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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
    2019, n° 10
    . varia
  • Pages : 147 à 158
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406097983
  • ISBN : 978-2-406-09798-3
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09798-3.p.0147
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/10/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Agnès Cousson (dir.), LEntretien au xviie siècle, actes du colloque organisé les 19 et 20 mars 2015 à la Faculté des lettres et sciences humaines Victor Segalen à Brest, Paris, Classiques Garnier, 2018.

Ce colloque propose une série détudes qui sinscrivent dans la lignée de la leçon inaugurale prononcée à luniversité de Montréal par Bernard Beugnot en 1971 sur lentretien, et de louvrage de Claire Cazanave, Le Dialogue à lâge classique, paru en 2007. En abordant létude de ce genre « délaissé par la critique », louvrage permet dappréhender la « sensibilité littéraire et esthétique du xviie siècle » (A. Cousson), à rebours des clichés sur lâge classique. Lentretien eut en effet un grand succès dans la deuxième moitié du xviie siècle. Les différentes études présentées à loccasion de ce colloque sattachent à cerner ce genre polyphonique, au « caractère hybride et polyvalent » qui « échappe à une définition rigide » (A. Cousson), « étranger au dogmatisme » (B. Beugnot), quil revête la forme du colloque, de la conversation, de la conférence, de la promenade, de lessai, du dialogue, de la correspondance ou des anas. Lentretien sinscrit dailleurs dans des situations de communication et des mises en scène différentes. Il sinspire du dialogue antique, de lentretien platonicien dans un locus amœnus, comme les Entretiens dAriste et dEugène au bord de la mer, mais aussi du sermo pedestris, de la conversation en marchant, où lactivité physique permet le déploiement de la pensée, et offre à lécriture une métaphore de ses tours et détours, et du sermo convivialis avec le motif du banquet, tels les Entretiens de Pierre Costar et de Vincent Voiture. Mais lentretien au xviie siècle senrichit aussi de lart de plaire propre à la société mondaine dès 1650, encourageant la simplicité, lenjouement, la convivialité, la tolérance, la complicité, la liberté, la bienveillance, limprovisation, qualités de lhonnête homme « qui ne se pique de rien » (La Bruyère). La conversation y est subordonnée au « bonheur partagé et contagieux » (C. Belin) de « chercher ensemble » plutôt que « davoir raison » (Cécile Hervet). Se déploie dans les salons un « art de la parole qui se moque des règles » (C. Belin). Lidée simpose alors de la supériorité de loral pour toucher, émouvoir et finalement convaincre. Cette conception 148montaignienne explique que lentretien soit, dès lors, intimement lié à la volonté dune transmission et à une intention didactique, non sans paradoxe. Car imiter loral dans un entretien écrit ne se fait pas sans artifice. Comment rendre le naturel et la vivacité, comment reproduire « lillusion dune présence impossible » (A. Cousson) ? Par ailleurs, lentretien incarne ce paradoxe dêtre « élitiste dun point de vue intellectuel » mais accessible par son style simple, marqué par loralité et la simplicité, une « éloquence naturelle » qui soppose à la rhétorique, une « esthétique de la négligence » (A. Cousson). Les théologiens ont su tirer parti de cette forme, pratiquée par le Christ, pour sadresser à un public mondain et transmettre une éducation religieuse, comme en témoignent les Entretiens spirituels de François de Sales, Les Provinciales de Pascal, ou la pratique de lenseignement dialogué à Saint Cyr. Lentretien, enfin, relève des genres personnels par lutilisation de la première personne et lespace privé quil met en scène : le cercle étroit et intime dune amitié (Entretiens de Balzac), dévoilant un visage méconnu du xviie siècle. Létude sorganise en trois axes majeurs : la forme, lesthétique et les desseins de lentretien, avec un corpus caractérisé par une variété thématique et relevant de disciplines différentes : littérature, philosophie, théologie, sciences.

