Aller au contenu

Classiques Garnier

Bossuet au miroir de l’Encyclopédie

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
    2017, n° 8
    . Réceptions de Bossuet au xviiie siècle
  • Auteur : Paschoud (Adrien)
  • Résumé : S’interrogeant sur la faible densité du corpus bossuétiste dans l’Encyclopédie, l’article montre que si elle est liée à à une sécularisation du champ théologico-politique, elle aboutit également à réinvestir l’œuvre de Bossuet dans le champ de l’éloquence, objet à partir de la fin du xviie siècle d’une mutation profonde. Les oraisons funèbres de Bossuet permettent alors de définir un rapport renouvelé à l’expression littéraire, aux premiers rangs de laquelle se trouvent le sublime et le génie.
  • Pages : 59 à 71
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406071341
  • ISBN : 978-2-406-07134-1
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07134-1.p.0059
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/09/2017
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
59

Bossuet
au miroir de lEncyclopédie

Lobjet même de cette contribution pourrait a priori surprendre. LEncyclopédie naccorde en effet quune place mineure aux écrits de Bossuet. Sur les 72000 articles de louvrage, on dénombre à peine une centaine de références, réparties avant tout dans les articles sur lhistoire ecclésiastique et la rhétorique. Il sagit de citations isolées, généralement de seconde main ; les développements en matière dapologétique, dexégèse ou de politique y sont rares. Il y a à cela deux exceptions cependant, sur lesquelles nous reviendrons. Notons également que lEncyclopédie ne garde que des traces infimes des débats auxquels Bossuet fut lié à son époque. Seule subsiste la querelle du pur amour qui opposa le prédicateur de la Cour à Fénelon, notamment dans les articles « Charité » de Diderot et « Quiétisme » du Chevalier de Jaucourt. Remarquons encore quon ne trouve ni portrait, ni anecdote concernant Bossuet, cet homme dÉglise puissant quévoquent des textes contemporains de lEncyclopédie, comme Le Siècle de Louis XIV (1751) de Voltaire. Le refus des encyclopédistes de faire figurer des entrées nominales ne suffit à expliquer cet état de fait, car on sait que ces derniers intègrent volontiers des éléments biographiques, notamment dans les articles en histoire de la philosophie et des institutions.

Pour expliquer la faible densité du corpus bossuétiste dans lEncyclopédie, il faut remonter en amont. Les encyclopédistes, malgré de profondes divergences, sont les héritiers dune sécularisation du champ théologico-politique qui se dessine au tournant des xviie et xviiie siècles. La théorie de droit divin sefface progressivement au moment même où, paradoxalement, saffirme le gallicanisme ; la théorie de droit divin est enfermée à lintérieur du corps des lois, laissant ainsi le champ ouvert à une autonomie grandissante du pouvoir absolutiste. Un renversement sopère : le politique incorpore le religieux, au point de se substituer à lui. Sous linfluence des jurisconsultes, le droit positif simpose dès 60lors ; le droit naturel est affranchi de son essence divine1. Les Lumières prolongent et modélisent cette conception laïcisée du pouvoir. De fait, loptique théologico-politique de Bossuet ne peut plus trouver de place dans lEncyclopédie ; elle affiche un caractère anachronique car elle se heurte à lémergence dune domestication du religieux par la raison, laquelle se voit par conséquent sacralisée. Dans lEncyclopédie, et cest une autre marque de sécularisation, lœuvre de Bossuet est réinvestie dans le champ littéraire, ou plus précisément dans le champ de léloquence, objet à partir de la fin du xviie siècle dune mutation profonde2. Les oraisons funèbres de Bossuet permettent de définir un rapport renouvelé à lexpression littéraire, aux premiers rangs de laquelle se trouvent le « sublime » et le « génie ». Nous voudrions aborder la réception de Bossuet dans lEncyclopédie à la lumière de ce double processus de sécularisation. On veillera à ne pas projeter de manière artificielle cette notion, ni à lessentialiser ; il sagira bien davantage de la mettre à lépreuve du corpus disparate que constitue lEncyclopédie.

