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Classiques Garnier

Ordo saeculorum… Carmen pulcherrimum Dissonance in Esther and Athalia in sacred history

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue Bossuet Littérature, culture, religion
    2019, n° 10
    . varia
  • Author: Belin (Christian)
  • Abstract: How can we make admissible, from a Christian point of view, morally ambiguous, and perhaps scruffy stories, even extracted from the Sacred Scripture? This is the challenge that Racine takes up in Esther and Athalia. Will the notion of Providence be enough to clear up any misunderstanding? Racine, like Bossuet, borrows from Saint Augustine a musical conception of history that gives it a spectacular dimension by playing on its effects of dissonance and asymmetry. Evil is part of the manifestation of a beauty wrapped in darkness. Is it not this Augustinism that ensures, in Esther and in Athalia, the foundations of a theological aesthetic deployed in dramaturgy?
  • Pages: 111 to 128
  • Journal: Bossuet Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406097983
  • ISBN: 978-2-406-09798-3
  • ISSN: 2494-5102
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09798-3.p.0111
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 10-29-2019
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
  • Keyword: Racine, Bossuet, Esther, Athalie, providence, sacred history, Christianity in fiction
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« ORDO SÆCULORUM…
CARMEN PULCHERRIMUM…
 »

Lhistoire sainte en dissonance dans Esther et Athalie

« Quelque sujet de piété ou de morale1 … ». On peut ne pas être tout à fait convaincu par cette formule assez vague, excessivement neutre, utilisée par Racine à propos dEsther. Et la perplexité saccroît davantage après une lecture dAthalie. Suffirait-il de « tirer » de lÉcriture sainte deux histoires dramatiquement efficaces pour les rendre chrétiennement acceptables ? Mais le présupposé initial pose lui-même quelque difficulté : la Bible ne contiendrait-elle que des sujets « édifiants » ? Inscrite dans la Bible, lhistoire « sainte » reçoit un brevet de canonicité, et non de canonisation.

Raymond Picard remarquait, non sans ironie, quEsther était une tragédie « édifiante et mondaine » et que, sil sagissait éventuellement dédifier, il importait surtout de ne pas déplaire au Roi et à la Cour, et de ne pas « ânonner de pieuses sottises ». Picard rappelle aussi avec malice que la représentation du 19 février 1689 fut « une sorte dorgie de snobisme ». Quant à Athalie, au contenu plus énigmatique, il sagissait, toujours daprès Picard, d« un miroir à facettes multiples2 ».

De fait, la lecture et la réception chrétiennes de lAncien Testament ne furent jamais ni totalement aisées ni spontanément innocentes, malgré linénarrable subtilité de lherméneutique figurative. Un Pascal en avait parfaitement conscience lorsquil osait affirmer, à propos de lancienne Loi : « tous ces sacrifices et cérémonies étaient donc figures ou sottises ; or il y a des choses claires trop hautes pour les estimer des sottises3 ». Le théologien réformé Oscar Cullmann lui fera écho, au 112xxe siècle, en écrivant que « lhistoire biblique », même aux yeux dun chrétien, et en dehors dun acte de foi, « doit nécessairement apparaître comme privée de sens4 ». L« histoire sainte » offre en effet, parfois, des points de résistance aux efforts exégétiques les plus conciliants. Piété ou sottise ? Piété ou non-sens ? Édification morale ou terrorisme arbitraire de la transcendance divine ?

Ces questions renvoient aux distorsions ou aux anamorphoses de lhistoire, sainte ou profane, mais aussi aux méandres dune Révélation divine qui permet le mal pour un plus grand bien, en mettant le chaos au service dune harmonie nouvelle, et en tournant linsignifiance apparente des événements vers un altior sensus mystérieux. On aura reconnu en ces termes la conception musicale de lhistoire chère à saint Augustin, basée sur la dialectique des contraires, cest-à-dire, en loccurrence, sur le jeu des consonances et des dissonances. Esther et Athalie ne relèveraient-elles pas de cet augustinisme-là ?

Épisodes énigmatiques

Rappelons dabord quelques difficultés rencontrées par la réception du livre dEsther, aussi bien dans la tradition juive que dans la tradition chrétienne. Le rouleau dEsther, tissé dinvraisemblances historiques, nest entré en effet que tardivement dans le canon juif des Écritures, au cours du iie siècle (lassemblée des rabbins à Yavné fixe le canon des 24 livres). Lune des raisons en était que, comme dans le Cantique des cantiques (livre qui fit lui aussi difficulté), le Nom divin ineffable ny était jamais inscrit. Le livre dEsther fut néanmoins enregistré dans le canon en tant que témoignage fondateur du judaïsme. Il se donne comme la justification étiologique de la fête des Pourim, étrangère au cycle 113des fêtes mosaïques. Le rabbin contemporain Armand Abécassis avoue cependant que ce « premier roman de la Bible » comporte des « aspects parfois embarrassants », mais quil sinscrit dans le temps du judaïsme, qui est celui de « loccultation », alors que le temps de la Torah serait plutôt celui de la « révélation ». YHWH « se cache désormais », ce que laisse suggérer la racine étymologique du nom dEsther (STR, cacher, mettre au secret), forme hébraïque du nom Ishtar, déesse babylonienne de lamour et de la guerre)5. Le livre dEsther, par ailleurs, na pas retenu lattention des Pères de lÉglise, en dehors de quelques allusions assez vagues, chez tel ou tel (Augustin par exemple). On ne trouve aucun commentaire complet de ce livre avant Raban Maur (ixe siècle). Saint Athanase lexcluait du canon biblique, et Grégoire de Nazianze était très réservé. La plupart du temps, on se demandait surtout quelle était lidentité du roi, et à quelle époque se plaçaient les événements. Clément dAlexandrie, sinterrogeant sur le bon usage dun acte condamnable, cite lexemple dEsther, qui a su tirer profit de ses charmes (Stromates, IV, 19). On remarquera à ce propos, dailleurs, que le personnage dEsther fonctionne comme une sorte danti-figure de la reine Hérodiade ou de sa fille Salomé, qui obtinrent par leurs charmes la tête de Jean-Baptiste. Autrement dit, pour la majorité des commentateurs, le livre dEsther nétait pas forcément en odeur de sainteté.

