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Classiques Garnier

La voix de l’évêque dans la France du XVIIe siècle Prédication directe et indirecte

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
    2019, n° 10
    . varia
  • Auteur : Régent-Susini (Anne)
  • Résumé : La mission épiscopale, dont l’importance est réaffirmée par le concile de Trente, voit sa spécificité discutée tout au long du XVIIe siècle : l’épiscopat est-il un sacrement distinct de la prêtrise, ou n’est-il qu’une sorte d’extension du sacerdoce. Les contributions réunies dans ce numéro thématique soulignent que si l’évêque tridentin est volontiers présenté comme le dépositaire d’une « voix » spécifique au sein de l’institution ecclésiastique, sa voix est aussi appelée à informer (dans tous les sens du terme) d’autres voix, qui la prolongent et la déclinent.
  • Pages : 13 à 16
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406097983
  • ISBN : 978-2-406-09798-3
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09798-3.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/10/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Évêque, Bossuet, Godet des Marais, Fénelon, Massillon, prédication, ecclésiologie, histoire ecclésiastique
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La voix de lÉvÊque
dans la France du XVIIe siècle

Prédication directe et indirecte

En organisant le 12 mai 2018, sous le haut patronage de lAcadémie française et avec le soutien déquipes de recherche montpelliéraine (IRCL, UMR 5186) et parisienne (CLESTHIA, EA 7345), une journée détude intitulée « Voix devant la Parole : la chaire des évêques au temps de Bossuet », nous nous proposions de faire dialoguer spécialistes dhistoire et de littérature du xviie siècle, autour dune figure, celle de lévêque, et du type de discours qui est le sien, en réalité ou en fiction, dans la France post-tridentine1. Ce choix impliquait deux propositions théoriques. Dune part, il envisageait le discours épiscopal sous le prisme de la « voix », et invitait dès lors à interroger le rapport de ce discours à loralité, réelle ou virtuelle, imaginée, re-présentée. Dautre part, il accordait au ministère et au discours épiscopaux une certaine spécificité, qui fait justement, au xviie siècle, lobjet dun débat : lépiscopat est-il un sacrement distinct de la prêtrise ? Ou nest-il quune sorte dextension, daccomplissement du sacerdoce ? Le discours épiscopal se met-il en scène selon les mêmes modalités que dautres discours émanant de linstitution ecclésiale, ou déploie-t-il son autorité dune manière qui lui est propre ?

Un Bossuet ne peut manquer de se situer dans ce débat, et entre un ministère épiscopal conçu comme simple prolongement du ministère sacerdotal et un ministère épiscopal conçu comme ministère spécifique, il ne paraît pas véritablement trancher – même si la place prééminente 14occupée dans son œuvre par la figure de lévêque semble peser en faveur de la seconde hypothèse. La figure épiscopale se trouve chez lui presque toujours accompagnée des métaphores de la lumière et du dépôt qui le ramènent à toute une tradition, et en particulier au Pseudo-Denys.

Or lévêque de Meaux est en cela représentatif dun large courant de lecclésiologie catholique de son temps : déterminante dans limage quelle dessine de lévêque tridentin, linfluence dionysienne savère en effet particulièrement forte en France et dans les milieux auxquels Bossuet est lié, car cette autorité, caractéristique de la Réforme catholique au plan européen, est aussi, en France, mobilisée comme figure nationale et gallicane, puisque dans la figure mythique du pseudo-Denys se confondent trois figures « historiques » : le magistrat de lAréopage converti par saint Paul dans les Actes des Apôtres, lauteur du corpus dionysien et le premier évêque de Paris, martyrisé au iiie siècle, considéré comme 1« apôtre de la France ». Face aux attaques protestantes contre les dévoiements humains de lÉglise, face, aussi, à la promotion nouvelle dune relation directe de lindividu avec Dieu, le corpus dionysien permet alors de mettre laccent sur lanalogie entre hiérarchie ecclésiastique et hiérarchie céleste, et par là de sacraliser pleinement lÉglise et ses dignitaires. Lévêque tient donc dans lecclésiologie gallicane une place centrale, fortifiée et clarifiée par la réforme tridentine, qui lui attribue un rôle clé dans létablissement de la discipline nouvelle imposée aux ecclésiastiques ; lépiscopat français, soutenu par Louis XIV, articule ainsi la revalorisation des évêques encouragée par le concile de Trente aux traditions gallicanes touchant à la dignité et à limportance du ministère épiscopal.