Les références à lhistoire ecclésiastique

La plupart des références à lœuvre de Bossuet se trouve dans les articles relatifs à lhistoire ecclésiastique. Sous ce désignant, on trouve lhistoire des institutions, des débats théologiques et de la chrétienté. Les références aux écrits bossuétistes existent aux côtés dautres citations savantes, situées le plus souvent en fin de paragraphe, dans le cas notamment des articles sur les conflits entre catholiques et réformés. Ces références ont une fonction dautorité ; mais on notera quelles sont généralement affranchies de tout jugement de valeur. À titre dexemple, les conflits interconfessionnels dont les traces étaient très fortes en France au xviiie siècle3 sont présentés de manière relativement objective. Il 61est certes rappelé que Bossuet fut lun des contradicteurs majeurs des réformés, sans pour autant quon puisse relever chez les encyclopédistes une volonté polémique ou une parole accusatrice. En fait, lœuvre de Bossuet est surtout mobilisée pour expliquer des enjeux théologiques assez techniques, à linstar de la doctrine de Luther sur la consubstantiation dans larticle éponyme. Lœuvre de Bossuet est parallèlement convoquée pour affirmer que le clan protestant est en proie à des dissensions internes quant à linterprétation des dogmes. Ce faisant, les encyclopédistes adoptent implicitement le point de vue de Bossuet, mais sans aller au terme du raisonnement : on sait que Bossuet voyait dans la pluralité des églises réformées la preuve même de leur égarement spirituel ; les prétendues contradictions des réformés devaient alors leur permettre de se redresser vers la vérité révélée. Bossuet tablait sur lévidence : lerreur est un adjuvant de la conversion4. Mais rien de cela ne subsiste dans lEncyclopédie qui réduit Bossuet au rôle quasi exclusif dhistorien de lÉglise catholique. Lérudition est mise en avant, bien davantage que les polémiques savantes ; pour leur part, les tentatives de conciliation avec le clan réformé sont curieusement ignorées.

Pour trouver une prise de position plus marquée, il faut se tourner vers les articles de labbé Mallet. Les manifestations excessives de la foi qui animent prétendument le clan réformé sont dénoncées de manière particulièrement véhémente dans larticle « Antéchrist ». Lesprit de prophétie, et donc toutes les formes dimprécation qui en dérivent, y sont condamnés. Mallet vise en particulier le théologien anglican Joseph Mede, auteur dune interprétation de lApocalypse, que ce savant jugeait imminente. Sont également visées, pour être invalidées, les thèses millénaristes de Pierre Jurieu. Dans les deux cas, Mallet évoque de dangereuses « rêveries », sappuyant en cela sur lHistoire des variations des Eglises protestantes de Bossuet. Il défend une conception de la foi exactement contraire à lesprit de sectarisme qui caractérise, selon lui, le clan réformé (il sagit dun argument que lon 62trouve chez Pierre Bayle mais qui se voyait élargi au catholicisme ; un argument également présent chez Voltaire qui dénonçait pour sa part lesprit de faction5). La position de Mallet est relativement banale dans le contexte de la lutte contre le fanatisme au xviiie siècle. Le théologien revendique une foi raisonnable, conforme à la volonté de combattre les formes de superstition et de croyance erronée – cest dailleurs ainsi que Mallet est présenté dans l« Avertissement du tome VI » de lEncyclopédie6. Une foi raisonnable qui est également affranchie des interminables arguties des théologiens de toute appartenance. Sur un autre plan, lorthodoxie défendue ici avec sincérité sert le parti des encyclopédistes lequel devait absolument veiller à ne pas sattirer les foudres de la censure.

Ce processus de rationalisation de la croyance est également perceptible dans larticle « Foi » de labbé Morellet (dont la contribution à lEncyclopédie fut mineure, puisquon ne compte que six articles en tout). Ce texte offre les développements les plus substantiels sur Bossuet. La pensée de ce dernier est dabord convoquée pour réaffirmer lautorité incontestable de lÉglise catholique et donc la nécessité de la médiation ecclésiale dans tous les domaines de la spiritualité. La notion de « foi infuse » est notamment débattue. Les prises de position de Bossuet sont intégrées dans un débat extrêmement technique qui renvoie notamment à la Conférence avec le Ministre Claude (1682, composé dès 1678), un ouvrage de controverse qui porte sur lecclésiologie réformée et qui relève de la 63dispute théologique7. Plus largement, ce sont les critères de définitions de la certitude en matière spirituelle et donc léquilibre entre croyance et raison qui sont au cœur de cet article. Dans ce contexte, Bossuet est mobilisé, parmi dautres sources, pour contrer le jansénisme (notamment le Dieu caché de Pascal), objet, comme on le sait, dune condamnation sans appel des Philosophes, Voltaire, Diderot et dAlembert en tête. Morellet se pose ici en théologien et en philosophe éclairé pour contrer toutes les formes jugées abstraites ou rigoristes de la foi.