Mais lhistoire dAthalie savère bien plus suspecte, alors même quelle sinsère dans des livres dont la canonicité na jamais été mise en doute. Elle se réfère à linterrègne singulier dune femme, au moment du schisme des douze tribus. La Bible insiste fortement sur ces querelles dynastiques : le Livre des Rois les relate de manière assez mécanique, et le Livre des Chroniques insiste davantage sur leurs aspects religieux négatifs. Lhistoire dAthalie est une anomalie, une exception, une énigme. Mais la Bible linscrit sobrement, sans commentaire, dans les Annales dun royaume éclaté, frappé par le schisme et tenté par la dissidence. Racine a choisi lun des épisodes les plus noirs de lhistoire des Rois, et dont la signification reste obscure. Là encore, il sagit dun récit qui na joué aucun rôle dans la tradition chrétienne, même si Joas est rétabli sur le trône et la dynastie davidique restaurée. Bossuet pratique une lecture exclusivement politique de lépisode, non seulement dans son Discours 114sur lhistoire universelle (la critique ne se réfère quà ce seul texte), mais encore, de manière plus significative, dans le Sermon sur les devoirs des rois prononcé le 9 avril 1662 ou encore dans le texte très politique de la Defensio Declarationis cleri gallicani, (§ X et XI). Racine invoque, dans la préface, les Chroniques ecclésiastiques de Sulpice Sévère, en oubliant de préciser que Sulpice expédie lépisode en quelques lignes et quil relate simplement léchec politique dAthalie. Le même Sulpice, en revanche, consacre trois pages à Esther, quil associe à la figure de Judith6. Mais il ne sattarde guère sur la signification religieuse de lépisode ; il en souligne en revanche le caractère héroïque. Comme Judith, Esther est une femme forte, au courage exemplaire. Cest à ce titre quelle figure dans La Cour sainte de Nicolas Caussin (1624) et dans La Galerie des femmes fortes de Pierre Le Moyne (1647).

Les deux histoires dEsther et dAthalie, par ailleurs, ne sont pas sans analogie, mais dans un rapport dantisymétrie. Il sagit de deux femmes devenues reines par accident, et toutes deux illégitimes : la première aux yeux des persans, la deuxième aux yeux du peuple resté fidèle. Ce sont deux reines qui troublent lordre politique et religieux. Lune affermit un pouvoir quelle réfère à Dieu ; lautre perdra le pouvoir quelle a soustrait à Dieu. Un diptyque se dessine : Esther la pure face à limpure Athalie, lune étant une figure de lélection, qui restaure lAlliance, tandis que lautre se mue en figure de la réprobation, puisquelle a choisi de rompre avec lAlliance. Les deux épisodes sont quasi anecdotiques au sein de la vaste orchestration qui régit le destin dIsraël. Mais un contraste se dessine, qui produit un effet dinversion : en terre dexil éclate la fidélité au Dieu dAbraham, alors quen terre sainte triomphe lapostasie. Il sagit enfin de deux histoires de fidélité, dinfidélité ou de trahison. Esther ne trahit la Loi (en épousant un païen) que sur la permission du grand Prêtre ; Athalie trahit Dieu en trahissant sa propre dynastie. Sagit-il vraiment de « quelque sujet de piété et de morale » ? On peut estimer que la piété (malgré sa forme hypostasiée qui ouvre la tragédie dEsther) a du mal à descendre sur ces lieux habités… par la haine, le ressentiment, les frustrations et les envies de génocide. Quant à la morale, elle reste, dans les deux tragédies, assez sommaire, voire primitive (en deçà de la loi du Talion), passablement archaïque, et même un peu sauvage. Le 115Bien sy révèle parfois, en la bouche de ses porte-parole autoproclamés, aussi terroriste que le Mal. Ces deux récits de vengeance se déroulent sans aucune manifestation de clémence, et encore moins de pardon. Mais sans doute Racine était-il sensible, dans sa lecture de lAncien Testament, comme Bossuet, à un certain folklore exotique, à une espèce de primitivisme archaïsant, tels quon les rencontrait par exemple dans Les Mœurs des Israelites (1681) de Claude Fleury.

