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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
    2018, n° 9
    . varia
  • Pages : 169 à 189
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406087854
  • ISBN : 978-2-406-08785-4
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08785-4.p.0169
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/12/2018
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Jacques-Bénigne Bossuet, La Vie cachée en Jésus-Christ, suivi de Opuscules sur la vie intérieure, préface Augustin Pic, Poitiers, Dominique Martin Morin, 2015.

Bossuet faisant partie de ces auteurs incontournables et pourtant relativement peu édités, il est agréable de voir publier, dans un format accessible, plusieurs de ses opuscules adressés à des religieuses. Le recueil proposé par les éditions Dominique Martin Morin regroupe des textes dont le principal point commun est quils traitent du nécessaire abandon à Dieu : La Vie cachée en Jésus-Christ est suivi dun autre écrit sur la retraite, de deux textes sur la prière, de deux sur loraison et enfin dun exercice adressé aux novices. Lensemble est précédé dune préface du Frère Augustin Pic, qui présente rapidement lauteur puis guide la lecture de La Vie cachée.

Dans ces différents textes, Bossuet insiste sur la richesse du dépouillement et limportance dune incessante recherche de lunion à Dieu par Jésus-Christ qui implique lesprit aussi bien que le cœur. La doctrine énoncée sappuie sur les Écritures maintes fois citées et commentées. Les notes de bas de page se chargent dexpliciter pour le lecteur les références utilisées par lauteur. Cette étude de la Bible nempêche pas les élans plus sensibles : elle semble au contraire les autoriser. Bossuet évoque ainsi en termes passionnés le face-à-face de Moïse avec Dieu. Confronté à la difficulté dexprimer lintériorité, lauteur semble trouver dans la citation biblique une expression possible de la vie spirituelle.

L« abrégé du christianisme » selon lui est d« aimer et imiter » Jésus-Christ. Malgré lambition de ce projet de vie chrétienne, le directeur spirituel se veut rassurant : on atteint cet objectif par la simplicité, les efforts de la volonté, chacun selon ses moyens. Le chrétien doit tendre à la perfection : les défauts ne seront jamais totalement déracinés, ils sont là pour aider lâme à shumilier. À la question de la dévotion sensible, Bossuet répond quil faut accepter ce « goût sensible » de Dieu, sans pour autant le chercher ni y voir une marque délection. Le nécessaire renoncement à soi et labandon aux dispositions que Dieu met en lâme doivent protéger son interlocutrice de la tentation du « goût de Dieu ». Le principal obstacle à 170cet abandon est le monde. Celui-ci nest que vanité : la vraie vertu signore. On ne peut se fier au jugement dautrui, pas même au sien, tous multiples et inconstants ; seul lunique jugement de Dieu compte. Bossuet insiste sur cette tentation que représente lopinion. Il explique alors que la voie vers Dieu consiste en un « amoureux regard en Dieu et en Jésus-Christ », loin « du raisonnement, du discours, de la multitude daffections ». La méditation permet datteindre la contemplation, disposant lâme à être attentive à la présence de Dieu, et à le rendre seul maître de lintérieur. Cette mort à soi-même doit permettre un amour toujours plus pur, une union continuelle à Dieu. La lecture de livres spirituels et le respect des exercices de la religion sont deux moyens daccéder à cette mort continuelle.

Sil souhaite tenir ses dirigées loin des manifestations extraordinaires sujettes à controverses, Bossuet nen tient donc pas moins des discours sur une vie intérieure, « cachée », mystique dans la mesure où ces textes appellent une expérience dunion à Dieu, un « pur amour » de Dieu passant par une « passiveté » de lâme, un « abandon » à Dieu, la conscience du « pur néant » de la Créature face au tout quest Dieu. Mais cest une mystique tempérée par la lecture des Écritures : la méditation de la Bible doit faciliter laccès à la contemplation et probablement la canaliser.

Sandra Carabin

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Agnès Lachaume, Le Langage du désir chez Bossuet, Paris, Honoré Champion, 2017.

Bossuet chantre du désir ? Cest le défi que se propose de relever Agnès Lachaume dans un ouvrage issu dune thèse de doctorat, Le Langage du désir chez Bossuet. Cest à tort quon sétonnerait dune telle 171perspective pour aborder lun des plus grands écrivains de la religion de lIncarnation, et, donc, de la dialectique entre concupiscence et charité, deux formes de désir qui innervent toute lœuvre du prélat.

Lauteur se livre dabord à une riche mise au point lexicale, philosophique et théologique, où lon découvre un Bossuet admirateur de Tertullien et contempteur du désir certes, mais aussi amateur des « désirs modérés » et des « plaisirs sains », comme ceux de la chère et de la conversation, et loin dêtre doloriste comme on pourrait le croire (contra dolor, etiam parvus). Un Bossuet prônant la vertu du juste milieu et faisant du Christ un modèle de modération, mais aussi, de manière plus inattendue, autant éloigné de Descartes que de Pascal, (re)fondant lêtre non sur la pensée mais sur le désir et sur lamour – de sorte que, dit lauteur, son cogito pourrait être formulé comme suit : desidero beatum esse ergo sum. Cest justement ce point qui constituera la base de son argumentation contre Fénelon. Concédant, contre une certaine doxa scolastique, lexistence de passions et de désirs divins, Bossuet redéfinit lhomme à limage de Dieu en plaçant le désir de Dieu – image du désir divin – au cœur de lhumanité. Doù le sous-titre de louvrage, emprunté au prédicateur : Chercher quelque ombre dinfinité. Mais lhomme est « à limage, non limage » de Dieu, et Bossuet tire parti de cette nuance, qui laisse à lhomme sa pleine liberté : il est désir, mais il lui appartient de choisir parmi ses désirs. À laide dune méditation presque continue du Cantique des cantiques, dont les fragments sont disséminés dans plusieurs ouvrages, Bossuet élabore une spiritualité du désir originale, résumée en deux impératifs dont lauteur montre quils ne sont nullement contradictoires : venez, fuyez.