Un catholicisme offert
à une écriture subversive

À ce premier ensemble darticles qui convoque Bossuet, aux côtés dautres sources, pour asseoir une domestication de la foi par la raison, sen ajoute un second qui se caractérise par des visées bien plus hétérodoxes. Les écrits de Bossuet sont portés par un discours qui vise à destituer lautorité de lÉglise catholique.

Dans le complément que Diderot apporte à larticle « Bible » rédigé par labbé Mallet, le propos est construit en deux temps. Sont dessinées dabord les lignes programmatiques dune étude philologique de la Bible ; il sagit de proposer une méthode pour établir lauthenticité des textes sacrés et écarter ainsi les écrits apocryphes. Ensuite, écrit Diderot, il conviendra de produire des « connaissances générales » sur la Bible8. Mais larticle délaisse ce grand dessein pour faire léloge des théologiens ; leur savoir est immense, et quiconque, peut-on lire, aurait tort de le nier. Cet éloge immodéré nous paraît semi-ironique9 – les formules hyperboliques sont si nombreuses quelles deviennent 64hautement suspectes. Diderot se dissocie de son propos notamment par lantiphrase ; il semble prendre à son compte une position en réalité insoutenable, lorsquil évoque les thèses débattues à la Faculté de théologie de Paris, notamment la thèse dite « sorbonique », dune durée de douze heures10. Un événement institutionnel qui, poursuit Diderot, permet datteindre les points les plus élevés de la théologie. Le propos sachève ainsi : « Cette thèse ne tua point lillustre Bossuet ; mais elle alluma en lui les rayons de lumière qui brillent dans ses ouvrages sur le mérite, sur la justification et sur la grâce11 ». Lironie côtoie ici un éloge sincère de Bossuet, ce qui témoigne des différents niveaux de discours que Diderot peut mobiliser dans un seul et même article. En somme, Diderot condamne une corporation, non les individus – lorsque ceux-ci sont considérés comme de grands esprits.

Dans larticle « Charité », également de Diderot, la dimension discrètement subversive sexerce à un autre niveau. Diderot évoque la controverse qui opposa Bossuet et Fénelon au sujet du « pur amour12 ». Selon Diderot, Bossuet voit dans lexistence terrestre un moyen transitoire et imparfait daccéder aux vérités éternelles ; Fénelon est décrit pour sa part comme le héraut dune quête du bonheur aussi bien terrestre que céleste, les deux niveaux étant mis en équivalence. Diderot part de la querelle entre Bossuet et Fénelon pour définir les conditions daccès à un bonheur qui, à bien des égards, place lindividu, non la divinité, en son centre. Ne revient-il pas à lhomme seul de gouverner son existence vers le bien ? Larticle « Charité » entend suggérer quau-delà des oppositions de points de vue, les formes du sentiment religieux – quil sagit toujours daccorder à la raison – dérivent toutes dune même aspiration au bonheur. La voix de la nature peut ainsi y conduire, ce qui rend nulle et non avenue la charpente théologique de la Chute et de la Rédemption. 65Le christianisme, comme le relevait Robert Mauzi, est alors dilué dans un hédonisme13. Il y a là une stratégie discursive qui assoit une croyance fondée sur le sentiment intérieur, lequel permet au chrétien et plus encore au païen dagir vertueusement14. Comme on le voit, la présence de Bossuet dans ces deux articles de Diderot permet dinterroger sur un mode tantôt semi-ironique, tantôt sérieux, les composantes mêmes de la croyance. Cest sans doute la raison pour laquelle Diderot se tient à distance des éléments les plus polémiques liés à lactivité ecclésiale de Bossuet. Le contraste est frappant si lon met en perspective la querelle entre Bossuet et Fénelon telle quelle est présentée par Jaucourt dans larticle « Quiétisme ». Jaucourt rappelle les grandes lignes de cette controverse en des termes bien plus véhéments : il évoque la jalousie que Bossuet aurait éprouvée à légard de Fénelon15 ; il désapprouve les attaques ad hominem auxquelles sest livré Bossuet et que Fénelon avait lui-même dénoncées16. Le ton de lindignation prévaut : Jaucourt ne sattarde pas sur les stratégies argumentatives de Bossuet ; il ignore ou écarte la réfutation remarquablement étayée que Fénelon avait produite – ce dernier déplorait en effet les altérations quavaient subies ses écrits, ainsi que les paralogismes et lusage malveillant des citations dont sétait rendu coupable, selon lui, son adversaire17.