Un spectacle porteur de la dramatique divine

Mardochée déclare fièrement à Esther : « [] Ce Dieu ne vous a pas choisie / Pour être un vain spectacle aux peuples de lAsie » (I, 3, v. 213-214). « Quel spectacle dhorreur ! », sexclame Athalie au v. 714 ; « Quel est donc ce spectacle nouveau ? », se demande Joas au v. 1247. Bossuet, de son côté, écrit dans le Discours sur lHistoire universelle, (I, Sixième époque, Salomon ou le Temple achevé) : « Il y eut des spectacles effroyables dans les royaumes de Juda et dIsraël ». Dans la préface de louvrage, il déclarait : « Un tel abrégé, Monseigneur, [] vous propose un grand spectacle ». Lhistoire sainte, divina historia, aurait dit Sulpice Sévère, étale une succession dévénements incompréhensibles, injustifiables ou injustifiés qui résistent à toute vaine tentative de récupération moralisatrice ou théologique. La dramaturgie du salut opère une distribution des rôles temporairement illisible. Le chaos semble lemporter. Suse est florissante, pendant que Jérusalem est couverte dherbes (v. 85) et quelle est devenue « un repaire affreux de reptiles impurs » (v. 86). Lintrigue, dans les deux tragédies, répand le « bruit et la fureur », mais le scandale métaphysique du mal reste dautant plus opaque que lhistoire, ici, nest pas racontée « par un idiot », puisquelle est empruntée aux Saintes Écritures. Un seul schéma explicatif reste disponible : le recours inévitable, in extremis, à la notion bien commode de Providence, impeccable sur le plan dialectique, indispensable sur le plan de la théodicée. La gouvernance divine, impénétrable, exerce sa fonction de régie en enveloppant lhistoire humaine dun regard panoptique et universel. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Le mot de Providence, 116tel un sésame, suffit-il à dissiper les brouillards ? Ny a-t-il pas quelque malentendu autour dun concept trop facilement convoqué, qui semble tout expliquer et qui nexplique rien ?

On remarquera demblée que le mot de Providence est quasiment absent du Nouveau Testament : on ny trouve en effet que deux emplois seulement du mot pronoia, et purement anecdotiques (on le traduit par soin, décision). Le Nouveau Testament selon la Vulgate est encore plus économe puisquon ne rencontre quune seule fois le mot providentia (rappelons au passage que le verbe proorizo, que lon traduit par prédestiner, nest lui-même employé que 6 fois et quil signifie délimiter). La notion de Providence, chère en particulier au stoïcisme, a certes été reçue et acceptée par la théologie chrétienne, au fil des siècles, mais peu employée. Dans la préface au Discours sur lHistoire universelle, qui présente le « dessein de louvrage », Bossuet na pas éprouvé le besoin dutiliser le mot une seule fois. Et dans le fameux sermon sur la Providence, prononcé pendant le carême du Louvre, le mot nest guère employé. On trouve en revanche, dans le Discours et dans le sermon, une foule dexpressions autrement significatives : la « suite » de la religion et des empires (Discours), la fréquence des mots « disposer », « dispenser » et « dispensation », « ordre » et « désordre », « discerner et discernement », « la sage économie de cet univers », etc. Ces expressions renvoient à la notion paulinienne dοἰκονομία, économie, mot que lon peut traduire par « accomplissement », « plan », « dessein » ou encore « réalisation ». La notion déconomie met laccent sur une modalité opératoire, et non sur la nature dun décret qui reste inaccessible et qui relève de la prescience divine. La Providence ne se manifeste quà travers un déploiement, un dépliement, un développement, une explication, alors que, étymologiquement, elle se réfère à une sorte de primauté noétique absolue (pronoia) qui échappe à toute révélation et demeure à tout jamais inconcevable. Saint Augustin a particulièrement insisté sur ces différences, lui qui justement na jamais écrit un quelconque traité sur la Providence (à la manière du Peri pronoias de Plotin), mais qui contemple, à maintes reprises, un déroulement spatio-temporel, une véritable dramaturgie qui sinscrit dans le dynamisme et la diachronie.

Bossuet, dans le Sermon sur la Providence, dépeint Dieu comme l« arbitre de tous les temps », qui, « du centre de son éternité, développe tout lordre des siècles ». Et dans Athalie, Joad, momentanément inspiré, annonce 117solennellement au vers 1132 : « Et les siècles obscurs devant moi se découvrent ». Bossuet et Joad paraphrasent saint Augustin qui écrivait au onzième livre de la Cité de Dieu que Dieu « avait embelli lordre des siècles comme on le fait pour un très beau poème, à partir de certaines antithèses (ita ordinem sæculorum tamquam pulcherrimum carmen etiam ex quibusdam quasi antithetis honestaret)7. La tragédie dAthalie souligne fortement ce déroulé temporel : « Que les temps sont changés » soupire Abner dès les premiers vers (v. 5) ; « Les temps sont accomplis » annoncera Joad (II, 2, v. 165). Toute la tragédie met en scène un accomplissement partiel et provisoire des prophéties. Certes la transcendance divine est fortement affirmée par les représentants de la légitimité religieuse. Esther célèbre devant Assuérus un « Dieu maître absolu de la terre et des cieux », et elle ajoute : « LÉternel est son nom. Le monde est son ouvrage » (III, 4, v. 1050 et 1052). Joad lui fera écho en parlant d« Un Dieu, tel aujourdhui quil fut dans tous les temps » (I, 1, v. 126), et dont la « parole est stable » (I, 1, v. 158). Ce même Joad croit savoir déchiffrer les mystères divins quand il déclare à Joas : « Il faut que vous soyez instruit []. Des grands desseins de Dieu sur son peuple et sur vous » (IV, 2, v. 1267-1268). Il suffira dailleurs de se référer à « lhistoire de nos rois » (v. 1275). Dans ces répliques dEsther ou de Joad, le recours au Dieu providentiel semble apporter un accroissement de lisibilité. Mais on constate en revanche beaucoup moins de certitude triomphaliste dans les propos du Chœur. Toute la scène 8 de lActe III dAthalie (scène de clôture) est structurée par une série dantithèses qui montrent précisément une illisibilité première des prophéties. Le Chœur évoque un « désordre extrême » (v. 1205), un « ténébreux mystère » (v. 1212), une clarté qui se répand et qui disparaît (v. 1220-1221) ; une voix tire alors une conclusion de ce clair-obscur : « Notre Dieu quelque jour / Dévoilera ce grand mystère » (v. 1226-1227). Le personnage dAthalie est lui-même absorbé dans les plis et les replis de la dramatique divine : « Et Dieu de toutes parts a su tenvelopper » (V, 5, v. 1734). En prononçant ces paroles, quil croit simplement vengeresses, Joad nen soupçonne pas le sens prophétique latent. Athalie est « enveloppée » en effet dans la fresque spatio-temporelle de lhistoire sainte. Elle-même en a la sourde intuition, et ses propres paroles dépassent lhorizon de sa conscience : « Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit » (V, 6, v. 1774).