La première partie, centrée sur les Entretiens de Pierre Costar et de Vincent Voiture, propose une poétique de lentretien. Cécile Tardy montre que louvrage se rattache au genre épistolaire mais que sa composition fait apparaître la « dimension conversationnelle de léchange », doù lambiguïté générique, « linterpénétration des formes épistolaires et dialogiques » permettant de « dessiner les traits dune “poétique” de lentretien ». Cette correspondance entre le poète mondain et le chanoine érudit, émaillée de réminiscences de dialogues antiques, cicéroniens et platoniciens, est un mélange de dispute scolastique à finalité pédagogique et de conversation mondaine à finalité dagrément. Louvrage évolue de la confrontation, de laffrontement, à l« échange coopératif », conformément à lévolution du goût, dun « idéal oratoire » à un idéal « conversationnel et naturel ». François-Ronan Dubois sinterroge sur la réception médiocre de ces entretiens et « lintérêt stratégique » des pratiques citationnelles des deux épistoliers. Le « texte des Entretiens, pour lessentiel, est un texte indubitablement érudit, quil sagit de faire passer pour un texte galant. Voiture est le vecteur qui tire Costar dun bout à lautre de la scène littéraire. »

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La deuxième partie, « Dialoguer et transmettre », est centrée sur laspect formateur de lentretien, qui implique des qualités aussi bien intellectuelles que morales. Cest ce que démontre Cécile Hervet au moyen de deux exemples : les entretiens philosophiques de Descartes et de Frans Burman et les entretiens théologiques de Pascal et de M. de Sacy. Descartes, pour qui la vraie quête de connaissances est individuelle et solitaire, qui déteste les mondanités, les polémiques et les malentendus, mais qui, par ailleurs, est acculé à la nécessité de défendre sa philosophie « contre les soupçons dathéisme », trouve dans lentretien intellectuel lintérêt dun dialogue, qui lui permet de formuler autrement sa pensée et den élucider les ambiguïtés. « Débarrassé des scories de la rhétorique et de lesprit de dispute, lentretien est tout entier tourné vers la recherche de la vérité. ». Quant à lentretien de Pascal et de M. de Sacy, pilier de Port Royal des Champs, il se caractérise par louverture à lautre, la recherche de lauthenticité, qui offre un « accès à soi-même », une « connaissance de soi par lintermédiaire de lautre » et suppose des dispositions affectives, douceur, bienveillance, « esprit de paix, dunion et de charité », bien éloignées dune « relation autoritaire » ou dune « égalité de façade ». Viviane Mellinghoff-Bourgerie aborde une autre forme dentretien avec les « petites conférences spirituelles » données par Saint François de Sales aux Visitandines entre 1610 et 1612, qui se caractérisent par lasymétrie du dialogue, un échange à teneur spirituelle entre une figure charismatique et ses disciples, en vue dune progression, où il sagit moins d« informer » que de « former » (Pierre Hadot).

La troisième partie sintéresse aux formes de lentretien. Les entretiens de Fénelon révèlent le « flou de la définition de lentretien, en tant que genre littéraire, aux siècles classiques », car ils se composent de textes variés : extraits de correspondances, de sermons, textes cousus ensemble. Monologue ou dialogue ? sinterroge François-Xavier Cuche. En effet, un seul locuteur est présent, mais létude des pronoms révèle une structure dialogique. Quil sadresse à un destinataire réel pour le former ou quil soit un « dialogue intérieur », le dialogue simpose, qui permet de « transcrire le dialogue ineffable de lâme avec elle-même comme le dialogue ineffable de lâme avec Dieu. ». Les deux études suivantes se penchent sur le genre des anas, avec lexemple notamment du journal de Claude Brossette, avocat lyonnais, rapportant ses échanges avec Boileau, ouvrage précurseur du genre littéraire de la conversation avec le grand écrivain et du reportage. Jean-Yves Vialleton met en 150évidence trois aspects : lidentification de lauteur (le transcripteur des paroles peut-être inauthentiques, ou la personne qui est censée les avoir prononcées ?), la circonstance (limportance du cadre, de la théâtralité, du cérémonial), la forme « simple » que sont les anas, comme « celle du mémorable » qui « sappuie sur le document » et « celle de la légende », avec son aspect hagiographique, qui « sappuie sur la relique ». Quant à Francine Wild, elle confronte les deux genres de lentretien et de lana, issus de la tradition antique, pour en souligner les ressemblances : échange réel, source orale et diversité des sujets abordés et les différences : continuité de lentretien, composé de chapitres, discontinuité des anas, succession de paragraphes, tous deux offrant une « parole transcrite presque à létat brut ».