66

Léviction de la pensée théologico-politique

En arpentant avant tout lhistoire ecclésiale ou les modalités de la croyance, les articles de lEncyclopédie écartent, à une exception près (voir infra), tout le volet juridico-politique des écrits de Bossuet, énoncé notamment dans la Politique tirée des propres paroles de lÉcriture sainte (posthume, 1704). Rappelons brièvement que selon Bossuet, et bien que ses positions politiques ne soient pas univoques, le droit naturel et le droit divin se confondent, conformément à lenseignement de saint Augustin, repris par la tradition scolastique. La loi de nature inscrite en lhomme par Dieu, et confirmée par les Écritures, permet de distinguer le bien du mal, le juste de linjuste. Sur cette base, le pouvoir politique crée des lois pour réguler les affaires humaines ; il parachève un ordre naturel supérieur. Lordre divin est aux yeux de Bossuet une évidence quasi sensible, confortée ensuite par la raison, même si, par ailleurs, Bossuet se méfie de la science et de la vaine curiosité. Il y a les lois immuables de Dieu et il y a les lois du monde terrestre ; les lois des hommes sont certes fluctuantes, mais elles présentent une similitude avec un ordre supérieur ; lhomme demeure un médiateur entre Dieu et le monde ; il est un miroir de lordre divin. Les fondements de lautorité découlent par conséquent du droit divin ; le pouvoir de Dieu sexerce au travers du monarque et des juges (doù la doctrine absolutiste, mais qui doit être légitime – le droit à linsurrection est admis par Bossuet). Si le pouvoir monarchique est un instrument du salut, les autorités ecclésiales se réservent la possibilité de contester le droit divin afin dempêcher un affaiblissement du théologique au profit du politique. Elles entendent ainsi maintenir un écart de principe entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Or il convient de souligner quhistoriquement, la théorie du droit divin est mise en péril au moment même où saffirme lautorité de lÉglise gallicane contre les prérogatives de lautorité papale. Pour le dire rapidement, il y a une incorporation du religieux par le politique, une autonomisation du politique qui se voit à son tour sacralisé, et cela sous limpulsion conjointe de la réflexion des théoriciens du droit naturel, des libertins érudits et du renouvèlement du champ scientifique.

67

Dans la pensée politique des encyclopédistes, la théorie de droit divin est écartée. Dans larticle « Droit de la nature, ou Droit naturel » de Boucher dArgis, qui sinspire des chapitres ii-iv des Principes du droit naturel (1747) de Jean-Jacques Burlamaqui, il est certes question de donner à lordre du monde la garantie dun Dieu transcendant, mais larticle ajoute que lordre du monde doit avant tout être conçu comme immanent. Le terme « raison » doit se lire derrière les termes se référant à un ordre métaphysique. Dans le complément que Diderot apporte à cet article, toute référence à une charpente métaphysique disparaît : il sagit de fonder en raison les lois, dont le dénominateur commun est le concept de volonté générale (ce qui ne signifie pas pour autant que lhomme soit libre, au contraire : son existence est soumise à une nécessité universelle et naturelle, ce qui est manière de nier le libre-arbitre18). Cest précisément cette volonté générale qui acquiert un caractère « sacré19 », cest-à-dire dont la valeur universelle de vérité ne peut être contestée. Il y a là une réduction immanentiste quasi complète de toute puissance législative et politique. Lanthropologie politique de Diderot na, dune certaine manière, plus besoin de redéfinir la théorie de droit divin, ni même de sy opposer ; peut-être sagit-il de suggérer que celle-ci noffre plus une assise théorique suffisamment forte, quil conviendrait de destituer. Limbrication de la nature, du droit et de la morale se suffit à elle-même. On notera que cest dans dautres textes plus tardifs, comme les Observations sur le Nakaz (1774), que Diderot récuse avec véhémence labsolutisme de droit divin :