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Les voies de la Providence sont donc perçues, sous le signe de lantithèse, par la totalité des personnages, les bons comme les méchants. Racine amplifie les contrastes et les contradictions. Des antinomies en séries structurent les deux tragédies : la piété et limpiété ; le profane et le sacré ; la fidélité et la perfidie ; linnocence et la culpabilité ; lélection et la réprobation. Le lexique est scindé en fonction dune appartenance ou dune non-appartenance à lAlliance. Le schisme des douze tribus se répercute dans le clivage des mots et la discrimination des valeurs. Il y a ceux qui suivent la Loi, et les autres. Cest encore sous le signe du schisme quil faut comprendre le renforcement appuyé des postures et des caractères. Racine invente un passé sacerdotal à Mathan pour mieux le faire apparaître comme un double maléfique de Joad. Mais les rivalités mimétiques expliquent également le rapport qui unit Aman à Mardochée. La rivalité fraternelle rejoint la division clanique ou tribale. Juda et Israël vivent une situation conflictuelle qui rappelle la rivalité dÉtéocle et de Polynice, sujet de La Thébaïde, « le sujet le plus tragique de lAntiquité » (préface de La Thébaïde).

Le temps conflictuel est celui des contradictions. Au lieu datténuer ou dannihiler ces dissonances, lhistoire sainte vue par Racine ne fait que les amplifier au maximum. Dans Athalie, ce nest pas toujours Joad qui sexprime avec le plus de pertinence spirituelle. Appelant ses lévites à se montrer « saintement homicides » (v. 1365 ; on songe au fameux « saintement criminelle » de lAntigone de Sophocle), il concède toutefois, à la fin de la tragédie, que « rois, prêtres, peuple » se retrouvent « saintement confus » de leurs « égarements » (v. 1805). Joad sarroge aisément le droit de parler et dagir au nom du Saint dIsraël. Il croit connaître le sens exact des prophéties, alors que Josabet a davantage conscience de leurs ambiguïtés :

Qui sait si cet Enfant par leur crime entraîné

Avec eux en naissant ne fut pas condamné ? (I, 2, v. 237-238)

Elle perçoit avec beaucoup dacuité le caractère déconcertant des décrets divins. Elle en voit une illustration éclatante dans lhistoire de Jéhu, dabord choisi par Dieu, puis rejeté :

À ses desseins sacrés employant les Humains

Na-t-il pas de Jéhu lui-même armé les mains ? (III, 6, v. 1081-1082)

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On constate aussi parfois un étrange croisement des paroles mises sur les lèvres de personnages opposés entre eux, comme si leurs propos finissaient par être intervertis. Mathan peut ainsi se révéler prophète malgré lui, lorsquil déclare à Abner, en se voulant ironique : « Le Ciel est juste et sage et ne fait rien en vain » (II, 5, v. 558). Il annonce sans le savoir le profil meurtrier de Joas, qui tuera le prophète Zacharie : « Quelque monstre naissant dans ce Temple sélève » (II, 6, v. 603). Il dira plus tard à Nabal à propos du même Joas :

Quel quil soit, je prévois quil leur sera funeste.

Ils le refuseront. (III, 3, v. 912-912)

Beaucoup de personnages négatifs semblent frappés par ce quon pourrait appeler le syndrome de lânesse de Balaam Nb 22, 24) ; ils confessent malgré eux le Dieu quils voudraient renier. Habité sans le savoir par lesprit des prophètes, Mathan discerne intuitivement, dans une question posée à Josabet, la personne du véritable Messie à venir : « Est-ce un libérateur que le Ciel vous prépare ? » (III, 4, v. 996). Dune manière encore plus troublante, ces mêmes pressentiments traversent les propos de la reine Athalie lorsquelle provoque Josabet :

Ce Dieu depuis longtemps votre unique refuge,

Que deviendra leffet de ses prédictions ?

Quil vous donne ce Roi promis aux nations,

Cet Enfant de David, votre esprit, votre attente… (II, 7, v. 732-735)

Or cest précisément cet Enfant-Roi à venir qui sera célébré quelques instants plus tard par le Chœur dans la scène 9 qui clôture lActe II. Mais il sagira alors de la personne du Christ. Lune des filles du Chœur posera une question qui correspond à celle que formulait Athalie :

Qui nous révélera ta naissance secrète,

Cher Enfant ? (II, 9, v. 762)

Ainsi, non seulement Joad ne détient pas le monopole de la prophétie, mais dautres que lui perçoivent mieux la profondeur du mystère partiellement révélé. Le trouble dAthalie, dans cette perspective, exprime les tourments dune âme en butte à la contradiction. Dès son entrée en 120scène Athalie exprime le désarroi dû à labandon et au délaissement. Son premier mot sera dailleurs celui du refus :

Non, je ne puis, tu vois mon trouble, et ma faiblesse.

Va, fais dire à Mathan quil vienne, quil se presse.