Dans une vaste analyse de lunivers imaginaire de Bossuet, Agnès Lachaume retrace ensuite la façon dont, à la suite de saint Jean Chrysostome et du Christ lui-même, le prélat parvient à représenter et à susciter le désir de Dieu par limagination, au moyen dimages hardies et de figures puissantes, tirant parfois parti de leur obscurité même. Au cours de cette promenade animale, végétale et minérale, on découvre un Bossuet fertilisé par lhumus de la Bible et des Pères, mais croissant de manière autonome et surtout poétique. Un Bossuet moraliste, aussi, ne dédaignant pas les énumérations et les galeries de portraits, mais, à linverse de ses contemporains Molière ou La Bruyère, plus attentif aux causes des désirs viciés quà leurs anatomie.

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Enfin, Agnès Lachaume montre comment Bossuet engage sa prose dans une « dynamique de la parole », à travers une musicalité unique, quelle rapproche du « latin africain » de saint Augustin, et qui se détache aussi bien de lornatus profane – le « cantique de Babylone » – que de la métrique latine. Elle montre également comment Bossuet élabore une « rhétorique de limpetus », cest-à-dire du désir, dont lenjeu est dopérer la transition entre la parole de lorateur et la prière de lauditeur. À travers ces pages, qui font voir dans toute sa grandeur et toute son élévation la puissance de Bossuet écrivain, Agnès Lachaume suscite autant le désir de le relire que lui-même suscitait le désir de Dieu. Elle nous donne – comme elle le dit citant Bossuet – « parole pour parole ».

Nicolas Garroté

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Sophie Hache, « LOraison funèbre », Papers on French Seventeenth Century Literature XLII, 82, Tübingen, 2015, p. 9-161.

Loraison funèbre est sans doute le parent pauvre de léloquence sacrée. Après lui avoir en son temps attiré le mépris et la méfiance des prédicateurs, sa complexité et son hybridité lui valent aujourdhui encore un certain délaissement de la part de la critique littéraire, tandis que le fort regain dintérêt1 dont bénéficie ces dernières années léloquence de la chaire en général profite surtout au genre du sermon. Or, Sophie Hache se propose de pallier une telle lacune et dans ce dossier thématique se penche de nouveau, plus dun demi-siècle après la parution des 173travaux fondateurs de V. L. Saulnier et J. Truchet, sur le genre encore mal connu de loraison funèbre.

Plus précisément, Sophie Hache poursuit ici létude de loraison funèbre sous langle de sa littérarité problématique2, et soulève la question de la légitimité du genre au sein de léloquence sacrée : en visant à la fois léloge emphatique dun homme et la célébration dune gloire personnelle, dune part, la démonstration de la vanité des grandeurs immanentes et lexhortation à lhumilité devant Dieu, dautre part, loraison funèbre tente de concilier les fonctions épidictique et édifiante. Or, profane et religieux ne peuvent ainsi coexister sans heurts ; doù le sort particulier quon a réservé, dès son apparition, à loraison funèbre, considérée comme un genre à part dans léloquence de chaire, et jugée bien moins nécessaire, sur un plan pastoral, que le sermon ou encore le panégyrique. Cet a priori défavorable na pourtant pas freiné son développement rapide à partir du second xvie siècle, ni ne la empêché de connaître un véritable âge dor au xviie siècle. Pour « interroger le statut dun genre certes bien installé dans le paysage des oralités officielles, mais souvent décrié » (Stefano Simiz, « Le clergé et loraison funèbre en France au xviie siècle », p. 108), le dossier dirigé par Sophie Hache sappuie sur un corpus bien plus large que les seules œuvres du maître incontesté du genre, Bossuet, et fait place à dautres noms, connus (Bourdaloue, Fléchier, Fromentières, Juillard), ou moins connus (René Bary, Pierre Ortigue de Vaumorière, Pierre de Villiers, Gerhard Vossius). Regroupant des auteurs de manuels de rhétorique aussi bien que des orateurs, ce corpus permet donc de nourrir une réflexion à la fois théorique et pratique.

Le volume sorganise selon deux parties équilibrées, interrogeant respectivement la théorie et la pratique de loraison funèbre, et ses enjeux. Demblée, loraison funèbre révèle son originalité, ou encore, sa difficulté : car sa théorisation elle-même est problématique, comme le souligne Pierre Ferrand (« Le genre de loraison funèbre dans les traités sur la prédication au xviie siècle en France »). Le soigneux recensement des sources auquel il sest livré se révèle en effet à la fois décevant et révélateur : sur la soixantaine de textes traitant de léloquence de la 174chaire parus entre 1610 et 1716 et quil a passés en revue, seuls huit consacrent un développement séparé au genre de loraison funèbre. De plus, Cinthia Meli (« La mort, la poésie ? La littérarisation de loraison funèbre au xviie siècle ») rappelle que la Dissertation sur les oraisons funèbres de Laurent Julliard, abbé du Jarry, parue en 1706, constitue le premier texte théorique denvergure consacré exclusivement à ce sujet. Le processus de littérarisation de loraison funèbre a donc été bel et bien amorcé au tournant du xviiie siècle ; il na toutefois pas abouti, de sorte quà lâge classique – et pas davantage plus tard – loraison funèbre ne constitue en aucun cas un genre littéraire établi.