Malheur au peuple où le prêtre est chargé de linstruction du jeune roi ! Il lélève pour Dieu, cest-à-dire pour lui-même. Quels sont les deux principes quil lui inculque spécialement ? Labnégation de sa raison, la soumission profonde à la religion ; lintolérance et sa parfaite indépendance de toute espèce dautorité, excepté celle de Dieu. Tout ce quil lui dit en cent façons 68se réduit à ses mots : vous nêtes rien devant Dieu, vous êtes le maître absolu des peuples ; mais il sen excepte20.

Mais revenons à lEncyclopédie. Il faut lire larticle « Vingtième (imposition) » pour trouver la seule condamnation de la pensée théologico-politique de Bossuet21, au travers dune citation de Boulainvilliers, connu comme penseur matérialiste athée dinspiration cartésienne et mécaniste, mais aussi comme penseur anti-absolutiste :

Lillustre Bossuet, dit le comte de Boulainvilliers bien plus illustre que lui, a abusé par mauvaise foi des textes de lÉcriture, pour former de nouvelles chaînes à la liberté des hommes, & pour augmenter le faste & la dureté des rois. Le système politique de cet évêque, est un des plus honteux témoignages de lindignité de notre siècle & de la corruption des cœurs.

Cest la collusion entre le pouvoir monarchique et lÉglise catholique qui est dénoncée ici, une collusion qui favorise dangereusement lasservissement et lignorance. Lusage de la citation permet cependant datténuer la part de violence anticléricale énoncée ici. Diderot avance à pas masqués en se dédouanant de tout propos ouvertement subversif.

Léloquence laïcisée

Aux côtés de la dimension strictement historiographique et théologico-politique, les articles de lEncyclopédie accordent une place de premier plan au style de Bossuet. À une exception près22, les encyclopédistes sont unanimes : ils décrivent Bossuet comme le parangon du grand orateur français dont la langue se caractérise par sa véhémence 69(à linverse du style poli de Fléchier)23, son naturel et sa fluidité (article « Facile » de Voltaire). Les oraisons funèbres, qui connaissent plusieurs rééditions au début du xviiie siècle, incarnent l« éloquence sublime » de Bossuet (articles « Éloquence » de Voltaire et « Pathétique » de Jaucourt) et garantiront sa postérité littéraire (article « Orateur » de Jaucourt). Pour sa part, Diderot oppose linspiration créatrice du prélat dans larticle éponyme aux poètes « ingénieux », cest-à-dire marqués par le goût dune certaine légèreté. Ce « sublime » propre à lécriture de Bossuet nest jamais affranchi dune maîtrise de la raison discursive, ce qui garantit en retour sa puissance évocatrice :

La pensée forte na pas le même éclat que la pensée vive, mais elle simprime plus profondément dans lesprit ; elle y trace lobjet avec des couleurs foncées ; elles sy grave en caractères ineffaçables. M. Bossuet admire les pyramides des rois dÉgypte, ces édifices faits pour braver la mort & le temps ; et par un retour de sentiment, il observe que ce sont de nombreux tombeaux ; cette pensée est forte24.