Heureuse, si je puis trouver par son secours

Cette paix que je cherche, et qui me fuit toujours ! (II, 3, v. 435-438)

Comment ne pas songer à lentrée sur scène de Phèdre agonisante ? Et comment ne pas entendre, des lèvres mêmes de « limpie », laveu dune sincère inquiétude spirituelle ? Le vers 438, en particulier, est lun des vers les plus « augustiniens » que Racine ait jamais écrits (on songe évidemment aux premiers mots des Confessions, inquietum est cor nostrum…). Quelque chose subsiste dans la conscience de la reine maudite, comme un témoignage étouffé :

Dans le Temple des juifs un instinct ma poussée,

Et dapaiser leur Dieu jai conçu la pensée. (II, 5, v. 527-528)

Lirruption dAthalie dans le Temple nest pas seulement une transgression blasphématoire ; elle signifie aussi que le mal joue sa partition dans le grand concert orchestré par la Providence. Sans lui, lordo sæculorum ne pourrait être perçu comme un pulcherrimum carmen.

Contrepoints et discordances 

Dans une lettre adressée à Marcellinus, commissaire impérial dédicataire de la Cité de Dieu (Lettre 138, en 412), saint Augustin médite longuement sur les changements cultuels qui accompagnèrent le passage de lAncienne Alliance à la Nouvelle. Et il recourt à la métaphore musicale, comme dans la Cité de Dieu : Dieu « sait mieux que lhomme ce quil faut à chaque époque ; il sait quand il faut et ce quil faut donner, ajouter, ôter, effacer, augmenter, diminuer, lui le créateur et le modérateur immuable des choses changeantes, jusquà ce que sachève, comme le grand concert dun artiste ineffable (velut magnum carmen cuiusdam ineffabilis modulatoris excurrat), la beauté de tous les siècles diversement 121et harmonieusement composés ». Lhistoire, « sainte » ou « profane », nest jamais quune modulation infinie. Une remarque analogue, qui se trouve insérée, de manière très symptomatique, dans un traité consacré à la musique, le De Musica, éclaire particulièrement la fonction dramaturgique assignée aux âmes damnées de la tragédie :

Même une âme pécheresse et accablée de peines (etiam peccatrix et aerumnosa anima numeris agatur) est régie par des harmonies, et elle en crée jusque dans les bas-fonds de la corruption de la chair. Certes ces harmonies peuvent être de moins en moins belles ; mais elles ne peuvent jamais manquer de beauté (carere pulchritudine non possunt). Or Dieu, souverainement bon et souverainement juste, nest hostile à aucune beauté, quelle soit lœuvre ou de la damnation de lâme, ou de son retour à Dieu, ou de sa persévérance8.

Ne croirait-on pas lire ici la justification aussi bien esthétique que théologique du personnage dAthalie ? Sa dissidence et sa dissonance ne seraient donc pas dépourvues de signifiance. Mathan, lui aussi, offre un exemple typique de dissonance instrumentalisée :

Du Dieu que jai quitté limportune mémoire

Jette encore en mon âme un reste de terreur.

Et cest ce qui redouble et nourrit ma fureur. (III, 3, v. 956-957)

Et Aman, dans Esther, ne retrouve une certaine dignité que sous lœil inquisiteur de Mardochée qui le perce de ses flammes même lorsquil est enseveli sous la cendre :

[] Mais son œil

Conservait sous la cendre encore le même orgueil (II, 1, v. 439-440)

Mais Mardochée assis aux portes du palais

Dans ce cœur malheureux enfonce mille traits (II, 1, v. 459-460)

On retrouve cette exégèse augustinienne de la dissonance (dans un sens à la fois musical et spirituel) chez le Père Marin Mersenne, qui avait lui aussi insisté sur linterprétation musicale du thème de la Providence. Il écrit dans les Préludes de lHarmonie universelle (1634) : Dieu « nemploie nulles dissonances dans le grand concert de toutes les créatures, qui toutes chantent ses louanges, chacune à sa façon, que ce ne soit pour 122rendre lharmonie qui en résulte plus charmante, et plus parfaite9 ». Dieu « conduit le concert à sa fin, cest-à-dire à loctave, et à lunisson de la gloire éternelle10 ». Dans lHarmonie universelle (1636) Mersenne soutiendra que lunisson se maintient ou se prolonge dans la diversité des accords et des discordances : « La continuation de lunisson ne lui peut être si agréable, que lorsquil est interrompu par les autres accords, ou même par les dissonances11 ».

Sur le plan de la représentation théâtrale, la concordia discors quoffre lhistoire sainte se traduit par un jeu permanent de contrepoints. Le Chœur entonne, en ses séquences lyriques, un contrechant qui vient assez souvent nuancer ou infléchir, voire démentir ou contredire ce que viennent de dire les autres protagonistes. Dans Esther, par exemple, le Chœur instaure un décalage saisissant entre le régime de la Loi et celui de la grâce. Il se place au croisement des deux Testaments, porteur dune parole intertestamentaire qui assure la transition des Alliances, et la fin prochaine des figures. Ses chants résonnent vraiment comme des antistrophes tragiques. À la fin de lActe I, il ne célèbre pas le couronnement dEsther (comme on sy attendrait), mais il se lamente sur Sion en paraphrasant des textes prophétiques que la liturgie catholique utilise pendant la semaine sainte. Il entonne par ailleurs un autre chant de lamentation, inspiré du prophète Joël, où lon évoque des agneaux innocents qui font pénitence. À la fin de lActe II (scène 8), il aspire au dévoilement des prophéties :

Quand sera le voile arraché

Qui sur tout lunivers jette une nuit si sombre.

Dieu dIsraël, dissipe enfin cette ombre.