Pourtant, toutes les contributions mettent laccent sur les caractéristiques stylistiques propres à loraison funèbre, ou du moins se font lécho de tentatives de codification du genre. Létude des formes de loraison funèbre par labbé du Jarry, analysées par Cinthia Meli, permet notamment de mieux distinguer celle-ci du sermon, tant sur le plan de lactio que sur ceux de la dispositio et de lelocutio ; mais surtout, labbé du Jarry associe le style de loraison funèbre à ceux de lélégie – par sa douce harmonie –, de la tragédie – par son violent pathétique – et, au fond, de lÉcriture sainte elle-même – par son sublime inspiré. Volker Kapp, quant à lui (« Éloge, amplification et apostrophe dans loraison funèbre »), met en avant deux figures rhétoriques particulièrement importantes pour loraison funèbre, qui lui assurent toute sa « spécificité religieuse » : lamplification, qui souligne encore mieux lexemplarité du défunt ; et lapostrophe, qui cherche à édifier lassistance. Christine Noille se livre à une analyse plus générale en soulignant, à travers lexemple du traité déloquence de Gerhard Vossius, quau début du xviie siècle, « la rhétorique aborde loraison funèbre à la fois dun point de vue pragmatique (en linsérant dans un contexte de communication diversifié, selon que la mort est ancienne ou récente, glorieuse ou anonyme…) et dun point de vue syntaxique (en termes de parties successives, autrement dit selon un canevas) » (« La rhétorique de loraison funèbre », p. 42). Loraison funèbre comprend ainsi trois, voire quatre temps successifs : la lamentation, léloge, la consolation et/ou lexhortation. Ainsi, par sa construction subtile et raffinée, comme par son style varié et travaillé, loraison funèbre doit provoquer lélévation de lâme des auditeurs.

La rhétorique à lœuvre dans loraison funèbre renvoie également à ses racines antiques, elle qui est lhéritière de léloge païen. Le manuel 175de rhétorique de Vossius mentionne et commente ainsi trois exemples doraisons funèbres antiques, dont la XIVe Philippique de Cicéron. Sont évidemment déterminants pour létude les écarts par rapport au modèle initial : si le discours présente la plupart du temps la même structure, il ne met pas laccent sur les mêmes parties, ni ne vise le même effet. Vossius, cité et traduit par Christine Noille, fait ainsi valoir que la consolation apportée par le discours de Cicéron est bien plus faible que celle dispensée par « les chrétiens, [] eux qui savent que lon acquiert la félicité éternelle seulement en mourant » (p. 51). Si elle est une réalité historique, lorigine antique de loraison funèbre nest toutefois pas jugée de la même manière par tous les auteurs dont il est question dans cette étude, et deux positions extrêmes à ce sujet sont identifiables. Certains veulent en effet rompre définitivement avec le lien originel à léloge gréco-latin : Pierre de Villiers, mentionné par Pierre Ferrand, cite ainsi le panégyrique de Trajan par Pline, mais comme contre-exemple absolu (aussi bien doctrinal que formel) de ce qui convient à léloquence de la chaire. Mais pour dautres, le lien à léloge antique reste essentiel, dans la mesure où loraison funèbre ne peut en aucun cas être considérée comme un genre de léloquence sacrée : Blaise Gisbert estime ainsi quelle a dabord été introduite dans lÉglise par la complaisance pour les Grands et que la religion ne la consacrée quaprès-coup ; pour Nicolas Caussin, loraison funèbre a beau « être de nature institutionnalisée et publique, elle ne peut être placée exactement sur le même plan que le reste de la prédication chrétienne » (Stefano Simiz, p. 109). Quoi quil en soit, les auteurs pourraient être dautant plus invités à restaurer dans leurs oraisons le lien au discours funéraire antique, que ce dernier correspond en fait au goût du public du xviie siècle ; Pierre Ferrand rappelle ainsi le paragraphe XX du chapitre « De la chaire » des Caractères de La Bruyère : « Ce quon appelle une oraison funèbre nest aujourdhui bien reçue du plus grand nombre des auditeurs, quà mesure quelle séloigne davantage du discours chrétien, ou, si vous laimez mieux ainsi, quelle approche de plus près dun éloge profane. »

Le genre de loraison funèbre, au carrefour dhéritages païen et chrétien, apparaît donc, au xviie siècle, comme un genre encore en cours de définition, et dont les contours se précisent et sestompent au gré des influences qui sexercent sur lui. Les autres genres littéraires lui servent en effet parfois de modèles – il en va ainsi de lélégie, mais aussi 176et surtout de lhagiographie, par laquelle les théoriciens de la chaire cherchent à encadrer loraison funèbre. Dautres sont au contraire brandis comme repoussoirs, telle la littérature mondaine. Dautres genres, enfin, sont à la fois repris et mis à distance, comme les récits antiques de bonne mort, cest-à-dire de mort stoïcienne : Anne Régent-Susini (« Pleurer ou ne pas rire ? Des difficultés de convertir loraison funèbre ») souligne ainsi que « lidéal néo-stoïcien de la belle mort impassible, particulièrement prégnant à la Cour », sefface derrière « lidéal chrétien de la mort pénitentielle, impliquant des émotions vives, voire paroxystiques » (p. 125) – tout en notant que des manifestations de douleur franchement excessives rappelleraient brutalement loraison funèbre à ses origines païennes ; or, contrairement au païen dépourvu de lespérance du salut, le chrétien voit dans la mort un moment de vérité et dentrée dans une vie nouvelle. Cest pourquoi il doit manifester son acceptation complète de la volonté divine au moment de rendre son dernier soupir ; loraison funèbre joue donc sur « un registre émotionnel paradoxal, un pathos du non-pathos » (p. 130). Loraison funèbre peut exercer à son tour une influence sur les autres genres de léloquence de la chaire : en tant que discours dapparat, elle est en effet susceptible dintroduire chez le prédicateur « la passion de briller », qui corrompt la finalité réelle de la prédication en transformant celle-ci en spectacle mondain, et « fait passer dans les panégyriques des saints eux-mêmes la pompe et léclat des oraisons funèbres » (Joseph-Romain Joly cité par Stefano Simiz, p. 110).