Jaucourt met ici laccent sur la disposition naturelle et le talent, marques de lingenium, pour asseoir une poétique des ruines dans ce qui constitue une relecture laïcisée du lieu commun de la vanitas vanitatum. La puissance du style et de limagination du prélat entrent parallèlement dans le jeu des comparaisons : ainsi larticle « Langue » de Beauzée rapproche-t-il léloquence « sublime » de Bossuet de celle de Corneille ; dans larticle « Épopée » de Marmontel, Bossuet est légal de Démosthène et de Cicéron (cette comparaison est déjà présente dans le Discours préliminaire de lEncyclopédie ; elle est banale puisquon la trouve énoncée déjà au xviie siècle, notamment chez La Bruyère dans son discours de réception à lAcadémie française). Le style de Bossuet est par ailleurs rapproché de celui de Bourdaloue, de Fléchier, de Mascaron et de Massillon, pour se voir exhaussé (articles « Foible » de Voltaire et « Marseille » de Jaucourt).

En envisageant le corpus bossuétiste en termes exclusifs de composition rhétorique, les encyclopédistes écartent le débat sur léloquence de la 70chaire qui avaient traversé le siècle précédent (Bernard Lamy, François Lamy, Arnaud, Fénelon) : comment et à quelles fins un orateur peut-il faire usage de la rhétorique ? Lévidence de la Parole souffre-t-elle quon fasse entrer léloquence dans la prédication ? LEncyclopédie déplace le centre de gravité de ces enjeux : la question de léloquence sacrée, destituée de sa fonction première, permet de penser la critique générale de la rhétorique qui remonte à Platon25. Il sagit alors de définir les critères de la vraie éloquence : celle-ci est naturelle ; elle doit être conforme à lethos de celui qui la produit ; elle est sans fard et sans artifice, ce qui est une manière de la distinguer de la rhétorique (lorsquelle est envisagée comme une pure construction intellectuelle). Les encyclopédistes font ainsi la promotion dune éloquence du cœur, de la sincérité, de la transparence dont devront sinspirer les hommes de lettres. Léloquence consiste alors à établir une véritable rhétorique des passions, loin de la froideur argumentative, doù lessor des notions denthousiasme et dénergie. Les passions demeurent la clé de lart oratoire. Tous ces éléments concurrent à construire une canonisation littéraire des oraisons funèbres de Bossuet ; ils participent dune institutionnalisation que lon appellerait aujourdhui patrimoniale. Ainsi, dans larticle « Enthousiasme » de Cahusac, Bossuet est-il considéré comme « lun des monuments immuables de la gloire de notre nation26 ». La constitution du canon littéraire cristallise alors laspiration des Lumières à créer une vision renouvelée de léloquence française : cest précisément lesprit dune nation qui se voit affirmé et qui demeure tributaire dune temporalité antérieure, celle du Grand Siècle.

Conclusion

Au terme de ce parcours, il apparaît que lusage des écrits de Bossuet dans lEncyclopédie sinscrit dans des stratégies de discours pluralisées. Par sa bigarrure, par les espaces intellectuels différenciés quelle dessine, lEncyclopédie ne saurait offrir une image univoque de Bossuet, à lexception 71du domaine littéraire, relativement unifié. Les écrits de lhomme dÉglise servent de levier à une réflexion sur la croyance tantôt soumise à une rationalisation, tantôt soumise, comme chez Diderot, à la voix de la nature (les deux niveaux étant parfois intimement liés). Loin doffrir une vision complètement désacralisée (ce qui serait un contre-sens), lEncyclopédie offre un rapport au christianisme et aux institutions de lÉglise catholique qui présente des aspects contradictoires. Aux côtés des prises de position discrètement ou ouvertement déistes, matérialistes, athées, se trouve une orthodoxie « éclairée ». Aussi convient-il dêtre prudent lorsquil est question de « sécularisation », de termes connexes comme « déchristianisation », appliqué avant tout à la période révolutionnaire27, ou du concept de « désenchantement », pour reprendre un terme célèbre de Max Weber28, repris dans une acception plus large par Marcel Gauchet (pour qui la sortie du religieux est contenue dans le religieux même). Un ouvrage comme lEncyclopédie permet de montrer que plusieurs régimes de représentation du religieux coexistent de manière pacifique. Bref, il faut se garder dasseoir un point de vue totalisant sur lEncyclopédie, ce qui constituerait une lecture biaisée. Mais les références à lœuvre de Bossuet permettent dentrer dans la fabrication dune œuvre protéiforme, dun projet qui sest voulu collectif, mais qui, en réalité, se définit par ses disparates.