Cest cette figure revalorisée que les contributeurs de ce numéro se sont employés à mieux cerner. Or en un paradoxe qui nest quapparent, cette revalorisation peut dabord se lire en creux : comme le montre Agnès Lachaume en effet, cest précisément parce que lévêque est plus que jamais une figure dautorité religieuse quil se fait si rare dans les textes fictionnels du xviie siècle. Ce quasi-silence est en lui-même éloquent, en ce quil atteste à la fois la tendance à une laïcisation de la fiction, et la contrainte de discrétion imposée à cette même fiction, en raison du respect dû aux prélats. Il est à cet égard significatif quil faille attendre le xixe siècle pour quapparaissent véritablement des évêques de roman, à un moment où, précisément, lautorité des évêques réels commence à seffriter.

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Mais quen est-il hors de la fiction ? Cest ce que travaillent à préciser les autres contributions. Hélène Michon met ainsi en lumière la manière dont François de Sales, figure à la fois matricielle et paradigmatique de lépiscopat tridentin, assume la dimension polémique que suppose son projet réformateur, tout en lencadrant par une stricte éthique de la controverse. De même, limportance quil accorde à la miséricorde nexclut nullement une extrême fermeté dans lévaluation morale, et lautorité du directeur spirituel se conjugue chez lui à linsistance sur la liberté intérieure de la dirigée. La « douceur » peut ainsi devenir principe rigoureux daction et de réformation.

Car lévêque tridentin est bien dabord un homme de combat. Les nombreuses – et cruciales – controverses théologiques qui ponctuent le règne de Louis XIV lui donnent loccasion de réaffirmer son rôle traditionnel de debellator erroris, mais les modalités selon lesquelles se déploie son action connaissent à cette époque une profond renouvellement, quanalyse Norihiro Morimoto à partir de laffaire du « quiétisme » : si Harlay et Noailles sen tiennent aux ordonnances, mode daction habituel dans de telles circonstances, apparaissent progressivement, chez Bossuet et Godet des Marais par exemple, des instructions pastorales, autre forme de prise de parole épiscopale mobilisant au profit dune expérience de lecture (et non plus découte) la puissance oratoire déployée en chaire. Des « effets de voix » produits par cette prose épiscopale renouvelée, Fénelon tirera le profit le plus novateur, en parfaite harmonie avec son idéal de prédication familière, avec son Instruction pastorale de 1697, et plus encore avec son Instruction pastorale mise en forme de dialogues de 1714.

À la fin de la période, Massillon, lun des seuls évêques du xviiie siècle qui se soit rendu célèbre pour ses talents oratoires, fournit un autre exemple dune éloquence épiscopale trouvant son prolongement dans la rhétorique oralisante, ou plutôt vocalisante (au sens où elle produit, là encore, un « effet de voix ») de discours publiés : il sagit en loccurrence des discours synodaux annuels publiés par Massillon une fois que, devenu évêque de Clermont, il na plus un accès aussi fréquent à la chaire : même dans les imprimés, lévêque reste prédicateur. Tirant parti des enquêtes historiques menées sur les modes daccès à lépiscopat par Stefano Simiz, Isabelle Brian, Joseph Bergin et Michel Peronnet, larticle dOlivier Andurand interroge le rôle joué par la prédication de Massillon dans sa nomination comme évêque de Clermont : si lintervention – même 16maladroite – de lOratorien dans laffaire de lUnigenitus lui a permis de sintégrer dans un réseau politique qui a très certainement facilité cette ascension, son éloquence, fort appréciée de Louis XIV notamment, semble avoir joué un rôle déterminant.

Comme latteste la présentation des évêques de lEst de la France entre 1660 et 1720 par laquelle Stefano Simiz clôt ce dossier, cest donc bien la prédication qui est au cœur de la mission confiée à lévêque tridentin – que ce soit directement ou indirectement (sous forme de discours écrits, ou encore par lintermédiaire dautres prédicateurs formés par lui). Homme de la parole, lévêque lest non seulement en tant quorateur sacré, mais aussi en tant quil contrôle la prédication des autres ecclésiastiques de son diocèse, soit par le contrôle institutionnel quil exerce sur eux, soit par les publications spécialisées quil destine aux prédicateurs et diffuse parmi eux. Lévêque tridentin semble donc bien dépositaire dune « voix » spécifique au sein de linstitution ecclésiastique, mais cette voix est aussi appelée à informer (dans tous les sens du terme) dautres voix.

Anne Régent-Susini

Université Sorbonne nouvelle – Paris 3

1 Au même moment avait lieu, au Musée Bossuet qui a accueilli la journée, et plus précisément dans lancienne chambre et dans le cabinet de travail des évêques, une exposition consacrée à Bossuet et aux grands prédicateurs contemporains : on pouvait notamment y observer la riche iconographie de Bossuet et ses portraits peints conservés au musée, ses lettres manuscrites et ses œuvres imprimées conservées dans les collections meldoises. Une soirée associant récitation de sermons et musique a suivi la journée, à la cathédrale de Meaux.