Ajoutées aux objectifs contradictoires ou du moins difficilement conciliables qui sont les siens, les diverses influences dont le genre de loraison funèbre est tout à la fois lobjet et le sujet rendent assurément ardue lentreprise de sa théorisation. Dès lors, cest vers les discours eux-mêmes quil convient de se tourner – ou plutôt, vers les oraisons dont la réalisation brillante peut surmonter les difficultés théoriques posées par le genre : la fixation dun canon dès le xviie siècle, constitué très majoritairement des œuvres de Bossuet, Fléchier et Bourdaloue, permet de donner a posteriori ses règles au genre, ou du moins de définir une oraison réussie. En effet, loraison funèbre, est – peut-être davantage encore que la prédication en général –, moins une affaire de technique poétique ou même de profondeur théologique, que de goût et de sentiment subtil de la composition (Cinthia Meli). De fait, « donne[r] à voir une scène contradictoire, et comme telle, irreprésentable, oscillant entre 177torrents de larmes et sérénité, détachement et effusion » nest pas chose aisée pour lorateur (Anne Régent-Susini, p. 127). Au fond, la beauté de loraison funèbre semble relever du fameux « je ne sais quoi » esthétique, labbé du Jarry précisant : « [la perfection] de loraison funèbre ne tombe point sous les règles []. Il y entre de la politesse, de la religion, de la tristesse, ou plutôt cest un certain mélange de tout cela répandu dans le style, dans les pensées et dans tout le corps de louvrage, qui le caractérise. On ne le saurait faire remarquer à ceux qui ne le sentent point » (cité par Cinthia Meli, p. 73). Bien davantage, les oraisons funèbres de Bossuet se distinguent à tel point, pour les contemporains, par leur beauté et leur subtil agencement, quelles débordent le cadre de léloquence sacrée, pour devenir archétypes de léloquence en général (Volker Kapp). De manière remarquable, la réussite esthétique lave donc loraison funèbre du péché originel dont elle est pour ainsi dire marquée : « loraison funèbre est dabord un ouvrage de plaisir, peu nécessaire et peu utile ; il faut donc que le beau et le parfait suppléent labsence dutilité » (Pierre Ferrand, p. 96).

De surcroît, une oraison funèbre parfaitement exécutée montre, par lexemple, comment les tensions inhérentes à ce genre peuvent être dépassées, ou du moins atténuées. Lenjeu est pour le moins délicat : le genre épidictique peut-il avoir un statut théologique dès lors quil ne sagit pas du panégyrique dun saint, mais dun personnage profane ou moins prestigieux ? (Volker Kapp). Si la visée dédification de lassistance est a priori si difficilement atteignable, cest parce que la vie des Grands dont est faite loraison funèbre est rarement aussi exemplaire que celle dun saint. Dès lors, lorateur se trouve confronté au dilemme suivant : dune part, la nécessité, imposée par la société et le genre lui-même, de louer le défunt – pas doraison sans éloge et glorification – ; dautre part, les impératifs moraux et religieux de vérité – pas dédification sans sincérité et humilité. Cest pourquoi, sil ne faut pas dissimuler les défauts du mort lorsquils sont connus du public, il convient toutefois de les évoquer sous une forme euphémistique. Mais pour Pierre de Villiers, la composante mondaine de loraison funèbre en fait irrémédiablement un art imposteur, un art de la vile flatterie que le prédicateur doit éviter et laisser aux poètes gagés (Pierre Ferrand). Moins radical, labbé du Jarry prend en charge la dualité intrinsèque à loraison funèbre et souligne que sa principale difficulté est « de parler de guerres, de négociations, 178dintrigues, de mariages, de fêtes, de passions, [] et de mêler parmi tout cela un certain caractère de dignité et de religion » (p. 76). Aussi Cinthia Meli invite-t-elle à envisager loraison funèbre comme « le lieu de rencontre entre deux mondes aux valeurs et aux styles distincts, lÉglise et le Siècle, susceptible de produire un syncrétisme moral et formel » (p. 84) – ou du moins appelle-t-elle de ses vœux lapprofondissement de la recherche stylistique dans cette direction.

Cest dans ce contexte quest mobilisée lÉcriture sainte, à la fois comme source de légitimation et dinspiration de loraison funèbre. Labbé du Jarry, lun des rares auteurs à réellement assumer la présence de loraison funèbre en chaire, rappelle ainsi que la coutume de léloge funèbre est fondée et autorisée par lÉcriture sainte et les Pères de lÉglise (Cinthia Meli) et il sappuie largement sur les livres sapientiaux dans ses propres écrits : lorateur doit en effet choisir avec soin le texte biblique par lequel souvre le discours ; quant à lexorde, il doit être un « mélange magnifique de réflexions chrétiennes, dexpressions de lÉcriture et de louanges », selon un « style teinté » de religion par la lecture assidue de la Bible (cité par Pierre Ferrand, p. 93). La Bible nest toutefois pas convoquée de manière systématique par les orateurs ; en témoignent les diverses oraisons funèbres composées à loccasion de la mort du cardinal du Perron (Natacha Salliot).