Jusquà quand seras-tu caché ? (v. 746-749)

À la fin de la tragédie, une voix prononcera cette prière : « Vérité, que jimplore, achève de descendre. » (III, 4, v. 1141). À lacte III (scène 3), il célèbre lépanchement dun cœur contrit tout en proclamant lavènement du vrai roi. Et enfin, dans la dernière scène de lActe III, il médite sur le 123passage figuratif qui interprète le vrai Temple comme le Messie incarné à venir. Ces douces lamentations, sans jamais céder au triomphalisme de la victoire obtenue par le peuple juif, introduisent une dissonance qui porte sur lexégèse des événements rapportés sur scène. Loin du faste cérémoniel attendu, elles renvoient plutôt, non pas à la restauration du premier Temple, mais à la destruction prochaine du second. Il est significatif que, dans la tradition juive, la lecture du Livre des Lamentations accompagne la fête de Tishe Beav, commémoration liturgique de la destruction du Temple. Ce jeûne du 5e mois est évoqué justement par le prophète Zacharie. Autrement dit, les chants du Chœur, dans Esther, sinscrivent dans un porte-à-faux qui réfléchit lobscurité des Écritures. « De toutes les couleurs que distinguait la vue / Lobscure nuit na fait quune couleur ». Ce sont les images utilisées par Racine dans sa traduction de lhymne des Matines du jeudi. Elles dépeignent à merveille la lumière indécise qui enveloppe les deux tragédies, comme si laurore parfois se confondait avec le crépuscule.

Modulations et antithèses

Les interventions du Chœur rythment ainsi le déroulement des deux tragédies à la manière dun répons liturgique, comme dans loffice des Vigiles ou des Nocturnes, où il sagit de méditer sur les Écritures en ouvrant lespace-temps de la contemplation spirituelle. On pourrait multiplier les exemples ; la fin du premier Acte dAthalie, comme le remarquait Philippe Sellier, paraphrase subtilement de Dies iræ de la liturgie des défunts. Or, si le temps est « distension », comme lécrivait Augustin dans les Confessions (XI, 29), le temps du chant ou de la psalmodie inaugure précisément un espace non-temporel au sein de lécoulement temporel, au cœur même de la représentation tragique. « Quelle offrande sied mieux que celle de nos cœurs ? » soupire Josabet dans Athalie (I, 3, v. 306). Dans Esther, deux hémistiches exposaient également le sens de cette offrande spirituelle : « Le sang de lorphelin » / « Les pleurs des misérables » (III, 3, v. 952). Les deux tragédies répercutent lécho du chant autrefois psalmodié sur les rives de Babylone (psaume 137) ; elles annoncent également 124le lyrisme élégiaque qui traversera, quelques années plus tard, les trois textes publiés sous le titre Gémissement dune âme vivement touchée de la destruction du saint monastère de Port-Royal des Champs par Jean-Baptiste Le Sesne dÉtemare (1713), édités à la suite de lHistoire abrégée de labbaye de Port-Royal par Michel Tronchay (1710). Si la musique se définit, pour saint Augustin, comme « lart de bien moduler » (ars bene modulandi, De Musica, I, II, 2), le chant choral, dans les deux tragédies, devient la forme de lantithèse spirituelle. Au cœur même de lagon tragique contenu dans lhistoire sainte, il souligne la dialectique des antagonismes voulus par lorchestration providentielle des événements. Le point de vue de chacun des personnages, en situation conflictuelle, mais aussi le point de vue des spectateurs, ne fonctionne jamais que comme un détail par rapport à un ensemble dont on ignore les contours exacts. Dans la Cité de Dieu, saint Augustin contemple cet impossible ajustement du regard humain :

Insérés dans le monde comme parties, en raison de notre condition mortelle, nous ne pouvons percevoir lensemble auquel les détails qui nous offensent sajustent pourtant avec toute la convenance et lharmonie voulues (intexti universum, cui particulae, quae nos offendunt, satis apte decenterque conveniunt, sentire non possumus)12.

Augustin ajoute, en une formule lapidaire : « La beauté du monde » repose sur « lopposition des contraires (contrariorum oppositione sæculi pulchritudo componitur)13.

Un même raisonnement se trouve dans le De Ordine, où Augustin expose sa vision de la rhétorique divine et de son mode de composition en ayant recours à limage du tesson de mosaïque. Tous les différents dessins (emblemata) qui composent la mosaïque doivent en effet finir par sadapter les uns aux autres pour concourir à ce quil appelle la « congruence de la beauté (pulchritudinis congruentia)14. Or il utilise la même expression pour répondre au scandale du mal, en montrant que celui-ci est nécessaire à la cohésion esthétique de lunivers, par la distinction établie entre des valeurs opposées (universitatis congruentiam ipsa distinctione custodit, ut mala etiam esse necesse est)15. La même logique enfin explique, dans la Cité de Dieu, le conflit des deux Cités antagonistes, et 125néanmoins mêlées (permixtæ). Lhistoire sainte elle-même ne se déroule quà partir dun jeu dantithèses et de valeurs contraires (ex antithesis, id est ex contrariis)16.