Adrien Paschoud

Université de Bâle

1 Voir Marie-France Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de lhomme, Paris, PUF, 2003.

2 Voir Jean Starobinski, « La chaire, la tribune, le barreau », dans Les Lieux de mémoire, vol. II, La Nation, dir. Pierre Nora, Paris, Gallimard, Quarto, 1986, p. 2009-2062.

3 Voir lévocation des Guerres de religion dans le tome III de lHistoire de France, parue en 1713, du jésuite Gabriel Daniel (voir Édith Flamarion, « Les Guerres de religion vues par un jésuite de la fin du règne de Louis XIV », dans La Mémoire des Guerres de religion. La concurrence des genres historiques (xvie-xviiie siècles), dir. Jacques Berchtold et Marie-Madeleine Fragonard, Genève, Droz, 2007, t. I, p. 279-306) ; on peut également songer aux considérations de Voltaire notamment dans La Henriade et lEssai sur les mœurs.

4 Voir Anne Régent-Susini, « La rhétorique dexposition dans la controverse anti-protestante : irénisme ou violence ? Lexemple de Bossuet », dans Concordia discors, dir. Benoît Bolduc et Henriette Goldwyn, Tübingen, Narr Verlag, 2010, t. II, p. 55-63.

5 Cf. « Deux partis divisaient alors et partagent encore aujourdhui lEurope chrétienne, et surtout lAllemagne. Le premier est celui des catholiques, plus ou moins soumis au pape ; le second est celui des ennemis de la domination spirituelle et temporelle du pape et des prélats catholiques. Nous appelons ceux de ce parti du nom général de protestants, quoiquils soient divisés en luthériens, calvinistes et autres, qui se haïssent entre eux presque autant quils haïssent Rome », Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, éd. Nicholas Cronk, Paris, Gallimard, Folio, 2015, p. 43.

6 Cf. « Ces différents écrits, et quelques autres du même genre quil a mis au jour, étant principalement destinés à linstruction de la jeunesse, il ny faut point chercher, comme il en avertit lui-même, des analyses profondes & de brillants paradoxes : il croyait, et ce sont ici ses propres paroles, quen matière de goût les opinions établies depuis longtemps dans la République des Lettres, sont toujours préférables aux singularités & aux prestiges de la nouveauté : maxime quon ne peut contester en général, pourvu quune superstition aveugle nen soit pas le fruit. Ainsi dans les ouvrages dont nous parlons, lauteur se borne à exposer avec netteté les préceptes des grands maîtres, & à les appuyer par des exemples choisis, tirés des auteurs anciens et modernes », Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 1751-1765, Avertissement du tome VI, [n.p.].

7 Voir Cinthia Meli, Le Livre et la Chaire. Les pratiques décriture et de publication de Bossuet, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 70-77.

8 Diderot, article « Bible » dans Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 1751-1765, t. II, p. 226.

9 Nous nous écartons sensiblement de linterprétation de Roland Mortier qui voit dans cet article un éloge sincère de Diderot à légard de ses anciens maîtres (« Diderot et les théologiens : larticle “Bible” de lEncyclopédie », dans Le Cœur et la raison, Oxford, SVEC, 1990, p. 182-189).

10 Cf. « La Sorbonique dure douze heures : savoir depuis six heures du matin jusquà six heures du soir. Il ne doit y être question que de la théologie scolastique, des matières de lIncarnation, de la Grâce, des Actes humains, & ces thèses sont soutenues sans interruption ; la Faculté en a fait une loi formelle par sa conclusion du 4 septembre 1688 », Durand de Maillane, Dictionnaire de droit canonique et de pratique bénéficiale, Paris, Jean-Baptiste Bauche, 1761, p. 458.

11 Diderot, article « Bible », édcitée, t. II, p. 227.

12 Rappelons que la notion de charité était au centre de cette querelle : « Ce point décisif de tout le système est, selon lui, que jai enseigné une charité séparée du motif essentiel de la béatitude », Fénelon, Réponse à la Relation sur le quiétisme, dans Œuvres, éd. Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, t. I, p. 1198.