La quatrième partie sintitule : « Esthétique de lentretien ». Christian Belin souligne lopposition des deux termes, dans le titre « De léloquence et de lentretien » du chevalier de Méré. « Est-il pertinent de consacrer un discours en bonne et due forme à un art de parler qui se moque des règles discursives ? ». Néanmoins le chevalier de Méré définit les « vertus cardinales du discours » par cette belle formule : « ce quon y doit le plus observer, cest de dire à propos et de bonne grâce tout ce qui vient de meilleur dans lesprit », reprenant « un certain nombre de concepts cicéroniens » : la grâce, lenjouement, la culture, la promptitude et la concision, le bon goût. Mettant en avant la spontanéité, la convivialité, la concorde, lurbanité de lentretien, le chevalier de Méré illustre la citation de Pascal : « La vraie éloquence se moque de léloquence ». Emmanuel Bury sintéresse, de même, à lesthétique des Homilies académiques de La Mothe Le Vayer, « entre tradition savante et goût mondain », où le dialogue intérieur, favorisé par la retraite, entre en tension avec lart de plaire. Karine Abiven, quant à elle, aborde le thème de lentretien curial, en tant que pratique sociale et non en tant que genre. Elle analyse dun point de vue pragmatique quelques exemples, extraits des Mémoires de Saint-Simon, démontrant que les entretiens de Cour sont des actes de langage indirects. La circonstance, le respect de la hiérarchie, limplicite et le paraverbal, lusage mesuré des silences et de la raillerie y prennent une importance cruciale, « les faux-pas langagiers » ayant des « conséquences politiques ».

La Cinquième partie, « Entretien et récits narratifs » évoque les cas particuliers du récit de voyage et de lentretien fictif dans le roman. 151Marie-Christine Pioffet souligne combien le récit de voyage est « un genre dialogique » et combien le dialogue est « emblématique de la relation à lAutre », qui est autant lindigène que le lecteur. Elle démontre que le dialogue entre lhomme de lEurope et lhomme de lAmérique, dans LHistoire du Canada de Gabriel Sagard est une construction fictive, à visée de propagande. Tout aussi fictives, les « formes de lentretien dans lHistoire comique sont multiples », et « servent de moteur au discours libertin ». Elles correspondent aux différentes définitions de lentretien, dans le dictionnaire de Jean Nicot de lAcadémie française : discours marqué par la cohérence et la continuité, mais aussi récréation, délassement, ou encore, dans le Dictionnaire général et curieux de Rochefort : « fadaises débitées par un Amant à une femme pour la séduire », et, dans Le Dictionnaire universel de Furetière, entretien avec Dieu.

Enfin, la sixième partie illustre par de nombreux exemples les desseins de lentretien. Maria Vita Romeo, à travers lanalyse de lentretien de Descartes avec Burman, met en évidence la connaissance de soi, le dialogue avec sa conscience. Dans lentretien, « Lhomme généreux est celui qui sestime honnêtement selon ses mérites et ses limites, et qui reconnaît lautre comme son semblable, avec ses mérites et ses limites. » Sylvio Hermann de Franceschi évoque labandon du latin et le choix de la forme discursive, par les théologiens, pour séduire le public, amorçant la littérarisation des textes théologiques et « lentrée du théologien en République des Lettres ». Il donne lexemple des Provinciales de Pascal, et leur « double réception à la fois doctrinale et littéraire ». Dans Le Courtisan de Castiglione, lentretien incarne une autre forme de séduction, comme lanalyse Didier Souiller. Il sagit dy paraître sous son meilleur jour, de porter un masque social, de pratiquer lart de la dissimulation, de sadapter à son interlocuteur, dêtre en représentation, de se rendre impénétrable. En revanche, létude de Christine Mongenot démontre que lentretien pratiqué à Saint-Cyr pour « former chrétiennement la jeunesse féminine » a un dessein pédagogique. Une place « centrale » est accordée à « léchange oral entre léducateur et lenfant », suscitant la délibération, la coopération, évaluant la compréhension, usant de modèles, dexempla. Enfin, lentretien monastique à Port-Royal a également pour but « lédification chrétienne », en atteignant le fond des cœurs, malgré la méfiance que suscite le langage.

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Ainsi, LEntretien au xviie siècle, qui propose une analyse fine du Grand Siècle, annonce la modernité, avec les pratiques de pédagogie adaptée ou de linterview qui dérivent de lentretien.

Sarah Perret

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Boris Tarassov, Pascal et la culture russe, Paris, Garnier-Flammarion, 2016.

