurs, chargé de prononcer un discours qu’il savait destiné à être diffusé parmi les proches de l’évêque de Meaux, qui de surcroît lui avaient fourni la matière de son ouvrage, Maffei aura vraisemblablement voulu les flatter par des reprises et des emprunts voyants.
En effet, le talentueux Maffei semble avoir cherché à tout prix à combiner l’énumération des vertus épiscopales (conventionnelle et parfois redondante), à laquelle le contraignait le thème imposé par le contexte officiel, et la célébration de Bossuet – dont il ne semble pas avoir eu une connaissance particulière – par un éloge fortement voulu par des personnalités proches de l’entourage de l’évêque, qui n’ont pas caché leur orgueil en organisant, par une sorte d’émulation, une occasion solennelle pour cet hommage « romain » à la figure de Bossuet. Cependant, quoiqu’il ne soit pas dépourvu d’attraits qui révèlent la solide formation de son auteur, le discours de Maffei laisse affleurer sinon le désintérêt pour son sujet, à tout le moins une sorte d’insincérité dans la louange poussée, qui se manifeste clairement lorsqu’on compare cette dernière aux textes qui l’ont inspirée. De ce fait, imaginé et annoncé comme une occasion de montrer à Paris que Rome était capable de faire 108résonner le nom glorieux de l’aigle de Meaux, l’éloge de Maffei sonne plutôt comme l’écho affaibli et étouffé d’une célébration éclatante et retentissante entendue ailleurs.
Roberto Romagnino
CELLF
Sorbonne Université
1 Paul Alexandre Maffei, L’immagine de Vescovo. Rappresentata nelle Virtù di Monsignor Jacopo Benigno Bossuet Vescovo di Meaux. Discorso detto nell’Accademia Ecclesiastica Del Collegio Urbano di Propaganda Fide, e dato in luce sotto i gloriosi auspici del Serenissimo Delfino di Francia. Dal Cavalier Paolo Alessandro Maffei, Rome, A. de’ Rossi, 1705 (désormais L’immagine del Vescovo).
2 Discours prononcé dans l’Académie Ecclésiastique du Collège Urbain de la Propagation de la Foi. Et mis au jour sous les glorieux auspices de Monseigneur le Dauphin. Par le Chevalier Paul-Alexandre Maffei (Caractère d’un Évêque. Représenté dans les vertus de Mgr Jacques-Bénigne Bossuet, Évêque de Meaux [1707]), publié dans L’Abbé Ledieu, Mémoires & Journal sur la vie et les ouvrages de Bossuet, éd. M. L’Abbé Guettée, t. IV, Paris, Didier et Cie, 1857, p. 409-428 (désormais Caractère d’un Évêque : les citations en français seront données d’après cette traduction, sauf pour les passages où une précision nous a paru nécessaire).
3 Dans Raccolta d’Elogi d’uomini illustri toscani, compilati da vari letterati fiorentini, t. IV, Lucques, Benedini, 1770, p. 610-616. Voir aussi l’entrée consacrée à Maffei dans Notizie istoriche degli Arcadi morti, Rome, A. de Rossi, 1721, chap. lviii, p. 128-131.
4 Voir, parmi les lettres d’Ugo Maffei à Colbert conservées à la BnF, celles du 13 septembre 1672 (Correspondance de Colbert d’août-septembre 1672, Mélanges de Colbert 161, f. 356), et du 6 mai 1669 (Correspondance de Colbert de mai 1669, Mélanges de Colbert 152, f. 1-2 vo]), où il est question de la pension de 2000 livres octroyée à Maffei par le roi. Voir aussi la « Lettre de François de Blanchefort de Créquy de Bonne (ambassadeur à Rome) à Jean-Baptiste Colbert (contrôleur général des finances) datée de 1669, à Rome », dans Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, recueillie et mise en ordre par G. B. Depping, t. IV, Paris, Imprimerie nationale, 1855, p. 697-698 : www.persee.fr/doc/corr_0000-0001_1855_cor_4_1_901_t2_0697_0000_1.
5 « Lettre du Cardinal de Retz à M. de Lionne [Rome, 13 octobre 1665] », dans Œuvres du Cardinal de Retz, éd. R. Chantelauze, t. VII, Paris, Hachette, 1882, p. 77-79, ici p. 78.
6 Le texte des deux lettres (dont nous traduisons celle du cardinal Ottoboni) est rapporté en tête d’une « Note de l’abbé Ledieu sur un éloge de Bossuet », publiée dans « Variétés bibliographiques », Revue Bossuet, a. 2, t. 2, 1901 (désormais « Note de l’abbé Ledieu »), p. 250-252, ici p. 250. À propos du Cardinal Ottoboni, une « Lettre de Monsieur G.***, écrite de Rome, à Monsieur M.***, du 25 Décembre 1706 » (dans Mémoires pour servir à l’Histoire du xviiie siècle […] par Mr. de Lamberty, t. XIV, Amsterdam, 1740, p. 302-304, ici p. 303) donne une note intéressante : « Le Cardinal Ottoboni, qui a ouvertement embrassé les intérêts de la France ». Aussi peut-on facilement l’imaginer proche des personnalités françaises qui, comme nous allons le voir, ont élaboré de concert cet hommage à Bossuet.