13 Robert Mauzi, LIdée de bonheur, Paris, A. Colin, 1960, p. 82-83.

14 Ce débat remonte au libertinage érudit du xviie siècle, au travers notamment des écrits de François La Mothe Le Vayer et de Pierre Bayle.

15 Cf. « Je dirai à lévêque de Meaux : Monseigneur, vous êtes un grand homme : je vous trouve aussi savant, pour le moins, que saint Augustin, et beaucoup plus éloquent ; mais pourquoi tant tourmenter votre confrère, qui était aussi éloquent que vous dans un autre genre, et qui était plus aimable ? », Voltaire, Traité sur la tolérance, dans Mélanges, éd. Jacques Van den Heuvel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 639-640.

16 Fénelon, Réponse à la Relation sur le quiétisme, dans Œuvres, op. cit., p. 1102.

17 « Jai prouvé à ce prélat, dans ma Réponse à la Déclaration et dans mes dernières lettres, quil avait altéré mes principaux passages pour mimputer des sentiments impies, et il na vérifié aucun de ces passages suivant ces citations. Jai montré des paralogismes manifestes quil a employés pour me mettre des blasphèmes dans la bouche [] », Fénelon, Réponse de Monseigneur lArchevêque de Cambrai à lécrit de Monseigneur lÉvêque de Meaux intitulé Relation sur le quiétisme, dans Œuvres, op. cit., p. 1099.

18 Voir notamment larticle « Machinal » (Diderot) : « Notre vie nest quun enchaînement dinstants dexistences et dactions nécessaires ; notre volonté, un acquiescement à être ce que nous sommes nécessairement dans chacun de ces instants, et notre liberté une chimère » (Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, éd. citée, t. IX, p. 794)

19 Article « Droit naturel », Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, éd. citée, t. V, p. 116. Sur les interprétations plurielles que cet article a suscitées, voir Stéphane Pujol, « Vers une crise du “droit naturel” ? Larticle “Droit naturel” de Diderot dans lEncyclopédie », Cultura. Revista de História e Teoria das Ideias 34 (2016), p. 31-45.

20 Diderot, Observations sur le Nakaz (1774), dans Œuvres I. Politique, éd. Laurent Versini, Paris, Laffont, 1990, p. 510.

21 La paternité de cet article est douteuse : il est signé Boulanger, qui était proche du Baron dHolbach, mais il a peut-être été écrit par Damilaville ; il a été repris entièrement ou partiellement par Diderot. Voir Jacques Proust, Diderot et lEncyclopédie, Paris, A. Colin, p. 487-488. Voir plus généralement Paul Sadrin, « Diderot et Nicolas-Antoine Boulanger », Recherches sur Diderot et sur lEncyclopédie 4 (1987), p. 42-47.

22 La seule réserve est énoncée par Jaucourt dans son article « Portrait » : lart du portrait par Bossuet est jugé inférieur à celui de labbé Terrasson.

23 Voir Volker Kapp, « Bossuet comme paradigme de lorateur français », dans Bossuet. Le Verbe et lhistoire (1704-2004), dir. Gérard Ferreyrolles, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 271-283.

24 Article « Pensée (art orat.) » (Jaucourt), dans Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, éd. citée, t. XII, p. 309. Jaucourt fait référence au Discours sur lhistoire universelle (livre I, chapitre iii) de Bossuet.

25 Dans larticle « Rhétorique », Diderot rappelle que Platon condamne la rhétorique au nom de la vérité et de la morale.

26 Article « Enthousiasme », dans Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, éd. citée, t. V, p. 720.

27 Voir Claude Langlois, « Linqualifiable et linévitable. La déchristianisation révolutionnaire », Archives des sciences sociales des religions 66/1 (1988), p. 25-42, ainsi que Mona Ozouf, article « Religion révolutionnaire » dans Dictionnaire historique et critique de la Révolution française. Institutions et créations, dir. François Furet et Mona Ozouf, Paris, Flammarion, 2007 [1992], p. 311-327.

28 Évoquant les pratiques dascèse propres à lémergence de la Réforme, Max Weber désigne sous ce terme « labandon de la magie comme instrument du salut » (LÉthique protestante et lesprit du capitalisme, éd. Isabelle Kalinowski, Paris, Garnier, Champs Classiques, 2002 [1904-1905], p. 190).