Philosophe, théologien, homme de lettres, homme de science, Pascal a laissé une œuvre magistrale, aux confins de la connaissance et de la foi. Louvrage de Boris Tarassov se propose détudier linfluence du brillant penseur sur la culture russe. Le premier chapitre de louvrage, « Pascal et la culture russe au fil du temps », rappelle les différentes étapes de lhistoire des œuvres de Pascal et de leur traduction dans le monde russe. Ce chapitre montre que Pascal « fut dabord considéré en Russie exclusivement comme un savant » (p. 9) et que ce nest quà la fin du xviiie siècle que Les Pensées et Les Provinciales éveillent la sympathie des « acteurs les plus divers de la culture russe » (p. 11). Après avoir fourni ces jalons chronologiques indispensables, Boris Tarassov se propose détudier linfluence de la théologie et de lanthropologie de Pascal sous deux angles : celui de la philosophie puis celui de la littérature. La première partie retrace les grands courants de la pensée russe que labsence dune Renaissance a rendu particulièrement sensible à linconsistance de « lhomme sans Dieu » et aux conséquences funestes de larbitraire humain. Lauteur souligne combien « la philosophie russe, tout comme la littérature, est profondément enracinée dans la culture orthodoxe » (p. 40). Lauteur affirme ainsi que « cest la genèse même de la philosophie religieuse russe [], lattention quelle porte au “mystère de lhomme” 153et à lhistoire générée par lui, qui ont déterminé lintérêt prononcé de nombreux penseurs russes pour la personne et lœuvre de Pascal. » (p. 35). La profonde unité entre les grands traits des pensées de Pascal et celles du monde philosophique russe est ensuite déclinée en multiples correspondances qui sappuient sur létude précise des œuvres de grands penseurs tels Alexeï Khomiakov, Pavel Florenski ou Léon Chestov. La seconde partie de louvrage se propose de mettre en lumière la parenté qui existe entre des écrivains russes majeurs et la pensée de Pascal. Tourgueniev, qui était très au fait de la philosophie de son temps, fait montre, dans sa correspondance, dun véritable intérêt pour Les Pensées et Les Provinciales. La relation entre Dostoïevski et Pascal est présentée comme complexe : si le grand auteur russe affirme dans une lettre à son frère de mai 1839 « haïr les mathématiques, et ne pas vouloir devenir un Pascal ou un Ostrogradski », il y a néanmoins une parenté entre le génie de Pascal et celui de Dostoïevski : ils se concentrent tous deux sur les problèmes fondamentaux du « mystère de lhomme » et arrivent à la même conclusion : « sans Dieu », « lhistoire suit nécessairement un mouvement vers le bas » (p. 303). Mais les deux études les plus nourries concernent le poète Fiodor Tiouttchev ainsi que celle de Léon Tolstoï. Selon B. Tarassov lécriture de F. Tiouttchev est profondément travaillée par les questions pascaliennes que constituent « les envols et les chutes de lesprit humains », « “lénigme effroyable” de la mort », et « lopposition essentielle et funeste de deux principes métaphysiques fondamentaux, la liberté anthropocentrique et lobéissance à Dieu » (p. 230). À tel point que Tarassov fait de Pascal le principal inspirateur de Tiouttchev, devant Joseph de Maistre ou Schelling. Tolstoï est, lui aussi, un lecteur assidu de Pascal parce quil « offre le modèle même dune connaissance de lhomme en profondeur » (p. 315). Lécrivain russe annote son ouvrage, relit et compare les différentes éditions et « traduit lui-même certains fragments » (p. 306). B. Tarassov clôt son étude par lanalyse dune nouvelle de Tolstoï La Mort DIvan Illitch, qui offre limage dune affinité élective parfaite entre la composante pascalienne – la misère de lhomme, le divertissement devant mort et Dieu – et la culture russe.

Aurélie Bonnefoy

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Hélène Bouchard, Pascal et la mystique, Paris, LHarmattan, 2018.

Le titre de cet ouvrage – Pascal et la mystique – appelle deux observations : le sujet traité semble vaste et riche, il embrasse toutes les composantes de lœuvre de Pascal, y compris les préoccupations du scientifique ; par ailleurs, dimportants travaux ont été consacrés au rapport de Pascal à la mystique. Hélène Bouchard mentionne par exemple le débat critique entre H. Gouhier et J. Mesnard à propos du Mémorial, lune des pièces maîtresses du corpus mystique pascalien.

