La spiritualité réformée et ses langages (xvie-xviie siècles)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
2018, n° 9. varia - Auteur : Kirschleger (Inès)
- Pages : 15 à 20
- Revue : Revue Bossuet
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406087854
- ISBN : 978-2-406-08785-4
- ISSN : 2494-5102
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08785-4.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/12/2018
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
La spiritualité réformée
et ses langages (xvie-xviiie siècles)
Certes, l’histoire tourmentée des réformés de l’âge classique révèle bien des heurts et des fractures, entre affirmation, concession et résignation ; mais elle fait apparaître aussi sur la durée, comme une lame de fond qui enfle silencieusement et que rien ne peut endiguer, les lignes de force d’une spiritualité qui, née de la protestation et d’un sursaut d’insoumission, va faire de la résistance – dans tous les sens du terme – son mot d’ordre et son unique espérance : face aux autorités ecclésiastiques pour commencer, résistance individuelle, puis très vite collective, d’une conscience éprouvée au plus profond d’elle-même et sûre de la légitimité de sa rébellion ; face au pouvoir monarchique ensuite et à son système répressif, résistance institutionnelle d’une communauté constituée en corps ecclésial qui puise dans l’articulation de ses principes fondateurs et de ses particularismes spirituels et linguistiques, la force de dépasser les fragilités inhérentes à son statut de minorité ; face aux manœuvres d’éradication enfin, y compris dans les sévices physiques et psychiques imposés jusqu’à l’abjuration ou la mort, résistance ou plutôt survivance ultime d’une foi qui expérimente les affres du prix de la grâce divine et de la liberté de conscience. Les bouleversements historiques engendrés par la Réforme et pendant tout le siècle qui a suivi ont ainsi forgé chez les huguenots une spiritualité de la résistance que les fidèles expérimentent à des degrés divers selon les circonstances de l’exercice de leur religion et qui reste profondément inscrite dans leur mémoire collective, comme l’exprimera, d’une manière particulièrement frappante, la jeune martyre Marie Durand au milieu du xviiie siècle en gravant à même la pierre, lors de sa longue captivité dans la prison pour femmes de la Tour de Constance1, le bien célèbre 16« RÉSISTER2 ». Cette résistance est à la fois un mouvement dynamique de refus et de confrontation qui s’exprime sans doute au mieux dans les écrits polémiques et les œuvres de controverse ; c’est une fermeté d’âme et une constance inébranlable dans la proclamation de la foi ; c’est aussi une forme de permanence inespérée de la foi sur le long terme et une force de résilience3, qui permet au fidèle huguenot de surmonter tous les coups du sort, voire de retourner les situations les plus désespérées en chants les plus beaux : sorte de roseau spirituel en somme, qui toujours s’incline et plie sous l’effet des bourrasques, mais jamais ne se rompt.
Nous nous sommes proposés dans ce volume, dont la publication intervient, par un heureux hasard du calendrier, l’année même où les protestants commémorent le 250e anniversaire de la libération des prisonnières de la Tour de Constance, d’interroger cette spiritualité de la résistance propre aux réformés au prisme du langage qui la traduit et l’exprime. Le lecteur trouvera donc ici des éclairages renouvelés sur certains aspects du langage spirituel des réformés, mais aussi de riches suggestions dans un domaine qui recèle encore de vastes interrogations et qui invite à poursuivre la réflexion. Il n’était bien sûr pas possible de chercher à circonscrire l’ensemble des caractéristiques du langage spirituel des réformés sur la période, et bien des aspects ont donc été laissés de côté : notamment ses aspirations mystiques, ou sa capacité à emprunter des traits de langue catholique et dévote, témoignant par là d’une certaine osmose culturelle avec la société contemporaine et de la volonté de mettre en œuvre une langue spirituelle commune, comprise à la fois par les protestants et les catholiques, partagée, sinon imposée, par les circonstances politiques et historiques du temps présent4.
17Ce sont ici deux perspectives distinctes qui ont été retenues, à la faveur d’un regroupement des domaines d’étude (littérature, linguistique et histoire) : d’une part la fameuse « langue de Canaan » si jalousement cultivée par les huguenots (I. Kirschleger, C. Skupien Dekens, R. Whelan), qui reste si mal connue dans le détail à ce jour mais qui témoigne bien sur le long terme de la permanence d’un particularisme linguistique que les réformés ont forgé en prenant appui sur les paroles, les images et les tournures bibliques ; et d’autre part le registre de la polémique et de la controverse, qui illustre, davantage encore qu’une forme de violence qui permettrait de répondre ou de résister aux attaques, la souplesse d’un langage contraint de s’amender et de s’adapter, de même que les stratégies rhétoriques et éditoriales qu’il convient de mettre en place dès lors qu’il s’agit de débattre avec les adversaires catholiques, parfois au prix d’une certaine gymnastique langagière que les convertis s’emploieront à pratiquer avec des bonheurs divers (É. Guillemard, C. Meli, T. Guillemin).