Au terme des deux tragédies, la reconnaissance qui sopère (en termes aristotéliciens) savère moins importante que lénigmatique processus de la révélation par lequel Esther apparaît comme une reine salvatrice et Joas comme le roi légitime. En réalité ces deux épiphanies sont trompeuses, et purement circonstancielles ou provisoires. Après sa captivité et son retour en terre sainte, le peuple élu assistera à la destruction du second Temple, et Joas ne sera pas le vrai successeur de David. Étrange chassé-croisé par ailleurs où lon voit le païen Assuérus momentanément converti au Bien, et Joas irrésistiblement promis à se tourner ultérieurement vers le Mal. Les deux tragédies se terminent par une victoire apparente qui dissimule un échec programmé (raison pour laquelle elles sont effectivement des tragédies !). Des thèmes spirituels comme ceux du délaissement, de lendurcissement ou de la persévérance se laissent ainsi deviner à travers le concert des dissonances. Mais sans Aman, sans Mathan et sans Athalie, les histoires « tirées de lÉcriture sainte » ne sauraient se transformer en un poème achevé, en un pulcherrimum carmen. De manière plus large, léconomie du salut suppose une infidélité grandissante du peuple élu pour que subsiste, dans la perpétuité de la foi, le véritable Israël (verus Israël), un « reste » qui ne cessera de samenuiser jusquà la venue du Messie. Cette figure du Sauveur se profile à lextrême horizon que découvrent les derniers vers dAthalie. En un quiproquo dont il na pas conscience, Joad interpelle Joas comme le « roi des juifs », expression qui renvoie le public chrétien à linscription figurant sur la Croix du Golgotha.

Lhistoire dEsther et celle dAthalie ne sont que deux épiphénomènes marginaux dans léconomie du salut, qui est aussi « révélation dun mystère caché », enfoui dans les siècles éternels (Rm 16, 25 ; Col 1, 26). Ces deux histoires ne sont que deux péripéties enveloppées par un ordo sæculorum sinueux. Quelque chose séchafaude ou sédifie avant de seffondrer inéluctablement, à limage du Temple si massivement présent dans Athalie (90 emplois dans lœuvre racinienne, 51 occurrences dans Athalie). Abner ouvre la tragédie en ouvrant les portes du sanctuaire : « Oui, je viens dans son Temple… » (v. 1). Mais lon craint quAthalie 126« nen brise les portes » (v. 220). Joad espère que Dieu « parlera dans son Temple » (v. 276), et Josabet annonce que « du Temple bientôt on permettra lentrée » (v. 308). Entretemps, Zacharie annonce que « Le Temple est profané » (v. 381), mais Agar suggère dabandonner « ce Temple aux prêtres qui lhabitent » (v. 432). On évoque aussi un « Temple enseveli sous lherbe » (v. 903), un « Temple odieux » (v. 913). « Le Temple est-il fermé ? » se demande Joad (v. 1098) ; « Le Temple est-il forcé ? » se demandera Salomith (v. 1560). Au cours de lActe V, des images suggèrent sa ruine prochaine : « Le Temple en cendre consumé » (v. 1570), et de soldats « Tout ce Temple entouré » (v. 1578). Au même moment, Athalie se retrouve dans un premier temps prisonnière de lenceinte sacrée, puis définitivement expulsée : dès que cette reine « De la porte du Temple aura passé le seuil », on fera en sorte quelle ne puisse « plus retourner en arrière » (v. 1682-1683), mais, à la fin de la tragédie, Joad prononce lexcommunication majeure : « Quà linstant hors du Temple elle soit emmenée » (v. 1791). Les évènements se sont accélérés au rythme de louverture et de la fermeture des portes : « Mais la porte souvre », sexclame Joad (v. 1699) afin de laisser entrer ceux que Josabet appelle des « assassins », et avant dajouter immédiatement : « Que du saint Temple on referme les portes » (v. 1704). Une didascalie explicite le sens scénographique et symbolique de la manœuvre : « Ici le fond du théâtre souvre. On voit le dedans du Temple, et les Lévites armés sortent de tous côtés sur la scène » (v. 1730). Alors Ismaël peut sécrier : « Le Temple est libre » (v. 1745).

« Ô Temple, ô Temple ! Quest-ce qui témeut, et pourquoi te fais-tu peur à toi-même ». Cette étrange question fut posée par Rabbi Johanan ben Zakkaï (rabbin ayant vécu au premier siècle de lère chrétienne). Elle est rapportée dans le Talmud, mais elle est surtout reprise par Bossuet dans le Discours sur lhistoire universelle (II, Suite de la religion), au chapitre xxi consacré à des « réflexions particulières sur le châtiment des juifs et sur les prédictions de Jésus-Christ qui lavaient marqué. Le Temple de Jérusalem ne figure pas seulement le lieu où se déroule la tragédie ; il reste en permanence le symbole dune dramaturgie façonnée par lhistoire sainte ». « Larchitecte » divin, disait saint Augustin (Sermon 362, 7), « édifie, par le moyen de machines transitoires, une demeure appelée à rester (Architectus ædificat per machinas transituras domum mansuram) ». Le Temple, précisément, ne fut construit que pour être détruit :

127

Athalie, un poignard à la main

Rit des faibles remparts de nos portes dairain.

Pour les rompre, elle attend les fatales machines (V, 1, v. 1537-1539)

Machines, machineries et machinations de tous ordres sont inscrites dans le temps de lhistoire : Sunt quædam machinamenta temporalia, ajoutait saint Augustin. Louverture finale du Temple, au dénouement, coïncide avec le déchirement des voiles. Déchirure et dévoilement métaphorisent en quelque sorte un principe herméneutique cher à saint Augustin dans sa lecture de lAncien Testament. Dans ses Questions sur lHeptaméron (II, 73), il avoue ne sapprocher de lAncien Testament quavec un certain sentiment de « crainte », et avec beaucoup de prudence, bien quil contienne le Nouveau Testament à létat latent : « Ad Vetus Testamentum timorem potius pertinere, sicut ad Novum dilectionem : quamquam et in Vetere Novum lateat, et in Novo Vetus pateat ». Esther et Athalie adoptent ce régime de latence et dimpermanence où lancien et le nouveau, dans lordre de la Révélation, permutent leur sens en un jeu de cache-cache.