Lauteur propose un itinéraire en trois étapes : la première considère la mystique de Pascal au prisme déléments contextuels variés (la famille, le contexte historique, linfluence de Port-Royal) ; la seconde interroge les différentes voies empruntées dans le cheminement vers Dieu (le corps, la science, la raison ou encore la Bible). Enfin, la dernière étape est centrée sur les influences philosophiques et les caractéristiques majeures, voire singulières, de la mystique pascalienne. Cest loccasion de remettre en question certains préjugés affectant la représentation de Pascal : pourquoi celui que sa sœur Jacqueline décrivait comme un « pénitent si réjoui » (p. 306, citation de la lettre du 19 janvier 1655, Œuvres complètes, éd. établie par J. Mesnard, Desclée de Brouwer, Paris, 1964-1991, t. I) est-il trop souvent figuré sous une apparence austère et dans une démarche doloriste, en proie à une foi crucifiante ?

Hélène Bouchard effectue une synthèse qui retrace et explique différentes recherches sur le sujet : son ouvrage constitue donc un outil de travail précieux. La bibliographie analytique des sources permet en outre de se référer avec profit à toutes les études mentionnées. Elle livre également au lecteur des résumés efficaces et pédagogiques qui cristallisent les enjeux de questions complexes (le débat sur la grâce ou encore le contexte spirituel du xviie siècle).

Les développements consacrés à « la raison comme accès à Dieu chez Pascal » (titre du chapitre ii, A, b), sont particulièrement intéressants 155notamment lorsquest traitée la question des liens entre mathématiques et mystique, ou encore la réflexion – très présente dans lœuvre de Pascal – sur la notion dinfini. Cest loccasion de rappeler combien chez Pascal « la science [] est une réelle propédeutique à la foi » (p. 94).

Ce travail adopte aussi avec pertinence une perspective stylistique qui constitue, chez Pascal, un aspect essentiel du rapport à la mystique. Hélène Bouchard met notamment en relation le style de Jésus-Christ « dont les paroles sont pures de tout vocabulaire ésotérique ou conceptuel » (p. 228) avec les progressions elliptiques et spiralaires omniprésentes dans les écrits pascaliens : « lœuvre de Pascal dans sa dialectique sembl[e] bien correspondre à [] une pédagogie du détour, qui consiste à montrer lessentiel en tournant infiniment autour » (p. 229). Car, lauteur le rappelle en citant à plusieurs reprises le fragment 334 (classement Sellier) des Pensées : « Dieu parle bien de Dieu », le lien entre écriture et mystique nest pas exempt de tensions paradoxales. Ainsi le Mémorial, référence essentielle du corpus mystique pascalien, était un texte caché dans la doublure du vêtement de lauteur : il y a été découvert après sa mort. Il sagissait donc dun texte intime nétant vraisemblablement pas destiné à la publication.

Le sujet de cette étude nécessite un corpus étendu qui donne une place privilégiée aux écrits personnels, notamment tirés de la correspondance de Pascal. On note cependant que les écrits polémiques comme Les Provinciales ne sont abordés quincidemment, et occupent une place marginale dans le travail dHélène Bouchard.

Certains thèmes sont filés au cours de létude comme le rapport de Pascal à la Bible. Lauteur livre ainsi au lecteur un relevé très rigoureux et minutieux de citations, de réemplois, de résumés, dallusions ou encore doccurrences bibliques dans lœuvre pascalienne. Il est dailleurs fait mention en conclusion du projet de conception dun tableau récapitulatif des citations bibliques.

Hélène Bouchard choisit de conclure sur lidée dune mystique de la joie, résumant ainsi la thèse de Philippe Sellier, défendue dans un article de 2005 (« Joie et mystique chez Pascal », Pour un vocabulaire mystique au xviie siècle, séminaire du professeur Carlo Ossola, textes réunis par François Trémolières, Turin, Nino Aragno éd., juin 2005) : « lanalyse de lœuvre pascalienne remet en cause lidée trop répandue par les romantiques 156dun désespoir inhérent à la vision pascalienne du monde, et bouscule également le préjugé selon lequel Port-Royal et le jansénisme transmettent une vision pessimiste du monde et de Dieu » (p. 316).

Sabria Chebli

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Gilles Drouin, Architecture et liturgie xviiie siècle. Offrir avec et pour le peuple, Paris, Les Éditions du Cerf, 2019.