En se mettant dès leur plus jeune âge « à l’école des psaumes » (I. Kirschleger), selon des modalités et des pratiques éducatives qui restent difficiles à appréhender dans la réalité du vécu quotidien des huguenots, en raison de la dissémination des informations dans des sources de nature très diverse, les réformés devenaient très vite aptes à exprimer la singularité de leur foi par une forme de particularisme linguistique assez net : un ensemble d’images simples, de mots et de syntagmes puisés dans le texte biblique et agrégés ensemble formait la toile de fond de cette « langue de Canaan » que les réformés eurent tôt fait de désigner comme telle et de revendiquer comme leur possession propre, face à des adversaires confessionnels qui voulaient bien également leur reconnaître le privilège de ce « patois » grotesque et suranné. Cette langue traversera pourtant les générations du siècle et passera même les frontières, au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes, pour se retrouver, toujours aussi prégnante malgré des tentatives d’amendement et de modernisation de la part des élites intellectuelles (notamment la révision de la version Marot-Bèze du psautier 18huguenot5), dans les populations francophones du Refuge huguenot. Or précisément le succès de cette langue s’explique pour une bonne part par l’extraordinaire pérennité du texte des psaumes, tel que la traduction versifiée de Clément Marot et de Théodore de Bèze l’avait popularisé – pour ne pas dire canonisé.
C. Skupien Dekens, à la faveur des ressources et des outils inédits mis à disposition par le projet SERMO de l’université de Neuchâtel qu’elle présente dans son article, interroge cette influence du psautier Marot-Bèze dans la langue des sermons et envisage ainsi sur une longue période (1600-1750), dans le sermon lui-même et dans les citations bibliques (et en particulier psalmiques) qui le jalonnent, les permanences et les évolutions de la langue des réformés ; celle-ci apparaît au fil du temps volontairement « archaïque » et « résistante à la mode », soucieuse de préserver « l’étrangeté de son lexique » et de ses tours syntaxiques hébraïsants le plus longtemps possible dans les citations bibliques, malgré une évidente modernisation de la langue des sermons qui accompagne effectivement, bien qu’avec un décalage d’une vingtaine d’années au moins, l’évolution du français sur le siècle.
À travers « l’histoire des souffrances » du galérien pour la foi Élie Neau, mise en lettres par lui-même durant sa captivité, R. Whelan nous plonge au cœur de la pratique de la langue de Canaan par les réformés et en interroge les enjeux spirituels et existentiels. Elle analyse comment « la peine afflictive et infamante des galères » constituait pour Élie Neau un outil heuristique qui orientait sa lecture et sa compréhension de la Bible pendant sa détention. À travers la mise au jour, particulièrement complexe, des modes de citations et d’allusions du texte biblique dans les lettres de Neau, l’article montre bien comment la Bible, par un mouvement dynamique et centripète, devient le lieu d’apprentissage d’une langue spirituelle qui permet au croyant à la fois de comprendre la Bible mais aussi de dialoguer avec son Dieu et, plus étonnant, avec sa propre époque, confondue et en même temps actualisée par le texte biblique.
Autres textes, autres mœurs langagières. Les trois contributions suivantes montrent combien, dans le registre de la polémique et de la 19controverse, le langage se doit d’être davantage poreux et souple, voire mimétique, au prix de certaines crispations parfois, pour être capable de soutenir à armes égales les coups portés par l’adversaire.