Mais létude du genre de loraison funèbre révèle également une évolution de ses enjeux ; on assiste en effet à une relative démocratisation de loraison funèbre, qui ne concerne plus seulement les Grands du royaume, mais également les (certes éminents) ecclésiastiques, voire les juges – sans toutefois sétendre à tout honnête homme rendu méritant par ses seuls actes, comme le souhaiterait La Bruyère : « Pourquoi nest-il pas établi de faire publiquement le panégyrique dun homme qui a excellé pendant sa vie dans la bonté, dans léquité, dans la douceur, dans la fidélité, dans la piété ? » (cité par Stefano Simiz, p. 111). Quil faille en revanche, avec Volker Kapp, parler dune laïcisation de loraison funèbre, demeure incertain. Dune part, même si les aristocrates qui sont lobjet de loraison funèbre sont la plupart du temps loin davoir mené une vie de saint, le parallèle avec lhagiographie est néanmoins toujours maintenu. Dautre part, surtout, la multiplication des oraisons funèbres de prélats de renom au cours de la période participe dun projet de de défense et dillustration de lÉglise catholique 179elle-même (Stefano Simiz) ; cest particulièrement net dans le cas des oraisons funèbres consacrées au cardinal du Perron, qui, sinscrivant dans le contexte de la Réforme catholique en France, chantent les louanges de celui qui a reçu la conversion du roi Henri IV et lutté sans merci contre le protestantisme (Natacha Salliot). Loraison funèbre apparaît donc inséparable dune forte perspective politique et confessionnelle, en servant limage des pouvoirs temporel et spirituel : plus que la valeur strictement individuelle et religieuse dun discours exhortant chaque fidèle à une vie conforme aux principes chrétiens, cest la portée collective et théologico-politique de loraison funèbre comme discours à la gloire de lÉglise et de lÉtat – et de leurs dirigeants – qui est ici soulignée.

Sophie Hache livre un dossier riche et varié, bénéficiant dexpertises diverses et donc à même de cerner la complexité et lhybridité de loraison funèbre. Reprenant les travaux déjà parus sur ce genre – et les amendant aussi parfois –, cette étude poursuit, de manière rigoureuse, lambitieux objectif de la définition du genre. Peut-être cet effort de délimitation aurait-il pu être davantage systématisé, afin de cerner encore mieux la spécificité de loraison funèbre – par rapport au genre de la consolation, par exemple –, mais aussi de suggérer des lignes de convergence – notamment avec lécriture de lhistoire : lorateur de talent nest-il pas celui qui fait dun simple discours dapparat une grande page dhistoire et qui se révèle ainsi le mémorialiste de son temps ? En tout cas, alors que la vitalité de loraison funèbre avait été comme « questionnée par contrecoup » (Cinthia Meli) dès la fin du xviiie siècle, en raison de lappauvrissement progressif du canon du genre, ramené à un siècle et à un auteur, il faut aujourdhui se réjouir devant des initiatives comme celle de Sophie Hache, qui permettent, grâce à des études rhétoriques, littéraires et historiques, de redonner indirectement vie à ce genre si singulier de léloquence sacrée.

Chloé Horusitzky

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Anna Blum, La Diplomatie de la France en Italie du nord au temps de Richelieu et de Mazarin. « Les sages jalousies », Paris, Classiques Garnier, 2014.

Lhistorienne Anna Blum soutint en 2010 une thèse sur « la diplomatie française en Italie à lépoque de Richelieu et Mazarin (1635-1659) », réalisée sous la direction de Lucien Bély. Ce dernier sest chargé den terminer la publication, pour lui faire ouvrir la nouvelle collection quil dirige chez Classiques Garnier, intitulée « Histoire des Temps modernes ». Les lecteurs ont ainsi la chance de bénéficier dune recherche importante sur un objet qui, à défaut dêtre méconnu, est trop souvent mal connu ou de manière superficielle. Importante elle lest, en effet, par lampleur des sources dépouillées. Outre les correspondances et mémoires diplomatiques déjà édités, Anna Blum a lu de manière détaillée et complète les correspondances des agents français aux archives du ministère des Affaires Étrangères ou à la Bibliothèque Nationale de France. Elle les a croisées avec les correspondances se trouvant dans les fonds darchives de lItalie du Nord, cest-à-dire, à Turin, à Modène, à Mantoue, à Parme ainsi quà Monaco, pour restituer à lenchaînement des événements diplomatiques sa logique ainsi que le poids des circonstances. À cet égard, le lecteur ne peut quêtre admiratif devant le travail de dépouillement effectué par la chercheuse, auquel il est nécessaire dajouter la présence dune ample bibliographie, et on peut gager que cet ouvrage fournira, sur ce point, une étude de référence pour toutes les personnes entendant travailler sur la péninsule italienne au xviie siècle.

Or, cet espace est généralement considéré comme un théâtre dopérations mineur dans le conflit opposant les Bourbons et les Habsbourg, soumis à la fragmentation étatique et au caprice des alliances dynastiques. Sans nier le caractère parfois secondaire de lItalie du nord pour les monarchies françaises et espagnoles ainsi que pour le Saint-Empire Romain Germanique durant la guerre de Trente Ans et la guerre franco-espagnole, Anna Blum sinscrit dans la continuité des travaux de Sven Externbrink sur la diplomatie de Richelieu dans cette région. Elle évalue aussi bien les motifs du conflit que lintérêt prêté par la couronne française aux 181affrontements militaires et aux renversements dalliance. Elle montre surtout que la lutte contre les Espagnols reflète une politique italienne cohérente, défendue par Richelieu et a fortiori par Mazarin. Cette « sage jalousie » se traduit par la permanence dun réseau dagents, de places fortes, de flux monétaires quAnna Blum a pris pour objets détude.

Louvrage se divise en deux parties principales. La première balaye chronologiquement la conduite de la diplomatie française entre 1635 et 1659 en Italie du Nord. Anna Blum est avant tout soucieuse, et les sources quelle utilise ly invitent, de reconstituer les complexes alliances que nouent et défont la France et les États italiens. À cet égard, il convient de souligner la clarté de sa langue, capable dexpliquer avec pédagogie des affaires aussi embrouillées que celle de la guerre de Castro, où le royaume de France a revendiqué un rôle de médiateur ou que les tentatives de soulèvement de Naples par le duc Henri II de Guise. Toutefois, elle nen reste pas à ce niveau, pour ainsi dire, explicatif. Elle montre, en envisageant la diplomatie française dans une période plus étendue quelle parvient à exercer une influence durable, même si les acquis du traité des Pyrénées se révèlent somme toute assez modestes et ne présagent pas de linstallation pérenne dune sphère dinfluence. À cet égard, létude approfondie des relations entre la France et le duché de Savoie est un modèle du genre. La Savoie de Victor-Amédée puis de Christine de France entretient des relations complexes avec le royaume des lys. Le royaume de France et le duché de Savoie passent ainsi dune alliance revendiquée, bien que parfois orageuse, à un soutien contraint et source de tensions. Le lecteur trouvera aussi un chapitre sur les méfaits de la Fronde sur la diplomatie française en Italie, que Mazarin mettra une dizaine dannées à effacer et qui ne le seront véritablement quen 1659. Enfin, le traitement de lespace italien lors du traité des Pyrénées apporte un utile complément sur événement diplomatique majeur.