Racine renforce les contrastes ou les antithèses contenues dans le texte biblique. Il donne en particulier un rôle, une voix, un statut à tous ceux qui représentent lerreur, lapostasie ou le mal. La complexité du personnage dAthalie en constitue le témoignage le plus éclatant. Cette femme impie, traumatisée par lhorrible châtiment infligé à sa mère, devenue à son tour meurtrière infanticide, ne cesse pas de clamer sur scène sa soif de vengeance, tout en exprimant un immense sentiment de frustration. La reine maudite porte en sa chair le ressentiment et la culpabilité, tantôt aussi diabolique que le Méphistophélès de Faust, tantôt aussi morbide ou résignée que Lady Macbeth. Le spectateur lobserve et la scrute avec inquiétude, mais non sans quelque sympathie. Il la voit seffondrer en éprouvant à son égard ce que saint Augustin appelait, à propos de la réaction des spectateurs de théâtre, une « bienveillance malveillante (malivola benevolentia, Confessions, III) ».

Esther et Athalie sont dabord, et avant tout, des spectacles théâtraux, et non des leçons de catéchisme. Or, même sur le plan religieux, la « leçon » que lon pourrait en tirer savère beaucoup plus équivoque quil ny paraît. Le terrorisme du Bien, qui triomphe dans les deux tragédies, et qui entraîne un bain de sang, peut-il être celui des Évangiles ? Vouloir mettre la religion, écrivait Pascal, « dans lesprit et dans le cœur par la force et par les menaces, ce nest pas y mettre la religion mais la terreur. 128Terrorem potius quam religionem »17. Lhypostase de la Piété apparaît sur la scène, mais la Terreur, fût-elle transcendante et sacrée, finira par avoir le dernier mot. Nous sommes cependant, et effectivement, au théâtre. Comme la terreur ou la pitié, et toutes les émotions tragiques qui en découlent, les émotions religieuses (la piété, le zèle, la ferveur, la fidélité, mais aussi la foi…) ne sauraient à leur tour se soustraire aux opérations alchimiques de la catharsis.

À la fin de sa vie, Racine, on le sait, pérégrinait vers le Port-Royal de son enfance, le « vert paradis » de sa foi. Lombre de saint Augustin nest pas absente de ces deux tragédies bibliques, mais on aurait beaucoup de mal à y trouver les traces dune stricte théologie de la grâce. On parlerait plus volontiers dun augustinisme diffus, perceptible dans ses effets de sourdine. Cet Augustin retrouvé nest pas tant en effet le docteur de la grâce que le visionnaire de lhistoire ou le théoricien de la musique. Lhistoire en général, mais lhistoire « sainte » en particulier, se comprend comme une mélodie, comme une dramaturgie. Elle se transforme, dans Esther et Athalie, en une véritable liturgie où alternent des répons dissymétriques et dissonants. Sous le régime de la dissonance, mais dans un élan vers la « congruence de la beauté », lintelligibilité des événements demeure restreinte, et linterprétation fort ambiguë. Sans doute lémotion tragique nen est-elle que plus énigmatique.

Christian Belin

Université de Montpellier 3

1 Texte dune conférence prononcée à lENS Ulm le 17 février 2018 dans le cadre dune journée détude organisée par Laurence Plazenet : « Racine, dramaturge augustinien ».

2 Raymond Picard, La Carrière de Jean Racine, Paris, Gallimard, 1961, p. 401, 403, 399 et 429.

3 Blaise Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, fr. 298.

4 Oscar Cullmann, Christ et le temps, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé S.A., Bibliothèque théologique, 1966, p. 15. Les histoires scabreuses ou terrifiantes, qui ne sont pas rares dans la Bible, ont embarrassé lexégèse, en dépit de linventivité infinie de lallégorisme cher à certains Pères de lÉglise. Comment interpréter, par exemple, lépisode du lévite dÉphraïm, raconté par le livre des Juges (§ XIX), qui livre sa concubine à des vauriens avant de la découper lui-même en douze morceaux ? Suffira-t-il dinvoquer les douze tribus dIsraël ?

5 Armand Abécassis, La Pensée juive, Tome III, Espaces de loubli et mémoires du temps, Paris, Livre de poche, 1989, p. 314 et 323.

6 Sulpice Sévère, Chroniques, Sources chrétiennes no 441, Paris, Cerf, 1999, Pour Athalie, Livre I, § XLV, 1, p. 203 ; pour Esther, Livre II, § XII et XIII, p. 251-257.

7 Saint Augustin, La Cité de Dieu, XI, 18, Nouvelle bibliothèque augustinienne, Paris, Institut dÉtudes augustiniennes, 1994, p. 37.

8 Saint Augustin, La Musique, Livre VI, 16, in Œuvres, Tome I, Paris, Gallimard, 1998, p. 727.

9 Marin Mersenne, Les Préludes de lHarmonie universelle, éd. A. Pessel, Fayard, 1985, Question 7, p. 630.

10 Ibid., p. 631.

11 Marin Mersenne, LHarmonie universelle, Traité des consonances, Paris, CNRS Éditions, 1975, Livre Premier, p. 17.

12 Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit., XII, 4, p. 75.

13 Ibid., XI, 18, p. 37.

14 Saint Augustin, De Ordine, Paris, Bibliothèque augustinienne, vol. IV, 1939, I, 2, p. 306.

15 Ibid., p. 330-331.

16 Blaise Pascal, Pensées, éd. citée, fr. 203 ; Pascal cite le Contra mendacium de saint Augustin.