Que nous disent les aménagements des églises de la place des clercs et des laïcs dans les cérémonies du culte ? Quen est-il des fidèles dans la liturgie eucharistique ? Ces questions qui se posent avec une acuité toute particulière pendant la période où se diffuse la réforme tridentine, Gilles Drouin se propose de les examiner à partir dun objet précis – le rapport quentretiennent la nef et lautel, tel quil se révèle dans léconomie architecturale au xviiie siècle. Le choix de ce poste dobservation privilégié permet dembrasser de larges perspectives architecturales et théologiques que louvrage dessine avec clarté, ne sadressant certes pas seulement aux spécialistes de liturgie mais soffrant également aux lecteurs quintéressent lhistoire de lart et lhistoire des religions.

Le plan densemble du livre séduit par sa composition quasiment musicale, du prélude à la finale, et permet dentrer finement dans les vues de lauteur. Construite en deux volets, la réflexion aborde successivement les questions architecturales et laspect théologique, en leur consacrant respectivement trois chapitres. Les deux parties ne construisent pourtant pas des univers séparés que traiteraient des disciplines autonomes, mais, reliées en filigrane par la liturgie, elles tissent constamment une histoire commune.

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Lattention portée à la rénovation des espaces sacrés dans la période post-tridentine nest pas nouvelle, et lauteur sappuie en particulier sur les travaux de Mathieu Lours consacrés à larchitecture ; mais langle de réflexion adopté par Gilles Drouin nest pas celui de lhistorien de lart, mais celui du liturgiste. Ainsi lhistoire de la construction de léglise Saint-Sulpice sordonne-t-elle dans une perspective synthétique, qui permet de souligner sa place de « modèle de linterprétation française de lespace liturgique » au milieu du xviiie siècle. Elle offre un chapitre essentiel à la réflexion, mis en perspective par lexamen de deux autres ensembles architecturaux : la cathédrale Notre-Dame de Paris et léglise Sainte-Geneviève dAsnières. À Notre-Dame, les projets destinés à la mise en place du Vœu de Louis XIII, se succèdent jusquau réaménagement du chœur achevé en 1722, que caractérise son inscription dans la tradition médiévale, sans que soit réellement modifié le rapport entre la nef et lautel. Léglise paroissiale dAsnières fournit un exemple daménagement bien différent, porté par la volonté de son curé janséniste Jacques Jubé, qui vise à modifier en profondeur larticulation de laxe nef-autel pour soutenir une nouvelle conception de la place du prêtre et des fidèles ; cette « liturgie dAsnières » provoquera une vive polémique. Ces différentes études de cas, qui suggèrent la variété du tableau français, bénéficient dune approche herméneutique commune, qui associe étroitement la description des espaces et lévocation de processus architecturaux à une réflexion fondée sur des textes publiés à la même époque.

La deuxième partie du volume se fonde sur les écrits dun évêque de Toulon au milieu du xviiie siècle : les Instructions sur le Rituel de Mgr Joly de Choin, avec une première publication du Rituel en 1748, avant une édition complète posthume en 1778 comprenant trois volumes épais. Bien que son influence sétende jusquau milieu du xixe siècle, cet ouvrage imposant destiné à un public decclésiastiques, navait pas jusqualors suscité détude universitaire et Gilles Drouin en propose un commentaire approfondi à partir de trois dossiers. La question liturgique tout dabord : essentiellement normatif, le Rituel insiste sur le contrôle rigoureux des paroissiens et sur la séparation des espaces entre clercs et laïcs dans les cérémonies. Un deuxième chapitre sappuie sur une relecture de la théologie de lEucharistie telle quelle se développe à partir du concile de Trente pour souligner la place prépondérante que Joly de Choin accorde à linterprétation sacrificielle, plus encore que ne 158le fait la ligne tridentine, jusquà développer une théologie de loffrande commune dont les implications rituelles risquent laporie. Gilles Drouin sarrête enfin sur les dispositifs contribuant à la sacralisation du prêtre, que distingue notamment dans le Rituel une attention pointilleuse à la pureté rituelle. En révélant ainsi les exigences liturgiques et pastorales dun évêque au xviiie siècle, le manuel de Joly de Choin livre des clés importantes pour saisir la notion doffrande dans le cadre tridentin – à la fois « avec » et « pour » le peuple.

Le choix du prisme liturgique se révèle fructueux : le parti-pris adopté donne son originalité et sa cohérence à louvrage, qui fait dialoguer les disciplines, sattachant à la question de lespace sacré sans traiter larchitecture comme un objet en soi et donnant à voir de manière très concrète les implications de lévolution – ou de labsence dévolution – des conceptions théologiques de la messe et tout particulièrement de lEucharistie. Autant de sujets qui ne manquent pas de résonner avec les questionnements de notre modernité.

Sophie Hache