7 « 6e lettre du P. Cloche à l’Abbe Bossuet », dans Correspondance de Bossuet, t. 14, Novembre 1702-Avril 1704 et Supplément, éd. Ch. Urbain et E. Levesque, Paris, Hachette, 1923, p. 250.
8 Giovanni Pizzorusso, « Le Monde et/ou l’Europe : la Congrégation de Propaganda Fide et la politique missionnaire du Saint-Siège (xviie siècle) », Bulletin de l’Institut d’histoire de la Réformation, 2014 [en ligne. URL : https://www.unige.ch/ihr/files/1814/2347/5375/Article_PropagandaFide_Pizzorusso.pdf]
9 Ibid., [p. 1].
10 Id., « I satelliti di Propaganda Fide : il Collegio Urbano e la Tipografia poliglotta. Note di ricerca su due istituzioni culturali romane nel xvii secolo », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, t. CXVI, no 2, 2004, p. 471-498, ici p. 471.
11 Id., « Le Monde et/ou l’Europe », art. cit., [p. 2].
12 « Note de l’abbé Ledieu », op. cit., p. 250. Dans cette « Note », l’abbé donne également une description matérielle minutieuse de l’ouvrage (Ibid., p. 251).
13 Pour le détail de l’hostie nous suivons la suggestion de l’abbé Ledieu.
14 Caractère d’un évêque, « Au lecteur », p. 412-413, ici p. 412 pour les deux citations.
15 L’immagine del Vescovo, « Al lettore », n. p. (« l’occasione […] mi persuase […] di non poter formare a Monsignor Bossuet un più bello elogio, che coll’esporre il ritratto del Vescovo disegnato, e colorito da’ lineamenti del suo illustre esemplare », nous traduisons). La traduction de 1707 nous semble d’une part affaiblir, et ce déjà dans le titre, le sens du déterminant défini « il » (« l’évêque », nous soulignons), qui vise à présenter Bossuet comme modèle, dans un emploi proche de l’antonomase (l’Évêque), et d’autre part à gommer la densité lexicale de l’original, riche d’emprunts au vocabulaire de la théorie des arti sorelle (dont l’éloge, on le verra, est d’ailleurs saturé), de l’ut pictura poesis et de la stylistique de l’évidence : « je me suis persuadé aisément que je ne pouvois donner un éloge à Monsieur Bossuet qu’en formant le caractère d’un évêque avec les couleurs mêmes et les traits d’un aussi bel original » (Caractère d’un évêque, « Au lecteur », p. 413).
16 Voir entre autres Aphthonios, Progymnasmata, VIII (dans Corpus rhetoricum, éd. M. Patillon, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 131-137) ; Donald A. Russell et Nigel G. Wilson, Menander Rhetor. A Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1981 ; Quintilien, Institution oratoire, l. V, chap. x, 23-30 ; François Pomey, Novus Candidatus Rhetoricæ, Lyon, A. Molin, 1668, IIIe partie, p. 313-427 ; Joseph de Jouvancy, L’Élève de rhétorique [1710], éd. Fr. Goyet et D. Denis, Paris, Classiques Garnier, 2020, V, 6e exercice, chap. ii, p. 384-387 et passim ; Paul Colomiès, La Rhétorique de l’honnête homme, Amsterdam, G. Gallet, 1699, chap. 18, p. 103-109. Sur l’éloge dans l’Antiquité, voir notamment Laurent Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1993, 2 vol. Voir également Isabelle Cogitore et Francis Goyet (dir.), L’Éloge du Prince : De l’Antiquité au temps des Lumières, Grenoble, ELLUG, 2003 ; et la synthèse d’Anne Régent-Susini « L’éloge, quoi de neuf ? », Exercices de rhétorique [En ligne], no 11, 2018, mis en ligne le 10 octobre 2018, consulté le 08 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/613. Nous nous permettons de renvoyer aussi à notre ouvrage Théorie(s) de l’ecphrasis entre Antiquité et première Modernité, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 216-222.
17 L’abbé Ledieu le qualifie pour sa part de « beau et périodique » (« Note de l’abbé Ledieu », p. 250).
18 L’Immagine del Vescovo, p. 1 (nous traduisons).
19 Voir Joseph de Jouvancy, L’Élève de rhétorique, éd. citée, IV, iii, p. 232-233 : amplification « per interrogationem et apostrophen ».
20 Caractère d’un évêque, p. 414.
21 Ibid., p. 415.
22 Sur les théories antiques et prémodernes de l’enargeia, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Théorie(s) de l’ecphrasis, op. cit.