La deuxième partie de louvrage, nommée « la diplomatie au quotidien », reprend les apports de lhistoire diplomatique renouvelée, tels quont pu les théoriser Lucien Bély et dautres à sa suite. Elle est subdivisée en trois ensembles, le premier concernant les pratiques diplomatiques, le second les conditions de vie à létranger et le troisième le rôle des princes comme acteurs de la diplomatie européenne. Cette partie est peut-être la plus stimulante, sinon la plus intéressante. Lhistorienne passe en revue les contraintes matérielles des échanges, la difficulté 182dacheminer les colis en temps et en heure, qui plus est en évitant quils ne soient interceptés. Anna Blum livre aussi une étude passionnante des pensions. Elle étudie aussi bien leur importance numérique que le rôle quelles jouent dans les cours italiennes comme source de revenu. À cet égard, la cour piémontaise apparaît comme lillustration même de cette dépendance à la manne financière française. Lauteur recompose aussi le tissu humain des diplomaties française et italienne et de leur fonctionnement selon le principe de la clientèle. Elle met notamment en évidence limportance du clan Servien-Lionne. La diplomatie est envisagée comme un autre terrain de la lutte qui se déroule entre les familles de la noblesse de robe, afin de sintégrer au processus de décision de lÉtat moderne. Elle propose aussi un éclairage nouveau sur le milieu des diplomates italiens en France De même, le rôle des agents financiers, particulièrement à lépoque de Mazarin, est identifié dans létude à travers la carrière de personnages comme labbé Mondin. Dans les développements quelle consacre à Mazarin, lauteur insiste sur son réseau italien et sur limportance de la dimension italienne dans sa politique. Elle termine sur une étude du rôle des princes dans la diplomatie du temps où elle met notamment en valeur le rôle de Mazarin comme « marieur de lEurope », pour reprendre lexpression de Géraud Poumarède.

Même si le livre garde les traces de la disparition dAnna Blum au niveau de sa finition, il demeure une étude magistrale dun aspect de la politique française souvent mis de côté et auquel lhistorienne a su conférer toute son importance. Louvrage appelle aussi à poursuivre les interrogations sur le rôle économique, politique et symbolique des pensions et à complexifier encore davantage le tableau en prenant plus en compte dautres acteurs italiens comme le grand-duché de Toscane ou les États pontificaux. Ces questions font dautant plus cruellement sentir le vide laissé par labsence dAnna Blum.

Jean Sénié

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Dominique Millet-Gérard, Paul Claudel et les Pères de lÉglise, Paris, Honoré Champion, 2016.

Les lecteurs de Claudel apprécieront ce livre, mais aussi tous ceux qui sintéressent à lexégèse des Pères. Dominique Millet-Gérard manifeste une fois de plus sa connaissance magistrale de lœuvre claudélienne. Rien de surprenant pourtant au commencement de lenquête. On savait que Claudel lisait les Écritures avec délectation, à la lumière de la liturgie et de la Tradition, mais on sous-estimait sans doute lampleur de cet investissement spirituel, la qualité de ses informations et la permanence dune odyssée exégétique obstinée qui dura jusquà la fin de ses jours. Dominique Millet-Gérard retrace en quelque sorte litinéraire patristique de Claudel. Elle le situe dans son contexte culturel, en rappelant que la lecture des Pères traversait alors un long désert, depuis le xixe siècle, avant que la naissance éditoriale des Sources chrétiennes ne vînt apporter la lueur dun renouveau. Claudel sinscrivit dans ce mouvement de restauration, qui fut un retour ad fontes. Il le fit avec humilité, et non sans une certaine candeur de néophyte, se méfiant instinctivement des prétentions parfois exorbitantes dune exégèse prétendue « scientifique ». Il voulait être, et il resta toute sa vie un amateur éclairé, une sorte dautodidacte passionné et intuitif, que révulsaient le pédantisme et la cuistrerie des « demi-habiles » férus dune méthode historico-critique érigée en absolu. Claudel accable de ses sarcasmes tous ceux qui sacralisent indûment la philologie, comme si de cette discipline devait venir le salut. Que lon ne sy trompe pas néanmoins : on ne trouve chez lui aucune trace danti-intellectualisme, comme le montre par exemple son vif intérêt pour le renouveau thomiste.

Lenquête menée par Dominique Millet-Gérard est extrêmement précise et minutieuse, au fil dune chronologie très serrée qui reconstitue, notamment à travers labondante correspondance de lécrivain, tout un réseau vivant de relations et déchanges. Avec une érudition aussi scrupuleuse quefficace, lauteur interroge la démarche spirituelle de Claudel, depuis 184sa conversion. On mesure lampleur de ses diverses lectures, au premier rang desquelles figure celle du Bréviaire romain : cest dans cet ouvrage quil trouva une anthologie patristique qui devait pour toujours habiter sa mémoire. Loffice des matines lui offrait, au rythme de lannée liturgique, tout un florilège de textes splendides exprimant la foi catholique portée par la Tradition. Claudel sut lire avec émerveillement saint Augustin ou saint Grégoire le Grand, Raban Maur ou Bède le Vénérable. Mais sa curiosité et ses goûts lui firent aussi découvrir le « symbolisme dissemblable » de Denys lAréopagite ou lemphase imaginative de commentateurs moins connus, qui marquèrent lexégèse post-tridentine (en particulier les jésuites Menochius et Cornelius a Lapide). Toutes ces analyses sont précieuses, et elles devraient susciter, sur le plan de la recherche universitaire, des travaux de synthèse qui porteraient sur linfluence de la liturgie catholique (notamment à travers le Missel et le Bréviaire) dans la littérature.