La perspective choisie par É. Guillemard vient souligner le fait que la spiritualité réformée de l’âge classique doit sans cesse se défendre contre nombre de clichés qui la poursuivent et la mettent à mal : l’image du huguenot chanteur de psaumes est sans doute la plus connue, mais l’article s’arrête ici sur une image moins immédiatement évidente, mais tout aussi persistante dans le temps et les écrits polémiques de la période, celle du « protestant suborneur de nonne(s) et rebelle ». É. Guillemard s’intéresse ainsi à la figure topique de la religieuse quittant le couvent pour se marier et montre que ce motif a la particularité de traverser le siècle avec une remarquable stabilité, depuis la Réforme jusque sous la plume de Jurieu ou de Bossuet. On commente, encore et encore, le mariage de Luther avec une ancienne nonne, et l’on débat de cloîtres corrompus, de rapts de nonnes, d’avortements et d’infanticides commis en secret. Mais en réalité l’impact des idées de la Réforme sur les conventuelles reste difficile à évaluer et les sorties de cloîtres ne concernent qu’un nombre assez faible de religieuses.
C. Meli s’intéresse aux stratégies rhétoriques et éditoriales qui sont à l’œuvre dans le registre de la controverse entre catholiques et protestants, à travers l’étude du paratexte de la Conférence qui eut lieu en mars 1678 entre Bossuet et Jean Claude. Elle montre ainsi comment le débat entre les théologiens se poursuit, étape par étape, de part et d’autre, à travers des textes manuscrits et imprimés postérieurs à l’événement ; elle souligne aussi la nécessaire adaptation du discours réformé aux circonstances du temps présent, en l’occurrence l’obligation pour Jean Claude dans les années 1670 de rester modéré pour ne pas être accusé de trouble à l’ordre public.
Enfin T. Guillemin interroge l’évolution spirituelle des ministres réformés à la lumière de l’incessante activité et du charisme de Bossuet, mais aussi eu égard aux dissensions internes au protestantisme. Il retrace ainsi l’histoire des relations complexes entre Bossuet et deux ministres apostats, Desmahis et Papin, entre les années 1683 et 1692, analysant les mécanismes de conversion des ministres réformés et la manière dont, par le biais de la publication d’ouvrages de controverse notamment, des liens se tissent peu à peu entre les apostats et Bossuet, au point que 20ceux-ci deviennent des instruments privilégiés du combat de Bossuet contre l’hérésie protestante. Bien entendu, l’article illustre ainsi, – est-il bien nécessaire de le souligner ? – que les chemins de la résistance spirituelle furent pour les réformés loin d’être toujours couronnés du succès escompté, à plus forte raison sans doute lorsque ceux-ci croisaient la route de Bossuet…
Inès Kirschleger
Université de Toulon,
BABEL EA 2649
1 Voir à ce sujet Yves Krumenacker, « Marie Durand, une héroïne protestante ? », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [en ligne], 30 | 2009, p. 79-98 ; Étienne Gamonnet, Lettres de Marie Durand, Presses du Languedoc, Montpellier, 1986 ; Résister. Lettres de la Tour de Constance, éd. Céline Borello, Paris, Ampelos, 2018.
2 Pour un prolongement de la réflexion sur cette spiritualité de la résistance à l’époque contemporaine, voir Patrick Cabanel, Résister. Voix protestantes, Nîmes, Alcide, Découverte Histoire, 2012.
3 Sur cette expérience de la résilience chez les galériens protestants par exemple, voir Ruth Whelan, « Hétérotopies des galériens protestants », dans Itinérances spirituelles : écriture et mise en récit du voyage intérieur (xve-xviiie siècles), éd. Inès Kirschleger et Françoise Poulet, Paris, Champion, Babeliana, à paraître ; et « Résistance et spiritualité dans les témoignages des galériens pour la foi », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, vol. 156, 2010, p. 231-246.
4 Sur ces aspects, voir Inès Kirschleger, « Vivre d’ascèse et de psaumes, ou L’art de bien vivre et de bien mourir dans les manuels de piété réformée au xviie siècle », dans Les Dialectiques de l’ascèse, textes réunis par Brigitte Pérez-Jean, Paris, Classiques Garnier, Rencontres no 18, 2011, p. 231-252. Voir aussi Ruth Whelan, « Parle-moi car j’ai peur : parole et confiance dans l’Histoire des souffrances d’Élie Neau, galérien protestant », dans Risquer la confiance, dir. Simone de Reyff, Michel Viegnes et Jean Rime, Neuchâtel, Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, 2014, p. 59-73.
5 Voir à ce sujet Myriam Yardeni, « La querelle de la nouvelle version des Psaumes dans le Refuge huguenot », dans Mélanges offerts à Robert Sauzet. Foi, fidélité, amitié en Europe à la période moderne, t. 2, Sensibilité et pratiques religieuses. Amitié et fidélité, textes réunis par Brigitte Maillard, Tours, Publications de l’Université de Tours, 1995, p. 457-463.