23 Caractère d’un évêque, p. 415-416.
24 Ibid., p. 416-417.
25 Ibid., p. 418.
26 Ibid., p. 421-423.
27 Ibid., p. 423.
28 Ibid.
29 Carlo Reggio (s.j.), Orator Christianus, Rome, B. Zanetti, 1612, l. V, chap. x, p. 284-286, ici p. 285. Nous donnons la traduction d’après « Carlo Reggio, Orator christianus (Rome, 1612), “Sur le genre orné” » [trad. V. Griveau-Genest], Exercices de rhétorique, no 11, 2018, op. cit. : http://journals.openedition.org/rhetorique/717.
30 Ibid.
31 Voir aussi la remarque de l’abbé Ledieu : « Ses talens pour la prédication et les fruits qu’on en a veus sont bien relevez, avec sa liberté évangelique et sa force vraiment apostolique : ce qui fait le tiers du discours » (« Note de l’abbé Ledieu », p. 251).
32 Caractère d’un évêque, p. 418.
33 Ibid., p. 420.
34 L’abbé Ledieu (« Note de l’abbé Ledieu », p. 252) affirme que l’éloge « est en effet très court. Mais on voit que l’auteur s’étant attaché à l’idée d’un evesque, il a fait rentrer en gros tous les autres caractères de grand prédicateur, de docteur sublime, d’un homme désintéressé, et ainsi du reste. Il tranche donc en quatre pages son épiscopat de Meaux, qui étant si près de Paris et de Versailles luy permit d’accepter la charge de premier aumosnier de Made la Dauphine, sans préjudice de la résidence […]. Il prend de là l’occasion de faire plusieurs grands caractères de M. l’év. de Meaux, avec un grand détail de toutes ses vertus épiscopales qui luy ont merité, dit-il, l’éloge d’avoir été l’exemple et le modèle d’un très digne evesque […] ».
35 Journal de l’abbé Le Dieu, dans L’abbé Le Dieu, Mémoires & Journal sur la vie et les ouvrages de Bossuet, éd. l’abbé Guettée, t. III, Paris, Didier et Cie, p. 184.
36 Journal de l’abbé Le Dieu, op. cit., p. 106.
37 Ibid., p. 109.
38 Ibid., p. 109.
39 Ibid., p. 111.
40 Ibid., p. 113.
41 Ibid., p. 115.
42 Charles de La Rue (s. j.), Éloge de feu Messire Jacques-Benigne Bossuet, Evesque de Meaux [1704], Paris, J. Delusseux, [1728, la date est incertaine : absente de la page de titre, elle ne figure que dans le privilège du Roi], p. 16 (désormais Éloge). Cf. « Monsieur l’Abbé Bossuet devient illustre avant l’âge : En luy tout plaisoit, parce que tout estoit naturel, l’innocence de sa vie se declaroit sur son visage […] » (Éloge de Messire Jacques-Begnigne Bossuet, Evesque de Meaux, Prononcé dans l’Académie Françoise, le jour de la Reception de Monſieur l’Abbé de Polignac, Par M. L’Abbé de Choisy, dans Recueil des harangues prononcées par Messieurs de l’Académie françoise, t. III, Paris, J.-B. Coignard, 1714, p. 313-327, ici p. 316).
43 Caractère d’un évêque, p. 418-419.
44 Charles de La Rue (s. j.), Éloge, p. 18-20. L’édition consultée emploie l’italique pour signaler les citations bibliques, dont le texte latin figure dans des manchettes latérales.
45 Caractère d’un évêque, p. 418.
46 Charles de La Rue (s. j.), Éloge, p. 32.
47 Caractère d’un évêque, p. 417.
48 Charles de La Rue (s. j.), Éloge, p. 34-35.
49 Caractère d’un évêque, p. 416.
50 Il s’agit d’ailleurs d’un thème cher à Bossuet : voir entre autres cet extrait du Panégyrique de Saint Paul : « N’attendez pas de l’Apôtre ni qu’il vienne flatter les oreilles par des cadences harmonieuses, ni qu’il veuille charmer les esprits par de vaines curiosités […]. Ne cherchez pas de vains amusements à ce Dieu, qui rejette tout l’éclat du monde […] » (Œuvres oratoires, éd. J. Lebarq, t. II, Paris, Desclée de Brouwer, 1891, p. 293-318, ici p. 302).
51 Charles de La Rue (s. j.), Éloge, p. 41-44. L’Abbé de Choisy accorde lui aussi une place à quelques aspects proprement stylistiques et performatifs de l’art de Bossuet prédicateur : « Il ne se contentoit pas de publier des Ouvrages si avantageux à l’Eglise, il parloit, il agissoit, il mettoit en œuvre les dons qu’il avoit receus de la nature, & qu’un travail assidu avoit perfectionnez. Son action dans la chaire de verité estoit si naturelle, ses tons si perçans, & en mesme temps si justes, ses peintures si vives ; tantost majestueux & tranquille comme un grand fleuve, il nous conduisoit d’une maniere douce & presque insensible à la connoissance de la verité ; & tantost rapide, impetueux comme un torrent, il forçoit les esprits, entraisnoit les cœurs, & ne nous permettoit que le silence & l’admiration » (Éloge de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, op. cit., p. 318).
52 Ibid., p. 420.