Au contact dune prose généreuse, voire luxuriante, Claudel apprit à sentire cum ecclesia, en lisant et en relisant les Écritures, et en ne cessant jamais de les commenter. Claudel répéta à sa manière, en de nombreux ouvrages, le geste origénien dune glose inlassable portant sur la totalité des livres bibliques. Mais Claudel était un écrivain, et un poète, qui sut fondre sa propre langue dans celle des Écritures. Ce quil goûtait chez les Pères, ce fut précisément leur liberté de langage, et même leur inventivité poétique, comme sil y avait, entre la Bible et eux, une osmose profonde, une connaturalité spontanée, une affinité surprenante, une connivence insoupçonnée. Dans cet univers de signes et de mots, pour la foi qui cherche lintelligence, tout est parole, comme tout est grâce. Chaque mot sinscrit dans le Verbe, au sein dune vaste symphonie orchestrée par un Dieu qui demeure, dans lunivers ou dans lhistoire, mais aussi dans les saintes Écritures, selon une belle expression dAugustin, un modulator ineffabilis. « Le monde est en effet un texte », écrira Claudel dans un article intitulé « La catastrophe dIgitur » (cité par lauteur, p. 16), et cet hommage à Mallarmé nous rappelle que ses commentaires bibliques restèrent aussi profondément inspirés par le mouvement symboliste. Dominique Millet-Gérard en donne un exemple frappant à propos de Paul Claudel interroge lApocalypse (p. 407-412). LIndex des œuvres de Claudel et lIndex biblique, à la fin de louvrage, qui suivent une bibliographie exhaustive, confirment la profonde immersion de toute lœuvre claudélienne dans locéan des Écritures.

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Dans ses poèmes comme dans ses autres textes, dans ses lectures comme dans son écriture, Claudel pratiquait un exercice spirituel. Une authentique lectio divina peut-elle ne pas être, en christianisme, une émouvante et charnelle lectio poetica ? La tradition exégétique des Pères, à travers les siècles, cautionnait de son autorité lintuition si prometteuse dun croyant, qui devait se traduire dans lexpérience littéraire de lécrivain. On se permettra dajouter que, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs, Dominique Millet-Gérard donne parfois limpression de pratiquer elle-même, sur le texte de Claudel, ce double exercice dune lectio intuitive et inventive, qui dévoile un horizon infini du sens.

Christian Belin

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Frédérique Aït-Touati et Stephen Gaukroger, Le Monde en images. Voir, représenter, savoir, de Descartes à Leibniz, Paris, Classiques Garnier, 2015.

« Rendre visible ce qui ne létait pas, tel est bien le but que se donne au xviie siècle la science expérimentale. » Avec lessor de la nouvelle philosophie, le concept de représentation, situé au carrefour de la rhétorique et de la psychologie, se transforme en un problème épistémologique inédit. Comment sest opérée une telle mutation ? Cest à cette question difficile que Frédérique Aït-Touati et Stephen Gaukroger répondent dans Le Monde en images.

Dans la première partie de louvrage, les auteurs analysent la complexité interne de la notion en explorant les différentes branches du savoir – rhétorique, psychologie, optique et mécanique – engagées dans un débat philosophique dont lœuvre de Descartes est le lieu dexpression privilégié. Centrée sur lorigine et les évolutions de la doctrine 186des idées claires et distinctes, létude démontre linfluence inattendue quexerça la rhétorique classique dans son élaboration et avec elle les développements traditionnels sur la force visuelle du langage. Car en dépit de son caractère « révolutionnaire », lœuvre du jeune philosophe reste profondément marquée par une tradition littéraire, celle dont il reçut lenseignement lors de ses années de formation au Collège royal de La Flèche, qui forme le creuset de ses réflexions sur le statut cognitif de limage (chapitre 1). Si lintroduction des mathématiques au cœur du protocole scientifique tend rapidement à gommer ces influences, le problème de la représentation demeurera toujours central dans son œuvre. Analysant les mutations opérées dans les Règles pour la direction de lesprit, ouvrage qui constitue une étape décisive sur le « chemin » qui conduira Descartes à lélaboration dune méthode de modélisation algébrique de la réalité, les auteurs décrivent le processus dabstraction par lequel limage atteint dans son système une valeur épistémologique inédite : celle de la certitude (chapitre 2).

Dans la deuxième partie de louvrage, Aït-Touati et Gaukroger analysent les problèmes qui se posèrent aux successeurs de Descartes pour « représenter linvisible » à travers deux études de cas touchant à des domaines aussi variés que lastronomie, la biologie et les mathématiques. Réagissant contre le rôle conféré par ses prédécesseurs à la rhétorique de lévidence dans la description de la nature, Robert Hooke substitue à une philosophie de l« imagination » fondée sur la mise en présence du réel par la médiation exclusive du langage, une science de l« image » qui fait du dessin, ce fidèle substitut du regard, la clef de ses démonstrations. Grâce à la précision des nouveaux instruments dobservation, le microscope et la lunette, la représentation visuelle acquiert dans la Micrographia et ses travaux postérieurs une fonction didactique qui confère à limage une valeur de preuve dont les auteurs révèlent la grande originalité (chapitre 3). Dans le cas des mathématiques, en revanche, la question de la légitimité et du rôle donné à la « visualisation » dans le processus démonstratif suscitera de grandes discussions tout au long du siècle. Les auteurs montrent limportance particulière que prit ce problème dans la célèbre dispute qui opposa Leibniz à Newton, les deux principaux promoteurs du calcul infinitésimal, dont les travaux accordaient à limage une importance contraire dans le développement des procédures de calcul (chapitre 4).

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En attirant lattention sur le statut de la représentation dans lœuvre des pères fondateurs de la science moderne, Frédérique Aït-Touati et Stephen Gaukroger mettent en lumière les jeux de continuité et de rupture qui rythmèrent son développement. Située à la croisée des savoirs, limage constitue un objet détude dont la complexité témoigne de la riche polyvalence dune époque. Cest là lintérêt principal dun ouvrage qui fait le pari de réconcilier des disciplines qui nous semblent aujourdhui si étrangères lune à lautre : la science et la littérature.

Julien Gominet-Brun

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Lucien Bély, Bertrand Haan et Stéphane Jettot (dir.), La Paix des Pyrénées (1659) ou le triomphe de la raison politique, Paris, Classiques Garnier, 2015.

Ce colloque international, auquel participèrent des Espagnols, des Allemands et même un Américain, sest tenu pour commémorer la paix des Pyrénées. Souvent considérée comme une queue de comète des affrontements de la première moitié du xviie siècle et un surgeon des traités de Westphalie, où se serait forgées les conceptions et les pratiques diplomatiques modernes, ce colloque a le grand mérite de replacer cette paix au centre de lattention des historiens. Placé sous le signe de lhistoire des idées et des représentations, comme lindique son sous-titre, louvrage noublie pas de rétablir lévénement de 1659 dans la longue durée de laffrontement entre les monarchies française et espagnole, ce quillustre avec clarté lintroduction de Lucien Bély. Bien quil soit difficile de résumer la richesse et la diversité des contributions – ce que fait admirablement la conclusion de Géraud Poumarède en 188réussissant à offrir une synthèse éclairante – il est néanmoins possible dindiquer quelques pistes avancées dans les articles, bien quelles ne sauraient épuiser lintérêt de louvrage.

La contribution de Bertrand Haan sinterroge en termes novateurs sur la nature de la paix des Pyrénées en se demandant si elle est « damitié ou de raison ». Poursuivant ces travaux sur lamitié entre les princes autour du traité du Cateau-Cambrésis, il montre les aspects traditionnels de la négociation tout comme lémergence dune nouvelle grammaire de la discussion diplomatique. La paix des Pyrénées apparaît comme un des tournants dans lart de la paix. La question de la raison dÉtat traverse aussi les contributions de María Victoria López-Cordón Cortezo sur la « mutation de la politique espagnole » ou de Pablo Fernández Albaladejo sur les chemins de la raison politique. Par ailleurs, bien quelle ne puisse plus être interprétée comme une paix chrétienne, ce que montre de manière convaincante la contribution dAlain Tallon sur les dévots, elle nest pas moins envisagée comme une paix universelle qui met un terme aux tensions européennes, dont les conséquences touchent aussi des régions qui étaient moins directement concernées pas le conflit entre les Bourbons et les Habsbourg. Outre les mises au point de Klaus Malettke sur le Saint-Empire Romain Germanique, dAnna Blum sur les principautés du nord de lItalie, on doit savoir gré aux organisateurs davoir fait entendre la voix dautres espaces avec les contributions dEric Schnakenbourg sur l« équilibre baltique en 1660 » ou de Jean Béranger sur l« exception à la pacification générale » quest « lEurope sud-orientale ».

Un ensemble de contributions sintéresse aussi aux conséquences de la paix. Cela va des questions autour de son enregistrement par le Parlement, étudiées par Françoise Hildesheimer, aux célébrations lyonnaises de 1660, analysées par Gérard Sabatier, ainsi quà la réception toulousaine mise en lumière par Jacques Poumarède. Larticle dOlivier Poncet sur la création doffices pour financer le conflit innove dans lanalyse du discours qui accompagne cette politique de multiplications des officiers. Il propose notamment dinterpréter celle-ci dans le cadre de la politique fiscale mise en avant par Nicolas Fouchet. De même, larticle de Françoise Bayard étudie les lourdes contraintes fiscales que la guerre a imposées au pays, les impôts ayant connu de fortes hausses. Enfin, plusieurs contributions évoquent le rôle crucial de la paix des Pyrénées 189dans lévolution des relations entre les deux monarchies, notamment en ce qui concerne le traitement de la succession espagnole.

Le grand mérite de ce colloque est de mettre en avant un événement fondamental des relations internationales du xviie siècle. La paix de Pyrénées signe un changement décisif dans le conflit qui oppose la monarchie française à la monarchie espagnole. Il sanctionne lémergence au premier plan du royaume de France et le retrait de la puissance espagnole. Derrière la réconciliation des deux couronnes sorchestre une réorganisation de la hiérarchie européenne. De même, loin de nêtre quun épiphénomène des traités de Münster et dOsnabrück, le traité, décidé entre Mazarin et Luis de Haro, occupe une place essentielle dans la constitution dun esprit et de pratiques diplomatiques. À cet égard, le livre vient rappeler que lélaboration dun art de la paix est le fruit de multiples événements et conférences qui lont amené à se perfectionner. Toutefois, loin de nêtre quune pratique théorique et désincarnée, ce colloque illustre que la demande de paix répond aussi à une lassitude des peuples.

Jean Sénié

1 Voir les deux suppléments à la Revue Bossuet consacrés à lÉloquence de la chaire à lâge classique : supplément au no 2, 2011, dir. Anne Régent-Susini ; supplément au no 4, 2013, dir. Gérard Ferreyrolles.

2 Voir son article « LOraison funèbre. Enquête sur une littérarité problématique », dans La Littérarité des belles-lettres. Un défi pour les sciences du texte ?, dir. Claire Badiou-Monferran, Paris, Garnier, 2013.